Sir Frédérick Pollock et sa Théorie de la persécution

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Sir Frédérick Pollock et sa Théorie de la persécution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 118 (p. 694-705).
SIR FREDERICK POLLOCK
ET
SA THEORIE DE LA PERSÉCUTION

Sir Fr. Pollock, professeur à l’université d’Oxford, est un jurisconsulte de grand mérite, lettré et philosophe, et il a publié sur Spinoza une étude fort estimée. En matière de politique, il appartient à cette école anglaise qui est plus disposée à étendre les fonctions de l’État qu’à les réduire au minimum, comme le voulait Bentham. M. Spencer désire que les gouvernemens se bornent à protéger les contrats et la propriété, et tel de ses disciples déclare qu’il doit leur suffire de protéger la propriété, « en laissant les contrats se tirer eux-mêmes d’affaire. » Sir Fr. Pollock a de tout autres principes ; il se défie de ce qu’il appelle « l’affolement de l’individualisme. » Il nous demande d’en revenir à Aristote, et comme Aristote, il croit que si la destination première de l’État fut d’assurer la vie, sa mission véritable et permanente est de l’améliorer par de bonnes lois.

Mais, quoiqu’il condamne les conclusions de M. Spencer, sir Fr. Pollock est comme lui un évolutionniste. Il ne se fie, en fait de politique et de droit, qu’à la méthode historique, appliquée par Darwin à l’étude de la nature. Les institutions sont pour lui autant que les langues et les mœurs, l’expression fidèle du génie d’un peuple, de sa destinée et de son histoire. Toutefois, il estime que cette méthode a son danger, qu’elle nous porte à l’optimisme. Ceux qui la pratiquent ont trop de penchant à s’imaginer que les faits ont toujours raison, que les événemens de ce monde, étant tous nécessaires, sont tous heureux. Pour sa part, il n’est pas optimiste, et il blâme les spéculatifs « qui tâchent de se persuader que tout ce qui arrive ou semble en voie d’arriver par un mouvement lent et continu est pour le mieux. » Sir Fr. Pollock est un conservateur libéral, et on ne le réconcilierait ni avec le désétablissement de l’Église anglicane, ni avec l’émancipation de l’Irlande, en lui démontrant que ce sont là les conséquences nécessaires et fatales d’une évolution historique. Il se résignera, s’il le faut, à l’inévitable, aux arrêts de la destinée ; mais il ne pense point que le destin travaille de propos délibéré à notre bonheur, que les sages soient tenus de l’aider dans ses destructions, et il compare le home-rule à un billet signé par un prodigue poursuivi par ses créanciers, et qui achète un peu de calme et de repos provisoire à des conditions usuraires.

En sa double qualité d’évolutionniste et de conservateur, sir Fr. Pollock a la sainte horreur du dogmatisme continental. Toute science n’est selon lui que l’application de la logique à un certain ordre de faits, et il ramène tout à la psychologie analytique. Les spéculations sur l’origine des sociétés et sur les droits primitifs de l’individu lui semblent des rêveries absurdes et malfaisantes. Il range le Contrat social « parmi les impostures les plus réussies et les plus funestes, » et il prétend que la déclaration des droits de l’homme ou les principes de 1789 ont eu pour effet « d’entraver le développement politique de la France dans des proportions que l’on ne saurait, pour ainsi dire, calculer. » C’est ici, surtout, nous dit-il, qu’il faut retourner à Aristote et affirmer avec lui que l’homme est un animal politique, qu’en vivant en société il ne fait qu’obéir à une loi de sa nature, à quoi il faut ajouter qu’il n’y a pas de société possible sans un pouvoir souverain, qui ne relève et ne dépende de personne, qui ne soit ni temporaire, ni délégué, ni sujet à des règles spéciales qu’il ne puisse modifier, ni responsable envers aucun autre pouvoir sur terre. Ce pouvoir souverain a sans doute des devoirs moraux à remplir, mais ses obligations d’honneur ne sauraient être des obligations légales, puisque c’est lui qui fait la loi, et rien n’est plus absurde que de prétendre lui assigner des bornes. Il n’en est pas d’autres que la rébellion des sujets s’ils ont trop à se plaindre de lui, et s’ils jugent que, dans certains cas, la soumission est un plus grand malheur que la résistance.

La souveraineté peut être exercée par le prince, par un conseil, par une assemblée. En Angleterre, elle est échue depuis longtemps au parlement, et comme l’a dit Blackstone, ce qu’il fait, nulle autorité ne peut le défaire. — « Le parlement, écrivait Thomas Smith dans la seconde moitié du XVIe siècle, abroge les vieilles lois, crée les lois nouvelles, change les droits et les possessions des particuliers, légitime les bâtards, établit les formes de religion, altère les poids et mesures, règle la succession à la couronne, définit les droits douteux pour les quels il n’existe encore aucune loi. Bref, tout ce que le peuple de Rome pouvait faire dans ses comices, tout cela peut être fait aujourd’hui par le parlement d’Angleterre, qui représente et possède tout le pouvoir du royaume, tête et corps. »

Des philosophes, il est vrai, ont soutenu que la souveraineté ne s’exerce que dans un champ limité, qu’elle n’a le droit de légiférer que sur certains intérêts en vue desquels on l’institua, « que les hommes n’établissent pas des gouvernemens pour qu’ils gouvernent toute leur existence, que l’État ressemble à une compagnie par actions, jouissant de la personnalité morale, et dont les opérations ne peuvent s’étendre légitimement au-delà des affaires qui lui ont valu cette personnalité. » Ces philosophes croyaient à un pacte social, à un contrat originel par lequel les hommes, en se constituant en société, ont abandonné une portion de leur liberté et se sont réservé tout le reste. Mais c’est là une pure fiction. Les fourmis ont-elles rien stipulé avant de consentir à vivre en commun ? Si elles avaient dû au préalable discuter et s’entendre, il n’y aurait point de fourmilières. Encore un coup, on ne peut concevoir une société sans souverain, et la suprématie juridique de l’État est absolue. Sans doute, il est des choses qu’un gouvernement sensé s’abstient de faire, des entreprises qu’il n’a garde de tenter ; mais c’est une question de prudence, et son droit légal n’en souffre aucune diminution. Comme l’a prouvé M. Bagehot, la constitution anglaise, sous sa forme moderne, confère la souveraineté réelle au parlement ou plutôt à la majorité de la chambre des communes. Cette majorité est légalement omnipotente ; les sottises qu’elle ne fait pas, elle a le droit de les faire, et les droits de l’homme et du citoyen sont une chimère.

Sir Fr. Pollock a exposé ses principes dans une suite de conférences fort intéressantes, intitulées : Introduction à l’étude de la science politique, qui ont été traduites en français et que M. Boutmy a présentées à l’Académie des sciences morales[1]. Il a publié des essais sur les Lois de la nature et les lois de l’homme, sur la Coutume d’Angleterre, sur la Paix du roi, sur le Manoir anglais, et on ne les lira pas sans profit. Mais il me semble que le meilleur échantillon qu’il ait donné jusqu’ici de sa façon de raisonner et de sa psychologie analytique est sa Théorie de la persécution, que nulle part les avantages et les défauts de sa méthode ne sont plus sensibles.

Quand on écrit l’histoire de l’intolérance, la première précaution à prendre est de se défier des explications insuffisantes. Il est facile d’imputer tous les maux qu’elle a causés à l’ambition des prêtres, désireux de maintenir leur suprématie. Comme le remarque sir Fr. Pollock, a cette explication, quelque plaisir qu’elle procure aux esprits vulgaires en rejetant sur une seule catégorie de personnes tout l’odieux des chapitres désobligeans de l’histoire, est au mieux-aller bien superficielle. » Si intéressé que fût le clergé à étouffer l’hérésie, ses efforts seraient demeurés vains s’il n’avait eu pour lui l’assentiment des peuples et du gouvernement séculier ; il dénonçait, c’était l’État qui frappait.

On a pu dire aussi que les jugemens rendus étant toujours accompagnés de confiscations, les gouvernemens persécuteurs ne songeaient qu’à satisfaire leurs convoitises. Il est certain que la croisade contre les Albigeois a dégénéré bien vite en une simple guerre de conquête, et qu’au Mexique comme au Pérou, le prosélytisme des Espagnols ne fut souvent qu’un prétexte à rapines. Il est également certain qu’on aurait laissé les Juifs plus tranquilles s’ils n’avaient ajouté au crime de l’infidélité le malheur d’être plus habiles et plus riches que les chrétiens, et d’exciter plus d’envie encore que de haine : l’antisémitisme contemporain en fait foi. En Angleterre, avant leur expulsion, sous Edouard Ier, ils étaient considérés comme gibier de la couronne, et on ne les accusait guère d’assassiner les petits chrétiens que lorsque le roi se trouvait dans un pressant besoin d’argent. Il n’en est pas moins vrai que les princes qui persécutaient les Juifs et les hérétiques pensaient exercer un droit et accomplir un devoir, que la conscience de leurs peuples les absolvait, qu’une loi, qu’on pouvait croire divine, sanctionnait leurs violences. C’est là ce qu’il s’agit d’expliquer.

Les grands mobiles de persécution, nous dit le jurisconsulte anglais, sont aussi vieux que le monde. Il aurait pu préciser davantage sa pensée, en ajoutant que l’intolérance est pour les sociétés une forme de l’instinct de conservation. Le sauvage a son fétiche, qui le protège, favorise ses chasses ou engraisse son troupeau. Le fétiche est la plus sacrée et la plus précieuse des propriétés, puisqu’elle assure la possession de toutes les autres. Oter à un sauvage son fétiche, c’est le livrer en proie aux puissances malfaisantes de la nature, contre lesquelles il ne peut se défendre que par des moyens surnaturels ou magiques. Il en va de même chez des peuples qui ne sont plus des sauvages. On lit dans le livre des Juges, qu’au temps où il n’y avait pas de roi dans Israël et où chacun faisait ce qu’il jugeait bon, un homme de la montagne d’Éphraïm, nommé Micah, s’était construit une chapelle où il logea un éphod et des théraphim, et que pour être plus sûr d’attirer sur sa maison les bénédictions du ciel, il attacha à son service un lévite vagabond. Des hommes de la tribu de Dan lui volèrent son éphod, ses théraphim et son lévite. Il courut après eux, accompagné de ses voisins, et leur dit : « Vous avez pris les dieux que je me suis faits et mon prêtre ? Désormais que me reste-t-il ? » Tuer un homme qui vous a pris vos dieux, c’est se venger du plus dangereux des voleurs ; tuer un homme qui, sans vous les prendre, les outrage en paroles ou en action, c’est encore défendre son bonheur contre de mortels ennemis, car les dieux outragés ne protègent plus ceux qui les laissent en butte aux insultes. Toute tribu a ses sorciers ; quiconque révoque en doute l’efficacité de leurs incantations est l’ennemi de la tribu. Le sorcier a senti l’offense et se retire sous sa tente ; pour le réconcilier avec ses protégés, il faut assommer ou brûler l’offenseur. C’est une mesure de salut public.

Il y a assurément un abîme entre les fétiches du Dahoméen et le culte de Pallas Athéné ou d’Apollon ; mais si nobles que soient les dieux, les foules mêlent toujours un peu de fétichisme africain aux hommages qu’elles leur rendent. Toute cité grecque ou italienne avait pour patron national un dieu, dont la bienveillance était la meilleure garantie de ses intérêts et de ses destinées. Les dieux sont jaloux, et ils n’aiment pas qu’on leur donne des rivaux en introduisant facilement dans la cité des cultes exotiques ; les dieux sont vindicatifs, et quand un insolent les raille ou les brave, ils s’en prennent à tout le monde. Ce sont d’augustes invités qui consentent à descendre des demeures éternelles pour venir habiter une maison que les hommes leur ont bâtie ; on leur doit infiniment d’égards pour les retenir chez soi ; à la moindre offense, ils partiront pour ne plus revenir. La communauté peut-elle souffrir que des impies ou des libertins leur refusent les offrandes propitiatoires et les respects qui leur sont dus ? La présence d’un seul hérétique est pour elle une source de dangers, et en le supprimant, elle fait acte de prudence conservatrice.

À cette première raison qui porte à l’intolérance les cités les plus civilisées comme les tribus sauvages s’en joint une autre d’un caractère plus politique. « Lorsqu’on tient les dieux pour les plus grands fonctionnaires de l’État, lorsqu’on invoque leur protection dans toutes les circonstances publiques et que les cérémonies religieuses se mêlent intimement à l’appareil extérieur des institutions civiles ou militaires, lorsque, en un mot, la religion s’incarne dans la politique, toute rébellion contre les dieux établis risque de passer pour une trahison contre l’ordre établi du gouvernement. » Peut-on admettre que leurs ennemis ne soient pas également ennemis des lois qu’ils protègent ? L’hérésie est naturellement indépendante, indocile et séditieuse. La cité a ses coutumes, ses traditions, qui sont d’origine divine, et elle a toujours pensé que son premier législateur avait eu commerce avec le ciel. C’est un point de foi qu’il importe de défendre contre les sarcasmes et les mépris des libres penseurs et des brouillons. Supposez que les chefs de l’État soient eux-mêmes des sceptiques circonspects et avisés, qui par esprit de conduite affectent d’honorer des croyances qu’ils méprisent, ils n’en seront pas moins hostiles aux hérétiques. Ne prenant pas au sérieux les passions religieuses, ils auront peine à se persuader qu’un homme qui attaque la religion officielle ne nourrisse pas des ambitions secrètes et perverses.

L’intolérance, dans l’antiquité, n’a jamais été qu’une fièvre fort intermittente ; elle se manifestait surtout dans les crises exceptionnelles, quand le peuple cherchait la cause mystérieuse d’un événement sinistre, imputable à la colère d’un dieu honni ou négligé. Sir Fr. Pollock cite comme exemple du fanatisme athénien la condamnation de Socrate ; mais tout porte à croire que dans cette affaire la religion ne fut qu’un prétexte. Quoique Melitus accusât ce saint de méconnaître les dieux de la république et d’introduire des divinités étrangères, il mourut parce qu’il avait souvent médit de la démocratie et qu’il était le maître et l’ami de la jeunesse dorée qui conspirait contre elle.

Sir Fr. Pollock aurait mieux choisi son exemple s’il s’était souvenu de la mutilation des hermès. Ce grave incident survint lorsque Athènes était tout occupée de sa redoutable expédition contre la Sicile. On a comparé l’impression qu’il produisit sur les Athéniens à l’émotion que ressentiraient les Espagnols si un matin, à leur réveil, ils apprenaient que pendant la nuit, dans toutes les églises de Madrid, des images de la sainte Vierge ont été détruites ou profanées. Pour que les deux cas fussent tout à fait semblables, il faudrait supposer une Espagne démocratique travaillée par des sociétés secrètes, des héteries d’oligarques, dont les complots l’inquiètent et l’exaspèrent. Il faudrait supposer aussi que les Espagnols, sur le point de s’embarquer dans une grande aventure, fussent partagés entre les grandes craintes et les grandes espérances et sentissent plus que jamais le besoin de s’assurer le secours des puissances célestes. La mutilation des hermès pouvait avoir pour effet de brouiller Athènes avec les dieux et avec le succès ; elle ne se doutait pas que le dessein secret des hermocopides était de la brouiller avec Alcibiade.

« Le peuple dur et soupçonneux, dit Thucydide, fit jeter en prison bien des hommes respectables. On ne voyait pas de terme à ses rigueurs, chaque jour il devenait plus féroce. De nombreux accusés furent punis de mort, on mit à prix d’argent la tête de ceux qui s’étaient enfuis. On ignore si les infortunés qui périrent avaient mérité de mourir, mais au moins, dans la circonstance, le reste des citoyens respira plus librement. » On se flattait de s’être réconcilié avec l’Olympe ; mais en rappelant Alcibiade pour le juger, on avait perdu la Sicile.

L’antiquité polythéiste n’a connu ni les fureurs du prosélytisme ni la guerre des dieux. Je relisais dernièrement la satire où Juvénal raconte que deux villes d’Égypte, Coptos et Tentyre, nourrissaient l’une pour l’autre une haine immortelle, inspirée par la superstition :


Immortale odium, et nunquam sanabile vulnus.


Cette querelle religieuse lui fait horreur, et il s’étonne de la démence d’un peuple qui s’imagine qu’on ne doit reconnaître que ses dieux et détester tous les autres. Le cas était particulier : les Coptites adoraient les crocodiles, et les Tentyrites passaient pour avoir le don de les détruire sans danger. On en vint aux coups, la mêlée fut sanglante, un blessé fut mis en pièces et mangé cru. « Pourra-t-on jamais inventer, s’écriait le poète, des supplices dignes de ces monstres dont la colère est aussi cruelle qu’une famine ? »

Certains actes de fanatisme sanguinaire n’étaient possibles qu’en Égypte. Partout ailleurs, chaque cité, ayant son divin patron, reconnaissait à toute autre cité le droit d’avoir le sien. La question était seulement de savoir s’il convenait de tolérer ou d’introduire chez soi les cultes étrangers. Longtemps le sénat romain leur témoigna d’ombrageuses défiances et répugna à les admettre, jusqu’à ce que Rome étant devenue la capitale du monde et une cité cosmopolite, son panthéon devint hospitalier. Elle se peuplait de Grecs asiatiques, de Syriens, d’Égyptiens, de Juifs, et chaque peuple apportait avec lui ses cérémonies et ses rites. Mais il arriva qu’un jour l’un de ces cultes parut incompatible avec la sûreté de l’État. Le nouveau dieu ne ressemblait pas aux autres ; il n’avait garde d’entrer en partage avec personne, il exigeait qu’on l’adorât seul, et alors commencèrent les premières persécutions en règle qu’ait connues le monde romain.

Comme le dit fort justement sir Fr. Pollock : « Aux yeux de la foule, les chrétiens passaient vaguement pour des gens qui refusaient d’adorer les dieux officiels ; et les gouvernans regardaient la nouvelle église comme une société déjà fort répandue, capable de se répandre encore davantage, dont les affaires étaient gouvernées par une juridiction autonome, différente de celle de l’État, et quoiqu’on ne pût mettre à sa charge aucun délit flagrant contre l’autorité constituée, on savait qu’elle défendait rigoureusement à ses membres de prêter le serment d’allégeance sous la forme usuelle. Pour le vulgaire, le christianisme était une insulte permanente à la majesté des dieux ; pour les esprits éclairés, une menace permanente contre le gouvernement. » Les sociétés antiques avaient toutes leur religion civile ; mais l’église chrétienne était une société purement religieuse, et cette exception devait paraître suspecte. On ne connaissait guère sa doctrine ; elle-même semblait chercher le mystère, et le mystère augmentait les alarmes. « Un fonctionnaire romain d’intelligence moyenne devait avoir pour le christianisme à peu près les mêmes sentimens qu’aurait aujourd’hui un fonctionnaire prussien pour une société secrète, où il croirait découvrir un mélange de jésuitisme et de socialisme international. »

Mais il y a plus, et c’est un point sur lequel sir Fr. Pollock n’a pas assez insisté : les chrétiens n’honoraient pas César comme César voulait être honoré. Depuis que Rome était devenue la reine des nations, l’arbitre et le garant de leurs destinées, une religion universelle, le culte de l’empereur, s’était en quelque sorte superposée à tous les cultes nationaux, à toutes les dévotions municipales. Comment n’eût-on pas divinisé l’empereur ? Il est désormais le souverain patron, l’omnipotent protecteur de tous les peuples, à qui il assure la paix et l’unité. En lui s’incarne toute la grandeur de la chose romaine, et comme l’a dit un ingénieux écrivain, mort trop tôt, « au-dessus de ces Augustes bons ou méchans qui disparaissent l’un après l’autre, on entrevoit et on vénère cet Auguste impersonnel dont le culte, associé au culte de Rome divinisée, s’était répandu dans toutes les provinces[2]. » Les chrétiens refusaient d’adorer César, et il était naturel qu’on les accusât de vouloir former un État dans l’Etat, d’être, selon le mot de Voltaire, une république cachée au milieu de l’empire. Quand on les faisait descendre dans la fosse aux lions, on ne châtiait pas une erreur, mais une désobéissance.

Dans l’antiquité, la persécution eut toujours un caractère politico-religieux ; la persécution théologique est propre aux temps modernes. Les religions officielles de la Grèce et de Rome avaient leurs rites, leurs légendes, leurs observances et leurs fêtes ; elles n’enseignaient aucun dogme ; elles n’ont jamais dit : Voilà ce qu’il faut croire pour être sauvé. Lorsque les hommes en viennent à se persuader que certaines croyances sont nécessaires au salut, qu’on ne saurait les ignorer ou les rejeter sans se perdre, l’esprit de prosélytisme se développe et si la persuasion ne suffit pas, on recourt à la force. Désormais les princes ont charge d’âmes, et ils manqueraient à leur devoir s’ils ne s’occupaient de travailler au bonheur éternel de leurs sujets. Le dogme qui sauve étant confié à la garde de l’Église, ils la protégeront contre les nouveautés dangereuses et contre les infidélités, et, à cet effet, ils prendront l’offensive. Il est aisé de prétendre que l’on ne peut venir à bout des opinions par la force ; cela n’est vrai qu’à moitié, et, au surplus, le grand objet de la persécution n’est pas de guérir, mais de prévenir. Tel pestiféré est incurable ; on le persécutera pour l’empêcher de répandre autour de lui sa maladie ; on coupera court à la contagion par des précautions sanitaires ou par le massacre des êtres contaminés, comme on sauve un vignoble en arrachant une vigne envahie par le phylloxéra. « Si, du reste, les intérêts temporels sont peu de chose au prix du bien spirituel, on ne saurait assigner de limite aux mesures de répression qu’un chef orthodoxe peut juger nécessaire d’ordonner. Mieux vaut le désert qu’un jardin cultivé par des mains hérétiques ; mieux vaut un petit peuple de fidèles ignorans et misérables, qu’une foule prospère en apparence, assise à l’ombre mortelle de l’erreur et sous le coup d’une sentence éternelle. L’extermination devient une mesure de pitié ; savez-vous combien d’âmes tuera l’hérétique que vous épargnez ? »

Mais une police sanitaire qui aboutit à des exterminations ne peut être longtemps appliquée dans toute sa rigueur. La conscience des juges s’inquiète, la main du bourreau se lasse, et les souverains reculent devant les sacrifices que leur impose un système préventif qui dépeuple leurs États. L’Espagne est le seul pays où l’on ait appliqué la politique d’extermination avec assez de persévérance pour lui faire produire tous ses résultats. Dans le reste de l’Europe, on ne tarda pas à s’en dégoûter, on renonça bientôt à extirper les hérétiques par le fer et le feu, on se relâcha de son droit, on s’adoucit et on adopta ce que sir Fr. Pollock appelle « le régime de la persécution tracassière ou mitigée, » qu’il compare aux antiques formalités de la quarantaine ou au mécanisme de la législation protectionniste. Protestans ou catholiques, les princes souffrirent qu’un certain nombre de leurs sujets ne reconnussent pas la religion dominante. Pour massacrer et exterminer, il faut être convaincu que la vraie foi est nécessaire au salut des individus ; à la longue, on se prend à en douter, ou du moins ce n’est plus qu’une opinion probable, et il paraît grave de tuer un homme pour une opinion probable. Dès lors, la persécution se borne à des peines civiles et modérées. On refuse à l’hérétique certains droits, certains avantages de la vie sociale ; on le traite en demi-citoyen, en mineur, on lui donne des dégoûts pour lui faire prendre son hérésie en déplaisance, mais on le laisse vivre.

Le point de vue a changé ; il ne s’agit plus du salut des âmes, mais du danger que certaines doctrines, quand elles se répandent, peuvent faire courir à la société, et on en revient ainsi à la persécution politico-religieuse, telle que l’a connue et pratiquée l’antiquité polythéiste. Le système de la contrainte limitée repose sur le principe que certaines croyances ou un minimum de croyances sont nécessaires au maintien de l’ordre social, que s’il est permis aux particuliers de rejeter tel point de doctrine et de le discuter avec leurs amis, il leur est interdit d’attaquer ouvertement les opinions reçues. En Angleterre, ce système a été nettement formulé dans un acte de Guillaume III, interdisant « d’écrire, imprimer, enseigner ou parler délibérément contre les croyances communes. » Il est dit dans le préambule que beaucoup de gens se sont permis de « professer et propager des opinions impies, contraires aux principes et doctrines de la religion chrétienne, que ces opinions tendent à déconsidérer le Tout-Puissant et peuvent détruire la paix et la prospérité du royaume. « La conclusion est « que toute personne qui, par écrits ou discours, niera la Trinité divine, ou affirmera qu’il y a plus d’un Dieu, ou contestera la vérité de la religion chrétienne, ou soutiendra que les saintes Écritures ne sont pas d’autorité divine, sera, sur la déposition authentique de deux témoins, déclarée la première fois incapable de remplir aucune fonction publique, et la seconde fois encourra des incapacités civiles définitives, avec un emprisonnement de trois ans. » Ce qui était naguère un crime n’est plus qu’un délit, et celui qui commet ce délit ne risque plus d’être brûlé, il n’est passible que d’emprisonnement.

Autres temps, autres mœurs. L’acte de Guillaume III parut bientôt trop sévère ; il ne fut que rarement appliqué, tomba en désuétude, et les écrivains déistes du XVIIIe siècle purent avancer plus d’une proposition téméraire sans être inquiétés ni molestés. Mais l’Angleterre est un pays où les lois sont immortelles, et le statut subsistait toujours. Lorsque au commencement de ce siècle on eut acquis la conviction que les unitaires ne mettaient point en danger « la paix et la prospérité du royaume, » que cette secte se recrutait parmi des gens de mœurs réglées et fort entendus aux affaires, on abrogea à leur profit les peines portées contre les mécréans qui nient le dogme de la Trinité. On croira sans peine qu’aujourd’hui tout Anglais est libre de penser tout ce qu’il lui plaît et de dire à peu près tout ce qu’il pense. Le projet de code criminel de 1878-1879 autorisait la poursuite des pamphlets blasphématoires ; mais on n’eut garde de donner une définition en forme de ce genre de littérature. Il y a dix ans, un procès fut intenté aux sieurs Ramsay et Tool pour délit d’outrage contre les vérités de la foi. Le chief-justice, lord Coleridge, déclara que « pourvu qu’en discutant on observe les convenances, il est permis d’attaquer jusqu’aux dogmes fondamentaux de la religion sans se rendre coupable de libelle blasphématoire. » Jadis on poursuivait l’hérésie pour l’empêcher d’empoisonner les âmes ; plus tard on s’occupa de défendre l’État contre des opinions qui semblaient dangereuses ; désormais la seule obligation imposée aux impies est le respect des convenances. Qu’en auraient pensé Philippe II et Guillaume III lui-même ?

Comme le régime de la persécution théologique, le système de la contrainte mitigée a aujourd’hui beaucoup moins d’adhérens que d’adversaires. Comment expliquer cette révolution et pourquoi les sociétés ont-elles abandonné « la bonne vieille règle de l’intolérance ? » Sir Fr. Pollock en donne deux raisons. Les gouvernemens, nous dit-il, ont fini par se convaincre que les opinions dangereuses le sont moinsqu’on ne le croit, qu’elles font moins de tort à la société qu’à celui qui les professe, que, depuis qu’on les laisse circuler librement, les États n’en sont ni moins tranquilles ni moins prospères. D’autre part, l’expérience nous apprend que si les grandes persécutions engendrent de grands maux, les petites persécutions ont rarement produit l’effet qu’on en attendait.

Ces raisons peuvent être bonnes, mais elles me paraissent insuffisantes. Si le système de la contrainte mitigée n’avait contre lui que son inefficacité démontrée par l’histoire, je serais inquiet pour l’avenir. L’expérience des autres ne nous instruit guère ; on peut toujours se dire qu’ils ont eu la main trop légère ou trop lourde, qu’ils ont manqué d’adresse ou de persévérance, qu’ils s’y sont mal pris, qu’on s’y prendra mieux. Une garantie qui me paraît plus sérieuse est le changement qui s’est fait dans l’esprit public et, n’en déplaise à sir Fr. Pollock, le profond discrédit où est tombé son grand principe de l’omnipotence légale du souverain. C’est une thèse que des théoriciens tels que lui peuvent s’amuser à soutenir, mais en réalité, et dans la pratique, l’homme moderne n’y croit plus.

Parmi les principaux mobiles de l’esprit de persécution, il en est un, fort important, qu’il a oublié de signaler : c’est la tendance de certains gouvernemens à fonder l’unité politique sur l’unité religieuse, et leur foi absolue dans le droit qui leur appartient de gouverner les consciences à leur guise. On en voit déjà un exemple dans l’antiquité polythéiste, exemple unique, si je ne me trompe. Antiochus Épiphane, que M. Mommsen a qualifié de Joseph II Asiatique, avait formé le gigantesque dessein de fondre ensemble toutes les nations dont se composait son empire, et, persuadé que la diversité des religions était le plus grand obstacle à l’exercice de sa souveraineté, il exigea que tout le monde adoptât le culte hellénico-romain qu’il professait. Il déclara la guerre à Jéhovah comme à Mitra, il persécuta les récalcitrans, pilla outrageusement leurs temples. Il ne réussit qu’à provoquer un soulèvement des Juifs, à favoriser malgré lui la création de l’État parthe et à détacher d’Antioche les provinces intérieures de la Syrie.

Les rois d’Espagne furent plus heureux ; ils chassèrent les Juifs et les Maures, et la foi catholique régna des Pyrénées à Cadix. L’inquisition fut dans ce pays un instrument d’unité politique si efficace que l’Espagne put se passer de l’unité administrative. Quand Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, le fanatisme ne fut presque pour rien dans cette affaire. Il était le moins fanatique des souverains, il n’avait, disait-on, que la foi du charbonnier ; mais il pensait que tout bon sujet doit avoir la religion de son prince, et il cherchait sa gloire. Ce n’était pas l’hérésie qui lui était odieuse, mais l’opposition ; peu lui importait que les protestans se trompassent en matière de foi, il leur en voulait d’être indociles et obstinés. Cette conception de la souveraineté se retrouve jusque dans les théories de Rousseau, il enseigne dans son Contrat social qu’il y a une profession de foi déiste et purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles. Quiconque les rejette ne saurait être ni bon citoyen ni sujet fidèle, et mérite d’être banni ; quiconque affecte de les admettre et se conduit comme ne les croyant pas mérite d’être puni de mort.

Ce qu’il y a d’intéressant dans cette déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont sir Fr. Pollock par le avec tant de mépris, c’est qu’elle eut le caractère d’une insurrection contre l’antique doctrine de la souveraineté. Elle fut un signe des temps, elle a marqué une étape dans l’évolution politique de l’Europe. Elle témoigne qu’un grand changement s’est opéré dans l’idée que l’individu se fait de lui-même et de ses rapports avec l’État, qu’il refuse désormais de se laisser absorber par la société et l’oblige à compter avec lui, qu’il y a une portion de sa vie qu’il entend soustraire aux décisions et aux caprices du législateur, et parmi les libertés qu’il se réserve comme un bien inaliénable, la plus précieuse est la liberté de croire ou de ne pas croire ; ne touchez pas à sa conscience, elle ne reconnaît que lui pour souverain. Les nations n’ont pas toutes proclamé ces droits, mais elles sont toutes prêtes à les revendiquer, et traduits en anglais, ils sont inscrits dans le cœur de tout citoyen de la Grande-Bretagne. Le statut de Guillaume III est toujours en vigueur, mais sir Fr. Pollock convient que l’opinion publique ne permet pas de l’appliquer. Après cela, libre à lui de soutenir que l’omnipotence du parlement est illimitée ; comme le contrat primitif inventé par Rousseau, cette omnipotence n’est qu’une vaine fiction. Qu’est-ce qu’une puissance dont on est résolu à ne pas se servir ? On ne peut vraiment que ce qu’on peut vouloir.

Les hommes ont un penchant naturel à regarder comme des coquins ceux qui ne pensent pas comme eux ; mais ce penchant, longtemps encouragé par les lois, est aujourd’hui combattu par elles, et voilà la différence des temps. Jéhovah pouvait pardonner l’adultère et l’assassinat ; pactiser ou composer avec les idoles était à ses yeux le seul crime irrémissible. Naguère encore, les hommes d’État pensaient que l’intolérance est une garantie d’ordre et de paix ; par une évolution naturelle, les gouvernemens en sont venus à la considérer comme la pire ennemie de la tranquillité publique. Avancer que la tolérance est une vertu civile fut jadis un paradoxe et n’est plus qu’un lieu-commun ; mais c’est le cas de dire, avec un homme d’esprit, qu’on ne doit pas se moquer des lieux-communs, ni les mépriser ; car il faut des siècles pour en faire un.


G. VALBERT.

  1. Introduction à l’Etude de la science politique, essais et conférences, par sir Frederick Pollock, Paris, 1893 ; Thorin et fils.
  2. Œuvres posthumes de René Grousset, le Panégyrique de Trajan. Paris, 1886 ; Hachette.