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Silas Marner/5

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 76-85).


CHAPITRE V


Comme Dunstan Cass tournait le dos à la chaumière, Silas Marner n’en était pas éloigné de plus de cent mètres. Il revenait péniblement du village. Un sac jeté sur ses épaules lui servait de pardessus, et il tenait une lanterne de corne à la main. Ses jambes étaient fatiguées ; mais son esprit, qui ne pressentait aucun changement, était à l’aise. Le sentiment de la sécurité naît plus fréquemment de l’habitude que de la conviction ; c’est pourquoi il subsiste souvent après que les conditions se sont tellement modifiées, qu’il y aurait lieu plutôt de s’attendre à ce qu’elles devinssent une cause d’alarme. Le laps de temps pendant lequel un certain événement ne s’est pas produit, est, d’après cette logique de l’habitude, constamment mis en avant comme la raison pour laquelle cet événement ne doit jamais arriver, même lorsque le laps de temps est précisément la nouvelle condition qui le rend imminent. Tel homme vous allègue qu’il a travaillé à l’intérieur d’une mine pendant quarante ans, sans être blessé dans un seul accident, comme le motif pour lequel il ne doit craindre aucun danger, encore que le ciel de la mine commence à fléchir ; et l’on observe souvent que plus un homme vieillit, plus il lui est difficile de conserver une ferme croyance à l’idée de sa mort. Cette influence de l’habitude était nécessairement puissante chez un homme dont la vie était aussi monotone que celle de Marner. Ne voyant pas de nouvelles gens, et n’entendant parler d’aucun événement nouveau, il n’avait rien pour tenir éveillée en lui l’idée de l’inattendu et du changement. Elle explique aussi d’une manière assez simple pourquoi son esprit pouvait être tranquille, quoiqu’il eût laissé sa maison et son trésor plus exposés que de coutume. Silas pensait à son souper avec une double satisfaction : premièrement, il serait chaud et savoureux ; secondement, il ne lui coûterait rien. En effet, le petit morceau de porc était un présent de cette excellente ménagère, Mlle Priscilla Lammeter, à qui il avait reporté une jolie pièce de toile ce jour-là, et c’était seulement dans de semblables occurrences que Marner se permettait de manger de la viande rôtie. Le souper était son repas favori parce qu’il venait à cette heure délicieuse pour lui, où son cœur se réchauffait en contemplant le trésor. Toutes les fois qu’il avait de la viande rôtie, il voulait toujours la réserver pour son souper. Mais, ce soir-là, à peine eut-il terminé l’opération consistant à nouer solidement une ficelle autour du morceau de porc, à l’enrouler autour de la clef de sa porte suivant les règles, à la passer à travers l’anneau et à rattacher fermement au crochet de la cheminée, qu’il se souvint qu’une pelote de cordonnet très fin lui était indispensable pour mettre en train une nouvelle pièce sur son métier, le lendemain de bonne heure. Cela lui était sorti de la mémoire, parce qu’en revenant de chez M. Lammeter il n’avait pas eu à traverser le village ; et quant à perdre du temps en faisant des commissions le matin, il n’y fallait pas penser. Il y avait un vilain brouillard pour sortir, mais il se trouvait des choses que Silas préférait à ses agréments. Il tira donc son morceau de porc à l’extrémité du crochet ; puis, s’armant de sa lanterne et de son vieux sac, il s’en alla faire une course qui, par un temps ordinaire, eût demandé vingt minutes. Il n’aurait pas pu fermer sa porte à clef sans défaire sa ficelle bien nouée, et retarder ainsi son souper : la chose ne valait pas ce sacrifice. Quel voleur trouverait le chemin des Carrières par une telle nuit, et pourquoi viendrait-il juste ce soir-là, alors qu’il n’était jamais venu pendant les quinze années précédentes ? Ces questions ne se présentaient pas distinctement à l’esprit de Silas. Elles ne servent qu’à indiquer combien il se rendait vaguement compte des raisons qu’il avait d’être exempt d’inquiétude.

Très, content que sa course fût faite, il arriva à sa porte et l’ouvrit. Pour ses yeux myopes, tout était resté dans l’état où il l’avait laissé, si ce n’est que le feu envoyait un surcroît bienvenu de chaleur. Il marcha de côté et d’autre sur le sol, tout en déposant sa lanterne et se débarrassant de son chapeau et de son sac ; aussi, ses souliers ferrés effacèrent-ils les empreintes que les pieds de Dunstan avaient laissées sur le sable. Il glissa ensuite son morceau de porc plus près du feu, et s’assit pour procéder à l’occupation agréable de prendre soin de sa viande, et de se chauffer en même temps.

Quelqu’un qui l’eût observé pendant que la lumière rougeâtre brillait sur son pâle visage, sur ses yeux étranges et distendus et sur son corps maigre, aurait peut-être compris le mélange de pitié dédaigneuse, de crainte et de soupçon avec lequel il était regardé par ses voisins à Raveloe. Cependant, peu d’hommes pouvaient être plus inoffensifs que le pauvre Marner. Dans son âme naïve et sincère, même l’avarice croissante et le culte de l’or n’étaient pas capables d’engendrer un seul vice susceptible de porter directement préjudice à autrui. La lumière de sa foi s’étant éteinte complètement, et ses affections ayant été désolées, il s’était attaché de toutes les forces de sa nature à son travail et à son argent ; et, comme tous les objets auxquels un homme se dévoue, ces choses l’avaient façonné pour l’adapter à elles-mêmes. Son métier, auquel il travaillait sans relâche, avait agi sur lui en retour, et fortifié de plus en plus dans son cœur le monotone désir d’entendre la réponse de son bruit monotone. Et son trésor, tandis qu’il était courbé au-dessus et le voyait s’accroître, comprimait dans son âme la faculté d’aimer, la durcissait et l’isolait comme les pièces de métal qui le composaient.

Aussitôt qu’il eut chaud, il se mit à penser que ce serait bien long d’attendre la fin du souper, avant de retirer ses guinées, et qu’il aurait du plaisir à les voir sur la table devant lui pendant qu’il ferait son régal inaccoutumé ; car la joie est le meilleur des vins, et les guinées de Marner étaient un vin d’or de cette espèce.

Il se leva et plaça sa chandelle sur le sol près de son métier, ne soupçonnant rien ; puis il balaya le sable sans remarquer aucun changement, et enleva les briques. La vue du trou vide fit battre son cœur avec violence, mais la croyance que son or n’était plus là ne put venir immédiatement ; seule, la terreur vint, suivie de l’effort ardent pour chasser cette terreur. Il passa sa main tremblante tout autour de la cachette, essayant de s’imaginer qu’il était possible que ses yeux l’eussent trompé ; ensuite, il tint la chandelle dans le trou et fit une inspection attentive, tremblant de plus en plus. Enfin, son agitation devint si violente qu’il laissa tomber la chandelle, et porta les mains à sa tête, cherchant à se soutenir afin de pouvoir penser. Avait-il, par une détermination soudaine, mis son or dans quelque autre lieu le soir précédent, et l’aurait-il ensuite oublié ? L’homme qui tombe dans des eaux ténébreuses, cherche momentanément à mettre le pied même sur les pierres glissantes, et Silas, en agissant comme s’il croyait à de fausses espérances, reculait le moment du désespoir. Il chercha dans tous les coins ; il retourna son lit, le secoua et le pétrit ; puis il regarda dans le fourneau de briques où il mettait sécher son petit bois. Lorsqu’il n’y eut plus aucune autre place à visiter, il s’agenouilla de nouveau et fouilla encore une fois tout autour du trou. Il ne lui restait plus aucun refuge inexploré qui le protégeât un instant contre la terrible vérité.

Si, il y avait une sorte de refuge qui se présente toujours quand la pensée succombe sous une passion qui l’accable : c’était cette attente des impossibilités, cette croyance aux images contradictoires qui est cependant distincte de la folie, parce que la réalité du fait extérieur peut la faire disparaître. Silas se releva de dessus ses genoux en tremblant, et regarda autour de la table : — l’or ne serait-il pas là, après tout ? La table était nue. Alors, il se retourna et regarda derrière lui, — il regarda tout autour de sa chambre, paraissant distendre ses yeux bruns pour voir si, par hasard, les sacs n’apparaîtraient pas dans les endroits où il les avait déjà cherchés vainement. Il pouvait distinguer tous les objets de sa chaumière, mais son or n’y était pas.

Il porta de nouveau ses mains tremblantes à sa tête, et poussa un cri sauvage et retentissant, le cri du désespoir. Puis, pendant quelques instants, il resta immobile ; mais ce cri l’avait délivré de la première étreinte de la vérité, — étreinte qui l’affolait. Il se retourna, s’avança en chancelant vers son métier et s’assit sur le siège où il travaillait d’habitude, recherchant instinctivement cette place parce qu’elle était pour lui la plus grande assurance de la réalité.

Maintenant que toutes ses fausses espérances s’étaient évanouies, et que la première secousse de la certitude était passée, l’idée d’un voleur commença à se présenter à son esprit. Il l’accueillit avidement, attendu qu’on pouvait attraper un voleur et lui faire rendre l’or. Cette pensée lui apportait quelque nouvelle force. Il s’élança de son métier vers la porte. Comme il l’ouvrait, il fut assailli par une pluie battante, car il pleuvait de plus en plus fort. Il ne fallait pas songer à suivre des traces de pas par une telle nuit. Des pas ! Mais quand le voleur était-il venu ? Pendant l’absence de Silas dans la journée, la porte était restée fermée à clef, et, lorsqu’il était rentré avant la nuit, il n’y avait aucun indice d’effraction. Et le soir aussi, se dit-il, tout se trouvait dans l’état où il l’avait laissé. Le sable et les briques ne paraissaient pas avoir été dérangés. Était-ce bien un voleur qui avait pris les sacs ? ou était-ce une puissance cruelle qu’aucune main ne pouvait atteindre, qui avait fait ses délices de le plonger une seconde fois dans le désespoir. Il recula devant cette terreur plus vague, et fit un violent effort pour s’arrêter à l’idée d’un voleur ayant des mains, et que des mains pouvaient saisir. En un clin d’œil, les pensées de Marner se portèrent sur tous les voisins qui avaient fait des remarques ou des questions de nature à être maintenant interprétées comme des motifs de soupçon. Il y avait Jacques Rodney, braconnier bien connu, et ne jouissant pas d’une bonne réputation sous d’autres rapports : il s’était souvent rencontré avec Marner, lorsque celui-ci faisait ses courses à travers les champs, et il s’était permis quelques plaisanteries au sujet de l’argent. De plus, il avait irrité Marner, un jour qu’étant entré chez lui pour allumer sa pipe, il s’était attardé près du feu, au lieu de s’en aller à ses affaires. Jacques Rodney était le voleur : il y avait quelque soulagement dans cette pensée. On pouvait trouver Jacques et lui faire rendre l’argent. Marner ne voulait pas le punir, mais seulement recouvrer l’or qui s’était éloigné de lui, laissant son âme dans un isolement semblable à celui d’un voyageur égaré dans un désert inconnu. Il fallait mettre la main sur le voleur. Les idées de Marner sur l’autorité de la loi étaient confuses, cependant il sentait qu’il devait aller déclarer le vol, et les grands personnages du village — le pasteur, le constable[1] et le squire Cass — feraient rendre à Jacques Rodney ou à toute autre personne, l’argent volé. Stimulé par cette espérance, il s’élança au dehors dans la pluie, oubliant de se couvrir la tête et ne s’inquiétant pas de barrer sa porte, car il lui semblait qu’il n’avait plus rien à perdre. Il courut rapidement, jusqu’à ce que le manque de respiration l’obligeât à ralentir le pas comme il entrait dans le village, au tournant qui se trouvait près de l’auberge de l’Arc-en-Ciel.

L’Arc-en-Ciel, aux yeux de Marner, était un lieu somptueux de rendez-vous pour les maris opulents et corpulents, dont les épouses avaient des provisions superflues de linge. C’était l’endroit où il devait probablement rencontrer les autorités et les dignitaires de Raveloe, — où il pourrait le plus rapidement annoncer le vol dont il avait été l’objet. Il souleva le loquet et entra à droite dans une buvette, sorte de cuisine brillamment éclairée et dans laquelle les clients les moins considérables de la maison avaient l’habitude de s’assembler. Le cabinet particulier à gauche était réservé à la société d’élite, et là le squire Cass jouissait fréquemment du double plaisir de la convivialité et de la condescendance. Mais le cabinet restait dans l’obscurité ce soir, car les principaux personnages faisant l’ornement du cercle qui s’y tenait, assistaient tous — comme Godfrey Cass — au bal de la fête de Mme Osgood, Il en résultait que le groupe assis sur les bancs à hauts dossiers dans la buvette, se trouvait plus nombreux qu’à l’ordinaire. Plusieurs notables qui, sans la circonstance, eussent été admis aux honneurs du cabinet particulier, et eussent procuré une plus belle occasion à ceux qui étaient d’un rang plus élevé, de trancher du maître et de prendre des airs protecteurs, se contentaient alors de varier leur plaisir en prenant leur grog, là où ils pouvaient eux-mêmes faire les importants et se montrer affables, — dans la société des simples buveurs de bière.


  1. Officier de police en Angleterre. (N. du Tr.)