Shakespeare (Chateaubriand)

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SHAKESPEARE

Le morceau suivant, que M. de Châteaubriand a bien voulu détacher, à notre prière, des épreuves de son Essai sur la Littérature anglaise qu’il corrige en ce moment, fait partie d’une appréciation complète de Shakespeare ; nous aurions désiré la pouvoir obtenir tout entière ; mais M. de Châteaubriand revoyait encore les chapitres qui se rapportent aux drames. On s’apercevra assez, en lisant ces pages, de la grandeur du dessein, et combien une telle critique si neuve, si créatrice, s’égale doublement à l’immensité du modèle et à la majesté du peintre. M. de Châteaubriand, en nous montrant Milton qui jugeait en son temps Shakespeare, Michel Ange qui exalte et envie le destin de Dante, le Tasse qui célèbre Camoëns, nous fait saluer cette société d’illustres égaux, se révélant les uns aux autres dans une langue d’eux seuls connue. Lui aussi, il est de cette société ; il est l’un des sept ; il parle cette langue. René et Hamlet, face à face, ont reconnu de bonne heure les éclairs fraternels de leurs fronts. Jeune et au début, M. de Châteaubriand avait déjà écrit de la poésie anglaise et de Shakespeare ; il reprend aujourd’hui, il renouvelle et agrandit son discours. Il fait ici pour sa critique ce qu’il fait pour toute sa vie et pour toutes ses œuvres dans ses admirables Mémoires ; il recommence et il achève. Il ressaisit le tout dans un cadre élargi ; il enserre et referme sa marche harmonieuse dans un cercle d’or.

SHAKSPEARE

Nous arrivons à Shakespeare ! parlons-en tout à notre aise, comme dit Montesquieu d’Alexandre.

Je cite seulement ici pour mémoire Every man, joué sous Henri viii, l’Aiguille de la mère Gurton, par Stell, en 1551. Les auteurs dramatiques contemporains de Shakespeare étaient Robert Green, Heywood, Decker, Rowley, Peal, Chapman, Ben-Johnson, Beaumont, Fletcher : jacet oratio. Pourtant le Fox et l’Alchimiste, de Ben-Jonson, sont deux comédies encore estimées.

Spenser fut le poète célèbre sous Élisabeth. L’auteur éclipsé de Macbeth et de Richard iii se montrait à peine dans les rayons du Calendrier du Berger et de la Reine des fées. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour ambassadeurs de France auprès d’Élisabeth et de Jacques Ier, entendirent-ils jamais parler d’un baladin, acteur dans ses propres farces, et dans celles des autres ? prononcèrent-ils jamais le nom, si barbare en français, de Shakespeare ? soupçonnèrent-ils qu’il y avait là une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs, viendraient s’abîmer ? Hé bien ! le comédien de tréteaux, chargé du rôle du spectre dans Hamlet, était le grand fantôme, l’Ombre du Moyen-Âge, qui se levait pour le monde, comme l’astre de la nuit, au moment où le Moyen-Âge achevait de descendre parmi les morts : siècles énormes que Dante ouvrit, que ferma Shakespeare[1].

Dans le Précis historique de Witheloke, contemporain du chantre du Paradis perdu, on lit : « Un certain aveugle, nommé Milton, secrétaire du parlement pour les dépêches latines. » Molière, l’histrion, jouait son Pourceaugnac, de même que Shakespeare, le batteleur, grimaçait son Falstaff. Camarade du pauvre Mondorge, l’auteur du Tartuffe avait changé son illustre nom de Poquelin contre le nom obscur de Molière, pour ne pas déshonorer son père le tapissier.


Avant qu’un peu de terre obtenu par prière
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,

Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.


Ainsi ces voyageurs voilés qui viennent de fois à autre s’asseoir à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires, nous ignorons leur nature immortelle, jusqu’au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent et nous disent, comme l’envoyé du ciel à Tobie : « Je suis l’un des sept qui sommes présens devant le Seigneur. »

Ces Divinités méconnues des hommes à leur passage, ne se méconnaissent point entre elles. « Qu’a besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d’un siècle ? ou faut-il que ses saintes reliques soient cachées, sous une pyramide à pointe étoilée ? Fils chéri de la Mémoire, grand héritier de la Gloire, que t’importe un si faible témoignage de ton nom, toi qui t’es bâti, à notre merveilleux étonnement, un monument de longue vie ?… tu demeures enseveli dans une telle pompe, que les rois, pour avoir un pareil tombeau, souhaiteraient mourir. »


What needs my Shakespear, for his honor’d bones,
The labour of an age in piled stones ?
Or that his hallow’d reliques should be hid
Under a stary pointing pyramid ?
Dear son of memory, great heir of fame,
What need’st thou such veak witness of thy name ?
Thou in our wonder and astonishment
Hast built thyself a live-long monument.
................
And so sepulchr’d in such pomp dost lie,
That Kings, for such a tomb, would wish to die.


Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s’écrie :

Pur fuss’ io tal : ........
Per l’aspro esilio suo con sua virtute,
Darei del mondo il piu felice stato.


« Que n’ai-je été tel que lui !… Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les félicités de la terre. »

Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de Renommée, en attendant la Messagère aux cent bouches :


Vasco ...........
.............
........ buon Luigi
Tant’ oltre stende il glorioso volo,
Che i tuoi spalmati legni andar men lunge.


« Vasco .............. Camoëns a tant déployé son vol glorieux, que tes vaisseaux spalmés ont été moins loin. »

Est-il rien de plus admirable que cette société d’illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s’entretenant ensemble dans une langue d’eux seuls connue ?

Mais que pensait Milton des prédictions heureuses faites aux Stuarts à travers le terrible drame du Prince de Danemarck ? L’apologiste du jugement de Charles Ier était à même de prouver à son Shakespeare qu’il s’était trompé ; il pouvait lui dire, en se servant de ces paroles d’Hamlet : l’Angleterre n’a pas encore usé les souliers avec lesquels elle a suivi le corps ! La prophétie a été retranchée : les Stuarts ont disparu d’Hamlet comme du monde[2].

SIÈCLE DE SHAKESPEARE[3].

Le moment de l’apparition d’un grand génie doit être remarqué, afin d’expliquer plusieurs affinités de ce génie, de montrer ce qu’il a reçu du passé, puisé dans le présent, laissé à l’avenir. L’imagination fantasmagorique de notre époque, qui pétrit des personnages avec des nuées ; cette imagination maladive, dédaignant la réalité, s’est engendré un Shakespeare à sa façon : l’enfant du boucher de Stratford est un géant tombé de Pélion et d’Ossa au milieu d’une société sauvage, et dépassant cette société de cent coudées ; que sais-je ? Shakespeare est comme Dante, une comète solitaire qui traversa les constellations du vieux ciel, retourna aux pieds de Dieu, et lui dit comme le tonnerre : « Me voici. »

L’amphigouri et le roman n’ont point droit de cité dans le domaine des faits. Dante parut en un temps qu’on pourrait appeler de ténèbres : la boussole conduisait à peine le marin dans les eaux connues de la Méditerranée ; ni l’Amérique ni le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance n’étaient trouvés ; la poudre à canon n’avait point encore changé les armes, et l’imprimerie le monde ; la féodalité pesait de tout le poids de sa nuit sur l’Europe asservie.

Dante, venu deux siècles et demi avant Shakespeare, ne trouva rien en arrivant au monde. La société latine, expirée, avait laissé une langue belle, mais d’une beauté morte ; langue inutile à l’usage commun, parce qu’elle n’exprimait plus le caractère, les idées, les mœurs et les besoins de la vie nouvelle. La nécessité de s’entendre avait fait naître un idiome vulgaire employé des deux côtés des Alpes du midi, et aux deux versans des Pyrénées orientales. Dante adopta ce bâtard de Rome, que les savans et les hommes du pouvoir dédaignaient de reconnaître ; il le trouva vagabond dans les rues de Florence, nourri au hasard par un peuple républicain, dans toute la rudesse plébéienne et démocratique. Il communiqua au fils de son choix sa virilité, sa simplicité, son indépendance, sa noblesse, sa tristesse, sa sublimité sainte, sa grace sauvage. Dante tira du néant la parole de son esprit ; il donna l’être au verbe de son génie ; il fabriqua lui-même la lyre dont il devait obtenir des sons si beaux, comme ces astronomes qui inventèrent les instrumens avec lesquels ils mesurèrent les cieux. L’italien et la Divina Comedia jaillirent à la fois de son cerveau ; du même coup, l’illustre exilé dota la race humaine d’une langue admirable et d’un poème immortel.

Mais lorsque la mère de Shakespeare accoucha d’un enfant obscur en 1564, déjà s’étaient écoulés les deux tiers du fameux siècle de la Renaissance et de la Réformation, de ce siècle où les principales découvertes modernes étaient accomplies, le vrai système du monde trouvé, le ciel observé, le globe exploré, les sciences étudiées, les beaux-arts arrivés à une perfection qu’ils n’ont jamais atteinte depuis. Le tragique anglais rencontra une langue non achevée, il est vrai, mais aux trois quarts faite, déjà employée par de grands esprits et des poètes célèbres, Bacon et Thomas Morus, Surrey et Spenser. Les grandes choses et les grands hommes se pressaient de toutes parts : des familles allaient semer dans les bois de la Nouvelle-Angleterre les germes d’une indépendance fructueuse ; des provinces brisaient le joug de leurs oppresseurs, et se plaçaient au rang des nations. Sur les trônes après Charles-Quint, François Ier, Léon x, brillaient Sixte-Quint, Élisabeth, Henri iv, dom Sébastien, et ce Philippe qui n’était pas un tyran vulgaire. Parmi les guerriers, on comptait don Juan d’Autriche, le duc d’Albe, les amiraux Veniero et Jean-André Doria, le prince d’Orange, les deux Guise, Coligny, Biron, Lesdiguières, Montluc, La Noue ; parmi les magistrats, les légistes, les ministres, les politiques, L’Hôpital, Harlay, Du Moulins, Cujas, Sully, Olivanez, Cécil, d’Ossat ; parmi les prélats, les sectaires, les savans, les érudits, les gens de lettres, saint Charles Borromée, saint François de Sales, Calvin, Théodore de Bèze, Buchanan, Tycho-Brahe, Galilée, Bacon, Cardan, Kepler, Ramus, Scaliger, Étienne, Manuce, Just Lipse, Vidal, Baronius, Mariana, Amyot, Montaigne, Du Haillan, Bignon, De Thou, d’Aubigné, Brantôme, Marot, Ronsard et mille autres ; parmi les artistes, Titien, Paul Véronèse, Annibal Carrache, Sansovino, Jules Romain, le Dominiquin, Palladio, Vignole, Jean Goujon, le Guide, Poussin, Rubens, Van-Dyck, Vélasquez : Michel-Ange avait voulu attendre, pour mourir, l’année de la naissance de Shakespeare. Loin d’être un chef de civilisation rayonnant au sein de la Barbarie, Shakespeare, dernier-né du Moyen-Âge, était un Barbare se dressant dans les rangs de la civilisation en progrès, et la rentraînant au passé. Il ne fut point une étoile solitaire ; il marcha de concert avec des astres dignes de son firmament, Camoëns, Tasse, Ercilla, Lope de Vega, Caldéron ; trois poètes épiques et deux tragiques du premier ordre.

Shakespeare s’éleva sous la protection de cette reine qui envoyait le matelot chercher au bout du monde la richesse du laboureur. Assez de paix et de gloire florissait dans l’intérieur de l’Angleterre, pour qu’un poète chantât en sûreté, sans toutefois que la société manquât au dedans et au dehors de spectacles propres à remuer l’ame et à échauffer la pensée.

Élisabeth offrait en sa personne un caractère historique. Shakespeare avait vingt-trois ans lorsque Marie Stuart fut décapitée. Né de parens catholiques, peut-être catholique lui-même, il ouït raconter sans doute à ses co-religionnaires qu’Élisabeth essaya de faire séduire sa captive par Rolstone, afin de la déshonorer, et que, profitant du massacre de la Saint-Barthélemi, il lui vint en pensée de livrer la reine d’Écosse au talion des Écossais protestans. Qui sait si la curiosité n’avait pas attiré le jeune William de Stratford à Fotheringay, au moment de la catastrophe ? Qui sait s’il n’avait pas vu le lit, la chambre, les voûtes tendues de noir, le billot, la tête de Marie séparée du tronc, et dans laquelle un premier coup de hache mal appliqué avait enfoncé la coëffe et des cheveux blancs ? Qui sait si ses regards ne s’étaient pas arrêtés sur l’élégant cadavre, objet de la curiosité et de la souillure du bourreau ?

Plus tard Élisabeth jeta une autre tête aux pieds de Shakespeare : Mahomet ii décapitait un icoglan, pour faire poser la Mort devant un peintre. Étrange composé d’homme et de femme, Élisabeth ne paraît avoir eu dans sa vie, enveloppée d’un mystère, qu’une passion et jamais d’amour. « La dernière maladie de cette reine, disent les mémoires du temps, procédait d’une tristesse qu’elle a toujours tenue fort secrète ; elle n’a jamais voulu user de remèdes quelconques, comme si elle eût pris cette résolution de longue main de vouloir mourir, ennuyée de sa vie par quelque occasion secrète qu’on a voulu dire être la mort du comte d’Essex. »

Ce seizième siècle, printemps de la civilisation nouvelle, germait en Angleterre plus qu’ailleurs ; il développait, en les éprouvant, les générations puissantes dont les entrailles portaient déjà la Liberté, Cromwell et Milton. Élisabeth dînait au son des tambours et des trompettes, tandis que son parlement faisait des lois atroces contre les papistes, et que le joug d’une sanglante oppression s’appesantissait sur la malheureuse Irlande. Les hautes œuvres de Tiburn se mêlaient aux ballets des nymphes, les austérités des puritains aux fêtes de Kenilworth, les comédies aux sermons, les libelles aux cantiques, les critiques littéraires aux discussions philosophiques et aux controverses des sectes.

Un esprit d’aventures agitait la nation comme à l’époque des guerres de la Palestine ; des volontaires, Croisés protestans, s’embarquaient pour aller combattre les idolâtres, c’est-à-dire les catholiques ; ils suivaient sur l’Océan sir Francis Drake, sir Walter Raleigh, ces Pierre l’hermite de mers, amis du christ, ennemis de la croix. Engagés dans la cause des libertés religieuses, les Anglais servaient quiconque cherchait à s’affranchir ; ils versaient leur sang sous le panache blanc d’Henri iv et sous le drapeau jaune du prince d’Orange. Shakespeare assistait à ce spectacle ; il entendit gronder les orages protecteurs qui jetèrent les débris des vaisseaux espagnols sur les grèves de sa patrie délivrée.

Au dehors, le tableau ne favorisait pas moins l’inspiration du poète : en Écosse, l’ambition et les vices de Murray, le meurtre de Rizzio, Darnley étranglé et son corps lancé au loin, Bothwell épousant Marie dans la forteresse de Dunbar, obligé de fuir et devenant pirate en Norwège, Morton livré au supplice.

Dans les Pays-Bas, tous les malheurs inséparables de l’émancipation d’un peuple ; un cardinal de Granvelle, un duc d’Albe, la fin tragique du duc d’Egmont et du comte de Horn.

En Espagne, la mort de don Carlos, Philippe ii bâtissant le sombre Escurial, multipliant les auto-da-fé, et disant à ses médecins : « Vous craignez de tirer quelques gouttes de sang à un homme qui en a fait répandre des fleuves. »

En Italie, l’histoire de la Cenci renouvelée des anciennes aventures de Venise, de Vérone, de Milan, de Bologne, de Florence.

En Allemagne, le commencement de Wallenstein.

En France, la plus prochaine terre de la patrie de Shakespeare, qu’y voyait-il ?

Le tocsin de la Saint-Barthélemi sonna la huitième année de la vie de l’auteur de Macbeth ; l’Angleterre retentit de ce massacre ; elle en publia les détails exagérés, s’ils pouvaient l’être. On imprima à Londres et à Édimbourg., on vendit dans les villes et dans les campagnes, des relations capables d’ébranler l’imagination d’un enfant. On ne s’entretenait que de l’accueil fait par Élisabeth à l’ambassadeur de Charles ix. « Le silence de la nuit régnait dans toutes les pièces de l’appartement royal. Les dames et les courtisans étaient rangés en haie de chaque côté, tous en grand deuil, et quand l’ambassadeur passa au milieu d’eux, aucun ne jeta un regard de politesse, ni ne lui rendit son salut. » Marloe mit sur la scène le Massacre de Paris ; Shakespeare, à son début, put s’y trouver chargé de quelque rôle.

Après le règne de Charles ix, vint celui d’Henri iii, si fécond en catastrophes : Catherine de Médicis, les mignons, la journée des barricades, l’égorgement des deux Guise à Blois, la mort d’Henri iii à Saint-Cloud, les fureurs de la Ligue, l’assassinat d’Henri iv, variaient sans cesse les émotions d’un poète qui vit se dérouler cette longue chaîne d’évènemens. Les soldats d’Élisabeth, le comte d’Essex lui-même, mêlés à nos guerres civiles, combattirent au Hâvre, à Ivry, à Rouen, à Amiens : quelques vétérans de l’armée anglaise pouvaient conter au foyer de William, ce qu’ils avaient su de nos calamités et de nos champs de bataille.

C’était donc le génie même de son temps qui soufflait à Shakespeare son génie. Les drames innombrables joués autour de lui préparaient des sujets aux héritiers de son art : Charles ix, le duc de Guise, Marie Stuart, don Carlos, le comte d’Essex, devaient inspirer Schiller, Ottway, Alfieri, Campistron, Thomas Corneille, Chénier, Reynouard.

Shakespeare naquit entre la révolution religieuse, commencée sous Henri viii, et la révolution politique prête à s’opérer sous Charles Ier. Tout était meurtre et catastrophes au-dessus de lui ; tout fut meurtre et catastrophes au-dessous. Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines, chassés de leurs cloîtres, lesquels avaient vu Henri viii, ses réformes, ses destructions de monastères, ses fous, ses épouses, ses maîtresses, ses bourreaux ; lorsque le poète quitta la vie, Charles Ier comptait seize ans. Ainsi, d’une main, Shakespeare avait pu toucher les têtes blanchies que menaça le glaive de l’avant-dernier des Tudor ; de l’autre, la tête brune du second des Stuarts, que peignit Van-Dyck, et que la hache des parlementaires devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand Tragique s’enfonça dans la tombe ; il remplit l’intervalle des jours où il vécut, de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les réalités du passé aux réalités de l’avenir.

POÈTES ET ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS DE SHAKESPEARE.

Jacques Ier gouverna entre l’épée qui l’avait effrayé dans le ventre de sa mère et l’épée qui fit mourir mais ne fit pas trembler son fils. Son règne sépara l’échafaud de Fotheringay de celui de White-Hall ; espace obscur où s’éteignirent Bacon et Shakespeare.

Ces deux illustres contemporains se rencontrèrent sur le même sol. Je vous ai nommé plus haut les étrangers, leurs compagnons de gloire. La France, la moins bien partagée alors dans les lettres, ne nous offre qu’Amyot, de Thou, Ronsard et Montaigne ; esprits d’un moindre vol, Hardy et Garnier balbutiaient à peine les premiers accens de notre Melpomène. Toutefois la mort de Rabelais n’avait précédé que de quinze années la naissance de Shakespeare : le bouffon eût été de taille à se mesurer avec le tragique.

Celui-ci avait déjà passé trente-un ans sur la terre, quand l’infortuné Tasse et l’héroïque Ercilla la quittèrent, tous deux morts en 1595. Le poète anglais fondait le théâtre de sa nation, lorsque Lope de Vega établissait la scène espagnole ; mais Lope eut un rival dans Caldéron. L’auteur du Meilleur Alcade était embarqué en qualité de volontaire sur l’Invincible Armada, au moment où l’auteur de Falstaff calmait les inquiétudes de la belle Vestale, assise sur le trône d’Occident.

Le dramatiste castillan rappelle cette fameuse flotte dans la Fuerza lastimosa : « Les vents, dit-il, détruisirent la plus belle armée navale qu’on ait jamais vue. » Lope venait l’épée au poing assaillir Shakespeare dans ses foyers, comme les Ménestrels de Guillaume-le-Conquérant attaquèrent les Scaldes d’Harrold. Lope a fait de la religion ce que Shakespeare a fait de l’histoire : les personnages du premier entonnent sur la scène le Gloria patri entrecoupé de romances ; ceux du second chantent des ballades égayées des lazzi du fossoyeur.

Blessé à Lépante en 1570, esclave à Alger en 1575, racheté en 1581, Cervantes, qui commença dans une prison son inimitable comédie, n’osa la continuer que long-temps après, tant le chef d’œuvre avait été méconnu ! Cervantes mourut la même année et le même mois que Shakespeare : deux documens constatent la richesse des deux auteurs.

William Shakespeare, par son testament, lègue à sa femme le second de ses lits après le meilleur ; il donne à deux de ses camarades de théâtre trente-deux shellings pour acheter une bague ; il institue sa fille aînée, Suzanne, sa légataire universelle ; il fait quelques petits cadeaux à sa seconde fille Judith, laquelle signait une croix au bas des actes, déclarant ne savoir écrire.

Michel Cervantes reconnaît par un billet qu’il a reçu en dot de sa femme, Catherine Salazor y Palacios, un dévidoir, un poëlon de fer, trois broches, une pelle, une râpe, une vergète, six boisseaux de farine, cinq livres de cire, deux petits escabeaux, une table à quatre pieds, un matelas garni de sa laine, un chandelier de cuivre, deux draps de lit, deux enfans Jésus avec leurs petites robes et leurs chemises, quarante-quatre poules et poulets avec un coq. Il n’y a pas aujourd’hui si mince écrivain qui ne crie à l’injustice des hommes, à leur mépris pour les talens, s’il n’est gorgé de pensions dont la centième partie aurait fait la fortune de Cervantes et de Shakespeare : le peintre du fou du roi Lear alla donc, en 1616, chercher un monde plus sage avec le peintre de Don Quichotte, dignes compagnons de voyage.

Corneille était venu pour les remplacer dans cette famille cosmopolite de grands hommes dont les fils naissent chez tous les peuples, comme à Rome les Brutus succédaient aux Brutus, les Scipion aux Scipion. Le chantre du Cid, enfant de six ans, vit les derniers jours du chantre d’Othello, comme Michel-Ange remit sa palette, son ciseau, son équerre et sa lyre à la mort, l’année même où Shakespeare, le cothurne au pied, le masque à la main, entra dans la vie, comme le poète mourant de la Lusitanie salua les premiers soleils du poète d’Albion. Lorsque le jeune boucher de Stratford, armé du couteau, adressait, avant de les égorger, une harangue à ses victimes, les brebis et les génisses, Camoëns faisait entendre au tombeau d’Inès, sur les bords du Tage, les accens du Cygne :

« Depuis tant d’années que je vous vais chantant, ô nymphes du Tage, ô vous, Lusitaniens, la fortune me traîne errant à travers les malheurs et les périls, tantôt sur la mer, tantôt au milieu des combats ......, tantôt dégradé par une honteuse indigence, sans autre asile qu’un hôpital ...... Poètes ! Vous donnez la gloire ; en voilà le prix ...
.............................


Vaô os annos descendò, e jà do Estio
Ha pouco que passar até o Outono. etc.


Mes années vont déclinant ; avant peu j’aurai passé de l’été à l’automne. Les chagrins m’entraînent au rivage du noir repos et de l’éternel sommeil. »

Faut-il donc que, chez toutes les nations et dans tous les siècles, les plus grands génies arrivent à ces dernières paroles du Camoëns ?

Milton, âgé de huit ans quand Shakespeare mourut, s’éleva à l’ombre du tombeau de ce grand homme ; Milton se plaint aussi d’être venu dans de mauvais jours, un siècle trop tard. Il craint que la froideur du climat ou des ans n’ait engourdi ses ailes humiliées.


............ cold
Climate, or years, damp my intended wing
Deprest.


Il a cette frayeur au moment même où il écrit le neuvième livre du Paradis perdu, qui renferme la séduction d’Ève et les scènes les plus passionnées entre Ève et Adam !

Ces hommes de génie, prédécesseurs ou contemporains de Shakespeare, ont quelque chose en eux qui participe de la beauté de leur patrie : Dante était un citoyen illustre et un guerrier vaillant ; le Tasse eût été bien placé dans la troupe brillante qui suivait Renaud ; Lope et Caldéron portèrent les armes ; Ercilla est à la fois l’Homère et l’Achille de son épopée ; Cervantes et Camoëns montraient les cicatrices glorieuses de leur courage et de leur infortune. Le style de ces poètes-soldats a souvent l’élévation de leur existence. Il aurait fallu à Shakespeare une autre carrière ; il est véhément et passionné dans ses compositions, rarement noble ; la dignité manque trop souvent à son style, comme elle manque à sa vie.

Et quelle a été cette vie ? qu’en sait-on ? peu de chose. Celui qui l’a portée, l’a cachée, et ne s’est soucié ni de ses travaux, ni de ses jours.

VIE DE SHAKESPEARE. — SHAKESPEARE AU NOMBRE DE CINQ OU SIX DOMINATEURS

Si l’on étudie les sentimens intimes de Shakespeare dans ses ouvrages, le peintre de tant de noirs tableaux semblerait avoir été un homme léger, rapportant tout à sa propre existence ; il est vrai qu’il trouvait assez d’occupation dans une aussi grande vie intérieure. Le père du poète, probablement catholique, d’abord chef bailli et alderman à Stratford, était devenu marchand de laine et boucher. William, fils aîné d’une famille de dix enfans, exerça le métier de son père. Je vous ai dit que le dépositaire du poignard de Melpomène saigna des veaux avant de tuer des tyrans, et qu’il adressait des harangues pathétiques aux spectateurs de l’injuste mort de ces innocentes bêtes. Shakespeare, dans sa jeunesse, livra, sous un pommier resté célèbre, des assauts de cruchons de bière aux trinqueurs de Bidford. À dix-huit ans il épousa la fille d’un cultivateur, Anna Hatway, plus âgée que lui de sept années. Il en eut une première fille, et puis deux jumeaux, un fils et une fille. Cette fécondité ne le fixa et ne le toucha guère ; il oublia si bien et si vite madame Anna, qu’il ne s’en souvint que pour lui laisser, par interligne, dans son testament, mentionné plus haut, le second de ses lits après le meilleur.

Une aventure de braconnier le chassa de son village. Appréhendé au corps dans le parc de sir Thomas Lucy, il comparut devant l’offensé et se vengea de lui en placardant à sa porte une ballade satirique. La rancune de Shakespeare dura, car de sir Thomas Lucy il fit le bailli Shallow, dans la seconde partie de Henri vi, et l’accabla des bouffonneries de Falstaff. La colère de sir Thomas ayant obligé Shakespeare de quitter Stratford, il alla chercher fortune à Londres.

La misère l’y suivit. Réduit à garder les chevaux des gentlemen à la porte des théâtres, il disciplina une troupe d’intelligens serviteurs, qui prirent le nom de garçons de Shakespeare (Shakespeare’s boys). De la porte des théâtres se glissant dans la coulisse, il y remplit les fonctions de call boy (garçon appeleur). Green, son parent, acteur à Black-Friars, le poussa de la coulisse sur la scène, et d’acteur il devint auteur. On publia contre lui des critiques et des pamphlets auxquels il ne répondit pas un mot. Il remplissait le rôle de frère Laurence dans Roméo et Juliette, et jouait celui du spectre dans Hamlet d’une manière effrayante. On sait qu’il joutait d’esprit avec Ben-Jonson au club de la Sirène, fondé par sir Walter Raleigh. Le reste de sa carrière théâtrale est ignoré ; ses pas ne sont plus marqués dans cette carrière que par des chefs-d’œuvre, qui tombaient deux ou trois fois l’an de son génie, bis pomis utilis arbos, et dont il ne prenait aucun souci. Il n’attachait pas même son nom à ces chefs-d’œuvre, tandis qu’il laissait écrire ce grand nom au catalogue de comédiens oubliés, entre-parleurs (comme on disait alors), dans des pièces encore plus oubliées. Il ne s’est donné la peine ni de recueillir ni d’imprimer ses drames ; la postérité, qui ne lui vint jamais en mémoire, les exhuma des vieux répertoires, comme on déterre les débris d’une statue de Phidias parmi les obscures images des athlètes d’Olympie.

Dante se joint sans façon au groupe des grands poètes : Vidi quattro grand ombre a noi venire ; Tasse parle de son immortalité, ainsi des autres. Shakespeare ne dit rien de sa personne, de sa famille, de sa femme, de son fils (mort à l’âge de douze ans), de ses deux filles, de son pays, de ses ouvrages, de sa gloire. Soit qu’il n’eût pas la conscience de son génie, soit qu’il en eût le dédain, il paraît n’avoir pas cru au souvenir : « Ah ! ciel, s’écrie Hamlet, mort depuis deux mois, et pas encore oublié ! On peut espérer alors que la mémoire d’un grand homme lui survivra six mois ; mais, par Notre-Dame, il faudra pour cela qu’il ait bâti des églises ; autrement qu’il se résigne à ce qu’on ne pense plus à lui. »

Shakespeare quitta brusquement le théâtre à cinquante ans, dans la plénitude de ses succès et de son génie. Sans chercher des causes extraordinaires à cette retraite, il est probable que l’insouciant acteur descendit de la scène aussitôt qu’il eut acquis une petite indépendance. On s’obstine à juger le caractère d’un homme par la nature de son talent, et réciproquement la nature de ce talent par le caractère de l’homme ; mais l’homme et le talent sont quelquefois très disparates, sans cesser d’être homogènes. Quel est le véritable homme de Shakespeare le tragique, ou de Shakespeare le joyeux vivant ? Tous les deux sont vrais ; ils se lient ensemble au moyen des mystérieux rapports de la nature.

Lord Southampton fut l’ami de Shakespeare, et l’on ne voit pas qu’il ait rien fait de considérable pour lui. Élisabeth et Jacques Ier, protégèrent l’acteur, et apparemment le méprisèrent. De retour à ses foyers, il planta le premier mûrier qu’on ait vu dans le canton de Stratford. Il mourut en 1616, à Newplace, sa maison des champs. Né le 23 avril 1564, ce même jour, 23 avril, qui l’avait amené devant les hommes, le vint chercher, en 1616, pour le conduire devant Dieu. Enterré sous une dalle de l’église de Stratford, il eut une statue, assise dans une niche comme un saint, peinte en noir et en écarlate, repeinte par le grand-père de mistriss Siddons, et rebarbouillée de plâtre par Malone. Une crevasse se forma, il y a plusieurs années, dans le sépulcre ; le marguillier, commis à la garde de ce trou, ne découvrit ni ossement ni cercueil ; il aperçut de la poussière, et l’on a dit que c’était quelque chose que d’avoir vu la poussière de Shakespeare. Le poète, dans une épitaphe, défendait de toucher à ses cendres : ami du repos, du silence et de l’obscurité, il se mettait en garde contre le mouvement, le bruit et l’éclat de son avenir. Voici donc toute la vie et toute la mort de cet immortel : une maison dans un hameau, un mûrier, la lanterne avec laquelle l’auteur-acteur jouait le rôle de frère Laurence dans Roméo et Juliette, une grossière effigie villageoise, une tombe entr’ouverte.

Castrell, ministre protestant, acheta la maison de Newplace ; l’ecclésiastique bourru, importuné du pélerinage des dévots à la mémoire du grand homme, abattit l’arbre ; plus tard il fit raser la maison, dont il vendit les matériaux. En 1740, des Anglaises élevèrent à Shakespeare, dans Westminster, un monument de marbre ; elles honorèrent ainsi le poète qui tant aima les femmes, et qui avait dit dans Cymbeline : « L’Angleterre est un nid de cygnes au milieu d’un vaste étang. »

Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter ? Les libelles publiés contre lui de son vivant ne lui reprochent pas un défaut si apparent à la scène. Lame se disait d’une main comme d’un pied : lame of one hand. Lame signifie, en général, imparfait, défectueux, et se prend dans le même sens au figuré. Quoi qu’il en soit, le boy de Stratford, loin d’être honteux de son infirmité comme Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l’une de ses maîtresses :

..... Lame by fortune’s dearest spite.
« Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune. »

Shakespeare aurait eu beaucoup d’amours, si l’on en comptait une par sonnet : total, cent cinquante-quatre. Sir William Davenant se vantait d’être le fils d’une belle hôtellière, amie de Shakespeare, laquelle tenait l’auberge de la Couronne à Oxford. Le poète se traite assez mal dans ses petites odes, et dit des vérités désagréables aux objets de son culte. Il se reproche à lui-même quelque chose : gémit-il mystérieusement de ses mœurs, ou se plaint-il du peu d’honneur de sa vie ? C’est ce qu’on ne peut démêler. « Mon nom a reçu une flétrissure, my name receives a brand. Ayez pitié de moi, et souhaitez que je sois renouvelé, tandis que, comme un patient volontaire, je boirai un antidote d’Eysell contre ma forte corruption
.............................
Je ne puis toujours t’avouer, de peur que ma faute déplorée ne te fasse honte. Et toi, tu ne peux m’honorer d’une faveur publique, sans ravir l’honneur à ton nom : unless thou take that honour from thy name. »

Des commentateurs se sont figuré que Shakespeare rendait hommage à la reine Élisabeth ou à lord Southampton, transformé symboliquement dans les sonnets en une maîtresse. Rien de plus commun au xve siècle que ce mysticisme de sentiment et cet abus de l’allégorie : Hamlet parle d’Yorick comme d’une femme, quand les fossoyeurs retrouvent sa tête. « Hélas ! pauvre Yorick ! je l’ai connu, Horatio : c’était un compagnon joyeux et d’une imagination exquise
.............. Là étaient attachées ces lèvres que j’ai baisées ne sais combien de fois ! » That I have kiss’d, I know not how oft. Au temps de Shakespeare l’usage de s’embrasser sur la joue était inconnu : Hamlet dit à Yorick ce que Marguerite d’Écosse disait à Alain Chartier.

Quoi qu’il en soit beaucoup de sonnets sont visiblement adressés à des femmes. Des jeux d’esprit gâtent ces effusions érotiques ; mais leur harmonie avait fait surnommer l’auteur le poète à la langue de miel.

Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans cesser d’être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s’adresse en vers charmans, était-elle fière et heureuse d’être l’objet des sonnets de Shakespeare ? On peut en douter : la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamans pour une vieille femme : ils la parent, et ne peuvent l’embellir.


That time of year thou may ’st in me behold
When yellow leaves, or none, or few, do hang, etc.


« Tu peux voir en moi ce temps de l’année où quelques feuilles jaunies pendent aux rameaux qui tremblent à la brise ; voûtes en ruine et dépouillées où naguère les petits oiseaux gazouillaient
............... Tu vois en moi le rayon d’un feu qui s’éteint sur les cendres de la jeunesse, comme sur un lit de mort où il expire, consumé par ce qui le nourrissait. Ces choses que tu vois doivent rendre ton amour plus empressé d’aimer un bien que si tôt tu vas perdre.


No longer mourn for me when I am dead,
Than you shall hear the surly sullen bell, etc.


« Ne pleurez pas long-temps pour moi, quand je serai mort : vous entendrez la triste cloche, suspendue haut, annoncer au monde que j’ai fui ce monde vil, pour habiter avec les vers plus vils encore. Si sous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracés ; je vous aime tant que je veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes quand peut-être je ne serai plus qu’une masse d’argile, ne redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie. »

Il y a plus de poésie, d’imagination, de mélancolie dans ces vers que de sensibilité, de passion et de profondeur. Shakespeare aime, mais il ne croyait pas plus à l’amour qu’il ne croyait à autre chose : une femme pour lui est un oiseau, une brise, une fleur ; chose qui charme et passe. Par l’insouciance ou l’ignorance de sa renommée, par son état qui le jetait à l’écart de la société, en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semble avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux. Les poètes aiment mieux la liberté et la muse que leur maîtresse : le pape offrit à Pétrarque de le séculariser, afin qu’il pût épouser Laure. Pétrarque répondit à l’obligeante proposition de Sa Sainteté : « J’ai encore bien des sonnets à faire. »

Shakespeare, cet esprit si tragique, tira son sérieux de sa moquerie, de son dédain de lui-même et de l’espèce humaine : il doutait de tout ; perhaps est un mot qui lui revient sans cesse. Montaigne, de l’autre côté de la mer, répétait : « Peut-être ; que sais-je ? »


Pour conclure,

Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité ; Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, Lafontaine, Molière, viennent de sa descendance. L’Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott.

On renie souvent ces maîtres suprêmes ; on se révolte contre eux ; on compute leurs défauts ; on les accuse d’ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout se teint de leurs couleurs ; partout s’impriment leurs traces : ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs dires et leurs expressions deviennent proverbes ; leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts : leurs œuvres sont les mines inépuisables ou les entrailles mêmes de l’esprit humain.

De tels génies occupent le premier rang ; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d’abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d’hommes dont les autres ne sont que des nuances ou des rameaux. Donnons-nous garde d’insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissans ; n’imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons nu et endormi, à l’ombre de l’arche échouée sur les montagnes d’Arménie, l’unique et solitaire nautonnier de l’abîme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après l’épuisement des cataractes du ciel : pieux enfans bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.

Shakespeare, de son vivant, n’a jamais pensé à vivre après sa vie : que lui importe aujourd’hui mon cantique d’admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d’après les vérités ou les erreurs dont l’esprit humain est pénétré ou imbu, que fait à Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu’à lui ? Chrétien, au milieu des félicités éternelles, s’occupe-t-il du néant du monde ? Déiste, dégagé des ombres de la lumière, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il a passé ? Athée, il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil qu’on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au-delà du tombeau, à moins qu’elle n’ait fait vivre l’amitié, qu’elle n’ait été utile à la vertu, secourable au malheur, ou qu’il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d’une idée consolante, généreuse et libératrice, laissée par nous sur la terre.


Chateaubriand
  1. Shakespeare écrit lui-même son nom Shakspeare ; l’autre orthographe a prévalu ; on trouve aussi souvent Shakespear.
  2. Des divers biographes français que j’ai consultés, M. Villemain est le seul qui ait consigné ce fait curieux dans ses excellens articles sur Shakespeare.
  3. Entre ce chapitre et le précédent se trouvent ceux relatifs aux drames de Shakespeare, aux caractères de ses personnages, aux imitateurs de Shakespeare, aux deux écoles classique et romantique, etc., etc.