Silhouette universitaire - Octave Gréard

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Silhouette universitaire - Octave Gréard
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 831-868).
SILHOUETTE UNIVERSITAIRE

OCTAVE GRÉARD

Les mots ont leur destin, comme les livres. Ils s’élèvent ou s’abaissent en dignité, et se prennent en bonne ou en mauvaise part, suivant le sens que leur attachent les générations successives. Parfois même ils connaissent des fortunes variables, et, après des chutes profondes, ils rebondissent jusqu’aux plus hauts sommets. Le mot de pédagogue est de ceux qui ont subi ces vicissitudes. Issu de l’accouplement d’un substantif et d’un verbe grecs, sa haute naissance le tient en estime pendant toute la durée du Moyen âge et de la Renaissance. Condé, le chef des protestans, ne le prenait assurément pas en mauvaise part, lorsque, dans ses Mémoires, il parle de « Jehan Calvin, un petit pédagogue, si pauvre et nécessiteux. » Patru, au commencement du XVIIe siècle, appelait saint Benoît « ce divin pédagogue de la vie monastique. » Néanmoins, dès cette époque, la fortune du mot commence à décliner. La Fontaine et Molière lui portent de rudes coups, et le XVIIIe siècle le prend généralement en raillerie. Il était réservé au XIXe de le relever. Ayant fait ou cru faire de l’éducation des enfans une Science : la pédagogie, il devait à ceux qui enseignent ou cultivent cette science de les considérer comme des savans et non point comme des pédans. De nos jours, la qualification de pédagogue est devenue un titre d’honneur. Dire de Gréard qu’il fui un grand pédagogue, c’est donc rendre à sa mémoire l’hommage qui lui est le plus justement dû. Mais il ne fut pas seulement cela ; il fut aussi un fin lettré, doublé d’un écrivain de race, et la lecture des œuvres qu’il a laissées fait souvent regretter que la pédagogie lui ait ravi une grande partie du temps qu’il aurait pu consacrer aux lettres. Il fut encore un homme d’un commerce charmant, qui cachait, sous des dehors réservés, une véritable sensibilité et chaleur de cœur. Enfin, et par-dessus tout, il fut le type de l’universitaire d’autrefois, avec toutes les qualités et toutes les particularités dont ce mot seul fait venir la pensée. Le type, par lui-même, est assez noble, et la figure de Gréard a été pendant longtemps assez en vue pour qu’il vaille la peine d’en tracer, sinon le portrait en pied, du moins la silhouette.


I

Octave Gréard naquit le 18 avril 1828 à Vire, où son père était receveur des contributions directes. Le père de sa mère avait été également directeur des contributions directes sous la Restauration. Du côté paternel comme du côté maternel, il était donc issu d’une famille de fonctionnaires. Sans chercher dans cette double origine quelque mystère atavique dont l’influence se serait exercée sur sa vie entière, je dirai, plus simplement, qu’il eut de bonne heure sous les yeux le spectacle de ces mœurs simples, de ces habitudes exactes, de ces traditions correctes qui caractérisent l’administration française, et que les salutaires exemples qu’il eut sous les yeux ne furent pas perdus pour lui.

Ce ne fut cependant pas, à proprement parler, vers les fonctions publiques que se tournèrent ses premières ambitions. Il avait fait au collège de Versailles de solides études, ses notes en témoignent : « Caractère docile, conduite exemplaire, application soutenue, progrès rapides ; sera le modèle des écoliers jusqu’à la fin de ses études, » disait de lui le proviseur. Ces notes, Gréard les a méritées pendant toute sa carrière et elles montrent déjà ce qu’il devait être dans toutes les fonctions occupées par lui. Au début de sa vie, ce furent cependant ses aptitudes littéraires qui déterminèrent sa vocation. En 1849, il entrait à l’École normale, le dixième de sa promotion. Avec lui y entraient Prevost-Paradol et Levasseur. Ils y retrouvaient About, Sarcey, Taine, Challemel-Lacour, Weiss. Dans une attachante notice lue à l’Association des anciens élèves de l’École normale, M. Levasseur a retracé, d’une façon singulièrement vivante, la vie de l’École durant ces trois années. Il a parlé avec charme de ce triumvirat formé par Prevost-Paradol, Gréard et lui, qui s’est continué toute leur vie. Ce que Gréard était pour ceux qui l’aimaient, j’en trouve le témoignage dans une lettre touchante de Prevost-Paradol : « J’ai ici, écrivait-il, un trésor dont j’abuse. C’est Gréard, mon refuge ; je suis toujours pendu à son bras. Je l’étourdis de mes lamentations et de mes châteaux en Espagne et je ne parviens pas encore à lasser sa patience et son amitié... Hors lui, et par intervalle Levasseur, je ne vois ici personne, mais je n’ai pas avec Levasseur ce lien de l’affligé au consolateur, qui fait d’Octave et de moi une seule âme. »

M. Levasseur ne nous dit pas quelle fut l’attitude de Gréard dans cette journée mémorable où, la nouvelle du coup d’État de Décembre étant arrivée à l’École, les élèves se rassemblèrent dans la bibliothèque et prirent, à l’unanimité, la résolution de se rendre sur les barricades qu’ils supposaient devoir s’élever dans Paris, résolution qu’ils chargèrent Prevost-Paradol de notifier au directeur de l’École. J’imagine qu’elle dut être réservée et silencieuse. Quoi qu’il en soit, les circonstances dispensèrent ces fiers jeunes gens de passer de la résolution à l’acte. « L’arrivée d’un régiment de ligne sur la place du Panthéon comprima leur élan. » L’année d’École s’acheva paisiblement, et le 29 septembre 1852, Gréard était nommé suppléant de seconde au lycée de Metz. Appelé bientôt à Versailles, puis à Paris, il a professé pendant onze ans, avec quelle conscience, avec quelle autorité, avec quel charme, ses notes, que j’aime encore à citer, en peuvent donner l’idée : « Professeur intelligent, zélé, instruit, parole agréable et abondante, très bon enseignement suivi avec intérêt, » disait le proviseur du lycée Saint-Louis où Gréard était suppléant de rhétorique, et l’inspecteur général ajoutait : « C’est un homme de manières distinguées dont l’élocution est facile, accentuée, pleine d’animation. Il captive, émeut, entraîne son jeune auditoire. Il est extrêmement sympathique à ses élèves. »

D’aussi rares qualités auraient assurément conduit Gréard au-delà de la chaire de seconde dont il avait été nommé titulaire en 1861. Un jour ou l’autre, les portes de la Sorbonne se seraient ouvertes devant lui, et il aurait marqué sa place dans cette vieille maison qui est une des gloires et une des forces de la France. Sa destinée devait en décider autrement. Une maladie grave l’obligea de prendre un congé, et, lorsqu’il se releva, sa voix était tellement affaiblie que l’enseignement public lui aurait été impossible. Ce fut alors qu’un ministre de l’Instruction publique, vis-à-vis duquel la postérité a réparé, et au-delà, l’injustice des partis, Victor Duruy, le fit entrer dans l’inspection. Le 30 août 1864, il le nomma inspecteur de l’Académie de Paris, et, le 23 mars 1865, il le chargeait du service de l’enseignement primaire dans le département de la Seine.

Sous un titre ou sous un autre, Gréard a exercé ces fonctions pendant quinze ans. L’Empire l’avait nommé ; le Quatre-Septembre lui donna de l’avancement ; le Vingt-quatre et le Seize-Mai le conservèrent. C’est qu’il était un de ces agens dont aucun régime ne peut se passer tant ils s’acquittent de leur emploi avec conviction et avec zèle. Mais Gréard ne s’est pas seulement borné, comme d’autres fonctionnaires pouvaient, en même temps que lui, le faire dans d’autres services, à remplir tous les devoirs qui lui incombaient. On peut dire que la fonction qu’il a exercée pendant si longtemps a été créée par lui. Si l’on compare, en effet, ce qu’était le service de l’enseignement primaire dans le département de la Seine, quand il l’a pris en main, avec ce qu’il en a fait, on reconnaîtra qu’il a été l’ouvrier, sinon unique, du moins principal, d’une œuvre considérable, au sujet de laquelle on peut faire plus d’une réserve, mais qui, dans l’ensemble, honore sa mémoire, car il l’avait comprise de la façon la plus élevée. Il sentait profondément la nécessité, dans une république démocratique où toutes les institutions, tous les pouvoirs reposent sur la loi du nombre, d’instruire les générations nouvelles, desquelles dépendent exclusivement les destinées du pays. Volontiers aurait-il répété ce mot d’un homme d’Etat anglais : « Je demande qu’on apprenne à lire à ceux qui demain seront nos maîtres. » Il sentait toute la gravité du problème, et il appliquait, à l’envisager sous toutes ses faces, une activité qui ne se lassait point. C’est à son énergique impulsion qu’on doit la multiplication du nombre des écoles publiques à Paris et l’amélioration de celles déjà existantes. Les questions les plus modestes sollicitaient son attention. On en trouve la preuve dans le volume qu’en 1897 il publiait sous ce titre : L’enseignement primaire, et où il rassemblait différentes études et instructions publiées par lui ou adressées à ses subordonnés, pendant le cours de sa direction. Du détail rien ne lui échappait. Quant aux questions plus hautes qui ont fait de l’enseignement primaire le champ clos où les partis se sont si souvent combattus, questions de personnel, questions de programme, Gréard, dans le volume dont je parle, s’est, au contraire, abstenu de les traiter. Sans doute il aura pensé que la situation officielle occupée par lui ne le lui permettait pas. Cependant, à la dernière page du livre, il semble qu’il ait voulu, par acquit de conscience, esquisser, d’une plume rapide, le programme de l’enseignement populaire, tel qu’il le comprenait au point de vue moral, et il le fait en termes trop élevés pour que je résiste au désir de les citer ici : « Le respect de Dieu, le sentiment des devoirs envers la patrie, l’amour des parens, le culte de la vérité et de la justice, l’effort sur soi-même, sont des vertus qu’il est facile d’exercer chez l’enfant en le tenant toujours en éveil sur ses actions et sur les motifs qui les ont déterminées, en excitant sa conscience et sa volonté au bien. Plus on accordera à la préoccupation légitime de le munir, dès l’école, pour la vie professionnelle, plus, du même coup, s’imposera l’obligation de tenir haut son cœur. L’école elle-même ne saurait à elle seule conduire à bonne fin cette œuvre d’éducation ; elle ne fait que préparer le développement des habitudes intellectuelles et morales auxquelles la pratique de la vie donne une direction décisive... C’est à ceux qui exercent quelque influence par la parole, par la plume, par l’exemple, de n’oublier jamais que, telle ils feront cette innombrable jeunesse, tel sera l’avenir du pays. »

Vingt ans se sont écoulés depuis que Gréard tenait ce noble langage. Tous les articles de ce programme ont-ils été depuis lors l’objet d’un égal respect ? Tel de ces articles n’a-t-il pas été totalement supprimé, et tel autre ne court-il pas de singuliers périls ? A-t-on fait autrefois, fait-on aujourd’hui tout ce qui est nécessaire pour en imposer le respect et pour le défendre contre l’insubordination d’une partie du personnel chargé de l’appliquer ? Je ne saurais le rechercher, sans m’écarter de mon sujet et sans tomber dans la controverse. Je me bornerai donc à dire que, dans les dernières années de sa vie, il n’a pas dû sans trouble voir compromettre son œuvre ; aussi aurait-il assurément applaudi aux efforts de ceux qui, dans la crise actuelle, s’efforcent, « par la parole, par la plume, par l’exemple. » de conserver au moins chez l’enfant « le sentiment. du devoir envers la patrie. »


II

Le 10 février 1879, Jules Ferry, qui avait eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer Gréard et qui l’appréciait à sa valeur, le nomma vice-recteur de l’Académie de Paris. Pendant vingt-trois ans, Gréard a exercé ces hautes fonctions qui se sont en quelque sorte incarnées en lui. Pour toute une génération universitaire, il a été le Recteur par excellence. Son activité incessante se portait sur tous les points de son vaste domaine. Questions de locaux, questions de personnes, questions de programmes, il s’occupait de tout avec une égale sollicitude, et sa main se retrouve partout. Plus de cinquante millions furent obtenus par lui, tant de l’Etat que de la Ville de Paris, pendant les années de son rectorat, et ce n’est rien exagérer de dire que sa vigoureuse impulsion a été pour presque tout dans l’heureuse transformation, au point de vue matériel, de nos établissemens d’enseignement secondaire.

Plus difficile à préciser est l’influence qu’il exerça sur la question des programmes. Il n’administrait plus ce domaine en maître absolu, comme il avait fait celui de l’enseignement primaire dans le département de la Seine. Ces fonctions nouvelles l’obligeaient à compter non seulement avec les directeurs de l’enseignement secondaire, dont l’autorité s’exerçait parallèlement à la sienne et sans la participation desquels aucune entreprise ne pouvait être menée à fin, mais même avec les ministres dont quelques-uns, pas tous, avaient leurs idées personnelles, bien que l’un d’eux ait dit ingénument quelques mois avant de mourir : « Quand j’arrivai au Ministère, j’aurais pu faire un bon garde des Sceaux, mais j’ignorais tout des choses de l’Instruction publique. » Aussi, sous aucun ministre, l’influence de Gréard n’a-t-elle été aussi grande. Mais d’autres ministres apportaient dans les bureaux de la rue de Grenelle leurs idées personnelles que Gréard ne partageait pas toujours, mais dont ils entendaient assurer le triomphe, ce qui ne laissait pas de le placer parfois dans une situation difficile. « Sa correction administrative, dit l’auteur d’un excellent livre[1] qui servira beaucoup sa mémoire, lui interdisait, devant un dessein arrêté, de contredire le ministre dans une séance publique. Il s’était fait à cet égard une ligne ferme de conduite dont il ne se départit à aucun moment ; il se croyait tenu de donner à tous l’exemple du plus absolu respect hiérarchique. » Ce respect hiérarchique rend assez malaisé de discerner la part qui revient à Gréard dans les transformations successives que notre régime universitaire a subies depuis vingt-cinq ans. Il faudrait savoir exactement ce qu’il a conseillé, ce qu’il a accepté, ce qu’il a combattu, et ce n’est pas à lui, ou plutôt aux trois volumes qu’il a consacrés à l’histoire de notre enseignement secondaire ou supérieur depuis vingt ans, qu’il faut le demander. Les questions qui, en matière d’enseignement, ont le plus vivement passionné l’opinion publique n’y tiennent qu’une faible place. Mais on y découvre cependant l’esprit général qu’il apportait dans ces questions. C’était un esprit de mesure, de tact, de conciliation qui cherchait à résoudre les difficultés, et à prévenir les heurts, en frayant une route à égale distance des opinions extrêmes. Entre les systèmes les plus opposés, il trouve un moyen terme, et, tout en consentant aux sacrifices nécessaires, il cherche toujours à sauver ce qui peut encore être sauvé de ce qui lui est demeuré cher.

Telle fut l’attitude qu’il sut prendre et conserver dans les ardentes controverses auxquelles donna lieu, pendant la durée de son rectorat, la réforme des programmes universitaires. De 1880 à 1902, ces programmes ne furent pas modifiés moins de quatre fois. Mais si les programmes adoptés furent divers, la pensée qui les avait dictés demeurait semblable, à savoir de créer ou plutôt de favoriser, à côté de l’enseignement des humanités grecques et latines, sur lequel la France a si longtemps vécu, un autre enseignement, de quelque nom qu’on veuille l’appeler : enseignement spécial, enseignement moderne, enseignement classique français, qui, s’adressant à une autre clientèle, tendant à une autre fin, formerait, croyait-on, de jeunes Français mieux armés pour les luttes de l’existence et pour la concurrence entre les nations. À vrai dire, la pensée était moins nouvelle que ne le pensaient ceux qui menaient en faveur de ce nouvel ordre d’enseignement une aussi bruyante campagne. « Comme la connaissance des lettres est tout à fait nécessaire à une République, il est certain, écrivait Richelieu dans son Testament politique, qu’elles ne doivent pas être enseignées à tout le monde. Ainsi qu’un corps qui aurait des yeux à toutes ses parties serait monstrueux, de même un État le serait-il si tous ses sujets étaient savans. Le commerce des lettres humaines bannirait absolument celui de la marchandise qui comble les États de richesse et ruinerait l’agriculture, vraie nourricière des peuples. C’est par cette considération que les politiques veulent, en un État bien réglé, plus de maîtres ès arts mécaniques que de maîtres ès arts libéraux pour enseigner les lettres. » Ceux qui menaient, contre l’enseignement du latin une aussi vigoureuse campagne ne se doutaient probablement pas qu’ils avaient un ancêtre aussi reculé. Mais Richelieu n’entendait assurément pas supprimer les maîtres ès arts libéraux, tandis que les partisans du latin semblaient attribuer à la prééminence de l’enseignement classique dans notre pays les malheurs de la France. De même que, pendant un temps, on avait fait honneur à l’instituteur prussien du gain de la bataille de Sadowa, de même peu s’en fallait qu’on n’attribuât aux Real Schulen l’essor de l’empire d’Allemagne. Gréard ne pouvait manquer de s’élever contre ces exagérations. « La culture gréco-latine, écrivait-il, est le fond de notre propre littérature, de nos arts, de notre histoire, de toutes nos traditions nationales. Elle a été le levain du génie français. La grande culture classique, conservée, affermie au profit de ceux qui peuvent en recueillir le bénéfice, est la garantie de cette prééminence intellectuelle qu’il faut garder comme un patrimoine sacré. »

Il ne méconnaissait cependant pas la nécessité de développer, à côté de l’enseignement désintéressé des humanités, un enseignement utilitaire dont l’objet serait « de fournir des chefs à cette armée de travailleurs que forme l’enseignement primaire, dans l’agriculture, dans le négoce, dans la banque, dans l’industrie, dans l’administration des grandes compagnies, dans ce vaste domaine enfin qu’on appelle les affaires. » « Tout élément de variété dans les études secondaires, écrivait-il encore, nous paraît un élément de fécondité et de force. Dès aujourd’hui, nous sommes prêts à applaudir à l’expérimentation des idées nouvelles. » La fréquence de ces expérimentations ne laissait pas cependant de l’effrayer. Lors même qu’il en sentait la nécessité, il voulait qu’elles fussent opérées avec lenteur et prudence, estimant « qu’ajourner une réforme pour les esprits qui n’ont en vue que le bien public est souvent le meilleur moyen d’en rendre le triomphe facile et complet, quelques années plus tard. » « Serait-il sage, ajoutait-il, de bouleverser de fond en comble le vieil édifice où nous sommes habitués à vivre ? » Il aurait voulu, ainsi que le recommande Descartes, « qu’on ne démolît la maison qu’après avoir construit celle qui doit la remplacer, » et, sans s’opposer absolument aux transformations indispensables, il regrettait qu’on ne respectât pas davantage l’architecture du vieil édifice.

La dernière démolition et reconstruction à laquelle Gréard ait pris une part involontaire est la réforme de 1902 qui, divisant les études d’abord en deux cycles, a créé ensuite, à partir de la seconde, quatre sections : latin-grec, latin-langues vivantes, latin-sciences, sciences-langues vivantes, et réunit enfin les élèves en deux groupes au sommet des études en philosophie et en mathématiques, sauf à leur donner ensuite le choix entre quatre examens différens. Ce programme compliqué, qui, par sa complication même, répond peut-être assez bien à la complexité de notre société moderne, effrayait tout particulièrement Gréard. Devant la section permanente du Conseil supérieur de l’Instruction publique, il le combattit ouvertement. En séance plénière, il déclara que « le projet aurait pour conséquence la ruine du grec et ferait courir de grands risques à l’étude du latin. » En séance publique et en présence du ministre dont l’avis était nettement favorable au projet, il se borna à dire qu’il faisait ces constatations « avec une sorte d’angoisse, » mais il n’essaya pas de remonter le courant.

Les angoisses publiquement exposées par Gréard ne permettent donc pas de lui attribuer autre chose qu’une part de responsabilité collective dans les programmes du baccalauréat adoptés par le Conseil supérieur de l’Instruction publique dans sa session de 1902 ; et ceci me met à mon aise pour dire que si, d’un côté, par ce qu’ils ont de varié, ils paraissent assez bien satisfaire à des besoins différens, mais également légitimes, de l’autre, ils sont un peu effrayans par ce qu’ils ont de touffu. Pour moi, lorsque j’ai parcouru récemment ces programmes qui comprennent tant de matières diverses, non seulement (et je ne parle ici que des examens littéraires) la littérature et l’histoire anciennes, la littérature et l’histoire modernes étudiées jusqu’à Victor Hugo et au Congrès de Berlin, mais encore la littérature de deux pays étrangers, et en plus des notions d’algèbre, de géométrie, de physique, de chimie, d’anatomie, de physiologie, de paléontologie, de botanique, sans parler de la psychologie, de la logique, de la métaphysique et même de la morale, je me suis senti pris tout d’abord d’une véritable admiration pour ces jeunes Français de dix-huit ans, au cerveau si bien meublé, et, comparant tout ce qu’ils savent à tout ce que j’ignore, j’en ai éprouvé un sentiment de véritable humilité. Mais comme l’amour-propre reprend assez vite ses droits, comme la capacité des jeunes cerveaux n’a pas augmenté, comme, même sous la troisième République, la journée n’a que vingt-quatre heures, dont il est nécessaire de sacrifier le même nombre au sommeil et dont on veut, avec raison, consacrer une plus grande part aux exercices physiques, je me demande si ces jeunes cerveaux ont pu s’imprégner de façon durable de notions si diverses, et si leurs connaissances ne perdent pas en profondeur ce qu’elles gagnent en superficie. A mon inexpérience pédagogique il semble qu’il ne serait pas impossible de maintenir la diversité des programmes, tout en allégeant chacun, et tout en conservant les quatre branches de l’enseignement, d’en émonder les rameaux superflus.


III

Gréard n’eut pas à faire preuve d’un moindre esprit de mesure, de tact et de prudence pour assurer le succès d’une réforme à laquelle il se dévoua de tout cœur : celle de l’enseignement secondaire des filles. A vrai dire, c’était d’une création plutôt que d’une réforme qu’il s’agissait. L’impulsion qu’en 1868 Duruy avait entendu donner à l’éducation des filles s’était bornée à favoriser, à Paris et dans un certain nombre de villes de province, des cours faits par des professeurs de l’Université ; mais aucun établissement spécialement consacré à l’enseignement secondaire de filles n’avait été créé. Au regard de la loi, cet enseignement n’existait pas. C’est en vue de combler cette lacune que fut votée, en 1880, la loi sur l’enseignement secondaire des jeunes filles. Mais ce n’est pas calomnier les promoteurs de cette loi, de dire que l’enseignement proprement dit des jeunes filles n’était pas la seule question qui les intéressât. Celle du personnel qui distribuerait cet enseignement et des matières qui y demeureraient comprises ou au contraire en seraient exclues, ne les préoccupait pas moins, et si des préventions excessives s’efforcèrent de faire obstacle à cette création, très justifiable en elle-même, il faut reconnaître que le langage tenu et les opinions ouvertement professées par le plus grand nombre des défenseurs de la loi étaient de nature à justifier ces préventions. Ce fut au contraire à les désarmer qu’une fois la loi votée, Gréard mit son application principale. La nécessité de fortifier l’enseignement des femmes avait en lui un partisan convaincu. Les différentes études qu’il a publiées à ce sujet, et dont quelques-unes ont été réunies sous ce titre : L’éducation des femmes par les. femmes, sont des chefs-d’œuvre de psychologie. Dans le programme qu’il trace de cet enseignement, il s’efforce de marquer un moyen terme entre l’éducation un peu trop limitée et superficielle, qui fut longtemps la seule dont on crût la femme capable, et les surcharges d’un enseignement qui tendrait à faire d’elle non pas la compagne mais l’égale de l’homme. Il établissait une juste distinction entre les « femmes instruites » et les « femmes savantes. « Volontiers il se serait approprié cette parole de Fénelon : « Il y a pour les femmes, une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qu’inspire l’horreur du vice. » C’est au surplus à l’exquis traité de Fénelon sur l’Éducation des filles, dont on lui doit une édition nouvelle, qu’à chaque instant Gréard se réfère. C’est comme lui qu’il la comprend. C’est que Fénelon fait montre, dans ce traité, d’une singulière hardiesse, et qu’il étend le programme de l’enseignement des filles presque aussi loin que nos modernes novateurs. Il n’y fait pas entrer seulement en effet la grammaire, le calcul, les histoires grecque et romaine, et l’histoire de France, ce qui était alors une nouveauté. Il n’interdit ni l’éloquence, ni la poésie, ni la musique, ni la peinture, ni même le latin, dont il ne permet cependant l’étude qu’aux filles « d’un jugement ferme, d’une conduite modeste, qui ne se laissent point prendre à la vaine gloire. » Il veut aussi qu’on leur donne quelques notions de droit, pour que, devenues veuves, elles puissent défendre leurs intérêts. En même temps, il conseille de les mettre de bonne heure « dans la pratique, » c’est-à-dire de les appliquer au gouvernement du ménage, et il loue les femmes qui « s’adonnent à régler les comptes de leur maître d’hôtel, plutôt qu’à entrer dans les disputes des théologiens. » « Que pourrions-nous, ajoute Gréard, demander de plus aujourd’hui, à ne regarder que le cadre ? »

C’est, à n’en pas douter, sous l’inspiration de Gréard, que le nom de Fénelon fut donné au premier lycée de filles ouvert à Paris, et il faut voir, dans le choix de ce nom, une indication discrète, comme il aimait à en donner. Il est en effet superflu de dire que Fénelon comprenait la religion parmi les matières qui devaient être enseignées aux filles. Mais, à s’en tenir au rapport où il traçait à grands traits le programme de cet enseignement, Gréard ne croyait pas devoir y comprendre l’instruction religieuse. L’auteur de l’excellent petit livre dont j’ai parlé donne de ce silence une raison ingénieuse : « Bien que son Mémoire n’eût qu’un caractère demi-officiel, sa correction administrative, le sentiment des convenances, lui interdisaient d’en parler à une date où la neutralité était imposée par la loi. Toutefois, sa conviction à cet égard était demeurée aussi ferme. » « Si je n’ai pas parlé de l’instruction religieuse à cette date, écrivait-il, dans une lettre particulière, c’est que la loi la met hors de cause. Je plaindrais les mères qui priveraient leurs filles de ce puissant élément d’éducation morale et de cette source d’exquises jouissances pour la conscience humaine, même alors que la raison n’est plus tout à fait d’accord avec le sentiment. Mon avis est qu’il faut laisser faire successivement le sentiment et la raison ? et puis laisser le sentiment et la raison s’entendre, comme ils pourront. J’ai le fanatisme, tous les fanatismes en horreur. C’est pour moi un manque d’esprit et de cœur. »

S’il a gardé le silence dans ses rapports, Gréard a, tout au moins, dans le volume dont j’ai parlé, laissé ouvertement apercevoir sa préférence pour ce qu’on pourrait appeler l’éducation à la Fénelon. Sans doute il ne croit pas devoir exclure de la revue des femmes éducatrices celles qui se sont inspirées uniquement des principes philosophiques, comme Mme d’Épinay, l’auteur des Conversations d’Emilie, ou Mme Roland. Mais on sent sa prédilection pour les éducatrices dont l’enseignement est imprégné de l’esprit chrétien, que ce soit une protestante comme Mme Necker, ou une catholique comme Mme de Maintenon. Son éducatrice de préférence. C’est Mme de Maintenon dans l’acte de décès de laquelle il se plaît à relever cette unique mention : « Institutrice de la Maison Royale de Saint-Louis. » Un des premiers, il a rendu justice à l’originalité de la tentative de Saint-Cyr, « la première sécularisation, a dit Saint-Marc Girardin, intelligente et hardie de l’éducation des femmes. » Il loue le programme qu’elle y avait fait adopter, et s’il regrette que, dans la période de réaction qui suivit les représentations d’Esther, elle ait supprimé, au point de vue de l’instruction, une partie de ce programme, il loue sans réserve ses procédés d’éducation et la peine qu’elle prend pour de bonne heure « faire entrer les enfans en raison » et développer chez les demoiselles « le jugement. » Il revient avec complaisance, à plusieurs reprises, sur la manière dont elle entendait l’enseignement de la religion. « Que la piété qu’on leur inspire, disait-elle, soit solide, simple, douce et libre ; qu’elle consiste plutôt dans l’innocence de leur vie, dans la simplicité de leurs occupations, que dans les austérités et les retraites. Quand une fille instruite dira et pratiquera de perdre vêpres pour tenir compagnie à son mari malade, tout le monde l’approuvera... Quand elle dira qu’une femme fait mieux d’élever ses enfans et d’instruire ses domestiques que de passer la matinée à l’oratoire, on s’accommodera très bien de cette religion et elle la fera aimer et respecter. » Enfin, après avoir fait sur plus d’un point l’éloge des procédés employés par elle, et déclaré, en propres termes, que, sous certains rapports, « la pédagogie moderne n’a rien trouvé que les Dames de Saint-Louis n’eussent, dans une certaine mesure, appliqué dans la perfection, » il termine cette étude substantielle en disant : « On peut discuter ses vues, on ne peut méconnaître son autorité en matière d’éducation. Elle est de la race de Boileau ; en mal parler porte malheur. »

En quels termes parle-t-on aujourd’hui de Mme de Maintenon et même de Fénelon, soit dans les lycées et collèges créés en application de la loi de 1880, soit dans l’École normale où l’on forme les maîtresses destinées à enseigner dans ces lycées et collèges ? J’avoue l’ignorer absolument, mais, je ne sais trop pourquoi, je me figure que ce n’est peut-être pas sur le ton qu’aurait souhaité Gréard. Sans doute il ne faut pas attacher plus d’importance que de raison à certaines publications où il convient de faire très large la part de l’imagination, de la fantaisie et de la personnalité. Il est difficile cependant de croire que, dans ces publications d’anciennes élèves, il n’entre pas une part de vérité. Si, comme il est probable, dans ces établissemens on parle avec peu de déférence de Mme de Maintenon, souhaitons que cela ne leur porte pas malheur, que le fanatisme, tous les fanatismes continuent d’y être en horreur, et que l’éducation qu’on y donne demeure ou redevienne semblable, comme Gréard lui-même l’indiquait dans une jolie page « à l’une de ces statues antiques que Fénelon représente dans toute la sève de la vie, le port élégant et ferme, la démarche modeste et aisée, le front éclairé par la pensée et le sourire aux lèvres. »


IV

Gréard était plus à l’aise pour se mouvoir sur le terrain de l’enseignement supérieur que sur celui de l’enseignement secondaire, car, sur ce terrain, il se sentait d’accord, non seulement avec ses chefs hiérarchiques, mais avec lui-même. Il ne pouvait y avoir désaccord en effet sur la nécessité de relever notre enseignement supérieur de la misère où, peu à peu, il était tombé, misère matérielle s’entend et à certain point de vue glorieuse, car elle n’avait empêché ni les lettres françaises de s’honorer par les cours d’un Guizot, d’un Cousin, d’un Fustel de Coulanges, ni la science de s’illustrer par les travaux d’un Magendie, d’un Dumas, d’un Claude Bernard, d’un Berthelot, d’un Pasteur, et elle avait montré ce qui peut, malgré l’insuffisance des ressources mises à sa disposition, la force persévérante du génie.

Il était urgent cependant d’apporter un remède à cette misère, car, si une forte organisation de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire est nécessaire à un peuple pour maintenir son rang dans le monde, c’est par l’enseignement supérieur qu’il conquiert le premier. Il était nécessaire de rendre la vie à nos Facultés des lettres et des sciences devenues languissantes en leur donnant plus de liberté, en les appelant à s’administrer elles-mêmes et en leur remettant le gouvernement de leur vie matérielle et de leur vie intellectuelle. Il était nécessaire aussi de transformer les habitudes de notre enseignement supérieur, et, sans méconnaître l’utilité qu’ont eue, en leur temps, ces cours surtout oratoires qui ont jeté tant d’éclat sur la Sorbonne ou le Collège de France, d’habituer cependant nos professeurs à donner à leurs leçons une forme plus précise, de les rapprocher davantage de leurs élèves, et de créer entre eux la relation amicale de maître à apprenti par laquelle se transmet, avec la science acquise, la méthode de travail. La condition indispensable de ces réformes était d’élargir le cadre où se distribue cet enseignement et d’agrandir la maison pour la rendre digne de ses hôtes. Telle est, très brièvement résumée, l’œuvre à laquelle Gréard a contribué. Il mit au service de cette œuvre l’activité patiente du fonctionnaire qui est toujours là, qui veille à tout et ne laisse rien passer sans y porter la main. Il apporta une ardeur particulière à la reconstruction de la Sorbonne, qu’on peut considérer comme le symbole de la profonde rénovation apportée dans les méthodes de notre enseignement supérieur. Par ses relations personnelles, par ses incessantes démarches, par ses sollicitations et son influence, il fut pour beaucoup dans l’accord qui intervint, au point de vue financier, entre l’Etat et la Ville de Paris, entre le Parlement et le Conseil municipal, qui assura le succès de l’œuvre, et il mérita ainsi que, le jour où la loi portant reconstruction de la nouvelle Sorbonne fut définitivement votée, Jules Ferry lui envoyât le texte du télégramme par lequel il en avait été informé lui-même, en y ajoutant cette mention : « Offert à M. Gréard pour ses archives personnelles, en souvenir de son œuvre. » Mais il fut aussi le collaborateur de l’architecte éminent, auquel on doit cette construction magnifique où ce qui pouvait être conservé de l’ancienne Sorbonne a été si heureusement marié avec la nouvelle. Par cette collaboration incessante il a mérité que son nom fût joint à celui de M. Nénot sur le recueil des plans de la nouvelle Sorbonne dont il a écrit la préface. Cette collaboration avait éveillé en effet chez lui des instincts d’archéologue. Il a raconté, dans une page charmante, l’émotion qu’il ressentit lorsque fut découverte, au milieu des ruines, la plaque commémorative de la fondation de Richelieu. Il s’est dépeint piétinant dans la boue, par un ciel bas, par une pluie fine et froide, pour surveiller le travail des ouvriers, sondant avec eux les blocs au fur et à mesure qu’ils étaient découverts, et rentrant découragé dans son cabinet où, quelques instans après, l’architecte se précipitait suivi d’un ouvrier qui portait une enveloppe de plomb. Sous cette enveloppe, quelques coups de ciseau faisaient apparaître une plaque de cuivre doré qu’illuminait, à ce moment précis, un rayon de soleil. L’acte de baptême de la Sorbonne de Richelieu était retrouvé. « Angoisse et joie, ajoute-t-il, j’avais passé par toutes les émotions de l’archéologue. »

La disparition de la vieille Sorbonne n’a pas seulement éveillé chez Gréard un archéologue ; elle a suscité en lui un historien, car, pour le véritable historien, tout ce qui a fait grande figure dans la vie d’un peuple demeure digne de respect. Il croyait en effet qu’ « on peut aimer son temps passionnément et travailler avec ardeur à préparer l’avenir, sans méconnaître le passé. » C’est à ce passé qu’il voulut rendre hommage en écrivant le beau livre qui a pour titre : Nos adieux à la vieille Sorbonne. La destinée de ce vieux bâtiment l’avait ému, un soir qu’il avait voulu le parcourir seul, dans une visite suprême, quelques jours avant que le pic des démolisseurs n’eût achevé sa tâche. Pour enlever les ruines qu’ils avaient faites, il avait fallu traiter au prix de vingt-cinq mille francs. Vingt-cinq mille francs ! C’était tout ce qu’avait été estimée la Sorbonne de Richelieu, et, dans un accès de mélancolie philosophique, Gréard se demanda ce que vaudraient un jour les ruines de la Sorbonne nouvelle. Au moins voulut-il que justice fût rendue à l’ancienne, et il s’appliqua, avec une pieuse fidélité, à feuilleter ses archives inexplorées. Il pénètre et fait avec lui pénétrer ses lecteurs dans la vie intime « de ces humbles serviteurs de jadis, serviteurs d’une foi, d’une idée, pour qui la suprême récompense, la seule le plus souvent, était de dormir obscurément leur dernier sommeil dans la maison à laquelle ils s’étaient voués, bercés par les lointains souvenirs du passé et par les rêves de l’avenir. » Il nous fait assister à leurs fêtes, à leurs soutenances, à leurs disputes, à leurs épreuves, jusqu’au jour où, pour s’être refusés fièrement à prêter le serment civique, ils furent frappés et dispersés par la Révolution. L’ouvrage se terminait par le magnifique éloge « d’une société, née au milieu du trouble et de la confusion des idées du moyen âge, qui, dès l’origine, ne cherchait sa force qu’en elle, n’acceptant aucun subside qui l’engage, aucune autorité qui la subordonne, se recrutant par un libre choix, n’admettant pas les vœux et repoussant les privilèges, ne promettant à ceux qui recherchent l’éducation dont elle dispose ni honneurs, ni bénéfices, n’usant de son crédit auprès des puissances que pour servir les humbles, plus souvent dans la détresse que dans l’aisance, prête à tous les sacrifices, hormis à ceux qui porteraient atteinte à son indépendance, fidèle à elle-même à travers les siècles, par la seule force de la coutume, attachée aux doctrines religieuses les plus libérales et pénétrée du sentiment national, mais étrangère à toute ingérence politique, retenue par l’élévation de ses principes sur la pente des entraînemens dangereux et ouverte aux idées de perfectionnement social et de progrès, profondément humaine en un mot, simple et aimable, laissant dans le cœur de ceux qui ont goûté l’intimité de son commerce une gratitude impérissable, dans l’esprit de tous le sentiment d’une autorité justement acquise, et, le jour où s’ouvrait un monde nouveau, se retirant avec honneur. N’est-ce pas là, ajoutait-il, un souvenir qui porte en lui-même sa noblesse et sa moralité ? »

Dans cet éloge de la vieille Sorbonne, tellement complet qu’il pourrait provoquer certaines restrictions, on se demande s’il ne faut voir que l’effort d’un esprit soucieux avant tout de justice et d’impartialité ? N’est-il pas permis de lire entre les lignes, et, sous l’éloge que fait Gréard des maîtres d’autrefois, de découvrir quelques conseils adressés, toujours à la façon discrète dont il était coutumier, aux maîtres d’aujourd’hui ; conseils superflus assurément lorsqu’il loue les vieux docteurs de leur fierté, de leur désintéressement, de leur indépendance, mais encore utiles lorsqu’il leur fait également honneur d’être demeurés étrangers à toute ingérence politique, et, tout en se montrant ouverts aux idées de perfectionnement social et de progrès, de ne point s’être laissés glisser sur la pente des entraînemens dangereux. C’est bien ainsi que Gréard comprenait les devoirs du professeur ; c’est bien l’esprit qu’il s’est efforcé, pendant de longues années, de faire prédominer dans notre enseignement, et dont il a donné l’exemple dans l’exercice de ses délicates fonctions. De même qu’il a mérité, dans le tableau qui représente la pose de la première pierre de la nouvelle Sorbonne, de figurer au premier rang, en grand costume, ef que l’artiste a bien fait de mettre en valeur sa belle tête ; de même il mérite de demeurer comme le représentant le plus accompli de l’esprit universitaire, dans ce que cet esprit a eu de plus intelligent, de plus noble, de plus ouvert à toutes les idées généreuses et nouvelles, tout en demeurant circonspect et mesuré. Tel est encore, je m’en tiens pour assuré, l’esprit de l’Université d’aujourd’hui. Espérons que cet esprit ne paraîtra jamais aux maîtres de l’avenir aussi archaïque que risque de le paraître, le jour où sera perdu l’usage des vieux costumes, la belle robe violette et noire dans les plis de laquelle le peintre s’est complu à envelopper Gréard.


V

Au mois d’octobre 1902, Gréard sollicita sa mise à la retraite. Cependant, il était encore dans la force, sinon de l’âge, du moins de l’intelligence, et ceux qui l’admiraient étaient en droit d’espérer que les lettres sacrifiées par lui à la pédagogie allaient prendre leur revanche, et l’écrivain mettre à profit des loisirs dont n’avait jamais joui l’administrateur. Cet espoir fut trompé, mais le sacrifice n’avait jamais été complet, et, dans la vie la plus occupée qui fût, Gréard avait toujours trouvé le temps de cultiver les lettres pures. Après avoir parlé du pédagogue, je voudrais faire apprécier le lettré.

Les nombreux admirateurs du talent littéraire de Gréard se sont complu à le traiter de moraliste et à le rattacher à cette lignée d’écrivains d’élite, quelques-uns même de génie, qui va de Montaigne à Joubert, en passant par La Rochefoucauld et Vauvenargues. Un moraliste éducateur ; tel est le titre que Mlle Bourgain a donné au livre qu’elle lui a consacré. L’expression est juste en ce sens que, dans presque toutes les œuvres qu’il a laissées, c’est la préoccupation morale qui domine. Mais elle ne donne pas une idée très exacte de ces œuvres elles-mêmes dont aucune n’est un traité de morale, ni un recueil de maximes. Gréard n’était pas coutumier de traduire ses pensées en axiomes. Il était le moins dogmatique des hommes, et, à ce grand pédagogue, tout ce qui était didactique répugnait. Je le rangerais plutôt dans la catégorie des psychologues. Ce qu’il a laissé, ce sont surtout des études biographiques, et, dans ces biographies, ce qui l’intéresse, c’est surtout la nature morale des personnages. A l’inverse de ces biographes qui recueillent les moindres particularités de la vie de leurs héros et ne reculent pas devant celles qui les amoindrissent, le détail des menus faits l’intéresse peu. Il les choisit avec discernement, et n’en rapporte que ce qui est nécessaire pour faire connaître le personnage lui-même et en mieux expliquer le caractère. Qu’il nous fasse remonter jusqu’à l’antiquité avec Plutarque, ou qu’il nous ramène, au contraire, en pleine crise des temps modernes, avec Prevost-Paradol et Schérer, il s’applique toujours à discerner et mettre en lumière le sentiment qui a dominé la vie de celui qu’il a entrepris de faire connaître. Chacune de ses biographies pourrait porter un sous-titre : Plutarque ou le Sage, Prevost-Paradol ou l’Ambitieux, Scherer ou le Sceptique, et à ce point de vue, elles sont bien des petits traités de morale. Je laisserai de côté la biographie du Sage pour m’attacher à celle de l’Ambitieux et du Sceptique.

Ambitieux, Prevost-Paradol l’était au plus haut point, mais à Dieu ne plaise qu’en me servant de ce mot, je porte la moindre atteinte à la mémoire d’un homme que j’ai beaucoup connu, beaucoup goûté quand j’étais jeune, et qui, sous certains rapports, était une des plus nobles et des plus séduisantes natures qu’il fût possible de rencontrer ! Aussi m’abandonnerai-je au plaisir mélancolique de parler un peu de lui. Il semble que Prevost-Paradol ait eu le sentiment que la qualification d’ambitieux pourrait un jour lui être appliquée lorsqu’il disait : « N’est pas ambitieux qui veut, et bien des gens reçoivent ce nom ou même s’en défendent comme d’un blâme qui n’y ont aucun droit et ne sont pas dignes de le porter, » et lorsqu’il définissait l’ambition : « l’âpre désir du commandement ou de la gloire. » Ainsi définie, l’ambition est un des plus nobles sentimens que l’homme puisse connaître. C’est un des principaux ressorts de l’activité humaine, c’est le ferment qui fait lever la pâte. Dès l’École normale, dès le collège, Prevost-Paradol fut ambitieux et il ne s’en défendait point : « Oui, s’écriait-il, j’ai mille raisons d’être ambitieux et amoureux de la vie ! Je voudrais être puissant ! Je voudrais être riche ! Je voudrais être aimé ! » Peu s’en est fallu que ce triple vœu n’ait été accompli.

Il avait eu une enfance triste, une jeunesse difficile et pauvre, dont il avait noblement supporté les privations : « Es-tu en état de me faire dîner au Palais-Royal ? J’ai douze sous à moi, » écrivait-il à Gréard lui-même, le jour où il apprenait que l’Académie française lui avait décerné un prix pour son Bernardin de Saint-Pierre. Mais il triomphait peu à peu de ces difficultés, et fièrement, par son seul mérite, par les moyens les plus nobles, par le travail et par la plume, il faisait, ainsi qu’il le disait lui-même, sa trouée. Une remarquable thèse de doctorat, sans parler d’autres travaux qui avaient attiré l’attention de ses chefs, lui valait d’être nommé suppléant du cours de littérature française à la Faculté des lettres d’Aix. Il y enseignait assez longtemps pour sentir se révéler et se développer en lui un don que, toute sa vie, il devait caresser le rêve d’exercer, u II vous a une parole, celui-là, » entendait-il un soir, dans l’obscurité, un de ses étudians dire à la sortie de son cours, et ce compliment, dont il ne pouvait mettre en doute la sincérité, lui était, en quelque sorte, une révélation sur lui-même, en même temps qu’elle suscitait dans son cœur une ambition nouvelle, qui devait plus tard devenir un tourment. Mais il put, pour l’instant, croire ses vœux comblés lorsqu’il reçut une lettre qui lui offrait de venir dans la capitale rédiger le Premier Paris du Journal des Débats. Avant de répondre, il voulut, pour se donner le temps de la réflexion, faire trois fois le tour de son petit jardin. Il n’avait pas fini le premier qu’il était déjà décidé.

Prevost-Paradol débutait ainsi, à vingt-sept ans, sur la grande scène. Il y eut alors dans sa vie quelques années brillantes et, en apparence, heureuses. Ceux qui ont été tant soit peu mêlés à l’ardente bataille politique des dernières années de l’Empire se souviennent encore de la place qu’y a tenue Prevost-Paradol. Dans un temps où la liberté de la presse n’existait pas, — ce dont le talent des journalistes ne se trouvait pas plus mal, — un article de lui était un événement. Que cet article eût paru dans les Débats, ou plus tard dans le Courrier du Dimanche, on ne le lisait pas seulement ; on en parlait ; on se le passait de main en main, et qui ne l’avait pas lu la veille le lisait le lendemain, surtout si l’article avait été l’objet d’un avertissement. On peut même, en toute justice, se demander si, de l’étroite surveillance exercée alors sur la presse, Prevost-Paradol n’est pas un de ceux qui ont eu le plus à se louer, et si son talent, fait de sobriété, d’esprit, de malice, d’ironie, de cette ironie qu’il appelait « le dernier asile, la dernière dignité du faible et de l’opprimé, l’indomptable et insaisissable ironie qui dissout peu à peu les dominations les plus superbes, « serait apprécié aujourd’hui autant qu’il l’était alors.

Des travaux plus durables établissaient cependant sa réputation, entre autres son livre sur les Moralistes français, qui contient peut-être quelques-unes des plus belles pages de prose française qui aient été écrites au XIXe siècle, et son ouvrage sur la France nouvelle où presque tous les problèmes qui nous agitent à l’heure actuelle sont prévus et discutés avec une grande hauteur de vues, et auxquels il propose toujours la solution la plus libérale et la plus patriotique. Le succès de ses œuvres assurait son indépendance, et il devait à sa plume de ne plus connaître les soucis mesquins qui avaient pesé sur sa première jeunesse. Tout semblait lui sourire. Ce n’étaient pas seulement les salons de l’opposition qui lui faisaient fête. Ses adversaires s’inclinaient devant son talent, et Sainte-Beuve, dans un article remarqué, l’adjurait de renoncer à la politique pour se consacrer aux pures lettres. A trente-sept ans, ce qui en ce temps-là était très jeune, il était nommé de l’Académie française, et sa réception par M. Guizot faisait événement. Ainsi le triple vœu qu’il formait dans ses rêves d’ambition juvénile se trouvait presque complètement réalisé, car il ne connaissait pas seulement la gloire, et, sinon la richesse, du moins l’aisance : il était aimé et il aimait. Une satisfaction manquait encore cependant à son âpre désir : c’était le commandement.

« Désirer la gloire, a-t-il écrit dans un morceau sur l’Ambition, c’est entreprendre sur l’imagination des hommes ; désirer le commandement, c’est entreprendre sur leur volonté... Faire sienne la volonté de ses semblables et, par conséquent, leur puissance et leur part d’action sur le monde, vouloir en eux, agir par eux et accomplir par leur entremise des actes si importans par leur nature ou par leurs effets qu’ils ressemblent à des manifestations de la puissance divine, quelle extension visible de notre être, quelle multiplication de nos forces, quelle élévation, ou plutôt quelle transformation de la nature humaine ! » C’est à cette transformation que Prevost-Paradol aspirait de toute l’ardeur de son être. Il avait soif de l’action. Sans doute il savait que la pensée demeure la forme supérieure de l’action. Il savait que celui-là, philosophe, historien, savant, qui a mis en circulation, dans le monde des idées, une vérité nouvelle ou même une erreur, agit en réalité davantage sur son temps et sur les temps à venir, que l’homme de guerre par le gain de quelque bataille ou l’homme d’Etat par l’accomplissement de quelque dessein politique. Mais, sans compter que cette forme de l’action est le privilège de quelques esprits supérieurs à la hauteur desquels Prevost-Paradol ne se sentait peut-être pas, elle ne s’exerce jamais qu’à la longue, et il était de ceux auxquels l’attente pèse et dont l’ardeur voudrait pouvoir dévorer le temps. Aussi ne concevait-il l’action que sous une forme : la politique, à laquelle cependant il s’excusait presque auprès de Sainte-Beuve de ne pouvoir renoncer : « Je voudrais qu’il en fût autrement, lui écrivait-il, que je ne le pourrais pas. Je suis comme les amoureux qui retrouvent au bout de toutes leurs paroles et de toutes leurs pensées l’image de leur maîtresse. »

Si Prevost-Paradol était amoureux de la politique, c’était parce qu’il voulait, par cette voie, arriver au commandement. Un jour qu’avec Maxime du Camp il traversait la grande allée centrale des Tuileries, d’où l’on aperçoit le Pavillon de l’Horloge, celui-ci lui demanda quel était son rêve, et Prevost-Paradol répondit avec exaltation : « Le maître de la France est là. Eh bien ! je voudrais être le maître de ce maître. » Pour s’imposer à ce maître apparent de la France, Prevost-Paradol ne voyait avec raison qu’un moyen, c’était de pénétrer dans les assemblées publiques. Là il aurait pu cultiver une faculté qu’il souffrait de laisser en jachère au dedans de lui-même, après en avoir recueilli, au début de sa vie, les premiers fruits. Ce don de la parole que les étudians d’Aix saluaient chez lui, il croyait le posséder et il n’avait pas tort. Il m’a été donné de l’entendre un jour, dans une réunion, et il était impossible de joindre plus de charme à plus de force, plus d’élégance à plus de chaleur. S’il avait eu l’occasion de déployer ce don, Prevost-Paradol ne serait pas arrivé à une moindre réputation comme orateur que comme écrivain, et il aurait connu les plus fortes jouissances qu’il soit possible à un homme de connaître. Elever devant des hommes assemblés une voix claire et sonore ; traduire aux uns leurs sentimens confus en des accens qui remuent leur cœur et leur arrache des applaudissemens ; faire passer peu à peu ces sentimens dans l’âme des incertains et les courber sous la persuasion ; s’imposer aux résistans par l’ascendant du talent et du caractère, leur tenir tête au besoin, opposer le calme aux violences, le sarcasme froid aux interruptions maladroites, le mépris insolent aux injures grossières, et en même temps donner par la forme une valeur durable à ces manifestations d’un jour, faire œuvre de lettré en même temps que d’homme d’action et, dépassant le but immédiat, atteindre presque à la postérité, telles sont les joies que procure l’éloquence, tel est le rêve que peut caresser l’orateur. Il n’y a nul doute que Prevost-Paradol n’ait aspiré à ces joies et n’ait caressé ce rêve, et avec d’autant plus d’ardeur que, par l’éloquence, il espérait arriver au commandement. « Le commandement, écrivait-il encore, n’atteint toute sa beauté véritable, il n’a tout son prix, il ne devient le digne objet de l’ambition humaine que lorsqu’il repose sur la persuasion, et qu’il nous est accordé par le consentement éclairé de nos égaux... C’est le libre assentiment des volontés qui donne au commandement toute sa douceur, et à l’ambition toute sa noblesse. » Pour exercer le commandement sous cette forme, une chose était nécessaire à Prevost-Paradol : c’était d’obtenir un mandat législatif que seul le suffrage universel pouvait lui conférer. Or le suffrage universel peut commettre bien des erreurs ; il peut se tromper dans ses choix, laisser de côté des mérites éclatans, accorder ses faveurs à des médiocrités, mais il a un mérite qu’on ne saurait lui refuser : il connaît les siens. Il sait distinguer entre ceux qui le subissent avec résignation, et ceux qui l’acceptent avec une conviction sincère. Prevost-Paradol avait la répugnance du suffrage universel. Il était né pour être le serviteur d’une monarchie aristocratique ou le citoyen d’une république oligarchique ; Anglais ou Athénien. La tyrannie du nombre le révoltait : « La foule, écrivait-il au lendemain du 2 Décembre, a autant de droits que de besoins, le droit de vivre, de boire, de pratiquer la jouissance du code civil, don paternel de la classe éclairée fait à des mineurs de la nation. Mais ouvrir le monde politique à des gens qui ne savent pas lire, à qui la moindre notion de droit individuel est étrangère et qui vont droit au despotisme, comme un âne au moulin, c’est, comme le dit le grand Balzac, « lâcher un taureau dans la boutique d’un faïencier. »

Les « mineurs de la nation » devinaient son instinctif mépris, et le suffrage universel ne se laissa pas fléchir par lui. A plusieurs reprises, il essaya de le séduire. Il n’y réussit jamais. A Paris, en 1863, malgré l’appui de Gambetta, qui montra dès ce jour qu’il se connaissait en hommes ; à Nantes, en 1869, il échoua, écrasé les deux fois entre un obscur candidat officiel et un candidat démocrate non moins obscur. Dans sa campagne de Nantes, il avait cependant déployé une activité qui faisait contraste avec ses habitudes un peu nonchalantes, et il fit montre des réelles qualités oratoires qui sommeillaient en lui. Au début d’une réunion publique, il dut attendre une demi-heure, les bras croisés, qu’on voulût bien lui laisser prendre la parole ; mais une fois qu’il l’eut prise, il la garda deux heures, parlant haut et clair, ne voyant plus rien que la chose à dire et l’effet à produire. « J’ai découvert avec plaisir, écrivait-il à son ami Ludovic Halévy, que c’était mon vrai métier ; j’ai été vraiment éloquent parce que j’ai été dur et insolent pour des adversaires que je croyais voir en face et que j’avais un plaisir extrême à mettre en déroute. » Ce second échec lui fut d’autant plus sensible, et, bien que, dès le lendemain, il adressât une apostrophe demeurée célèbre aux « Lettres chéries, douces et puissantes consolatrices, sources limpides cachées à deux pas du chemin sous de frais ombrages... éternellement belles, éternellement pures, clémentes à qui leur revient,.. » cependant la blessure était profonde et il éprouvait le sentiment que Montaigne prête à La Boëtie lorsqu’il le plaignait « d’avoir croupi aux cendres du foyer domestique, condamné à laisser oisives de grandes parties desquelles la chose publique eût pu tirer du service, et lui de la gloire. » Ce fut alors qu’il se tourna vers une autre espérance qui, malheureusement, devait le tromper encore.

C’était le moment où le maître de la France concevait la pensée, comme on disait dans la langue politique d’alors, de couronner l’édifice en donnant à la presse une liberté, au parlement des prérogatives plus grandes que celles dont il les avait laissés jouir jusque-là, et où, par un mouvement dont il serait injuste de soupçonner la sincérité, il se tournait vers des hommes qui avaient été jusque-là ses adversaires politiques déclarés pour les appeler au pouvoir. En même temps qu’il s’entourait de nouveaux ministres, dont il est superflu de rappeler les illustres ou honorables noms, il proposait à Prevost-Paradol d’aller représenter la France à Washington. Rien dans l’attitude prise par Prevost-Paradol vis-à-vis de l’Empire n’opposait un obstacle absolu à ce qu’il acceptât cette proposition. « Se diviser sur la forme du gouvernement, c’est se disputer sur la couleur du papier des chambres avant que la maison ne soit bâtie, » déclarait-il un jour dans une réunion, et il ne faisait là que répéter, sous une forme plus familière, ce qu’il écrivait dans l’introduction de la France nouvelle, lorsqu’il parlait de « cette indifférence déclarée aux questions de personnes, de dynastie, de cadres extérieurs du gouvernement qui lui avait valu tant d’attaques, mais qui serait toujours son principal titre à l’approbation des esprits sages et des bons citoyens. » A ses yeux, le régime parlementaire était la seule chose qui comptât ? et rien ne lui défendait] de croire (que le souverain, qui lui faisait une proposition aussi honorable, ne voulût véritablement restaurer en France le régime parlementaire. Ce qui personnellement le tentait, ce n’était pas, ainsi qu’on lui en fit l’injuste reproche, l’appât grossier d’une fonction publique avec les avantages qui s’y attachent. C’était le sentiment qu’il abandonnait sa plume dont l’usage trop fréquent lui donnait parfois la nausée, pour faire, dans la voie de l’action, un pas qu’il comptait bien ne devoir être que le premier. Sa mission diplomatique en effet ne devait être que temporaire, et bientôt on le rappellerait : « Terminez l’affaire des tarifs, lui avait dit l’Empereur lorsqu’il le reçut en audience de départ, et revenez prendre votre place dans le gouvernement. » Il avait réalisé son rêve de gloire. Bientôt il verrait se réaliser son rêve de commandement.

On sait ce qui arriva. Il partit, laissant l’Europe en pleine paix. En débarquant, il apprit que la France et la Prusse étaient sur le point d’entrer en guerre. Que se passa-t-il alors dans ce cœur déjà éprouvé, moins par certaines attaques grossières dont il avait été l’objet, que par le blâme discret de quelques amis ? Par un phénomène de lucidité singulière, entrevit-il les catastrophes qui allaient fondre sur la France, et son imagination ardente fit-elle apparaître devant ses yeux ces lendemains de défaite dont la prévision arrachait à son patriotisme, dans la France nouvelle, ce cri éloquent : « Et de quel prix serait donc la vie que nous aurions à traîner désormais sur ce débris à demi consumé qui, couvert encore du pavillon de la vieille France, flotterait plus ou moins longtemps sur les ondes, au gré des caprices de l’Europe > avant de tomber tout à fait sous le regard insolent du vainqueur ? » Crut-il, au contraire, au triomphe, et se laissa-t-il dominer par la crainte que ce lendemain de victoire n’amenât une réaction de despotisme militaire dont la violence jetterait de nouveau à bas le fragile édifice de la liberté si récemment relevé, et le mettrait dans la nécessité d’infliger à son ralliement d’un jour un humiliant désaveu ? On a peine à s’imaginer la violence de l’orage qui éclata brusquement dans cette âme impressionnable. Sous cet orage, non seulement sa volonté, mais sa raison faiblirent, et, par un acte presque aussi inconscient que prémédité, il attira sur sa tête cette mort prématurée qu’après son poète favori il reprochait à la nature de faire planer, silencieuse et menaçante, au-dessus de chaque destinée humaine : Quare mors immatura vagatur ?

Telle fut l’existence, aux débuts si brillans, à la fin si tragique, que Gréard s’est complu à raconter. Il fait pénétrer dans les détails de cette existence, avec tout l’art d’un biographe, toute la finesse d’un psychologue, et toute la tendresse d’un ami. Nous avons déjà dit quelle étroite intimité s’était nouée à l’École normale entre Prevost-Paradol et celui qu’il appelait son cher Ottavio. La vie n’avait fait que resserrer les liens de cette intimité. Jamais Gréard n’a cessé de jouer auprès de Prevost-Paradol ce rôle de guide et de consolateur auquel l’équilibre de sa propre nature le rendait apte. C’est à Gréard que Prevost-Paradol, à peine débarqué, et « tout enveloppé de tristesse, » adressait de New-York l’avant-dernière lettre qu’il ait écrite ; et, dans cette lettre, il regrette de ne pas l’avoir auprès de lui, « avec son bon sens pénétrant, délicat et ferme, » pour le réconforter doucement, ainsi qu’il l’a fait tant de fois. C’est à Gréard, également, que sont adressées un grand nombre des lettres qui complètent le volume ; lettres admirables, dont les premières sont datées du collège, et où l’écolier se montre déjà un maître de la langue.

Grâce à ces lettres, à des journaux, à des notes inédites dont il a eu communication, Gréard a pu mettre en lumière un trait du caractère de son ami, que ne saisissait point l’observateur superficiel, mais qui n’échappait point à ceux dans l’intimité desquels il vivait : un penchant au découragement, à la tristesse, et à un détachement philosophique des choses qu’il semblait désirer le plus ardemment, trait qui, du reste, lui est commun avec tous les grands et nobles ambitieux, car ils ont le sentiment que rien sur terre ne remplira jamais la plénitude de leurs rêves, et que les satisfactions les plus complètes en apparence leur laisseront toujours la sensation du vide et du néant. A vingt ans, dans un journal intime, il exprimait déjà ce sentiment : « J’aborde le monde, écrivait-il, avec des mouvemens d’ambition que j’entretiens de mon mieux, car ils sont ma vie, et avec un fond d’indifférence qui, tôt ou tard, prendra le dessus. L’extrême lassitude que je porte en tout ressemble à la lâcheté. Mes travaux, mes actions, mes désirs, sont des voyages. L’indifférence est ma patrie. » Cependant, il voyageait souvent et n’habitait guère longtemps de suite cette patrie ; mais, quand il y revenait, il cherchait sincèrement à se persuader qu’il s’y plaisait : « Les raisons ne manquent pas au sage, écrivait-il encore dans un morceau sur l’Ambition, pour se consoler de voir passer en d’autres mains que les siennes les biens qui sont le but de l’ambition humaine et qui la contentent. Si grands que soient ces biens, ils sont de la terre, c’est-à-dire très imparfaits, et aussi facilement diminués et flétris que les autres. Il suffit d’un effort de la raison pour donner à nos troubles leur vraie mesure, ce qui équivaut à s’en consoler, » La consolation ne lui semblait pas toujours aussi facile, et on ne peut, quand on songe à sa fin, relire sans émotion cette réflexion par laquelle il résumait un brillant tableau de la vie de Paris : « Ce grand festin intellectuel a ses nombreuses victimes, qui disparaissent de temps à autre, souvent sans bruit, quelquefois comme ces fusées de feu d’artifice qui font dans le ciel une grande courbe lumineuse, pour aller tomber éteintes dans la rivière. Cette fête n’a pas de fin, mais elle use bien des acteurs. La mort prématurée, le suicide, la folie, sont à la porte du salon qui réclament leur part, et qui la prennent, non pas, certes, dans les derniers rangs des convives. » C’est bien une courbe lumineuse que le pauvre Prevost-Paradol avait décrite dans le ciel de Paris. Gréard nous le fait suivre dans cette courbe jusqu’au jour où la fusée s’abîme et s’éteint dans la nuit. Ce petit volume est un chef-d’œuvre de biographie psychologique consacré par un ami à la mémoire d’un ami. Ceux qui ont connu Prevost-Paradol l’y retrouvent tout entier ; ceux qui ne l’ont pas connu apprennent à le connaître et à l’aimer.


VI

Sceptique, Scherer l’était autant qu’on peut l’être, car il poussait le scepticisme jusqu’à douter parfois de ses propres doutes. Il l’était avec orgueil, car il donnait de son scepticisme cette explication : « qu’il était plus exigeant que ses contradicteurs en fait de preuves. » Il l’était avec colère, au point de s’emporter parfois, la plume à la main, contre ce qu’il appelait « les partis pris moutonniers et l’horrible certitude ; » mais il ne l’était pas, comme certains, avec complaisance et délices, car il n’était arrivé à ce scepticisme hautain et raisonné qu’après un long et douloureux voyage de l’esprit à travers les doctrines les plus opposées. Il avait connu l’accablement d’un Jouffroy contemplant, au terme d’une froide nuit de décembre, les ruines des croyances philosophiques sur lesquelles sa jeunesse avait vécu, et les orages d’un Lamennais se demandant, au cours d’une longue solitude à la Chesnaie, s’il doit se soumettre ou se révolter. Ici encore je puis mêler quelques souvenirs personnels à ce que rapporte Gréard, dans une exquise biographie qu’il a appelée, avec raison, l’histoire d’une âme. En effet, j’ai beaucoup connu et beaucoup goûté Scherer, bien que, sur aucun point de politique ou de religion, nous ne fussions d’accord. Très jeune, je l’avais rencontré dans le salon de ma mère qui était libéralement ouvert à tous ceux qui comptaient dans le monde de l’esprit. Je l’avais retrouvé à l’Assemblée nationale, et j’ai conservé un vif souvenir d’interminables promenades avec lui dans la galerie des Tombeaux et de longues causeries où nous nous complaisions. Lorsqu’on avait triomphé d’une certaine réserve et froideur, et lorsqu’il ressentait pour son interlocuteur quelque bienveillance, personne n’avait la conversation plus variée et plus agréable que Scherer ; personne ne faisait avec plus de liberté d’esprit le tour des choses, n’admettait plus volontiers la contradiction et ne faisait meilleure mesure à la part de vérité que les objections à ses idées pouvaient contenir. Mais souvent, dans la mélancolie de sa physionomie, dans la tristesse de ses propos, dans une certaine lassitude de son être, on retrouvait la trace des épreuves par lesquelles il avait passé. Gréard a tracé un joli portrait de Scherer dans sa jeunesse : il a dépeint « son front haut et bien encadré par une chevelure blonde, abondante et souple, son œil froid, mais dans lequel, au premier choc, s’allumait le feu. de la passion, sa bouche mince et fine, d’où le trait semblait toujours prêt à jaillir, sa taille svelte qui donnait, dès l’abord, l’impression d’une distinction grave. Sauf que la chevelure était devenue avec les années moins blonde, et moins abondante, le portrait était encore ressemblant quand j’ai connu Scherer. Souvent, à cause de son aspect un peu germanique, je me suis dit que, si le pistolet tourné par Werther contre lui-même, lui avait raté dans la main, il aurait fini par ressembler à Scherer, ou plutôt que Scherer ressemblait à Werther qui se serait manqué.

Le grand intérêt de la biographie consacrée par Gréard à Scherer, c’est qu’il l’a fait connaître tout entier, et qu’à beaucoup de ses lecteurs il a révélé un Scherer ignoré. Avant le Scherer sceptique, il y eut en effet un Scherer jeune et croyant. Gréard nous le montre dans cette phase, tantôt étudiant en théologie, s’agenouillant au chevet d’une jeune fille condamnée à une mort prochaine, se joignant à elle dans une fervente prière et reportant souvent sa pensée « avec un mélange de tristesse et de joie à celle qui reposait sous les ombrages de la vallée, en attendant le jour de la résurrection ; » tantôt, devenu pasteur, séjournant quelques jours dans une ville d’Allemagne où l’on se propose de fonder une petite société de fidèles, déconcertant, tout d’abord, par sa froideur ceux qui le reçoivent, mais leur donnant, au bout de quelques jours, l’impression « d’une suavité, d’une délicatesse extrême qui le rend humilié et tremblant dans les circonstances où il doit agir, et d’une âme épurée, raffinée, mais surtout vraie et solide, de sorte que sa tristesse attire et édifie ; » enfin, le jour où il s’adresse à la communauté réunie, « produisant par sa figure jeune, douce et grave, par ses grands yeux mouillés de larmes, par sa pâleur qui disparaissait par degrés, par ce sentiment profond qu’il était là, de la part de Dieu, et pour sa gloire, un effet qui ne se pouvait rendre et qui éblouissait comme une vision ; » tantôt enfin, professeur à Genève, commençant sa leçon par une prière prononcée d’une voix lente, et, lorsqu’il traitait de l’éloquence de la chaire (qu’il devait qualifier plus tard de genre faux et usé), mettant au premier rang des qualités nécessaires : l’onction.

De libérales communications ont permis à Gréard de nous montrer chez le Scherer de cette époque des dons littéraires ignorés. Qui reconnaîtrait, en effet, le critique un peu froid du Temps, pour qui les idées pures semblent seules exister, dans des effusions de cette nature : « Le délicieux renouveau, écrivait-il, au mois d’avril. Je ne sais s’il est un oiseau sur la branche, un cœur d’homme sous le ciel qui en jouisse autant que moi. C’est pourvoi une intensité de sensation et de bonheur que de voir le firmament bleu au-dessus de ma tête. J’en jouis, comme on jouit de toute passion, avec jalousie. Non seulement la pensée des jours de pluie et de froidure qui peuvent revenir et qui reviendront assurément m’afflige sérieusement, mais je me reproche de ne pas jouir plus pleinement de ce qui m’est accordé. Je prends un livre, puis je le pose parce qu’il me distrait de ma jouissance. Enfin, je crois avoir trouvé le bon moyen : je m’étends sur le gazon, les yeux tournés vers le ciel, le bourdonnement de l’abeille autour de moi, les mille bruits de la création dans le lointain, et, par tous les pores, j’aspire la vie incommunicable, ineffable. » Qui le retrouverait surtout dans ce fragment de son journal écrit la veille de sa consécration : « Arrière donc les imaginations de la sagesse humaine ! Arrière ces théories mortes et menteuses qui rêvent une vertu sans rapports avec Dieu et une religion sans croyance au Crucifié ! Loin de moi toute science, toute poésie, toute spéculation qui s’éloigne de la parole divine ! Je veux être petit enfant ; je veux amener toutes mes pensées captives, sous l’autorité de la Bible et de la Croix. Je veux être de ceux dont il est dit : « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! » Je veux être, s’il le faut, en folie et scandale aux sages de la terre. Je ne veux connaître que Christ et Christianisme. C’est dans ce sentiment, ô mon Dieu, que je veux me consacrer au service de ton Église, résolu à te crier sans cesse : « Aie pitié de moi ! Aie pitié de moi ! » Tel était le Scherer que Gréard a révélé, sinon à quelques initiés, du moins au grand public, et dont il complète le portrait en citant plusieurs strophes d’un cantique dont il est l’auteur, cantique bien connu de tous les fidèles de l’Église protestante, et dont je ne veux détacher que cette strophe :


J’errais perdu dans les sentiers du doute,
Le vide au cœur et la mort devant moi,
Lorsque tu vins resplendir sur ma route,
Je suis à toi, je suis à toi.


Gréard nous conduit ensuite à Genève où Scherer est chargé, dans cette noble école de l’Oratoire qui s’était ouverte en face de la Faculté nationale de théologie, d’une chaire d’histoire religieuse. Professeur ardent et convaincu, il croit avoir trouvé sa vraie voie. Ses cours rassemblent de nombreux auditeurs. Mais, au bout de deux ou trois ans d’exercice, ce sont les matières mêmes de son enseignement qui font naître les premiers doutes en lui, et nous le voyons parti de la croyance à l’inspiration littérale des Écritures, de ce qu’on appelle, dans une langue spéciale, la théopneustie, mettre peu à peu en doute d’abord l’autorité absoïtie des livres saints, puis leur authenticité, puis la divinité de Jésus-Christ, puis, successivement, et comme entraîné par une sorte de fatalité logique, toutes les doctrines philosophiques sur lesquelles l’humanité a si longtemps vécu : l’existence de Dieu, celle de l’âme, la liberté morale, et, d’une façon générale, la valeur objective des connaissances humaines, pour aboutir enfin au scepticisme en métaphysique et au déterminisme en morale. Gréard l’accompagne au long de cette voie douloureuse que Scherer mit dix ans à parcourir. A chaque station, les raisons que Scherer a pu avoir de douter sont exposées avec une impartialité dont Gréard pousse le mérite au point de ne jamais laisser apercevoir ce qu’il pense lui-même sur les graves questions qu’il ne peut se dispenser de traiter. Il se borne à rendre un juste hommage à la probité intellectuelle de Scherer, n’hésitant pas à se mettre en contradiction publique avec lui-même et à démolir de ses propres mains l’édifice sous le toit duquel il avait cru trouver un refuge. Il l’accompagne d’étape en étape, jusqu’au jour où, ayant suspendu le cours libre qu’il avait commencé, fait cadeau à une bibliothèque publique de ses livres d’exégèse et de théologie, pris congé d’amis qu’il ne devait pas revoir avant longtemps, Scherer quittait Genève pour venir à Paris et y mener une vie nouvelle d’indépendance dogmatique, non sans pousser parfois un soupir à la pensée du prix dont il avait payé cette indépendance. « C’est l’avenir, sans doute, écrit-il, c’est l’assainissement des sociétés, c’est l’idéal qui se réalisent ainsi par des forces inconscientes. Nous avons besoin de le croire. Malheur à nous si nous en doutons ! Et néanmoins, quand la lutte s’arrête un moment, quand le penseur redevient homme, quand il regarde en arrière, quand il écoute les gémissemens qu’il a arrachés ; oh ! qu’il trouve alors son sentier rude et sauvage, et qu’il donnerait volontiers la jouissance de sa conquête pour l’une de ces douces fleurs de piété et de poésie qui embaument encore le sentier des humbles. » Nous sommes en 1860. Scherer a quarante-cinq ans. Désormais, nous n’aurons plus affaire en lui qu’à l’écrivain.

Les nombreux articles littéraires publiés par Scherer dans le Temps ou ailleurs et rassemblés sous ce titre : Etudes sur la littérature contemporaine forment neuf volumes auxquels il faut ajouter, pour avoir son œuvre complète, deux petits volumes sur Grimm et Diderot, et encore un volume antérieur intitulé : Mélanges d’histoire religieuse. Cette réunion d’articles épars constitue un des recueils les plus complets où l’on puisse étudier et suivre le mouvement des esprits pendant vingt-cinq ans. Le titre en est même, à un certain point de vue, trompeur. Ce ne sont pas seulement des articles de littérature contemporaine qu’on y trouve, mais encore des études sur Homère, sur Shakspeare, sur Milton, sur Wordsworth. Ce ne sont pas non plus uniquement des articles littéraires. Scherer se souvient souvent qu’il a été philosophe, exégète et théologien ; il aborde des sujets ou discute des ouvrages devant lesquels un pur littérateur aurait reculé. Le cadre est trop petit pour le tableau, mais le tableau n’en est que plus intéressant à contempler. Je n’en connais qu’un qui puisse lui être comparé : ce sont les Causeries du Lundi. Gréard nous donne souvent l’exemple de cette comparaison qu’il semble au surplus que Sainte-Beuve lui-même ait encouragée, lorsque, dès le mois d’octobre 1860, c’est-à-dire alors que Scherer était encore Genevois de résidence et n’avait fait paraître que ses Mélanges d’histoire religieuse, il le signalait « comme un nom qu’il faut se mettre à apprendre, » donnant à l’occasion de ce volume « le premier coup de cloche. »

Assurément Scherer n’a pas la variété d’esprit et de goût, la souplesse, le charme, le piquant, la bonne grâce intellectuelle de Sainte-Beuve. Il aurait été incapable d’écrire les Portraits de femmes ou même les chapitres de Port-Royal où Sainte-Beuve parle de la Mère Angélique ou de la Mère Agnès. Il semble que, pour Scherer, la femme n’existe pas. Les seules dont il ait parlé sont, je le crois bien. Mme Swetchine et Mme de Gasparin, et encore pour leur dire des choses désobligeantes. Mais il n’est pas inférieur à Sainte-Beuve par l’acuité de l’esprit, et peut-être l’emporte-t-il par.la vigueur. La forme chez lui peut manquer d’éclat. On a dit que son style était gris ; cela n’est exact qu’à moitié : s’il n’était pas coloriste, il était graveur, et son burin donne à sa pensée un singulier relief. Mais par où il est décidément supérieur à Sainte-Beuve, c’est par la variété des sujets qu’il traite. Sa connaissance approfondie des langues anglaise et allemande lui permettait d’écrire avec une égale compétence sur Gœthe ou sur Carlyle, et ses études théologiques et philosophiques d’autrefois le conduisaient à traiter à fond des sujets que Sainte-Beuve ne faisait qu’effleurer. Nul autre que Scherer n’aurait pu écrire l’article intitulé : l’illusion métaphysique, ni surtout celui intitulé : la Crise de la Morale, où, tenant pour ruinée l’ancienne morale, « la bonne, la vraie, l’impérative, dit-il, qui a besoin de l’absolu, aspire à la transcendance et ne trouve son point d’appui qu’en Dieu, » il démontre la fragilité des systèmes que différens philosophes ont essayé de lui substituer et qui, suivant lui, n’aboutissent, comme disait Guyau, qu’à une morale « sans obligation ni sanction ; » article demeuré célèbre, qui fit tapage en son temps, auquel il n’a jamais été que faiblement répondu, et dont la lecture inspire le regret qu’il n’ait pas vécu assez longtemps pour passer au même crible la morale que certains esprits généreux s’ingénient à tirer de la solidarité. Il semble, au reste, qu’il ait prévu cette tentative, car, dans un autre article, après avoir montré tout ce qu’il y a de factice dans la conception de cette entité abstraite : l’humanité, et déclaré qu’à ses yeux elle apparaît souvent « comme une guenon, » il ajoute : « Je décline la solidarité. »

C’est que Scherer n’est jamais dupe des mots, de ce qu’il appelle assez rudement les clichés, et qu’il soulève d’une main hardie les voiles sous lesquels s’abrite plus d’une illusion. Il croit à un certain progrès général, mais il ne se dissimule pas à quel prix onéreux le progrès est souvent acheté, ni que tel pas en avant ne soit parfois compensé, sur un autre point, par un recul. Parlant de l’évolution, ce mot qui, si souvent, revient sous la plume d’écrivains qui l’emploient sans savoir ce qu’il veut dire, il montre que l’évolution n’est pas toujours une ascension et qu’elle peut conduire également à la décadence. S’il n’est pas supérieur à Sainte-Beuve pour la liberté de l’esprit, il est, sous ce rapport, au moins son égal, et il pousse encore plus loin l’absence de respect pour les idoles, car il pense par lui-même et s’inquiète peu des opinions régnantes. Il juge Flaubert, et, s’il admire Madame Bovary, il fait peu de cas de l’Education sentimentale ; il est assez dédaigneux de Théophile Gautier, dur à propos de Baudelaire, impitoyable contre Zola. D’accord avec Sainte-Beuve qui qualifiait de « manques, malgré de jolies parties, et somme toute détestables » les romans de Stendhal, il parle avec irrévérence de l’auteur de la Chartreuse de Parme. Il n’a pas moins de sagacité que Sainte-Beuve pour discerner le mérite des œuvres nouvelles et deviner les jeunes talens. Dominique paraît encore en livraisons dans la Revue des Deux Mondes que, déjà, il signale à l’attention publique ce chef-d’œuvre du roman psychologique, tout en prédisant, et l’avenir lui a donné raison, que cette œuvre exquise et unique n’atteindra jamais un succès proportionné à son mérite. Lorsque Cherbuliez publie, dans la Revue des Deux Mondes : A propos d’un cheval, il est le premier à attirer l’attention sur lui, et Bourget vient à peine de donner la Vie inquiète et les Aveux qu’il le devine en quelque sorte et fait connaître un des premiers ce nom destiné à devenir célèbre.

Ce qui donne parfois à cette collection d’études un charme qui, il faut le reconnaître, leur fait généralement défaut, c’est que l’ancien Scherer, le Scherer aux cheveux blonds de la période de foi, y reprend, par intervalles, la parole. Et, si ce n’est pas pour tenir le langage d’autrefois, c’est, du moins, pour confesser sa mélancolie, ses regrets, et la souffrance qu’il éprouve au bord du vide et de l’abîme que la destruction de toute croyance religieuse ou philosophique a creusé en lui. En lisant telle ou telle page qui nous laisse apercevoir ses sentimens intimes, il est impossible de ne pas se rappeler cette belle strophe où, dans une poésie intitulée : le Positivisme, Mme Ackerman dépeint le sort de l’homme après que, par la Science, il a expulsé la Foi du domaine de l’inconnaissable, et, où, s’adressant hardiment à la Foi, elle lui dit :


Mais ton triomphateur expiera ta défaite :
L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu,
Il se sent ruiné par sa propre conquête.
En te dépossédant, nous avons tout perdu.
Nous restons sans espoir, sans secours, sans asile,
Tandis qu’obstinément le Désir, qu’on exile,
Revient errer autour du gouffre défendu.


Sans cesse, Scherer revient errer autour du gouffre défendu, et la sincérité de sa mélancolie fait oublier ce que sa critique a parfois d’un peu âpre contre ceux qui avaient conservé ses croyances.

On peut se demander avec Gréard pourquoi Scherer, malgré la réunion de qualités si rares, n’a pas occupé, même dans l’estime de ses contemporains, la place à laquelle il avait droit, et pourquoi il est aujourd’hui peu connu et peu apprécié des générations nouvelles. On en a donné certaines raisons contingentes. Entre autres, on lui a appliqué ce qu’il a dit de Vinet, avec beaucoup d’exagération, lorsque, pour expliquer que le pasteur de Lausanne ne tienne pas, parmi les critiques, la place qui lui serait due, il a dit qu’il était à la fois étranger et proiestant, en ajoutant qu’ « un protestant a quelque effort à faire pour être, dans son pays, autre chose qu’un étranger. » Cette explication, qui vaut peu de chose en elle-même, ne s’appliquerait point à Scherer, car il n’avait jamais été étranger, et il avait cessé d’être protestant. On en peut trouver deux autres. La première est toute à son honneur. C’est qu’il n’a jamais voulu se laisser inféoder à aucun parti, au moins comme critique et comme penseur, qu’il a toujours conservé une entière liberté de langage, et qu’il n’a jamais brûlé d’encens devant le dieu populaire. Il acceptait la démocratie comme un fait nécessaire, mais il la jugeait, et la démocratie n’aime point à être jugée. A une brochure d’une certaine importance qu’il avait écrite peu après que le ministre des Affaires étrangères de M. Thiers avait été battu à Paris par un instituteur de Lyon, il avait été tenté, disait-il lui-même, de donner comme épigraphe : « La démocratie, c’est M. Barodet. » A la réflexion, il avait remplacé cette épigraphe, un peu insolente, par cette phrase empruntée à Tacite : Sine ira et studio quorum causas procul habeo. Mais la démocratie n’admet point cette indifférence et ce détachement. Elle ne le lui a point pardonné. Quant à la seconde explication, c’est à lui-même que nous la demanderons. Parlant de Victor Hugo, au lendemain de sa mort, il écrivait : « On n’aura pas complété cette image, on n’aura pas réuni tous les rayons dont la tendresse se plaisait à faire une auréole au poète, si l’on ne joint à la magie du talent et à la puissance de l’œuvre les idées généreuses et les qualités personnelles, le patriotisme, l’humanité, la foi. Oui, la foi ! Victor Hugo était optimiste, c’est-à-dire croyant. Il avait confiance dans la nature humaine, dans la société et son avenir. La gloire n’ira jamais aux sceptiques ; le peuple n’aime que ceux qui partagent les certitudes ou les illusions dont il vit lui-même. »

Scherer n’était ni un optimiste, ni un croyant. La gloire ne lui est point venue, ni même la popularité, comme à Sainte-Beuve ; mais, s’il fut un pessimiste et un sceptique, il fut, du moins, un sincère, et sa haute probité intellectuelle méritait mieux que la pénombre où il est demeuré. Gréard a éclairé cette pénombre d’un rayon. Ceux qui ont aimé, ou simplement connu Scherer, doivent lui en savoir gré.


VII

Cette biographie, qui demeure, à mon sens, le chef-d’œuvre de Gréard, est malheureusement un de ses derniers ouvrages. En 1897, il écrivait encore une charmante étude sur Meissonier, à laquelle il aurait pu donner ce sous-titre : l’Artiste, et où il rend de façon singulièrement vivante la figure de ce grand peintre de petits tableaux. En même temps, il amassait les matériaux d’une biographie nouvelle, plusieurs fois tentée avant lui, mais toujours imparfaitement, et à laquelle ses investigations personnelles et les documens nouveaux dont on est aujourd’hui en possession auraient donné un rare intérêt : celle de Sainte-Beuve, à laquelle il aurait pu, également, donner comme sous-titre : le Curieux. Il s’y préparait, il allait y mettre la main, lorsque, le 25 avril 1904, au sortir d’une séance du Conseil supérieur de l’Instruction publique, qu’il avait présidée avec son aisance et sa netteté d’esprit coutumière, il fut brutalement abattu par la main de la mort.

L’émotion que souleva cette mort inopinée fut profonde et se répandit au loin, par delà même les limites du monde académique et universitaire. Le confrère et l’homme étaient en effet également aimés de tous ceux qui avaient été en rapport avec lui. Il était membre de l’Académie des Sciences morales depuis 1875 et de l’Académie française (où j’avais été son concurrent malheureux) depuis 1887. Je crois le voir encore entrer à l’Académie, de son pas discret, presque furtif, signer rapidement, parfois s’en aller presque aussitôt quand quelqu’une de ses nombreuses occupations l’appelait ailleurs, parfois au contraire s’asseoir, causer, écouter, toujours aimable, obligeant et ne fermant jamais l’oreille aux recommandations que ses confrères avaient souvent l’occasion de lui adresser. Aux séances de l’Académie française il n’assistait pas aussi souvent que nous l’aurions souhaité, et à nos discussions sur le Dictionnaire il ne prenait pas toujours la part utile qu’il aurait pu prendre. Il se mêla cependant, et d’une façon active, à nos débats sur la réforme de l’orthographe, mais ce fut pour nous demander, sous la pression des inspecteurs de l’enseignement primaire, des modifications plus profondes que celles que nous crûmes pouvoir lui accorder. Il était plus assidu aux séances de l’Académie des Sciences morales, et souvent participait à ses travaux par des présentations d’ouvrages. Une des dernières fois où il a pris la parole, ce fut pour présenter l’ouvrage de M. de Fontaine de Resbecq, ancien sous-directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique, sur l’Enseignement primaire catholique. On m’a assuré qu’à cette occasion, et avec une animation, une émotion même rares chez lui, il avait rendu justice à ces dévoués instituteurs et institutrices congréganistes qui ont tant fait dans le passé pour l’instruction du peuple, et qu’il n’avait peut-être pas vu sans regret proscrire de l’enseignement public. « J’ai libéré mon âme, » disait-il, après cette séance, au Secrétaire perpétuel. Cet hommage dut lui être d’autant plus doux à rendre qu’il avait été obligé de le contenir plus longtemps, et qu’à la veille du jour où toute espèce d’enseignement allait leur être interdit, un pareil témoignage prenait dans sa bouche la valeur d’une protestation anticipée.

Le confrère était charmant, l’homme était excellent. Comme recteur de l’Académie de Paris, et, auparavant, comme directeur de l’enseignement primaire, il avait eu à manier, dans une époque de transition, un personnel nombreux, délicat, difficile, d’hommes et de femmes. Il avait dû parfois faire acte d’autorité, car il connaissait les nécessités de la discipline et il n’était pas homme à y laisser manquer dans une grande administration dont il avait, non seulement vis-à-vis de ses propres chefs, mais vis-à-vis des pères de famille, la responsabilité. Cependant il savait en atténuer les rigueurs, et sa main excellait à adoucir les coups qu’elle était obligée de frapper. La sévérité était toujours chez lui tempérée par la bonté. Cette bonté avait de fréquentes occasions de s’exercer dans ses rapports avec le nombreux personnel placé sous ses ordres, et ceux qui occupaient dans ce personnel le rang le plus humble n’étaient pas ceux qui recevaient de lui le moins bon accueil et auxquels il donnait la moindre part de son temps. Laissons-le nous dire lui-même, dans une lettre familière, comment il entendait son devoir vis-à-vis d’eux : « Demain, écrivait-il, j’ai une liste de soixante-dix personnes à recevoir. Je sais bien qu’il est doux d’emporter un mot d’espérance, et que les pauvres gens qui demandent à me voir attendent cette minute de consolation ou de raffermissement dans leurs ambitions d’avenir. Je fais ce que je puis pour calmer les impatiences, décourager les prétentions mal fondées, réchauffer les bonnes volontés refroidies, donner à tout le monde un peu de force morale et, s’il est possible, un peu de bonheur. »

Ces « pauvres gens » qu’il avait, suivant les cas, consolés, raffermis, encouragés, réchauffés, n’avaient jamais oublié ce qu’ils lui devaient. La fidélité de leurs souvenirs apparut à tous les yeux le jour de ses obsèques. Elles furent simples et silencieuses ; ce qu’elles eurent de frappant ce ne fut pas l’affluence des notabilités littéraires ou politiques, — ce serait plutôt le contraire, — c’est le grand nombre d’inconnus et d’inconnues à la mise modeste, dont le visage affligé exprimait un regret sincère. Se conformant, non point à sa volonté formellement exprimée, mais à ce qu’elle savait être son désir, sa famille a exigé qu’aucune voix ne s’élevât au bord de sa tombe. Le bruit s’était répandu qu’une exception, d’avance autorisée par lui, permettrait à quelque représentant de l’Etat de rendre justice à ses longs services. Il n’en fut rien, mais il vaut mieux qu’il en ait été ainsi. En effet, si le ministère de l’Instruction publique avait seul parlé pendant que l’Académie française et l’Académie des Sciences morales se taisaient, il eût semblé qu’on rendît les derniers devoirs seulement à un grand fonctionnaire, et celui qui eut, devant l’Académie des Sciences morales, à rendre hommage à sa mémoire se serait senti moins à son aise pour dire qu’à ses yeux le serviteur des bonnes lettres était supérieur au serviteur de l’Etat, et que ni au serviteur de l’Etat, ni au serviteur des lettres, les circonstances m’ont permis de donner toute leur mesure.


HAUSSONVILLE.

  1. Un moraliste éducateur : Octave Gréard, par Mlle Bourgain (Hachette).