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Silva
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 962-965).
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OBERMANN.


« Je vais au bois avant que le soleil éclaire,
J’y vois par un beau jour se lever la lumière,
Je foule l’herbe humide, et le bruit de mes pieds
Des mousses fait bondir quelques daims effrayés.
Alors, sous les bouleaux à la fine verdure,
En ce moment divin pour toute créature,

Un sentiment secret de possible bonheur
Me remue avec force et m’agite le cœur ;
Je monte, je descends, je marche tel qu’un homme
Qui veut jouir… Soudain j’ignore vraiment comme
Il se fait qu’il m’échappe un soupir douloureux,
J’ai de l’humeur,… et puis tout un jour malheureux ! »

Tel est, noble Obermann, le récit d’une course
Que tu fis un matin aux lieux où l’humble source
Du mont Chauvet gémit… Or, près d’elle écoutant
Murmurer sur mon front le feuillage flottant,
À part moi je songeais à cette promenade
Et cherchais la raison d’une fin si maussade
Et de l’étrange humeur qui, sans motif réel,
T’avait tout obscurci la verdure et le ciel.

Mélancolique ami du riant Épicure,
Peu d’humains mieux que toi sentirent la naturel
Tu compris ses aspects sublimes ou touchans,
La splendeur des soleils dans leurs rouges couchans,
La rose effusion des clartés matinales,
La muette blancheur des neiges virginales,
Et sur les verts sommets ignorés des vivans
L’éloquence des pins agités par les vents.
Tout ce qui chante, flotte, étincelle, s’enflamme,
Aviva ton esprit, émerveilla ton âme,
Et cédant au pouvoir de tant de purs attraits,
Afin de mieux jouir de leur spectacle frais,
Bien souvent, dégoûté des peuplades humaines,
Pour les bois et les monts tu désertas les plaines.
Et cependant, malgré l’enivrante douceur
Que la grande Sirène épanchait en ton cœur,
Une amère tristesse empoisonnait ta vie
Et rendait tes destins bien peu dignes d’envie.
Qu’avais-tu donc, rêveur ! quel démon altérait
Partout le flot de miel que la nature offrait
À tes lèvres ?… Hélas ! sous la grâce visible
Des formes tu sentais, indomptable et terrible,
Une force toujours prête à l’anéantir.
Puis tu reconnaissais à travers ton plaisir
Que tu n’étais qu’une ombre, un lambeau de nuage
Que le moindre zéphyr allait dans son passage
Balayer et dissoudre, et qu’autour de ton front,
Devant toi, sous tes pieds, le lac au flot profond,

Le ciel au vaste azur, la nuit aux feux sans nombre,
Et les bois verdoyans pleins de lumière et d’ombre,
Enfin tout ce qui brille en ce monde de beau
N’était que l’ornement d’un éternel tombeau.
Alors te survenaient de longues défaillances,
Des découragemens et des désespérances !
Alors tu te disais tristement : A quoi bon
Dans un ordre pareil se mettre à l’action ?
À quoi bon épeler le mot fameux de gloire
Devant l’éternité, gouffre de toute histoire ?
À quoi bon animer même du feu d’amour
De fragiles humains qui ne vivront qu’un jour ?
L’infini, l’infini par sa masse de choses,
Ses compositions et ses métamorphoses,
Écrasait ton esprit, et tu ne pouvais pas
Concevoir, en foulant la terre sous tes pas,
Que l’appréciateur de tes charmes,
Cybèle, N’eût pas, comme toi-même, une vie immortelle,
Et, toujours entraîné vers l’horizon sans fin,
Tu voulais l’embrasser… avec des bras de nain !

Obermann, Obermann, ta course dans la vie
Était celle d’un cœur ardent, mais qui dévie ;
Le sentier que prenaient tes désirs était faux.
Comme cette beauté, l’amoureuse d’Éros,
Que d’antiques esprits peignirent malheureuse
D’avoir voulu, superbe et par trop curieuse,
Lever imprudemment le voile de l’amour,
De même, audacieux pèlerin, à ton tour
Tu plongeas le regard au fond de tes délices,
Et tu ne rapportas comme elle que supplices
De ta vue inquiète… O penseur plein d’émoi,
Il te fallait jouir sans chercher le pourquoi,
Aimer, toujours aimer ; amour t’eût fait comprendre
Mieux que raison le point que tu voulais entendre,
Car, quel que soit l’esprit et sa vive lueur,
Le sens de l’infini n’existe bien qu’au cœur.

Ah ! tu la reconnus, cette vérité sainte,
Le jour où tes deux pieds marquèrent leur empreinte
Dans la vieille Helvétie, aux neiges du Sanez,
Sous l’ombre des hauts pics de glace couronnés ;
Solitaire marcheur, tu rencontras un homme
Que la fatigue avait saisi d’un mauvais somme,

Et qui, par le grand froid déjà tout engourdi,
Allait aux noirs vautours livrer son corps raidi.
Soudain ton cœur s’émut en face de cet être,
Et tu ne voulus point du sentier disparaître
Sans ravir au trépas ce frère défaillant.
De la main et du cri vite le réveillant,
Tu le remis sur pied, tu lui rendis courage,
Et pour mieux regagner les toits de son village
Tu prêtas à ses reins le secours de ton bras.
Or, comme vous marchiez, au-devant de vos pas,
Voilà qu’il accourut des enfans, une femme,
Qui, les yeux inquiets et la terreur dans l’âme,
Frappant l’écho plaintif d’un cri désespéré,
Depuis longtemps cherchaient le pauvre homme égaré.
En vous voyant, surtout toi soutenant leur père,
Ils comprirent bientôt que ton bras tutélaire
En était le sauveur, et tous ces gémissans
Inondèrent tes mains de pleurs reconnaissans.
Quel moment ! Tu l’as dit : d’une beauté divine
Il t’éclaira les cieux. Le sang dans ta poitrine
Courut plus chaudement, et ton souffle plus pur,
Plus rapide, plus plein, s’élança vers l’azur.
Nul souci ne pesait sur ta face ravie ;
Comme l’acier dans l’onde, il semblait que ta vie
Fut toute retrempée et bonne à l’action ;
Le monde n’était plus une œuvre sans raison.
Ame et corps, ta nature avait son équilibre,
Tu te sentais plus fort, tu te sentais plus libre,
Tu fus heureux enfin tout le reste du jour :
Tu venais comme Dieu de vivre dans l’amour.

AUGUSTE BARBIER.

Fontainebleau 1863.