Shirley/29

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 76-91).


CHAPITRE V.

Rushedge, un confessionnal.


Chacun disait qu’il était grand temps pour M. Moore de revenir : tout Briarfield s’étonnait de son absence, et Whinbury et Nunnely apportaient chacun sa contribution séparée d’étonnement.

Savait-on pourquoi il demeurait si longtemps absent ? Oui, on le savait vingt fois pour une ; il y avait du moins quarante raisons plausibles données pour expliquer cette inexplicable circonstance. Ce n’étaient point les affaires qui le retenaient : il avait terminé depuis longtemps celle pour laquelle il était parti ; il n’avait pas tardé à découvrir et à atteindre ses quatre chefs d’émeute ; il avait assisté à leur jugement et entendu leur sentence, et les avait vu embarquer pour la transportation.

Cela était connu à Briarfield, les journaux en avaient parlé. Le Stilbro’ Courier avait donné tous les détails avec amplifications. Nul n’avait applaudi à sa persévérance et salué son succès, quoique les propriétaires de fabriques en fussent contents, espérant que les terreurs de la loi paralyseraient à l’avenir les progrès sinistres de la désaffection. La désaffection cependant grondait toujours ; elle prononçait de sinistres serments, et portait d’étranges toasts, arrosés avec la bière frelatée et le gin des cabarets.

Le bruit courut que Moore n’osait pas revenir dans le Yorkshire ; qu’il craignait pour sa vie, qu’il savait menacée.

« Je lui ferai savoir cela, dit M. Yorke, lorsque son contre-maître rapporta ce bruit, et, si cela ne le fait pas revenir au galop, rien n’y fera. »

Cela ou quelque autre motif réussit enfin à le rappeler. Il annonça à Joe Scott le jour où il arriverait à Stilbro’, en lui commandant de lui amener son cheval ; et Joe Scott en ayant informé M. Yorke, ce gentleman se décida à aller à sa rencontre.

C’était un jour de marché : Moore arriva à temps pour prendre sa place habituelle au dîner de l’hôtel. Un peu en sa qualité d’étranger, et aussi comme homme de marque et d’action, les manufacturiers réunis le reçurent avec une certaine distinction. Quelques-uns, qui en public eussent à peine osé le reconnaître, de peur qu’une partie de la haine et de la vengeance amassées sur lui ne vînt à tomber sur eux, en particulier l’accueillaient comme leur champion. Quand les vins eurent circulé, leur respect se fût changé en enthousiasme, si l’inébranlable nonchalance de Moore ne l’avait retenu dans des bornes froides et réservées.

M. Yorke, le président perpétuel de ces dîners, regardait l’attitude de son jeune ami avec une extrême complaisance. Si une chose pouvait plus qu’une autre remuer son tempérament ou exciter son mépris, c’était de voir un homme séduit par la flatterie ou exalté par la popularité. Si quelque chose le charmait tout spécialement, c’était le spectacle d’un caractère populaire, incapable d’attacher aucune importance à sa popularité. Je dis incapable : le dédain l’eût irrité ; c’était un plaisant spectacle pour M. Yorke, de voir Robert renversé dans sa chaise, calme et presque arrogant, tandis que les drapiers et les fabricants de couvertures vantaient ses prouesses et répétaient ses hauts faits ; beaucoup d’entre eux entremêlant leurs flatteries de grossières invectives contre la classe ouvrière. Son cœur se dilatait à l’agréable conviction que Moore était profondément humilié de ces grossiers éloges, et qu’il se méprisait lui-même ainsi que son œuvre. Il est aisé de rire des outrages, des reproches, de la calomnie ; mais le panégyrique de ceux que nous méprisons est pénible. Souvent Moore avait affronté, avec une brillante assurance, les hurlements de la foule dans d’hostiles réunions : il avait bravé l’orage de l’impopularité avec une brave contenance et une âme fière ; mais il baissait la tête sous les louanges de ces marchands, et se montrait attristé de leurs congratulations.

Yorke ne put s’empêcher de lui demander comment il trouvait ses soutiens, et s’il ne pensait pas qu’ils fissent beaucoup d’honneur à sa cause.

« Mais quel malheur, mon garçon, ajouta-t-il, que vous n’ayez pas fait prendre ces quatre pauvres diables ! si vous aviez accompli ce haut fait, l’aristocratie de ce district eût dételé les chevaux de la voiture, s’y fût attelée, et vous eût traîné dans Stilbro’ comme un conquérant ! »

Bientôt Moore quitta la table et la compagnie, et se mit en route. Moins de cinq minutes après, M. Yorke le suivit ; ils sortirent de Stilbro’ ensemble.

Il était de bonne heure pour rentrer à la maison ; mais, néanmoins, le jour était déjà avancé. Le dernier rayon du soleil ne dorait plus les bords des nuages, et la nuit d’octobre commençait à jeter son ombre sur les marais.

M. Yorke, modérément égayé par ses libations modérées, et n’étant pas fâché de voir Moore de retour dans le Yorkshire, et de l’avoir pour camarade pendant la longue route qu’il avait à parcourir, fit en grande partie les frais de la conversation. Il parla brièvement, mais avec ironie, du jugement et de la sentence ; il passa ensuite au bavardage de l’endroit, et il attaqua Moore sur sa propre position.

« Bob, je crois que vous êtes joué, et vous le méritez. La fortune est tombée amoureuse de vous : elle vous avait destiné le premier prix de sa roue ; elle ne vous demandait que d’étendre la main et de prendre. Et qu’avez-vous fait ? Vous avez demandé un cheval, et vous êtes parti chasser dans le Warwickshire, Votre amante, la fortune, je veux dire, s’est montrée parfaitement indulgente. Elle a dit : « Je l’excuserai, il est jeune. » Elle a attendu, comme la statue de la Patience, jusqu’à ce que la chasse fût finie et le gibier atteint. Elle croyait que vous reviendriez et vous montreriez bon garçon ; vous auriez pu encore avoir le premier prix. Elle a été surprise au delà de toute expression, et moi aussi, de voir qu’au lieu de revenir au galop déposer à ses pieds vos lauriers de cour d’assises, vous aviez froidement pris le coche pour Londres. Ce que vous alliez faire là, Satan le sait. Rien autre, je crois, que vous ennuyer : votre visage n’a jamais eu la blancheur du lis, mais il est maintenant vert olive. Vous n’êtes pas aussi joli que vous l’étiez, mon garçon.

— Et qui va donc avoir le prix dont vous me parlez tant ?

— Seulement un baronnet ; rien que cela, je n’ai aucun doute dans mon esprit qu’elle ne soit perdue pour vous : elle sera lady Nunnely avant Noël.

— Hem ! c’est tout à fait probable.

— Mais c’est ce qui n’aurait pas dû être. Fou que vous êtes ! je jure que vous auriez pu l’avoir.

Sur quelle preuve vous fondez-vous, monsieur Yorke ?

Sur toutes sortes de preuves. Sur l’état de ses yeux et la rougeur de ses joues : elles se coloraient lorsqu’elle entendait prononcer votre nom, quoique d’habitude elles fussent pâles.

— Ma chance est tout à fait perdue, je suppose ?

— Elle devrait l’être ; mais essayez, la chose en vaut la peine. Je ne fais pas grand cas de ce sir Philippe Nunnely. Il écrit des vers, dit-on, il fait des rimes. Vous valez mieux que cela, Bob, dans tous les cas.

— Est-ce que vous me conseilleriez de me proposer, si tard qu’il soit, monsieur Yorke, à la onzième heure ?

— Vous pouvez tenter l’expérience, Robert. Si elle a un faible pour vous, et, sur ma conscience, je crois qu’elle l’a ou qu’elle l’a eu, elle pardonnera beaucoup. Mais vous riez, mon garçon : est-ce de moi ? Vous feriez mieux de rire de votre propre perversité. Je vois pourtant que vous riez du mauvais coin de votre bouche : vous avez en ce moment l’air de très-mauvaise humeur.

— Je me suis si fort maltraité, Yorke ! je me suis tellement agité sous la camisole de force, je me suis tordu si violemment les poignets sous les menottes, je me suis frappé si rudement la tête contre le mur !

— Ah ! cela me fait plaisir. Vous avez eu là-bas un rude exercice ! j’espère qu’il vous a fait du bien, qu’il vous aura enlevé un peu de votre présomption.

— Ma présomption ! quelle est-elle ? Vendez-vous cet article ? connaissez-vous quelqu’un qui le vende ? donnez-moi son adresse : il aura en moi une excellente pratique. Je disposerais à la minute de ma dernière guinée pour en faire l’acquisition.

— Est-ce vrai, Robert ? je trouve cela épicé. J’aime un homme qui parle à cœur ouvert. Qu’est-ce qui va mal ?

— Le mécanisme de toute ma nature ; la machine de cette usine humaine ; la chaudière, c’est-à-dire le cœur, est près d’éclater.

— Il faut imprimer cela ! c’est remarquable. Ce sont presque des vers blancs. Vous allez vous lancer dans la poésie tout à l’heure. Si l’inspiration se présente, donnez-lui son cours, Robert, ne vous gênez pas de moi ; je le souffrirai pour cette fois.

— Hideuse, atroce, honteuse méprise ! On peut en un moment commettre ce que l’on déplorera pendant des années, ce qu’une vie entière ne pourra effacer.

— Continuez, mon garçon, continuez ; cela vous fait du bien de parler : le marais est devant nous, et il n’y a autour de nous aucun être vivant à un mille à la ronde.

— Je parlerai. Je n’ai pas honte de vous dire ce que vous allez entendre. J’ai une espèce de chat sauvage dans ma poitrine, et je veux que vous soyez le premier à savoir comment il sait hurler.

— Pour moi c’est de la musique. Quelle grande voix vous avez, vous et votre frère Louis ! Quand Louis chante, son organe moelleux et profond comme celui d’une cloche me fait trembler. La nuit est calme ; elle écoute : elle se penche vers vous maintenant, comme un noir prêtre vers un plus noir pénitent. Confessez, mon garçon : ne cachez rien ; soyez candide comme un méthodiste convaincu, justifié et sanctifié à un meeting d’épreuve. Faites vous aussi méchant que Beelzébub ; cela soulagera votre conscience.

— Aussi vil que Mammon, devriez-vous dire. Yorke, si je descendais de cheval et me plaçais en travers de la route, voudriez-vous avoir la bonté de passer sur moi au galop, aller et retour, une vingtaine de fois ?

— Avec le plus grand plaisir, s’il n’y avait l’enquête du coroner.

— Hiram Yorke, je croyais certainement qu’elle m’aimait. J’ai vu ses yeux étinceler radieusement lorsqu’elle m’avait découvert dans une foule ; je l’ai vue rougir comme une cerise en m’offrant sa main et me disant : « Comment vous portez-vous, monsieur Moore ? » Mon nom avait sur elle une influence magique : quand d’autres le prononçaient, elle changeait de contenance, je le savais. Elle le prononçait elle-même de son ton de voix le plus mélodieux. Elle était cordiale pour moi. Elle prenait intérêt à moi ; elle me voulait du bien et saisissait toutes les occasions de me servir. Je méditai, je réfléchis, je pesai, je surveillai, je m’étonnai ; je ne pouvais arriver qu’à une conclusion, c’était de l’amour. Je la regardai, Yorke ; je vis en elle la jeunesse et un genre de beauté. Je vis en elle la puissance. Sa richesse m’offrait le moyen de racheter mon honneur et de me soutenir. Je lui devais de la reconnaissance. Elle m’avait aidé généreusement et efficacement par un prêt de cinq mille livres sterling. Pouvais-je me souvenir de ces choses ; pouvais-je croire qu’elle m’aimait ; pouvais-je entendre la sagesse me presser de l’épouser, et négliger de chers avantages, fermer l’oreille à toute flatteuse suggestion, dédaigner tout conseil sensé et l’abandonner ? Jeune, gracieuse, aimable, ma bienfaitrice était attachée à moi, amoureuse de moi, avais-je coutume de me dire ; je restais sur le mot, je le répétais avec une agréable et pompeuse complaisance, avec une admiration dédiée entièrement à moi, qui n’était pas même diminuée par mon estime pour elle. En vérité, je souriais en secret de sa naïveté et de sa simplicité d’être la première à aimer et à le laisser voir. Votre cravache me semble avoir un manche lourd et solide, Yorke ! vous pouvez la brandir sur votre tête et me jeter en bas de la selle, si vous le voulez.

— Prenez patience, Robert, jusqu’à ce que la lune se lève et que je puisse vous voir. Parlez simplement : l’aimiez-vous, ou ne l’aimiez-vous pas ? J’aimerais à le savoir : je suis curieux.

— Monsieur… monsieur, je dis qu’elle est très-jolie, à sa propre manière, et très-attrayante. Elle semble par moments un composé de feu et d’air, devant lequel je reste émerveillé, avec la pensée de la presser et de l’embrasser. Je sens en elle un puissant aimant pour mon intérêt et ma vanité : je ne me suis jamais senti attiré à elle, comme si la nature l’avait destinée à être la seconde et la meilleure partie de moi-même. Lorsque cette idée se présenta à moi, je la repoussai en disant brutalement : « Je serai riche avec elle et pauvre sans elle ; en l’épousant j’agirai en homme pratique et non en héros de roman. »

— Résolution fort sage. Quel malheur en est-il advenu, Bob ?

— Avec cette fort sage résolution, je me rendis à Fieldhead un soir d’août dernier : c’était la veille même de mon départ pour Birmingham, car, vous le voyez, j’avais besoin de m’assurer ce splendide prix de la fortune : j’avais préalablement envoyé un mot pour solliciter une entrevue particulière. Je la trouvai à la maison, et seule. Elle me reçut avec embarras, car elle pensait que je venais pour affaires. J’étais assez embarrassé moi-même, mais décidé. Je ne savais pas trop comment entamer la conversation : mais je m’y pris d’une manière rude et ferme, quoique avec assez de frayeur, je puis le dire. Je m’offris moi-même, ma belle personne avec mes dettes pour apport matrimonial. Je fus vexé, je fus irrité de voir qu’elle ne rougissait, ni ne tremblait, ni ne baissait les yeux. Elle répondit : « Je doute si je vous ai compris, monsieur Moore. » Et je fus obligé de répéter une seconde fois la proposition, de la formuler aussi clairement que l’A B C, avant qu’elle vît pleinement de quoi il s’agissait. Et alors, que fit-elle ? Au lieu de bégayer un tendre : « Oui, » ou de garder un silence doux et confus (ce qui eût été aussi bon), elle se leva, fit deux fois à grands pas le tour de la chambre, de cette manière qui lui est propre, et s’écria : « Dieu me bénisse ! »

« Yorke, j’étais debout devant le foyer, le dos contre la cheminée ; je m’y appuyais et m’attendais à quelque chose, je m’attendais à tout. Je connaissais mon sort et je me connaissais. Il n’y avait pas à se méprendre à son aspect et à sa voix. Elle s’arrêta et me regarda. » « Dieu me bénisse ! répéta-t-elle impitoyablement avec cet accent choqué, indigné et pourtant triste. Vous m’avez fait une étrange proposition : étrange de votre part ; et si vous saviez comment vous l’avez formulée, et quel air vous aviez en me la faisant, vous seriez effrayé de vous-même. Vous parliez plutôt comme un brigand me demandant ma bourse, que comme un amant me demandant mon cœur. Étrange sentence, n’est-ce pas, Yorke ? et je savais, lorsqu’elle la prononçait, qu’elle était aussi vraie qu’étrange. Ses paroles étaient un miroir dans lequel je m’apercevais.

« Je la regardai, muet et farouche : elle me remplissait de rage et de honte.

« Gérard Moore, vous savez que vous n’aimez pas Shirley Keeldar ? » me dit-elle.

« J’aurais pu me répandre en faux serments, jurer que je l’aimais. Mais je ne pouvais mentir en face de son pur visage ; je ne pouvais me parjurer en sa présence. D’ailleurs, de tels serments creux eussent été vains et inutiles. Elle ne m’aurait pas cru plus qu’elle n’aurait cru le fantôme de Judas, s’il se fût dressé alors devant elle. Son cœur de femme avait des perceptions trop subtiles, pour qu’elle prît mon admiration moitié grossière pour le sincère et véritable amour.

« Qu’arriva-t-il ensuite ? demanderez-vous, monsieur Yorke.

« Eh bien ! elle s’assit dans l’embrasure de la fenêtre et pleura. Elle pleura passionnément. Non-seulement ses yeux étaient inondés, mais ils lançaient des éclairs : ils brillaient sur moi, grands, sombres, hautains ; ils me disaient : « Vous m’avez affligée ; vous m’avez outragée, vous m’avez trompée ! »

« Bientôt elle ajouta la parole aux regards.

« Je vous respectais, je vous admirais, je vous aimais, dit-elle ; oui, autant que si vous eussiez été mon frère ; et vous, vous avez voulu faire de moi une spéculation ! vous m’immoleriez à cette fabrique, votre Moloch ! »

« J’eus le sens de m’abstenir de toute parole d’excuse, de tout palliatif. Je me résignai à ses reproches.

« Vendu au diable comme je l’étais en ce moment, j’étais certainement fou : lorsque je parlai, que pensez-vous je dis ?

« Quels que fussent mes propres sentiments, j’étais persuadé que vous m’aimiez, miss Keeldar. »

« Admirable ! n’est-ce pas ? Elle s’assit confondue. « Est-ce un homme, ou quelque chose de plus vil ? » l’entendis-je murmurer.

— Voulez-vous dire, demanda-t-elle à haute voix, voulez-vous dire que vous pensiez que je vous aimais comme nous aimons ceux que nous désirons épouser ?

— C’était ma pensée, et je l’ai exprimée.

— Vous aviez conçu une idée injurieuse pour les sentiments d’une femme, répondit-elle ; vous l’avez énoncée d’une manière révoltante pour l’âme d’une femme. Vous insinuez que toute la franche bienveillance que je vous ai montrée a été une manœuvre compliquée, hardie, indécente, pour attraper un mari. Vous voulez dire qu’à la fin vous êtes venu ici par pitié m’offrir votre main, parce que je vous avais courtisé. Laissez-moi vous dire ceci : votre vue est trouble, vous avez mal vu ; votre intelligence est malade, vous avez mal jugé ; votre langue vous trahit, maintenant vous parlez mal. Je ne vous ai jamais aimé. Tranquillisez-vous là-dessus. Mon cœur est aussi pur de passion pour vous que le vôtre est dénué d’affection pour moi. »

« Voilà ce qu’elle me répondit, Yorke.

« Je vous dois sembler bien aveugle et bien infatué, lui dis-je.

— Moi vous aimer ! s’écria-t-elle. Mais, j’ai été aussi franche avec vous qu’une sœur, je ne vous ai jamais évité, je ne vous ai jamais craint. Vous ne pouvez, affirma-t-elle d’un air triomphant, vous ne pouvez me faire trembler avec votre venue, ni accélérer mon pouls par votre présence. »

« J’alléguai que souvent en me parlant elle rougissait, et qu’elle paraissait émue lorsque l’on prononçait mon nom.

« Non à cause de vous ! » me déclara-t-elle brièvement. Je demandai des explications, mais je n’en pus obtenir aucune.

« Quand j’étais assise à côté de vous au festin des Écoles, pensiez-vous que je vous aimais ? Lorsque je vous arrêtais dans le passage de Maythorn, pensiez-vous que je vous aimais ? Lorsque j’allais vous voir dans votre comptoir, lorsque je me promenais avec vous dans la cour, pensiez-vous que je vous aimais ? »

« À toutes ces questions je répondis que je le croyais.

« Par le Seigneur ! Yorke, elle se leva, elle grandit, elle semblait de flamme : il y avait dans tout son être un tremblement pareil à celui d’un charbon incandescent, lorsque son vermillon est le plus rouge et le plus ardent.

« C’est-à-dire que vous avez la plus mauvaise opinion de moi, que vous me déniez la possession de tout ce que j’estime le plus. C’est-à-dire que je suis une traîtresse à toutes mes sœurs ; que j’ai agi comme aucune femme ne peut agir sans dégrader elle et son sexe ; que j’ai cherché où les incorruptibles de mon sexe dédaignent et abhorrent de chercher. » Elle et moi, nous gardâmes le silence pendant plusieurs minutes, « Ô Lucifer, Étoile du Matin ! continua-t-elle, comme tu es tombé ! Vous, autrefois si haut dans mon estime, si intime dans mon amitié, je vous rejette. Partez ! »

« Je ne partis pas : j’avais entendu sa voix trembler, j’avais vu sa lèvre frémir. Je savais qu’un autre torrent de larmes allait couler ; je croyais qu’un peu de calme viendrait ensuite, et je voulais l’attendre.

« Ses larmes coulèrent aussi abondantes, mais plus calmes qu’auparavant ; ses pleurs avaient un autre son, un son plus doux, plus plein de regret. Pendant que je la considérais, ses yeux me lancèrent un regard qui renfermait plus de reproche que de hauteur, plus de tristesse que de colère.

« Oh ! Moore ! dit-elle. »

« C’était pire que le Et tu, Brute !

« Je me soulageai par ce qui aurait dû être un soupir, mais qui devint un gémissement. Une désolation pareille à celle de Caïn me brisait la poitrine.

« Je pris mon chapeau. Pendant tout le temps, je n’aurais pu souffrir de partir ainsi, et je croyais qu’elle ne me l’aurait pas permis. Et elle ne l’eût pas permis, si la blessure mortelle que j’avais faite à sa fierté n’eût effrayé sa compassion et ne lui eût imposé le silence.

« Je fus obligé de revenir de mon propre mouvement, lorsque j’eus atteint la porte, pour m’approcher d’elle et lui dire : « Pardonnez-moi.

« — Je le pourrais, si je n’avais pas à me pardonner aussi, répondit-elle ; mais pour avoir induit en erreur à ce point un homme sensé, je dois avoir mal agi. »

« J’éclatai tout à coup avec quelque déclamation que je ne me rappelle pas : je sais que je parlais sincèrement, et que mon vœu et mon but étaient de l’absoudre envers elle-même ; et de fait, dans la circonstance, cette accusation dont elle se gratifiait était une chimère.

« Enfin elle me tendit la main. Pour la première fois j’aurais voulu la prendre dans mes bras. Je baisai plusieurs fois sa main.

— Quelque jour nous nous retrouverons encore amis, dit-elle, quand vous aurez eu le temps d’apprécier mes actions et leurs motifs sous leur vrai jour, pour ne plus les interpréter d’une façon si fausse et si horrible. Le temps vous donnera la clef de tout ce qui s’est passé : alors peut-être, vous me comprendrez, et alors nous serons réconciliés.

« Des larmes d’adieu roulèrent lentement sur ses joues ; elle les essuya.

« Je suis affligée de ce qui est arrivé, profondément affligée, » dit-elle en sanglotant.

« Et moi aussi je l’étais, Dieu le sait ! C’est ainsi que nous nous séparâmes.

— Voilà une étrange histoire ! dit M. Yorke.

— Je ne la recommencerai jamais, je le jure, reprit son compagnon. Jamais je ne parlerai mariage à une femme, à moins que je n’en sois amoureux. Désormais le crédit et le commerce prendront soin d’eux-mêmes. La banqueroute peut venir quand il lui plaira. J’en ai fini avec la frayeur du désastre. J’ai l’intention de travailler diligemment, d’attendre avec patience, et de supporter avec fermeté. Que le pire arrive, et je prendrai une hache et émigrerai avec Louis dans l’Ouest ; lui et moi l’avons résolu. Nulle femme ne me regardera plus comme miss Keeldar m’a regardé, n’aura pour moi le sentiment qu’elle a éprouvé. Jamais, en présence d’une femme, je ne me montrerai à la fois un tel fou et un tel misérable, une telle brute et un tel fat !

— Fi donc ! dit l’imperturbable Yorke, vous attachez à cela trop d’importance ; mais cependant je suis convaincu, premièrement qu’elle ne vous aimait pas ; secondement, que vous ne l’aimez pas. Vous êtes tous deux jeunes ; vous êtes tous deux beaux ; vous êtes tous deux assez bien partagés pour l’esprit, et même pour le caractère… prenez-vous du bon côté. Pourquoi ne pouviez-vous pas vous convenir ?

— Nous n’avons jamais été, nous ne pouvions être tout à fait à l’aise l’un avec l’autre. Nous admirant l’un l’autre lorsque nous étions à distance, nos caractères juraient de se trouver rapprochés. Assis à une extrémité de la chambre, je me suis pris quelquefois à l’observer de loin, peut-être dans un de ces moments de doux entrain, lorsqu’elle avait autour d’elle quelques-uns de ses favoris, ses vieux beaux, par exemple, vous et Helstone, avec qui elle est si folâtre, si aimable, si éloquente. Je l’ai observée dans les moments où elle était le plus naturelle, le plus vive, le plus aimable ; je l’ai trouvée belle, et elle est belle aussi par moments. Je me suis approché un peu plus près, pensant que les termes dans lesquels nous étions me donnaient le droit d’approcher ; je me suis joint au cercle qui entourait son siège, je me suis emparé de son regard, et j’ai dominé son attention ; alors nous avons engagé la conversation, et les autres, me croyant privilégié, se sont éloignés par degrés et nous ont laissés seuls. Étions-nous heureux dans ces tête-à-tête ? Pour ma part, je dois dire non. Toujours un sentiment de contrainte pesait sur moi ; toujours je me sentais disposé à me montrer sévère et étrange. Nous parlions de politique et d’affaires. Jamais aucun sentiment d’intimité n’ouvrait nos mœurs, ne fondait la glace de notre langage et ne le faisait couler libre et limpide. Si nous nous faisions des confidences, c’étaient des confidences du négoce, et non du foyer. Rien en elle ne provoquait mon affection, ne me rendait meilleur et plus aimable. Elle remuait mon cerveau et aiguisait ma pénétration ; jamais elle ne se glissait dans mon cœur pour en accélérer les battements ; et pour cette bonne raison, sans doute, que je n’avais pas le secret de lui inspirer de l’amour.

— Eh bien ! mon garçon, voilà une étrange chose. Je pourrais rire de toi, et mépriser tes raffinements ; mais comme il fait nuit noire et que nous sommes seuls, je ne crains pas de te dire que ton histoire me fait jeter un coup d’œil sur ma vie passée. Il y a vingt-cinq ans, j’essayai de persuader à une belle femme de m’aimer, et elle ne le voulut pas. Je n’avais pas la clef de son cœur. Pour moi, c’était un mur de pierre sans fenêtre et sans porte.

— Mais vous l’aimiez, Yorke ; vous adoriez Marie Cave ; votre conduite, après tout, fut celle d’un homme, jamais celle d’un chasseur de fortune.

— Oui, je l’aimais ; mais alors elle était belle comme la lune, que nous ne voyons pas ce soir : il n’y a rien de semblable à elle de nos jours ; miss Helstone peut-être a quelque ressemblance avec elle, mais nulle autre.

— Qui a une ressemblance avec elle ?

— La nièce de ce tyran vêtu de noir, cette paisible et délicate miss Helstone. Plus d’une fois j’ai mis mes lunettes pour regarder cette jolie fille à l’église, parce qu’elle a de charmants yeux bleus, avec de longs cils ; et lorsqu’elle est assise dans l’ombre et qu’elle est calme et pâle, prête peut-être à s’endormir à cause de la longueur du sermon ou de la chaleur, elle ressemble plus à un marbre de Canova qu’à toute autre chose.

— Est-ce que la beauté de Marie Cave était de ce genre ?

— Elle était d’un genre bien supérieur ! beaucoup moins féminine et terrestre. On s’étonnait qu’elle n’eût pas des ailes et une couronne. Ma Marie avait la majesté et la sérénité des anges.

— Et vous ne pûtes vous en faire aimer ?

— Tous mes efforts furent impuissants ; et cependant plus d’une fois je priai à genoux le ciel de venir à mon aide.

— Marie Cave n’était pas ce que vous pensez, Yorke ; j’ai vu son portrait à la rectorerie. Ce n’est point un ange, mais une belle femme, aux traits réguliers, à l’air taciturne, un peu trop blanche et inanimée pour mon goût. Mais en supposant qu’elle ait été un peu meilleure qu’elle n’était…

— Robert, interrompit Yorke, je pourrais vous jeter en bas de votre cheval en ce moment. Cependant je retiendrai ma main. La raison me dit que vous êtes dans le vrai, et que j’ai eu tort. Je sais bien que la passion que j’ai encore est le reste d’une illusion. Si Marie Cave avait eu du sens et des sentiments, elle n’eût pu se montrer aussi insensible à mon amour, et elle m’eût préféré à ce despote au visage d’airain.

— Supposez, Yorke, qu’elle ait été bien élevée (chose rare à cette époque) ; supposez qu’elle ait eu un esprit réfléchi et original, l’amour de la science ; qu’elle ait reçu avec un plaisir naïf l’instruction qui coulait de vos lèvres ou que lui mesurait votre main ; supposez que sa conversation, lorsqu’elle se trouvait assise à vos côtés, ait été fertile, variée, empreinte d’une grâce pittoresque et d’un doux intérêt, coulant tranquillement, mais claire et abondante ; supposez que, lorsque vous étiez assis auprès d’elle par hasard ou à dessein, le plaisir ait été votre atmosphère, et le contentement votre élément ; supposez que toutes les fois que son visage était devant vos yeux ou que son souvenir remplissait vos pensées, votre dureté et votre inquiétude aient disparu graduellement, et qu’une pure affection, l’amour du foyer, la soif des tendres discours, le désir généreux de protéger et de chérir, aient remplacé les calculs sordides et rongeurs de votre commerce ; supposez, avec tout cela, que plus d’une fois, lorsque vous auriez été assez heureux pour posséder la petite main de votre Marie, vous l’ayez sentie trembler dans la vôtre, comme tremble le petit oiseau que l’on prend dans son nid ; supposez qu’elle ait eu l’habitude de se retirer à l’écart lorsque vous entriez dans un appartement où elle se trouvait, et cependant, si vous alliez la chercher dans sa retraite, qu’elle vous ait accueilli avec le plus doux sourire qui eût jamais illuminé un visage de vierge, se contentant de baisser les yeux devant les vôtres, de peur que leur expression ne parlât trop clairement ; supposez enfin que votre Marie ait été, non pas froide, mais modeste, non pas nulle, mais réfléchie, non pas obtuse, mais sensitive, non pas vide, mais innocente, non pas prude, mais pure, l’eussiez-vous laissée pour courtiser une autre femme pour sa richesse ? »

M. Yorke leva son chapeau et s’essuya le front avec son mouchoir.

« La lune est levée, dit-il fort à propos, en montrant avec sa cravache dans la direction du marais. La voilà qui monte dans la brume, nous regardant avec sa couleur rouge étrange. Elle n’est pas plus d’argent que le front du vieux Helstone n’est d’ivoire. Pourquoi appuie-t-elle de cette façon ses joues sur Rushedge, nous regardant comme avec une provocation ou une menace ?

— Yorke, si Marie vous eût aimé en silence, mais fidèlement, chastement, et cependant avec ardeur, comme vous pouvez désirer que votre femme vous aime, l’auriez-vous délaissée ?

— Robert !… Il leva son bras et le tint suspendu pendant une pause. Robert ! notre monde est singulier, et les hommes sont faits de la plus étrange lie qu’ait agitée le chaos dans sa fermentation. Je pourrais proférer les plus bruyants jurements, des jurements à faire penser aux braconniers qu’il se passe ici une terrible lutte, que, dans les circonstances dont vous parlez, la mort seule eût pu me séparer de Marie. Mais j’ai vécu dans le monde pendant cinquante-cinq ans ; j’ai été forcé d’étudier la nature humaine ; et, pour dire la sombre vérité, les probabilités sont que, si Marie m’avait aimé et ne m’avait point dédaigné ; si j’avais été assuré de son affection, persuadé de sa constance ; si je n’avais été irrité par aucun doute, blessé par aucune humiliation ; les probabilités sont… (il laissa tomber lourdement sa main sur la selle) que je l’aurais abandonnée ! »

Ils chevauchaient côte à côte en silence. Avant que l’un des deux eût repris la parole, ils se trouvèrent de l’autre côté du marais de Rushedge. Les lumières de Briardfield étoilaient la lisière pure du marais. Robert, comme le plus jeune et comme étant moins absorbé par le passé que son compagnon, reprit le premier la parole.

« Je crois, dit-il, j’en trouve chaque jour la preuve, que nous ne pouvons rien gagner de quelque valeur en ce monde, pas même un principe ni une conviction, sans qu’il passe par la flamme purifiante ou le péril qui fortifie. Nous errons ; nous tombons ; nous sommes humiliés, et alors, nous marchons avec plus de précaution. Nous buvons avidement à la coupe empoisonnée du vice, ou nous mordons à la misérable besace de l’avarice ; nous sommes malades et dégradés ; tout ce qu’il y a de bon en nous se révolte ; notre âme se dresse avec indignation contre notre corps ; c’est une période de lutte intérieure ; si l’âme est forte, elle remporte la victoire et domine par la suite.

— Que vas-tu faire maintenant, Robert ? Quels sont tes plans ?

— Pour ce qui est de mes desseins, je les garderai pour moi ; et c’est fort aisé en ce moment, car je n’en ai aucun. La vie privée n’est pas permise dans ma position… un homme endetté ! Quant à mes plans publics, mes vues sont un peu changées. Pendant le temps que j’ai demeuré à Birmingham, j’ai examiné un peu la réalité, j’ai étudié sérieusement, et à leur source, les causes des troubles qui agitent maintenant ce pays ; j’ai fait de même à Londres. Inconnu, je pouvais aller où il me plaisait, me mêler avec qui je voulais. Je suis allé où l’on manquait de nourriture, de chauffage, de vêtements, où il n’y avait ni travail ni espérances. J’ai vu des hommes, avec des tendances naturellement élevées et de bons sentiments, se débattre au milieu de sordides privations et d’accablants chagrins. J’en ai vu d’autres originairement bas, et auxquels le manque d’éducation laissait à peine d’autres besoins que ceux de la brute, désappointés dans ces besoins et mourant de faim, désespérés comme des animaux affamés : j’ai vu des choses qui ont enseigné à mon cerveau une leçon nouvelle, et rempli mon cœur de nouveaux sentiments. Je n’ai aucune intention de montrer plus de douceur et de sensibilité qu’auparavant. Je regarde la révolte et l’ambition comme je les ai toujours regardées ; je résisterai à une émeute absolument comme je l’ai fait. Je me mettrais sur la trace d’un meneur fugitif avec autant d’ardeur, je le poursuivrais avec autant de persévérance, je le ferais punir avec autant de sévérité que je l’ai fait ; mais j’agirais maintenant dans l’intérêt et la sécurité de ceux qu’il égarait. Il y a quelque chose à voir, Yorke, au delà de l’intérêt personnel, de la réussite de plans bien conçus, de l’acquittement de dettes déshonorantes. Pour se respecter soi-même, il faut qu’un homme ait la conviction qu’il rend justice à ses semblables. À moins que je ne sois plus modéré pour l’ignorance, plus compatissant envers ceux qui souffrent que je ne l’ai été jusqu’ici, je me mépriserai comme grossièrement injuste. Qu’est-ce donc ? dit-il en s’adressant à son cheval, qui, entendant le murmure de l’eau et ayant soif, se tournait vers un fossé où la lune se jouait sur une onde de cristal… Yorke, continua Moore, allez toujours, je veux le laisser boire. »

Yorke, en conséquence, continua à chevaucher assez lentement, cherchant, à mesure qu’il avançait, à discerner, parmi les nombreuses lumières qui brillaient au loin, celle de Spiarfield. Le marais de Stilbro’ était derrière eux ; les plantations s’élevaient sombres de chaque côté ; ils descendaient la colline ; au-dessous d’eux se déroulait la vallée avec sa populeuse paroisse : ils se voyaient presque arrivés.

N’étant plus environné par la bruyère, M. Yorke ne fut pas surpris de voir un chapeau se lever, et d’entendre une voix parler de derrière le mur. Les paroles, cependant, étaient singulières.

« Lorsque le méchant périt, il y a des cris de joie, » disait la voix. Puis elle ajouta : « Le méchant passe comme le tourbillon (avec un grondement plus sourd). Il est envahi par la terreur comme par les eaux ; l’enfer s’ouvre devant lui ; il mourra sans connaissance. »

Un éclair soudain et une détonation troublèrent le calme de la nuit. Avant que M. Yorke eût eu le temps de se retourner, il comprit que les quatre convicts de Birmingham étaient vengés.