Sidoine Apollinaire

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SIDOINE APOLLINAIRE.[1]

Sidoine Apollinaire naquit à Lyon en 430 ; sa famille, de laquelle on a fait descendre les Polignac, était une des plus considérables de la Gaule méridionale, et son existence fut tout ensemble celle d’un grand seigneur et celle d’un bel esprit. Sidoine fut gendre de l’empereur Avitus, et par là se trouva l’allié des Avitus, nom considérable de l’Auvergne, illustré déjà dans l’église par saint Avit, évêque de Vienne.

Ce fut la fille du futur empereur qui apporta en dot à Sidoine cette belle terre d’Avitacum, que les uns placent au bord du lac de l’Aidat, les autres, auprès du lac Cambon, en Auvergne, et que lui-même a décrite avec une minutie pour nous instructive. Cette description, rapprochée de celle que Sidoine a donnée du burgus de son ami Leontius, présente un tableau complet de toute l’existence d’un grand seigneur gaulois du ve siècle ; on y voit ce qu’était alors la vie de château. Le tour de ces descriptions viendra, quand nous chercherons dans les œuvres de Sidoine la peinture des mœurs contemporaines ; maintenant c’est lui-même que nous y cherchons. Je citerai, dès à présent, une anecdote qui caractérise la classe sociale à laquelle Sidoine appartenait ; elle montre comment un aristocrate Gallo-Romain traitait les vilains qui manquaient de respect à ses ancêtres. Sidoine Apollinaire raconte que, revenant de Lyon et se rendant en Auvergne, il a vu, en passant, des fossoyeurs occupés à fouiller un terrain dans lequel avait été enterré son aïeul. Les paroles mêmes de Sidoine prouvent que le temps avait effacé les traces de l’ancienne destination de ces lieux : n’importe, dans un sentiment un peu exagéré de piété aristocratique pour les auteurs de sa race, Sidoine se précipite de son cheval, et, sans autre forme de procès, fait mourir dans les tourmens ces malheureux, pour une profanation dont ils s’étaient rendus coupables peut-être à leur insu. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que, s’apercevant bien que sa justice avait été quelque peu sommaire, Sidoine, qui était probablement évêque lui-même, écrivit à Patient, évêque de Lyon, duquel l’affaire ressortissait, les sépultures rentrant sous le droit ecclésiastique. Patient, qui du reste était un saint homme, répondit à Sidoine Apollinaire, qu’il avait bien fait ; que, d’après la coutume antique (more majorum), ces profanateurs ne méritaient pas mieux. Il est vrai que Sidoine composait des distiques à triples trochées, qui devaient être placés dans une église que bâtissait l’évêque de Lyon ; apparemment ce petit service littéraire rendait celui-ci coulant sur l’étrange procédure de Sidoine.

Le moment où le nom de Sidoine Apollinaire commence à retentir hors du cercle de ses amis, est celui de son début dans la carrière du panégyrique ; et l’occasion de ce début fut l’élévation de son beau-père Avitus à l’empire. Le gendre du nouvel empereur se rendit à Rome, et prononça devant le sénat un panégyrique en vers. Dès les premiers mots, l’auteur monte au plus haut ton d’exagération dans l’éloge ; s’adressant au soleil : « Phœbus, toi qui verras enfin un égal dans l’univers dont tu fais le tour, garde ta lumière pour le ciel, car ce soleil suffit à la terre. » Ce soleil, c’est le beau-père de Sidoine.

Le cadre du poème est mythologique et allégorique. Jupiter s’assied au milieu des dieux et des fleuves. Rome s’avance à pas lents, la tête baissée, les cheveux pendans et souillés de poussière ; elle ne porte plus de casque ; sa lance est un poids pour sa main, et n’est plus une terreur pour ses ennemis.

Rome oppose sa gloire antique à son abaissement actuel, dans une sorte de résumé de l’histoire romaine, siècle par siècle ; et là, et sous l’influence de la rhétorique, plus que d’un sentiment vrai, se manifestent quelques regrets républicains assez énergiques et assez heureux par l’expression. « Ô douleur ! les droits du peuple et du sénat sont rejetés ; ce que j’ai craint m’arrive. Je suis tout entière dans mon prince, tout entière à mon prince ; je suis un lambeau de l’empire de César, moi qui fus reine autrefois ! » Jupiter, pour consoler Rome, lui promet Avitus dont il fait une biographie pleine de louanges outrées et d’idées païennes.

Avitus n’avait pas plus que tout autre grand seigneur gaulois la chance d’arriver à l’empire par le cours naturel des choses : quand il naquit, on se doutait fort peu, en Auvergne, qu’il serait un jour empereur ; on ne s’avisa d’aucuns présages, mais Sidoine Apollinaire’s’en avise après coup, et les place dans la bouche de Jupiter. La jeunesse d’Avitus, employée à la chasse, est pour le panégyriste un motif de comparer son héros aux héros de l’antiquité mythologique. S’il a tué un ours, c’est un Hercule ; a-t-il frappé un sanglier, c’est un Hippolyte. Je fais grace aux lecteurs d’une grande partie des louanges que Sidoine adresse à son beau-père par la bouche de Jupiter. Ces louanges ne prennent quelque intérêt que lorsqu’on arrive aux faits politiques et militaires de la carrière d’Avitus. Son premier exploit est un combat singulier avec un chef hun dont Avitus avait tué le serviteur. Ce combat, qui a lieu à cheval, en présence des deux armées, ressemble à une joute chevaleresque à fer aigu.

Avitus ne brilla pas moins dans cette guerre comme négociateur que comme soldat : la lecture d’une lettre de lui dompta, dit Sidoine, Théoderic, roi des Visigoths. Les conjectures de l’histoire expliquent cet ascendant d’Avitus, par l’intérêt que Théoderic trouvait à faire la paix qu’on lui demandait, ce qui rend un peu ridicule ce vers fanfaron :

« La lettre du Romain rend inutile la victoire du Barbare[2]. »
Avitus apparaît encore sous le double aspect de guerrier et de diplomate dans la grande lutte que soutinrent contre Attila les Romains appuyés d’une partie des nations barbares. Sidoine fait adresser à son beau-père un discours suppliant par Aetius, qui l’appelle le salut du monde ; puis il le montre obtenant l’alliance des Visigoths. Il y a dans la peinture de l’assemblée des chefs de cette nation un singulier mélange de détails vrais et pittoresques et de couleurs apprêtées et factices. Sidoine hésite entre la réalité des faits et les fictions de la rhétorique. On ne peut croire Jupiter, quand il représente les Barbares, dès qu’ils apprennent qu’Avitus vient vers eux, disposés à tout accorder et craignant qu’il ne leur refuse la paix. Sidoine est un peu ridicule quand il met dans la bouche de Théoderic de grandes protestations de respect pour le génie de Rome et pour ses enfans, race de Mars, et le vœu invraisemblable d’expier le crime d’Alaric qui a eu l’indignité de prendre d’assaut la ville éternelle, « seule tache, dit-il, à la mémoire de notre aïeul. » Théoderic (et ceci est de l’histoire) conclut en offrant ou plutôt en imposant à Avitus le trône impérial vacant par la mort de Maxime. Dans la réponse qu’adresse Avitus au roi des Goths, se manifeste l’ascendant de la civilisation latine sur la farouche violence des conquérans germains : ascendant qui devait se reproduire souvent dans ces sortes de transactions, et en décida plus d’une fois le succès. Avitus parle au chef barbare de son père, qu’il a déterminé autrefois à lever le siége de Narbonne : « Alors tu étais enfant, ajoute Avitus ; toi-même, j’en atteste ces vieillards, mes mains t’ont tenu et réchauffé dans mon sein ; tu pleurais si ta nourrice, contre ton désir, t’enlevait pour t’allaiter. » Le chef barbare, ce qui est plus étrange, se souvient que son père, par les conseils d’Avitus, lui a fait étudier Virgile pour adoucir la rudesse des mœurs scythiques. Théoderic ne met qu’une condition à son alliance, c’est qu’Avitus soit empereur ; et Avitus se soumet : il retourne auprès des siens ; les grands personnages de la Gaule méridionale se rassemblent et le portent au trône d’une voix unanime. Toute cette négociation dans laquelle un Gallo-Romain est élevé à l’empire sous l’influence des Goths et par l’élection de ses co-provinciaux, est un évènement assez curieux, qu’on ne connaîtrait pas bien si Sidoine ne l’avait fait raconter par Jupiter.

Le discours d’un chef gaulois invitant Avitus à saisir la pourpre contient quelques vers qui peignent énergiquement la misère de la Gaule enchaînée au cadavre de l’empire romain. « Parmi ces défaites, parmi ces funérailles du monde, notre vie a été une mort, et tandis que, dociles à la tradition des aïeux, nous obéissons à une autorité impuissante, réputant saint de rester fidèles à travers mille maux à un ancien ordre de choses, nous avons porté le poids de cette ombre de l’empire.

Portavimus umbram
Imperii

Contens de subir les vices de la vieille race romaine, et souffrant, par habitude plutôt que par raison, cette engeance accoutumée à revêtir la pourpre. »

Il y a dans ces paroles du mépris pour une puissance tombée à laquelle on rougit d’avoir été soumis, et de la colère contre un joug qu’on est las de porter ; c’est un cri de fierté ou de vanité provinciale contre la suprématie du Capitole.

Enfin, Avitus est nommé empereur par acclamation ; Jupiter termine son récit en promettant à Rome une nouvelle jeunesse sous le long et glorieux règne d’Avitus. Mais malgré ce qu’en pouvaient dire Jupiter et Sidoine, un an ne s’était pas écoulé qu’Avitus était déjà tombé. Sidoine, qui paraît avoir pris les armes pour défendre la cause de son beau-père, avait été vaincu, et, ce qui est fâcheux, deux ans après, le gendre d’Avitus était à Lyon, faisant encore un panégyrique, mais, cette fois, pour l’empereur qui avait remplacé et peut-être fait tuer Avitus, pour l’empereur Majorien. Sidoine Apollinaire sent l’embarras de sa situation ; il s’en tire en se comparant à Virgile qui a chanté Auguste, à Horace qui, après avoir suivi Brutus et Cassius, a passé du côté d’Octave. D’abord il ne choisit pas dans la vie de ses modèles, surtout dans celle du dernier, ce qui leur fait le plus d’honneur ; de plus, Horace n’était pas le gendre de Brutus. Ce qui excuse un peu Sidoine Apollinaire, c’est que Majorien était véritablement digne de ses éloges.

Ce panégyrique est dans le goût allégorique et mythologique du précédent. Rome, personnifiée, est assise sur son trône ; tous les peuples de l’univers, toutes les provinces viennent déposer leur hommage et les produits des diverses contrées au pied de la ville-déesse. L’Afrique arrive à son tour ; elle brise sur sa tête les épis qui la couronnent, ces épis dont la fécondité funeste a tenté les barbares. Énumérant tous les lieux communs de l’ancienne gloire des Romains, elle implore le secours de Rome contre les Vandales. Sidoine place assez adroitement l’éloge de Majorien dans une bouche ennemie, dans celle de la femme d’Aetius, qui cherche à exciter la jalousie de son époux contre le futur empereur. Sur cette mer d’adulations surnagent çà et là quelques traits qui peignent vivement les Vandales après la conquête, énervés par le climat de l’Afrique et par le luxe romain ; la pâleur blafarde, l’embonpoint maladif que la débauche a donné à ces populations germaniques transportées sous le ciel numide[3].

Pour consoler l’Afrique, et la délivrer des Vandales, Rome lui promet Majorien. Ensuite, le poète prend la parole et retrace avec assez de vigueur la grande expédition contre les Vandales. C’était une pensée supérieure au temps qui la vit naître, c’était la grande politique d’Agathocle et de Scipion, d’aller chercher en Afrique l’ennemi africain. Toute cette expédition de Majorien, pour laquelle il sut très habilement rassembler, sous le drapeau de Rome, une foule de nations barbares, étonnées de marcher ensemble, est racontée par Sidoine Apollinaire avec une foule de détails précieux pour l’histoire ; Gibbon s’en est beaucoup servi. Ce panégyrique se termine encore par des promesses de succès et d’avenir glorieux ; mais, bien que Majorien eût mieux mérité qu’Avitus de les voir accomplies, elles ne le furent point, et moins d’un an après avoir entendu à Lyon le panégyrique d’Avitus, Majorien mourait assassiné.

Ce qui peut surprendre, c’est que Sévère, qui succéda à Majorien, ait passé sans recevoir l’hommage du constant panégyriste. Il s’abstint cette fois, mais il devait prendre sa revanche. Après un silence de dix ans, le successeur de Sévère, Anthemius, fit venir Sidoine à Rome, où il prononça le panégyrique de ce troisième empereur.

Sidoine fait le voyage de Rome en touriste, en scholar, mentionnant avec soin tous les souvenirs poétiques ou historiques qu’il rencontre sur son chemin. Il cite Virgile à propos de Mantoue ; Rimini lui rappelle la révolte de César, et Fano la mort d’Asdrubal.

À Rome, l’ambition l’a bientôt distrait de son rôle de voyageur scientifique et littéraire. Il ne parle pas du pape ; le monde ecclésiastique est fort étranger à Sidoine. Ce qui l’occupe à Rome, c’est l’empereur, c’est la cour. Il écrit à un ami pour lui reprocher de manquer d’ambition, de s’endormir au sein de l’oisiveté, dans sa terre, au lieu de venir à Rome courir la carrière des honneurs. On sent que Sidoine est très pénétré de ce qu’il dit, et très à l’abri pour son compte de cette insouciance des grandeurs, qu’il blâme dans son ami. Quelques lettres font parfaitement assister au jeu des intrigues qui s’agitaient autour du pouvoir éphémère des empereurs.

À peine arrivé à Rome, il commence par sonder le terrain. « Je cherche, dit-il, si, par un moyen quelconque, on peut arriver à la faveur… » Il a bientôt arrêté son choix sur deux illustres consulaires qui lui semblent devoir être d’excellens patrons. Chacun avait son mérite particulier : Avienus protégeait tout le monde, mais sans beaucoup de fruit ; Basilius était moins facile et moins prompt à promettre, mais tenait davantage. « Les ayant balancés long-temps, dit Sidoine, je pris le parti moyen, tout en conservant les plus grands égards pour le vieux consulaire dont je visitais fréquemment la maison, de m’attacher de préférence à ceux qui fréquentaient Basilius. »

Il semblerait, par une lettre de Sidoine Apollinaire, qu’il fut pendant un temps préfet de Rome, et chargé en cette qualité de pourvoir à la subsistance des habitans. Il craint que le théâtre ne retentisse des clameurs du peuple affamé. Ce passage prouve deux choses : que le peuple se rassemblait encore au théâtre, et que, lorsqu’il était mécontent, il se permettait de huer ses magistrats.

Sidoine Apollinaire n’était pas homme à refuser un panégyrique. Après avoir fait celui de son beau-père et du successeur de son beau-père, il fit celui d’Anthemius. La nouvelle pièce de vers a le même caractère que les précédentes ; mais Sidoine n’eut pas cette fois la fortune de trouver un homme qui, par son mérite réel, pût relever la fadeur ordinaire du genre. Anthemius arrivait à l’empire par une voie fâcheuse ; il était en quelque sorte imposé ou octroyé par l’empereur d’Orient, dont il avait épousé la fille, de sorte que Sidoine, voulant, selon sa coutume, faire intervenir et parler Rome, est obligé de la mettre dans une attitude inférieure et un peu humiliante vis-à-vis de Constantinople. Il remercie l’empereur Léon, qui a bien voulu permettre aux Romains d’appeler Anthemius au trône ; il fait, en un mot, avec une résignation singulière, les honneurs de l’ancienne Rome à la nouvelle. On sent que Constantinople s’élève à mesure que Rome descend, et il semble, en lisant les vers de Sidoine Apollinaire, qu’on voit de loin surgir cette nouvelle capitale. La reine du monde oriental apparaît déjà aux imaginations de ce temps avec cette magnificence et cette splendeur dont furent frappées les imaginations du moyen-âge. Il y a tels vers de Sidoine, sur la grandeur de Constantinople, sur ses immenses murailles, qui rappellent les expressions que l’étonnement et l’admiration arrachèrent aux croisés latins. Comparez, par exemple, le passage qui commence ainsi :

Porrigis ingentem spatiosis mænibus urbem.

« Tu déploies une ville immense dans tes spacieuses murailles. » avec cette période de Villehardoin, empreinte de la majesté de l’objet qu’il veut peindre : « Or poez savoir que mult esgarderent Constantinople cil (ceux) qui onques mais ne l’avoient veue, et que il ne pooient mie cuider que si riche ville peust être en tot le monde, cum il virent ces halz murs et ces riches tours dont ere (elle était) close tot en tor à la reonde et les riches palais et les haltes yglises, dont il y avoit tant que nuls nel poist croire, s’il ne les veist à l’œil, et le lonc et le lé (le long et le large) de la ville qui de totes les autres ere soveraine. »

Ce que constate ce panégyrique, c’est donc l’avénement de l’Orient et la chute de l’Occident : ce double fait se manifeste non-seulement dans ce que Sidoine dit en son propre nom, mais dans ce qu’il fait dire à Rome elle-même. L’Italie va chercher le Tibre au fond de son antre, où il dort au milieu des roseaux, à peu près comme le Rhin dans l’épître de Boileau. Elle réveille le vieux fleuve et lui conseille d’aller trouver Rome, de l’engager à se rendre auprès de l’Aurore pour lui demander un défenseur.

Rome, dans ce discours, exprime toute son infériorité vis-à-vis de l’Orient. Elle rappelle ce qu’elle lui a cédé : elle lui a cédé tout un monde, tout un hémisphère. Pour prix de ce qu’elle a abandonné, de la Syrie, de la Grèce, de l’Égypte, Rome supplie l’Aurore de protéger sa vieillesse, et lui demande Anthemius ; l’Aurore accorde à Rome sa requête. « D’ailleurs, dit-elle, ce n’est pas la première fois que je suis venue en aide à l’Occident. J’ai envoyé autrefois Memnon au secours de la patrie d’Iule, père de la race des Césars. » Sidoine va chercher les plus vieux souvenirs de l’histoire mythique pour les mettre en rapport avec les évènemens du ve siècle.

Ce troisième panégyrique, qui ne valait pas mieux que les deux premiers, lui réussit fort bien, et attira de grandes distinctions sur sa tête ; il fut nommé patrice, et eut les honneurs d’une statue dans le forum de Trajan. Lui-même dit assez naïvement que si son poème n’est pas un bon ouvrage, ce fut, au moins, une bonne affaire.

Outre ces trois panégyriques, Sidoine avait composé, surtout dans sa jeunesse, un bon nombre de poésies dont quelques-unes nous ont été conservées ; ce sont des impromptus de circonstance ou des tours de force descriptifs ; c’est toujours la poésie tourmentée, frivole et parfois ingénieuse d’Ausone, seulement écrite cent ans plus tard ; par conséquent, cette poésie est devenue à la fois plus pédantesque, plus maniérée et plus barbare.

Pour Sidoine comme pour Ausone, le plus petit incident de la vie domestique fournissait matière à des compositions qu’il appelait poétiques : quatre poissons étaient-ils pris pendant la nuit aux filets de son vivier, vite il faisait quatre vers. Il excellait dans l’impromptu, comme Ausone ; comme lui, il a soin de nous donner sur ce sujet les plus minutieux renseignemens. On trouve dans ses œuvres un certain distique pour lequel il avait la plus grande estime, parce qu’il était rétrograde (recurrens), c’est-à-dire qu’après l’avoir lu dans un sens, on pouvait le lire dans l’autre. Mais cette espèce de composition a un grand inconvénient : quand on est arrivé au dernier mot, on est fort peu tenté de recommencer. Apollinaire, pour relever le mérite de son distique, nous informe qu’il l’a composé pendant qu’il cherchait un gué.

....Je n’ai mis qu’un quart d’heure à le faire.

On voit, par divers passages des écrits de Sidoine, combien l’impromptu était à la mode. M. Guizot a cité une lettre de Sidoine dans laquelle ce dernier trahit avec une bonhomie assez piquante sa prédilection pour ce genre d’exercice : on y voit combien la vanité d’auteur le poursuivait au milieu des solennités chrétiennes ; mais de tous les récits de ce genre, le plus curieux, parce qu’il nous fait assister à une petite scène littéraire du temps, c’est le récit de ce qui se passa dans un souper chez l’empereur, entre Sidoine et un de ses ennemis, Pœonius, qui l’avait accusé d’avoir fait une satire. Le tout est accompagné de mille petites circonstances qui avaient beaucoup de prix aux yeux de Sidoine et en auraient beaucoup moins aux nôtres. Il a soin de nous apprendre dans quel ordre les convives étaient placés au festin impérial, quels furent les bons mots des courtisans, leurs épigrammes, au sujet d’une place à table disputée, ou de quelque rivalité de cette importance. Enfin, on en vint à parler de satire. « J’apprends, comte Sidoine, dit l’empereur, que tu écris la satire. — Et moi, seigneur prince, répliquai-je, je l’apprends aussi. — Épargne-nous, ajouta-t-il en riant. » Sidoine proteste de son innocence, et défie ses ennemis de soutenir publiquement l’accusation ; il demande, s’il se justifie, de pouvoir écrire tout ce qu’il voudra contre son adversaire. L’empereur, qu’amusait cette scène et surtout l’embarras de Pœonius, consent à la requête de Sidoine, mais à condition que celui-ci improvisera en vers. Sidoine improvise un distique ; de grands applaudissemens se font entendre ; l’empereur est satisfait, et Sidoine en grande faveur. En sortant, le consul se jette dans ses bras, Pœonius lui adresse force révérences. Tous les détails de ce petit récit sont à remarquer dans l’original, car ils montrent comment se passaient les choses au Ve siècle, parmi les beaux esprits et les grands personnages que l’empereur invitait à de petits soupers littéraires.

Jusqu’ici, on n’a pu pressentir le saint dans tout ce que j’ai raconté et cité de Sidoine Apollinaire. Lui-même ne pensait peut-être pas beaucoup à le devenir ; cependant, peu de temps après son retour de Rome, il renonça très sincèrement aux occupations profanes qui avaient rempli la première partie de sa vie, et se convertit. Trois ans après avoir prononcé ce panégyrique d’Anthemius tout plein des divinités et des souvenirs mythologiques, il était évêque.

Comment s’opéra cette conversion ? Le zèle s’y joignit certainement plus tard, mais l’ambition put la commencer. Sidoine Apollinaire avait obtenu à peu près tous les honneurs auxquels il pouvait prétendre : il était patrice ; il avait parlé à Rome devant l’empereur ; il avait une statue dans le forum de Trajan ; il devait se lasser un peu de faire des panégyriques qui portaient malheur à ceux auxquels il les adressait. Il ne pouvait pas faire toujours des panégyriques. Il ne lui restait aucune chance d’avancement politique : l’épiscopat était encore, pour les grandes familles patriciennes du pays, la seule situation qui leur conservât un ascendant véritable sur les populations. Ces motifs influèrent vraisemblablement sur la vocation un peu inattendue de Sidoine. Le clergé devait aussi désirer que cet homme considérable entrât dans ses rangs. Ce qu’il y a de certain, c’est que, vers 471, Sidoine Apollinaire fut fait évêque de Clermont ou plutôt d’Arvernum, que Clermont a remplacé.

Devenu évêque, Sidoine s’interdit sévèrement la poésie profane. Il abandonna une histoire commencée de l’invasion d’Attila dans les Gaules, invasion dont il avait été témoin. Cette histoire nous eût transmis certainement quelques traits intéressans, quelques détails instructifs ; mais il faut avouer que l’homme aux panégyriques n’était guère taillé pour peindre Attila. Il fit tous ses efforts pour entrer sincèrement et complètement dans l’esprit de sa nouvelle profession, et il y réussit après quelques luttes. Dès ce moment, ses nouveaux amis, les évêques de la Gaule, remplacent dans sa correspondance les rhéteurs auxquels ses premières lettres étaient adressées ; il se place avec un grand sentiment d’humilité, lui, plongé jusqu’alors dans les soins de la vie profane, bien au-dessous des hommes exercés et consommés dans la sainteté auxquels il se trouve associé ; il refuse, avec une modestie très bien fondée, d’interpréter les Écritures, et en effet je crois que son éducation théologique ne l’avait pas beaucoup préparé à leur intelligence. Mais, malgré la sincérité bien évidente de ses nouveaux sentimens, la légèreté, la gaieté de l’homme du monde et de l’homme de lettres d’autrefois, ne l’abandonnent pas tout-à-fait, ou du moins ne l’abandonnent que par degrés. On retrouve encore le rhéteur enjoué, plutôt que le grave évêque, dans des lettres adressées à différens personnages de l’église gauloise. Il raconte longuement à l’un d’eux l’histoire assez plaisante d’un aventurier qui est parvenu à s’introduire dans une riche famille dont il a épousé l’héritière ; un vrai sujet de comédie : le tout entremêlé de joyeusetés et de bons mots, comme celui-ci : « Rien de plus pesant en voyage qu’une bourse vide » (nihil viatico gravi levius).

Ailleurs, Sidoine dit naïvement et assez gaiement qu’il ne veut pas, pour son compte, nourrir des tristesses inutiles, et il écrit à Philagrius : « On te dit très jovial ; moi je regarde comme perdues toutes les larmes qu’on pourrait verser hors de la prière… Penses-tu qu’il faille jeûner de deux jours l’un, je te suivrai. Faut-il dîner, je n’ai pas honte de te devancer. »

Dans une lettre, dont l’intention générale était pieuse, il laisse encore échapper des légèretés un peu profanes. Ainsi, parlant des cérémonies qui avaient précédé les rogations, il dit : « On priait alors au hasard pour demander la pluie ou le beau temps ; ce qui, pour ne rien dire de plus, ne pouvait convenir au potier et au jardinier. » Dans vingt endroits, on voit combien Sidoine était peu théologien, combien il était peu au courant des discussions, particulièrement de cette discussion du pélagianisme, qui passionnait si vivement tous les esprits véritablement sérieux et distingués. Mamert Claudien lui avait dédié sa réfutation du traité de Faustus sur la matérialité de l’ame : Sidoine ne manque pas de répondre à cette dédicace par une épître pleine de louanges hyperboliques, mais prouvant à merveille qu’il ne sait pas de quoi il est question dans le livre qu’on lui a dédié. Voici ce qu’il y trouve : « Une doctrine unique et singulière qui se produit dans l’affirmation de diverses vérités, qui a pour coutume de philosopher de chaque art avec l’artiste qui l’exerce, qui ne refuse pas de tenir l’archet avec Orphée, le bâton avec Esculape, la baguette du géomètre avec Archimède, l’horoscope avec Euphrates, le compas avec Perdix, le fil d’aplomb avec Vitruve. » Je ne sais trop ce que veut dire ce galimatias ; ce qui est certain, c’est que rien au monde ne ressemble moins que tout cela au contenu de l’ouvrage de Mamert. Il en est de même de la lettre de Sidoine à Faustus, au sujet d’un ouvrage de ce célèbre semi-pélagien sur des matières controversées alors avec tant d’ardeur. Sidoine loue le théologien en rhéteur, il vante la division, le style, passe en revue tous les philosophes de l’antiquité, pour les immoler à Faustus et montrer sa propre érudition, mais ne dit rien du sujet ; ce sont quatre pages d’une admiration si vague, qu’il est impossible de savoir de quoi il s’agit dans l’ouvrage admiré.

Il y a plus ; malgré la nouvelle profession de Sidoine, souvent une habitude invétérée ramenait dans son langage des expressions tout-à-fait païennes. Ainsi, écrivant à Patient, évêque de Lyon, qui avait envoyé avec une admirable charité, dans un temps de famine, du blé à plusieurs villes, à plusieurs provinces de la Gaule, l’évêque Sidoine compare l’évêque Patient à Triptolème. Il s’avise pourtant que la similitude pourrait scandaliser celui auquel il l’adresse, et se hâte de réparer la chose de son mieux en le comparant au patriarche Joseph ; allant ainsi de Triptolème à Joseph, de la fable à l’Écriture sainte, sans transition, et comme un homme plus habitué à la première qu’à la seconde.

Une autre fois il envoie à un de ses amis la vie d’Apollonius de Thyane, ce célèbre imposteur que les ennemis du christianisme opposaient au Christ. Sidoine Apollinaire ne parle d’Apollonius qu’avec un enthousiasme presque sans restriction ; il l’appelle « notre Apollonius ; » et, voulant faire honneur au ministre du roi goth, auquel il écrit, il le compare à Apollonius, sauf la foi catholique, restriction jetée entre deux parenthèses. Il semble qu’on entende le « si ce n’est que le ciel, » de Molière.

Ce n’est qu’après sa promotion à l’épiscopat qu’il publia ses lettres : ainsi, quelle que soit l’époque de leur composition, elles ont été approuvées, revues, éditées par Sidoine, évêque. Par conséquent son christianisme et son épiscopat sont responsables de toutes les légèretés et allusions profanes qui peuvent s’y rencontrer.

Il a choisi, comme il le dit lui-même, Pline le Jeune pour son modèle ; il imite également Symmaque, qui lui-même imitait déjà Pline : c’est donc l’imitation d’imitation, l’imitation à la seconde puissance. Le nombre des livres dont se compose son recueil est emprunté de Pline et de Symmaque. Comme l’inintelligible Ennodius, il s’élève fortement contre ceux dont le style a de l’obscurité. Je ne sais ce qu’il peut y avoir de plus obscur que le langage de Sidoine.

Il composa, en outre, quelques vers chrétiens ; ces vers ont les défauts et n’ont pas les qualités de sa poésie profane. On voit que ce sont des vers de pénitent ; c’est de la rhétorique sur des sujets religieux auxquels elle s’applique fort mal.

Le caractère de Sidoine, qui jusqu’ici n’a pas été extrêmement respectable, se relève et grandit à la fin de sa carrière. L’épiscopat et le malheur firent de lui un autre homme. En présence des Goths, qui assiégèrent et prirent sa ville, il montra une grande énergie, une grande noblesse d’ame. Sidoine Apollinaire, et c’est là son plus beau titre, était plus patriote qu’on ne l’était à cette époque dans la Gaule, et en général dans l’empire romain.

Les Avitus, cette famille illustre à laquelle appartenait la femme de Sidoine, et surtout son beau-frère, Ecdicius Avitus, paraissent avoir formé en Auvergne un foyer de résistance qui parvint à retarder quelque temps l’invasion gothique. Toutes les lettres de Sidoine Apollinaire qui se rapportent à ce sujet ont un intérêt particulier et lui font un grand honneur. Toujours occupé des affaires de son pays, il écrit à son beau-frère Avitus, pour l’engager à négocier une trêve entre les Romains et les Visigoths, ceux-ci menaçant toujours l’Auvergne, qui leur manquait pour arrondir leur territoire. En effet, on fit une trêve avec eux, ou plutôt, comme dit Sidoine Apollinaire, une ombre de trêve (induciarum imago). Mais bientôt cette trêve illusoire fut rompue, et Sidoine écrivait à saint Mammert, évêque de Vienne : « Le bruit se répand que les Goths s’avancent vers le territoire romain. Misérables Arvernes, nous sommes toujours la porte de l’invasion (irruptioni janua sumus) ! »

Découragé de tant d’efforts inutiles, Sidoine Apollinaire paraît moins compter sur les murs brûlés, les palissades ruinées, les remparts toujours couverts de sentinelles, que sur l’appui du ciel, que sur la fête des rogations qu’il vient d’établir dans sa ville d’Arvernum. Cependant, il est évident que Sidoine ne faisait pas seulement des processions pour la défense de son pays ; cette défense fut conduite avec tant de vigueur, que le roi des Goths fut obligé de renoncer au siége et de se retirer. Mais malheureusement cette résistance honorable, qui, si elle avait été imitée sur d’autres points, aurait pu sauver pour long-temps cette partie de la Gaule, fut trahie par le pouvoir central et par des rivalités provinciales ; on le voit par les lettres mêmes de Sidoine Apollinaire. Il en est une adressée à Græcus, évêque de Marseille, dans laquelle il se plaint avec énergie de ce qu’on livre l’Auvergne aux Barbares, dans le vain espoir de sauver Marseille.

L’évêque Græcus et trois autres étaient les agens de cette négociation, et Sidoine ne peut s’empêcher de leur reprocher avec énergie une si honteuse transaction : « Est-ce là ce qu’ont mérité, s’écrie-t-il, les flammes, le fer, la contagion ? C’est pour cette paix brillante que nous avons arraché aux fentes des murailles les herbes sauvages ! Rougissez, au nom du ciel, de ce traité qui n’est ni glorieux ni avantageux… S’il le faut, nous acceptons volontiers avec plaisir les siéges, les combats, la faim ; mais si nous sommes livrés, il sera certain que vous avez imaginé lâchement un conseil barbare. »

Ces réclamations généreuses de Sidoine furent vaines ; la transaction se fit et l’Auvergne fut livrée officiellement aux Goths. Quand les Goths furent entrés dans la ville d’Arvernum, Sidoine Apollinaire et sa famille se trouvèrent exposés aux ressentimens et aux persécutions des vainqueurs. Sidoine fut exilé dans le château fort de Livia, puis envoyé à Bordeaux près du roi goth Euric, sous prétexte d’une légation, mais réellement pour s’assurer de sa personne. Il était sorti de prison par l’intervention d’un de ces hommes qui s’attachaient aux chefs barbares, devenaient leurs secrétaires, leurs conseillers, et souvent servaient la civilisation, en apprivoisant le maître qu’ils s’étaient choisi. C’est ce que firent Cassiodore auprès de Théoderic, et Léon près d’Euric. Léon était un rhéteur, un ancien compagnon d’études de Sidoine : c’est à lui que Sidoine envoyait la vie d’Apollonius de Thyane ; il en fait souvent un pompeux éloge.

Sidoine parvint bientôt, par son esprit, à dominer, jusqu’à un certain point, le roi barbare. Il fit pour lui ce qu’il avait fait pour trois empereurs romains, un panégyrique en vers. Ayant gagné la faveur d’Euric, Sidoine obtint de revenir dans sa ville épiscopale. Là de nouvelles tracasseries attendaient ses derniers jours. Deux prêtres, instrumens de l’oppression gothique et de l’inimitié que le patriotisme des Avitus et des Apollinaire avait attirée sur leur tête, et en particulier sur celle de Sidoine, soulevèrent contre lui une partie du clergé et du peuple. Sidoine paraît avoir été dépouillé violemment de son rang ecclésiastique ; puis, ayant triomphé de ces inimitiés, il remonta dans sa chaire épiscopale, et il finit ses jours en 489, âgé d’environ soixante ans.

Je n’insiste pas sur les renseignemens que Sidoine peut fournir relativement à la vie sociale et politique de la Gaule, objet un peu étranger à mon sujet, et très bien traité d’ailleurs par M. Fauriel. J’indiquerai seulement la lettre de Sidoine à Pastor, dans laquelle il est fait allusion à de véritables manœuvres électorales, et où le mot popularitas se trouve employé à peu près dans son sens actuel. L’histoire d’Arvandus et celle de Seronatus montrent à quel degré de tyrannie pouvaient se livrer, dans les provinces, des hommes puissans servis par la faiblesse du pouvoir impérial, ou aidés par la protection des rois barbares.

Nous devons à deux défauts de Sidoine Apollinaire des renseignemens précieux sur le temps où il a vécu. Ces deux défauts sont la passion de décrire et la manie d’imiter. Comme ceux qu’il imitait avaient décrit, il a cru pouvoir décrire aussi. Comme Pline le jeune, par exemple, avait décrit sa maison de campagne de Laurentum, Sidoine n’a pas cru devoir nous faire grâce de la sienne, et par ce morceau aussi bien que par quelques autres du même genre, nous pouvons nous faire une idée de ce qu’était l’existence à la campagne d’un grand seigneur gaulois au Ve siècle.

Dans une épître à son ami Consentius, Sidoine raconte comment se passait la journée chez cet ami. On commençait par aller à l’église ; ensuite on faisait des visites dans les châteaux des environs, on voisinait ; seulement, l’usage était de faire les visites de grand matin, car on rentrait à la quatrième heure, c’est-à-dire vers dix heures ; puis venaient les jeux de la campagne, auxquels il était d’usage de se livrer dans ces opulentes habitations : c’était la paume, les dés, une espèce de toupie qui, à ce qu’il paraît, était un jeu élégant ; on allait au bain, puis on dînait, mollement étendu sur des lits placés entre les statues des Muses. On peut joindre à cette épître une pièce de vers de Sidoine Apollinaire sur le château de Paulinus Leontius, situé sur les bords de la Garonne. L’éloge de cette demeure est placé dans la bouche d’Apollon, qui s’adresse à Bacchus pour l’engager à aller s’établir avec lui chez Paulinus.

Malgré le cadre mythologique, il y a ici description et description exacte, minutieuse, précise. Nous n’avons pas, comme tout à l’heure, le récit d’une journée à la campagne, mais le tableau complet d’un établissement rural composé d’un château et de ses dépendances. Je dis château, car le burgus de Paulinus est fortifié. Toute la hauteur sur laquelle il est placé est entourée de murailles ; des tours élevées la dominent. L’auteur ajoute que ces murs seront en état de résister à tous les siéges ; plus loin, il parle de remparts (propugnacula).

C’est ainsi qu’une maison de plaisance et tous les bâtimens adjacens, enfermés dans une enceinte de murailles, sur un sommet élevé, formaient un lieu fortifié, castrum ou castellum, d’où castel. Cette association d’une habitation de luxe et de précautions pour la défense est ce qui constitue l’origine du manoir ou château du moyen-âge. On voit que les châteaux, comme plusieurs autres élémens de la vie moderne, remontent aux derniers temps de l’empire.

Les thermes placés au-devant de la noble demeure communiquaient avec le fleuve ; ils étaient soutenus par de nombreuses colonnes de rouge antique, et leurs toits étaient dorés.

Le château renfermait deux habitations, l’une d’été, l’autre d’hiver, dans des expositions différentes ; chacune d’elles avait ses portiques et ses thermes : dans les thermes de la maison d’été se précipitait par des canaux un cours d’eau descendu des hauteurs.

Dans la maison d’hiver, des tuyaux répandaient partout une douce chaleur ; enfin, la parure des arts ne manquait pas à ces habitations somptueuses des Gallo-Romains. Sidoine mentionne dans celle-ci un tableau de bataille représentant Mithridate aux prises avec Lucullus, et un autre tableau ayant pour sujet ces premières scènes de la Genèse que Michel-Ange a peintes au plafond de la Sixtine, et Raphaël aux voûtes des loges qui portent son nom.

Il y avait des bibliothèques, aussi bien que des fresques et des galeries de tableaux, dans ces villas des grands seigneurs gaulois. Sidoine Apollinaire nous apprend que la bibliothèque de son ami Ferréol, de Nîmes, était divisée en trois parties : l’une composée de livres chrétiens, et destinée aux femmes ; l’autre uniquement de livres profanes, pour les hommes ; enfin, une bibliothèque mixte, composée d’ouvrages sacrés et profanes à l’usage des deux sexes. Dans ces bibliothèques se tenaient des conférences littéraires et quelquefois théologiques ; on y discutait sur Origène, qui n’avait pas encore été condamné par l’église, et dont les opinions religieuses agitaient les esprits cultivés de la Gaule.

Sidoine, qui nous fournit tous ces détails sur la vie matérielle des classes opulentes au Ve siècle, nous fournit aussi de curieux renseignemens sur les études littéraires et philosophiques de ce temps.

Quelque frivoles que fussent alors les lettres, les hommes éminens en tout genre tenaient à honneur de les cultiver, soit qu’ils exerçassent des fonctions au nom des empereurs romains, soit qu’ils fussent attachés aux chefs barbares. Les rois goths eux-mêmes se plaisaient à faire expédier toute leur diplomatie dans le latin le plus fleuri, le plus élégant qui se pouvait trouver. Sidoine, ce personnage éminent qui avait rempli tant de fonctions élevées, nous apprend qu’il prenait un grand plaisir à lire avec un de ses fils, encore adolescent, une pièce de Térence, imitée de Ménandre, et à comparer l’imitation avec l’original.

Quant à la philosophie, il vante Mamert Claudien, dont pourtant le platonisme ne devait pas être d’une grande profondeur, à en juger par son traité de l’immatérialité de l’ame, en réponse à Faustus. Sidoine lui-même rappelle à un ami qu’ils ont étudié ensemble les catégories d’Aristote. Outre les platoniciens et les péripatéticiens, il y avait des épicuriens. On en parle sans cesse pour les réfuter : Salvien les avait déjà combattus.

Chez Sidoine, la philosophie, comme tout le reste, a tourné à la rhétorique, mais on voit qu’il connaissait les divers systèmes. Il aime à étaler ses connaissances sur ce sujet jusque dans ses poésies, dans l’éloge d’Anthemius. Racontant les études de cet empereur, il en prend occasion d’énumérer les principaux philosophes de l’antiquité ; arrivé à Aristote, il se sert en parlant de lui de cette expression remarquable : « Les filets que tend Aristote à l’aide de ses syllogismes. » Ne sont-ce pas déjà les ruses de la scolastique ? Dans l’épithalame de son ami Paulinus, sous prétexte que Paulinus est un sage, et assez mal à propos pour la circonstance, Sidoine trace longuement l’histoire de la philosophie, et rassemble tous les philosophes de l’antiquité dans un temple, idée souvent reproduite au moyen-âge, et dont l’École d’Athènes, de Raphaël, est une traduction sublime.

La correspondance de Sidoine Apollinaire nous révèle beaucoup d’hommes de lettres célèbres dans son temps, et dont sans lui les noms ne seraient probablement pas parvenus jusqu’à nous. Comparant les uns à Virgile ou à Homère, les autres à Cicéron, il ne se fait pas faute de ces louanges exagérées qu’on prodigue surtout dans les siècles de décadence. Il adresse à Consentius soixante-dix vers d’éloges, et met toute l’antiquité à ses pieds : sans cette tirade, qui aurait jamais entendu parler de Consentius ? Un certain Jean était, selon Sidoine, le seul homme qui pût sauver les lettres ; aussi n’ont-elles point été sauvées. Bien que tous ceux que vante notre auteur ne méritent certainement pas ses louanges, il est important de savoir qu’à cette époque il y avait en Gaule un aussi grand nombre d’hommes entretenant un commerce épistolaire assidu, formant une espèce de franc-maçonnerie, ou, si l’on veut, de camaraderie littéraire. On ne peut refuser quelque sympathie et quelques regrets à ces derniers zélateurs des lettres antiques. Les soleils d’automne sont pâles, mais on les contemple avec un charme particulier, parce qu’après eux il n’y a plus que l’hiver.

Sidoine lui-même, malgré tous les éloges de convention qu’il adresse à ses amis, avait parfois le sentiment de cette fin prochaine des lettres. À cet égard, il allait sans cesse de l’enthousiasme au découragement ; tantôt il disait : La plupart aujourd’hui cultivent des lettres illettrées (illitteratissimis litteris vacant), se permettant lui-même un de ces barbarismes qui l’affligeaient et lui faisaient pleurer la mort de la langue latine ; tantôt il s’écriait que, dans le naufrage de toutes les distinctions sociales, les lettres resteraient la seule noblesse parmi les hommes. Mais dans d’autres momens, il voyait plus juste et disait plus vrai ; alors il parlait tristement du monde comme d’un vieillard épuisé et impuissant. Ailleurs, s’adressant à ceux qui, selon lui, maintiennent encore, comme par exception, l’honneur des lettres et du goût, il leur crie : « Si vous, en bien petit nombre, ne sauvez pas de la rouille du barbarisme subtil la pureté de la langue, bientôt nous la trouverons morte et abolie à jamais. »

Sidoine s’attache avec passion, avec amour, au dernier reste de cette culture qui s’éteint. Il remercie un certain Arbogaste, homme au nom germanique s’il en fut, de conserver dans une des provinces les plus barbares, sur les rives de la Moselle, les traditions de la langue latine. « Je me réjouis grandement, lui écrit-il, qu’au moins dans votre noble cœur subsiste quelque vestige des lettres qui s’évanouissent. » Mais malgré Arbogaste et les autres amis de Sidoine, l’ancienne littérature était frappée de mort ; lui-même, nous venons de le voir, ne pouvait se déguiser cette vérité funeste ; et malgré la confiance de son enthousiasme et la vivacité de ses admirations, il avait, de la chute des lettres latines, un secret et douloureux pressentiment.

Tels sont les principaux traits que j’ai choisis dans les ouvrages de Sidoine Apollinaire pour donner quelque idée de la société romaine à cette époque. On y trouve les barbares pris sur le fait, pour ainsi dire, au moment de la conquête, tantôt troublant, tantôt subissant la civilisation romaine. Mille menus détails que l’histoire n’aurait certainement pas conservés, l’ont été par Sidoine Apollinaire, qui les a saisis comme au passage, et les a consignés dans ses lettres ou dans ses vers. Ce qu’il y a de plus vif, de plus saillant dans les compositions d’Apollinaire, c’est tout ce qui concerne les barbares. L’apparition de ces hôtes impérieux le frappait plus fortement que ne pouvaient le faire les pâles héros de ses panégyriques, ou les personnages mythologiques qu’il faisait parler ; et ce qu’il y avait de fortement accusé dans la physionomie de ses modèles, se communiquait, jusqu’à un certain point, à son style. Ses lettres peignent avec énergie la situation précaire, inquiète, des Gallo-Romains, et en particulier des Arvernes, vis-à-vis les peuples barbares qui se disputaient la possession de leur pays. « Proie lamentable placée entre deux peuples rivaux, suspects aux Burgundes, voisins des Goths, nous sommes exposés à la fureur de ceux qui nous attaquent et à la jalousie de ceux qui nous défendent. »

Sidoine nous présente les barbares sous trois aspects : d’abord en tant que barbares, puis dans leurs rapports avec la société gallo-romaine, et enfin dans leurs rapports personnels avec lui.

Sidoine est le premier qui ait peint les barbares, car Salvien tonnait sur le monde au nom des barbares et de Dieu, mais il ne décrivait pas. Sidoine, au contraire, décrit et décrit à l’excès. Voyez, par exemple, dans le panégyrique d’Anthemius, la peinture des populations scythiques : les traits caractéristiques de la race tartare sont tracés avec une extrême précision, et font connaître tout de suite que ces populations lui appartiennent. Il y a même des détails qui montrent une observation attentive et exacte. « S’ils sont à pied, on les croirait de médiocre stature ; s’ils sont à cheval ou assis, ils paraissent très grands. » Ailleurs, notre auteur exprime, avec beaucoup de vivacité, par une hyperbole qui ne manque pas de justesse, à quel point ces peuples sont inséparables de leur monture. « Les autres nations sont portées sur le dos des coursiers, celle-ci y habite. » Chacune des races germaniques qui envahirent la Gaule, est fortement caractérisée par Sidoine Apollinaire dans ces vers dont la prose si pittoresque de M. Thierry a fidèlement conservé et ravivé heureusement la couleur. Sidoine peint ces divers peuples tels qu’ils les a vus à la cour demi-sauvage d’Euric.

« Ici nous voyons le Saxon aux yeux bleus trembler, lui qui ne craint rien que les vagues de la pleine mer. Ici le vieux Sicambre, tondu après sa défaite, laisse croître de nouveau ses cheveux. Ici se promène l’Érule aux joues verdâtres, presque de la teinte de l’Océan, dont il habite les derniers golfes. Ici le Burgunde, haut de sept pieds, fléchit le genou et implore la paix. »

On est étonné que des traits si hardis et de si franches couleurs se rencontrent sous le pinceau maniéré de notre poète, et on ne se douterait pas que la pièce d’où ces vers sont tirés, adressée au rhéteur Lampridius qu’il appelle Tityre, commence par ceux-ci, dont le caractère est bien différent : « Pourquoi m’excites-tu à demander des chants à Cyrrha, aux Camènes hyantides, aux doctes ondes des Héliconides, que fit jaillir un coup de pied du quadrupède sémillant et ailé, etc. ? » Et il signe cette poésie, à laquelle son objet donne, pour ainsi dire, en dépit de son auteur, une certaine énergie : Mélibée.

Dans le panégyrique d’Avitus, Sidoine, au milieu de ses fadeurs allégoriques, trouve aussi quelque vigueur pour peindre la cohue de peuples qui se presse sous les drapeaux d’Attila, et le pirate saxon qui fend les vagues bleuâtres de l’Océan.

Maintenant, opposons à ces peintures des barbares purs, sans mélange de civilisation, la peinture du barbare qui se civilise, du chef qui affecte, jusqu’à un certain point, les manières d’un empereur romain ; c’est ce que nous trouverons dans la lettre où Sidoine décrit la petite cour de Théoderic II à Bordeaux.

Dans cette lettre, Apollinaire rend un compte exact, moment par moment, de la journée du chef barbare. D’abord, de grand matin, il commence par aller au milieu des prêtres ariens et passe quelque temps avec eux en prière. Sidoine dit bien bas à l’ami auquel il écrit : « Si tu veux me garder le secret, je te confierai que c’est plus par habitude que par religion. » Puis Théoderic consacre la matinée à l’administration du royaume. Il assemble autour de lui la foule bruyante de ses satellites couverts de peaux ; il les fait comparaître en sa présence pour s’assurer qu’ils sont bien là sous sa main. Quand il s’en est assuré, il les congédie ; on les entend murmurer et gronder derrière le voile qui sépare le roi de la foule, disposition empruntée aux habitudes et aux formes de l’étiquette impériale. À la deuxième heure, Théoderic se lève pour aller, dit Sidoine, inspecter son trésor ou ses étables ; vraie récréation de barbare ayant conservé l’appétit de l’or et les instincts du nomade. Puis vient le banquet, et Sidoine observe que l’on boit très sobrement, ce qui est remarquable pour des Germains ; après avoir fait la méridienne (somnus meridianus), Théoderic joue aux dés ; et Sidoine, qui ne sacrifie pas volontiers une occasion d’adresser des complimens au roi, assure que soit qu’il gagne, soit qu’il perde, il est toujours philosophe. Cependant, un peu plus loin, Sidoine avoue que c’est un très bon moyen de bien se mettre en cour auprès du roi goth que de perdre à propos, et que lui, Sidoine, y manque rarement. Puis les affaires recommencent jusqu’au soir. Le soir on se disperse, et chacun va achever la journée chez son patron. Ce tableau est remarquable. La religion officielle occupe quelques instans de la matinée ; ensuite le chef s’entoure des siens, tout en ayant soin de les tenir à distance ; les audiences derrière le voile, à table, cette espèce de régularité qui remplace l’intempérance naturelle aux nations germaniques, tout cela atteste un certain effort vers la civilisation, une certaine prétention aux manières romaines ; le barbare se retrouve dans la visite au trésor ou à l’étable. Enfin il ne faut pas oublier que ce Théoderic, qui avait lu Virgile, dont Sidoine vante la philosophie et la civilité (civilitas), était monté au trône par un fratricide, et devait en descendre de même.

Non-seulement Sidoine était flatteur avec le roi barbare, il était encore galant envers la reine. Evodius, qui voulait se mettre bien en cour, avait eu l’idée d’offrir à Ragnhilde, femme d’Euric, une coupe taillée avec art. Il demanda douze vers à Sidoine, et Sidoine s’empressa de les faire. Il commence par parler du Triton et de Galatée dans cet envoi poétique adressé à une reine gothe, et il finit par un compliment précieux sur le teint des femmes barbares. Les derniers mots sont ceux-ci : « Heureuses les eaux enfermées dans l’éclat du métal et qui sont rehaussées par l’éclat plus brillant des traits de la reine. Quand elle daigne y réfléchir son visage, c’est de ce visage que l’argent reçoit sa blancheur. » On peut croire que la femme d’Euric estimait beaucoup plus la matière de sa coupe que les vers du complaisant poète, gravés à l’entour.

Sidoine détestait au fond ces barbares qu’il caressait, et, dans la première partie de sa vie, encore à Lyon, encore sous l’empire des Burgundes, avant de passer en Auvergne sous celui des Goths, il applaudissait vivement à un poète lyonnais de ses amis, qui venait de faire une satire contre ces rois burgundes, dont le plus cruel et le plus heureux, meurtrier de ses trois frères, avait reçu les louanges de saint Avit. On aime à voir qu’il y avait au moins quelques hommes qui protestaient par des satires contre ces adulations vraiment déplorables. Sidoine n’écrivait point de satires, mais il avait assez d’énergie pour louer ceux qui en écrivaient. Lui-même s’est bien permis quelques épigrammes contre ses maîtres ; ces épigrammes trahissent assez timidement la mauvaise humeur de l’homme de lettres que l’on vient déranger au milieu de ses études et de ses loisirs. Il s’excuse auprès de son ami Catullinus de ne pas lui envoyer un épithalame. « Moi, dit-il, placé parmi ces bandes chevelues, obligé d’affronter des mots germaniques, de louer d’un visage renfrogné ce que chante le Bourguignon vorace, qui répand sur sa chevelure un beurre aigri !… Heureux tes yeux, ton nez, tes oreilles… loin de ces géans auxquels suffirait à peine la cuisine d’Alcinoüs ! Mais ma muse se tait et s’arrête après s’être jouée dans cette pièce de vers, de peur que quelqu’un n’y voie une satire. » Ainsi la prudence de Sidoine glace bientôt sa verve ; il s’interrompt, craignant de pousser la plaisanterie trop loin et de déplaire à ses redoutables patrons de sept pieds, comme il les appelle.

Dans ses lettres, on remarque souvent la même prudence ; sans cesse il s’interrompt par une réticence craintive ; il se sert d’expressions énigmatiques. Il ne s’explique pas sur les personnes dont il parle, il ne nomme pas ceux qu’il accuse. Le sentiment qu’éprouvaient Sidoine, et en général les hommes de lettres, pour les barbares, se résume admirablement dans cette phrase. « Nous nous moquons d’eux, nous les méprisons et nous les craignons. »

Pourtant, il faut le dire, de même que dans l’histoire de sa vie nous l’avons vu s’élever par le sentiment de sa position d’évêque à une certaine hauteur d’énergie et de patriotisme, de même, après ses louanges à Théoderic, ses petits vers galans à Ragnhilde, ses railleries tremblantes sur ces grands barbares de sept pieds, qui lui font tant de peur, il lui est arrivé une fois de s’exprimer avec vigueur et liberté. En présence de la désolation du pays, et principalement des maux qui affligent l’église, des prêtres massacrés, de la foi qui s’éteint, de la tradition orthodoxe qui se perd, l’ame de Sidoine, naturellement peu disposée à l’exaltation, s’exalte pourtant et lui inspire quelques phrases d’un sentiment plus profond peut-être que tout ce que j’ai cité jusqu’à présent. « Tu verrais dans nos églises, ou leurs toits pourris gisans sur la terre, ou des portes dont les gonds ont été arrachés ; l’entrée des basiliques est obstruée par les ronces sauvages ; les troupeaux ne sont pas seulement couchés dans les vestibules, mais ils broutent les flancs verdoyans des autels. » Les malheurs de la patrie et de la religion ont fini par élever la faconde du rhéteur à l’éloquence de l’évêque.

Les barbares sont entrés, pour ainsi dire, dans l’imagination et la littérature des Gallo-Romains. Leur venue a fourni à Salvien des invectives formidables contre la corruption universelle, et une magnifique inauguration de la Providence divine. Saint Avit montre les rapports curieux de l’église avec les barbares, de l’église qui les craint, les ménage, cherche à ramener les princes ariens à la foi catholique, et se précipite enfin dans les bras du vainqueur orthodoxe. Dans les écrits de Sidoine, on voit ces barbares haïs encore, mais de plus en plus redoutés, flattés tout haut, maudits tout bas, et peints comme en passant. Nous les avons observés ici du point de vue de leurs adversaires. La barbarie n’a pas parlé en son propre nom, elle ne s’est pas racontée elle-même. Maintenant elle va régner sans partage ; encore quelques années, et toute cette culture païenne, si long-temps florissante, qui dominait l’imagination des auteurs chrétiens, des évêques, des saints ; toute cette culture païenne va être complètement balayée, et la barbarie va se trouver seule face à face avec le christianisme ; elle atteindra le christianisme lui-même : l’église se fera en grande partie barbare. Il y aura, jusqu’à Charlemagne, un effroyable chaos, au sein duquel on ne verra poindre presque aucune lueur de civilisation.

Une réflexion se présente en lisant toute une portion des ouvrages de Sidoine : combien ils sont étrangers à l’époque et aux circonstances qui les ont vus naître ! En parcourant ces épithalames, ces épîtres, limés avec un si grand soin, et qui roulent le plus souvent sur des sujets futiles, on serait tenté de se dire : L’homme qui a écrit ces choses doit avoir vécu dans une époque tranquille où nul orage n’agitait la société. Eh bien ! tout cela a été écrit dans le siècle qui commence par Alaric, et qui, à travers Genseric et Attila, va jusqu’à Clovis, c’est-à-dire au milieu de l’invasion la plus terrible, et au sein de l’existence la plus désastreuse qui ait jamais pesé sur aucun temps et sur aucun pays. Beaucoup d’autres momens de l’histoire littéraire font naître la même surprise. Ainsi, au XVIe siècle, quand on voit la littérature pastorale et galante de l’Italie, la littérature du sonnet, du madrigal, de l’églogue, envahir l’Espagne, par quelle main y est-elle apportée, quels sont les auteurs de ces doucereux sonnets, de ces langoureuses idylles ? Il se trouve que ce sont les chefs des bandes de Charles-Quint et de Philippe II, de ces bandes qui épouvantaient l’Europe : c’est Garcilasso, qui a fait la guerre toute sa vie ; c’est Mendoza, qui, durant plusieurs années, opprima sous un gouvernement de fer et pilla sans merci cette Italie dont il imitait la poésie la plus gracieuse. On est confondu de la différence qu’on trouve entre les sentimens qui devaient être naturels à ces hommes et les sentimens qu’ils expriment. Il en est de même de plusieurs autres époques. Jamais on n’a parlé davantage de la nature qu’au XVIIIe siècle, et jamais il n’y eut de société plus artificielle. Ceux qui ont consulté l’Almanach des Muses de 93, prétendent qu’il est aussi plein de fadeurs et de mignardises, en cette année terrible, que dans les années qui l’ont précédée et qui l’ont suivie. Il y a mille exemples de cette disparité entre toute une portion de la littérature d’un temps et l’histoire de ce temps. Faut-il en conclure contre la justesse de l’axiome souvent cité : la littérature est l’expression de la société ? je ne le pense pas. Seulement, comme tous les axiomes, il a besoin non-seulement d’être énoncé, mais encore d’être compris. La littérature exprime toujours la société, mais elle n’exprime pas toujours la portion apparente de cette société. Elle exprime souvent ce qui est caché, et c’est sous ce rapport que la littérature est surtout curieuse à étudier, car elle nous dit ce que l’histoire ne nous dirait point. La littérature n’est pas seulement un héraut proclamant le triomphe des idées et des sentimens qui règnent, elle est une confidente qui nous révèle ce qu’on a pensé, ce qu’on a senti en secret, ce qui a été latent, comprimé ; elle est comme ces échos qui répètent au loin des mots prononcés tout bas. Elle manifeste parfois non la domination d’un fait, mais une réaction contre ce fait. Elle exprime des désirs, des vœux, un certain idéal qui est au fond des âmes. De plus, elle n’est pas toujours la voix du moment même où elle se produit ; elle est parfois le retentissement de ce qui a été, le dernier soupir de ce qui meurt, le premier cri de ce qui vivra. C’est dans les temps les plus agités, par exemple au Ve siècle et au VIe qu’on a le plus besoin de se réfugier dans une littérature tout-à-fait idéale. Sidoine et ses amis se plaisaient à vivre, et avaient besoin, plus que personne, de vivre dans un monde entièrement différent de ce monde réel, beaucoup trop réel, qui les entourait et qui les écrasait. Mais on n’échappe jamais complètement à l’influence du temps où l’on naît, et la réalité se fait jour dans la poésie la plus artificielle. Aussi les œuvres de Sidoine Apollinaire portent l’empreinte directe de la société gallo-romaine du Ve siècle, et nous initient à la vie intellectuelle, morale, littéraire et politique de cette époque.


J.-J. Ampère.
  1. Le cours professé au collége de France par M. J.-J. Ampère, sur les origines de notre littérature, lui a fourni les matériaux d’un livre depuis long-temps attendu, et dont les deux premiers volumes vont paraître à la librairie de Hachette. L’ouvrage fort estimable des bénédictins était jusqu’ici le seul monument important sur la culture intellectuelle de la France avant le XIIe siècle ; mais, accepté seulement des érudits, ce recueil n’avait guère abordé le côté païen long-temps prédominant, et la biographie n’y laissait presque aucune place aux appréciations littéraires et aux généralisations historiques. Par l’étendue de sa science et de son esprit, M. Ampère était appelé plus que personne à écrire l’histoire si intéressante de nos origines littéraires. Là où les bénédictins n’avaient vu que le côté théologique, M. Ampère voit, comme M. Guizot, le côté humain, et fait servir l’étude des lettres à celle de la civilisation. Les deux volumes qu’il va d’abord publier commencent aux traditions ibériennes et celtiques et se terminent aux légendes. Ils embrassent par conséquent les restes de la culture païenne, l’influence barbare et l’influence chrétienne. Les remarquables travaux si souvent fournis à la Revue par M. Ampère, ont familiarisé d’avance nos lecteurs avec ces études. Le morceau sur Sidoine Apollinaire est détaché de l’Histoire littéraire de la France avant le douzième siècle, que nous aurons à juger et à examiner plus tard.
  2. v. 311. Littera Romani cassat quod, Barbare, vincis.
  3. Ipsis et color exsanguis, quem crapula vexat
    Et pallens pinguedo tenet
    .