Aller au contenu

Silas Marner/20

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 329-339).


CHAPITRE XX


Nancy et Godfrey s’en retournèrent chez eux en silence, à la lumière des étoiles. Quand ils entrèrent dans le salon lambrissé de chêne, Godfrey se jeta dans son fauteuil, tandis que Nancy, après s’être débarrassée de son chapeau et de son châle, vint se placer debout à son côté, près du foyer ; car elle ne voulait pas le quitter, même quelques minutes. Cependant, elle craignait de proférer aucune parole qui pût froisser les sentiments de son époux. Enfin, Godfrey tourna la tête vers Nancy, et leurs yeux se rencontrèrent, restant à se fixer, sans qu’il y eût aucun mouvement ni d’un côté ni de l’autre. Ce regard calme et réciproque du mari et de l’épouse qui ont confiance l’un dans l’autre, est comme le premier moment de repos ou de sécurité après une grande fatigue ou un grand danger. Il ne doit être troublé ni par des paroles ni par des actions qui empêcheraient de sentir les premières jouissances de l’apaisement.

Mais bientôt il tendit la main ; et, comme Nancy y mettait la sienne ! il attira à lui sa femme, et dit :

« C’est fini ! »

Toujours debout à son côté, elle se baissa pour lui donner un baiser ; puis elle reprit : « Oui, je crains que nous ne soyons obligés de renoncer à l’espérance de l’avoir pour fille. Il ne serait pas raisonnable de vouloir la forcer de venir chez nous contre son gré. Nous ne pouvons pas changer son éducation, ni ce qui en est résulté.

— Non, » répondit Godfrey, d’un ton net et décisif qui contrastait avec sa parole généralement nonchalante et molle : « Il y a des dettes qu’on ne saurait payer comme les dettes d’argent, en donnant un surplus pour les années qui se sont écoulées. Pendant que j’ai continuellement différé, les arbres ont grandi,… il est trop tard maintenant. Marner avait raison dans ce qu’il disait au sujet de l’homme qui éloigne de sa porte une bénédiction : cette bénédiction échoit à quelque autre personne. Autrefois, j’ai voulu passer pour ne pas avoir d’enfants, Nancy. Aujourd’hui, je passerai contre mon gré pour ne pas en avoir. »

Nancy ne parla pas immédiatement, mais un moment après, elle demanda : « Vous ne direz pas alors qu’Eppie est votre fille ?

— Non : quel bien en résulterait-il pour n’importe qui ?… rien que du mal. Je dois faire pour elle ce que je pourrai dans la condition qu’elle choisit. Mais il est nécessaire que je sache qui elle a l’intention d’épouser.

— S’il n’y a aucune utilité à dire la chose, » reprit Nancy, qui, maintenant, se croyait autorisée, pour se soulager, à s’abandonner à un sentiment qu’elle avait essayé d’étouffer jusque-là, « je vous serais reconnaissante d’éviter à papa et à Priscilla le chagrin d’apprendre jamais ce qui a eu lieu dans le passé, sauf ce qui concerne Dunsey ; car cela, on ne peut l’empêcher.

— Je mettrai la chose dans mon testament,… je crois que je la mettrai dans mon testament. Je n’aimerais pas qu’on découvrit quoi que ce fût après ma mort, — comme cette affaire au sujet de Dunsey, dit Godfrey, d’un air méditatif. Mais je ne verrais que des difficultés surgir, si je partais à présent. Il faut que je fasse mon possible pour rendre Eppie heureuse, à sa manière. Il me vient une idée, ajouta-t-il, après s’être arrêté un instant, Aaron Winthrop est son fiancé ; c’est de lui qu’elle a voulu parler. Je me rappelle avoir vu ce jeune homme revenir de l’église avec elle et avec Marner.

— Eh bien, il est très sobre et très laborieux, » dit Nancy, essayant d’envisager la chose aussi gaiement que possible.

Godfrey retomba dans ses réflexions. Bientôt après, il regarda Nancy avec tristesse, et lui dit :

« C’est une bien belle et bien charmante jeune fille, n’est-ce pas, Nane ?

— Oui, mon ami, et elle a vos cheveux et vos yeux ; j’ai été étonnée que cela ne m’eût pas frappée auparavant.

— Je croîs qu’elle m’a pris en aversion à l’idée que j’étais son père : j’ai pu voir qu’elle changeait d’attitude après ma déclaration.

— Il lui a été impossible de supporter la pensée de ne pas regarder Marner comme son père, » dit Nancy, qui ne désirait pas confirmer la douloureuse impression de son mari.

« Elle s’imagine que j’ai mal agi envers sa mère, aussi bien qu’envers elle-même. Elle me croit pire que je ne suis. Mais il n’y a pas moyen d’empêcher qu’elle ne le croie ; elle ne pourra jamais tout savoir. C’est une partie de mon châtiment, Nancy, que ma fille ait de l’aversion pour moi. Je n’aurais jamais eu ces ennuis si j’avais été sincère à votre égard, — si je n’eusse pas été un insensé. Je n’étais pas en droit d’attendre d’un tel mariage autre chose que du mal, surtout en évitant de remplir mes devoirs de père. »

Nancy restait silencieuse ; son esprit de droiture ne lui permettait pas de chercher à émousser la pointe aiguë de ce qu’elle considérait comme un juste remords. Godfrey parla de nouveau un instant après, mais le son de sa voix avait subi quelque changement : un accent de tendresse tempérait le ton qu’il venait de prendre pour s’accuser lui-même.

« Et je vous ai obtenue, malgré tout, Nancy. Cependant j’ai murmuré, j’ai été mécontent parce qu’il me manquait un autre bien, — comme si je le méritais,

— Vous n’avez jamais failli à votre devoir envers moi, Godfrey, dit Nancy, avec une sincérité calme. Mon seul ennui disparaîtrait, si vous vous résigniez au sort qui nous a été fait.

— Eh bien, peut-être qu’il est encore temps de me réformer un peu sous ce rapport ; bien que ce soit réellement trop tard pour certaines choses, quoi qu’en dise le proverbe[1]. »



CHAPITHE XXI


Le lendemain matin, comme ils étaient à déjeuner, Silas dit à Eppie :

« Eppie, il y a une chose que j’ai l’intention de faire depuis deux ans. Maintenant que l’argent nous est revenu, nous pouvons la mettre à exécution. J’y ai réfléchi mille fois cette nuit, et, comme les beaux jours durent encore, je crois que nous partirons demain. Nous laisserons la maison et tout le reste aux soins de votre marraine ; nous ferons un petit paquet d’effets, et nous nous mettrons en route.

— Pour aller où, petit père ? dit Eppie, très surprise.

« Dans mon ancien pays,… dans la ville où je suis né,… dans la Cour de la Lanterne. Je désire voir M. Paston, le pasteur : on a peut-être découvert quelque indice qui ait permis de reconnaître que j’étais innocent du vol. M. Paston était un homme qui avait beaucoup de lumières. Je veux l’entretenir au sujet de la coutume de jeter le sort. J’aimerais aussi à lui parler de la religion de ce pays, car je suis tenté de croire qu’il ne la connaît pas. »

Eppie fut très joyeuse. Il y avait pour elle non seulement la perspective de l’étonnement et du plaisir de voir un nouveau pays, mais aussi celle de revenir raconter à Aaron tout ce qu’elle aurait vu ou entendu. Aaron était tellement plus instruit qu’elle sur la plupart des choses, que ce serait assez agréable d’avoir ce petit avantage vis-à-vis de lui. Mme Winthrop, qui avait une crainte vague des dangers inhérents à un voyage aussi long, exigea à plusieurs reprises l’assurance que nos voyageurs n’iraient pas au delà des régions desservies par les voitures des messagers et les lentes charrettes. Elle était cependant très contente que Silas allât revoir son pays et découvrir si on l’avait justifié de la fausse accusation dont il avait été l’objet.

« Vous auriez l’esprit plus tranquille durant le reste de votre vie, maître Marner, dit Dolly, j’en suis sûre. Et s’il y a moyen d’obtenir quelques lumières dans la Cour de la Lanterne dont vous parlez, comme nous en avons besoin dans ce monde, je serais moi-même bien aise que vous pussiez les rapporter avec vous. »

En conséquence, quatre jours après, Silas et Eppie, revêtus de leurs habits du dimanche, et avec un petit paquet enveloppé dans un mouchoir de toile bleue, traversaient les rues d’une grande ville manufacturière. Silas, désorienté par les changements qu’un laps de trente années avait introduits dans sa ville natale, venait d’arrêter successivement plusieurs personnes pour leur demander le nom de la ville, et s’assurer qu’il n’était point sous l’influence d’une erreur.

« Demandez où est la Cour de la Lanterne, mon père, demandez à ce monsieur qui a des aiguillettes sur l’épaule, et qui est debout à la porte de ce magasin. Il n’est pas pressé comme les autres, » dit Eppie, assez affligée de la perplexité de son père, et, en outre, mal à l’aise au milieu du bruit, du mouvement et de la multitude de physionomies étrangères et indifférentes.

« Ah ! mon enfant, il n’en saura rien, dit Silas ; les gens de la bourgeoisie n’allaient jamais dans la Cour de la Lanterne, mais peut-être que quelqu’un pourra m’indiquer où est la rue de la Prison, dans laquelle se trouve la maison d’arrêt. Je connais mon chemin à partir de là, comme si je l’avais vu hier. »

Ils arrivèrent avec assez de difficulté dans la rue de la Prison, après avoir fait beaucoup de détours, et pris beaucoup d’autres informations. Les murs hideux de la maison d’arrêt, le premier objet qui correspondît à quelque image dans la mémoire de Silas, lui donnèrent la joyeuse certitude, qu’aucune assurance relative au nom de la ville n’avait encore pu lui procurer, qu’il était bien au lieu de sa naissance.

« Ah ! dit-il, respirant longuement, voilà la maison d’arrêt, Eppie, elle n’a pas changé ; je n’ai plus d’inquiétude maintenant. C’est la troisième rue à gauche, à partir des portes. Voici le chemin que nous devons prendre.

— Oh ! quel vilain endroit sombre ! dit Eppie. Comme il cache le ciel ! C’est pire que l’Asile des pauvres, à Raveloe. Je suis bien aise que vous ne demeuriez plus dans cette ville, mon père. La Cour de la Lanterne est-elle comme cette rue ?

— Mon enfant chérie, dit Silas en souriant, ce n’est pas une grande voie comme celle-ci. Je n’ai jamais été moi-même à mon aise dans cette grande rue ; cependant, j’aimais la Cour de la Lanterne. Les boutiques ici sont toutes changées, il me semble ; je ne les reconnais plus ; mais je reconnaîtrai la rue parce que c’est la troisième.

— La voilà, » dit-il, d’un ton de satisfaction, comme ils arrivaient à un passage étroit. « Maintenant, il nous faut aller à gauche de nouveau ; puis, tout droit, pendant un petit bout de temps, en remontant la ruelle des Souliers ; alors, nous serons à l’entrée de la Cour, à côté de la fenêtre en saillie. C’est l’endroit où il y a un ruisseau dans la rue pour permettre à l’eau de s’écouler. Ah ! il me semble voir tout cela !

— Oh ! papa, c’est comme si je suffoquais ! dit Eppie. Je n’aurais pas pu croire qu’il y eût des gens vivant de cette manière, aussi près les uns des autres. Que les Carrières nous sembleront jolies, à notre retour !

— Mon enfant, cela me paraît drôle, à moi aussi, maintenant, et ça sent mauvais. Je ne puis pas me persuader que l’odeur était si désagréable autrefois. »

Çà et là quelque visage blême et barbouillé, regardant les étrangers de l’entrée obscure d’une porte, augmentait l’inquiétude d’Eppie. Aussi éprouva-t-elle un soulagement depuis longtemps désiré, lorsqu’ils sortirent des passages étroits pour pénétrer dans la ruelle des Souliers, d’où l’on voyait une plus large bande du ciel.

« Oh ! grand Dieu ! dit Silas ; mais, voilà des gens qui sortent de la Cour, comme s’ils revenaient de la chapelle, à cette heure de la journée, — à midi, un jour de la semaine ! »

Soudain il tressaillit et resta immobile, avec un regard éperdu et désespéré qui alarma Eppie. Ils se trouvaient devant une entrée, en face d’une grande manufacture. De cette entrée sortaient des flots d’hommes et de femmes, qui allaient prendre leur repas de midi.

« Mon père, dit Eppie, lui saisissant le bras, qu’y a-t-il ? » Mais elle fut obligée de lui parler plusieurs fois de suite, avant qu’il pût lui répondre.

« Elle est disparue, mon enfant, dit-il enfin, avec une agitation violente, — la Cour de la Lanterne est disparue. C’est ici qu’elle a dû être, parce que voici la maison avec la fenêtre en saillie. Je la reconnais ; on ne l’a pas changée ; mais on a fait cette nouvelle entrée ; et voyez cette grande manufacture 1 Toute la Cour a disparu, — la chapelle et le reste.

— Venez vous asseoir dans ce petit magasin de brosses, papa ; on vous le permettra, » dit Eppie, toujours sur le qui-vive, dans la crainte que son père ne fût pris d’une de ses étranges attaques. « Peut-être que les gens pourront vous dire tout ce qu’il en est. »

Mais, ni le marchand de brosses, qui n’était venu dans la ruelle des Souliers que dix ans auparavant, alors que la manufacture était déjà bâtie, ni aucune autre personne à qui Silas eut l’occasion de s’adresser, ne furent en état de lui fournir le moindre renseignement sur ses anciens amis de la Cour de la Lanterne, ou sur M. Paston, le pasteur.

« Toute la vieille place est disparue, » dit Silas, à Dolly Winthrop, le soir de son retour, — « le petit cimetière et tout le reste. Mon ancienne demeure n’existe plus ; je n’en ai plus d’autre que celle-ci maintenant. Je ne saurai jamais si on a découvert la vérité au sujet du vol, ni si M. Paston aurait été capable de me donner quelque éclaircissement sur la coutume de jeter le sort. Tout cela est obscur pour moi, en vérité, madame Winthrop, et je crains qu’il n’en soit ainsi jusqu’à la fin.

— Eh bien, oui, maître Marner, » dit Dolly, qui était assise à l’écouter, avec un visage calme, aujourd’hui encadré de cheveux gris ; « je le crains aussi. C’est la volonté de Ceux qui sont là-haut, que beaucoup de choses restent obscures pour nous ; mais il y en a quelques-unes qui ne l’ont jamais été pour moi ; ce sont principalement celles qui me viennent à l’esprit pendant le travail de la journée. Vous avez été cruellement mis à l’épreuve cette fois-là, maître Marner, et il semble que vous n’en connaîtrez jamais la véritable raison ; néanmoins, cela n’empêche pas cette raison d’exister, bien que la chose soit obscure pour vous et pour moi.

— Non, dit Silas, non ; cela n’empêche pas qu’elle n’existe. Depuis l’époque où l’enfant m’a été envoyée, et où j’ai commencé à l’aimer comme moi-même, j’ai eu assez de lumières pour avoir confiance ; et, maintenant qu’elle dit qu’elle ne me quittera jamais, je crois que j’aurai confiance jusqu’à la mort. »


  1. Dans le texte anglais, il y a une allusion au proverbe : it is never ioo late to mend, qui correspond aux proverbes français ; Il n’est Jamais trop tard pour bien faire ; Mieux vaut tard que jamais. (N. du Tr.)