Sir Robert Peel/01

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I

Il y a bientôt six ans, au moment de la mort de sir Robert Peel, j’éprouvai un vif désir de lui rendre un hommage public, et de faire pressentir quelles seraient, selon moi, sa physionomie propre et sa place parmi les hommes qui ont gouverné leur pays ; mais il est difficile de parler des morts, même des meilleurs, en présence des sentimens qui éclatent autour de leur cercueil, et quand il semble qu’eux-mêmes soient encore là et entendent les paroles dont ils sont l’objet. Un hommage sérieux n’est rendu avec convenance qu’un peu loin de la tombe, quand les passions amies ou ennemies se sont calmées, sans que l’indifférence ait encore commencé. J’avais de plus un motif personnel de réserve. La dernière fois qu’il avait pris la parole dans la chambre des communes, le 17 juin 1850, douze jours à peine avant l’accident qui a causé sa mort, sir Robert Peel, en rappelant la misérable querelle qui s’était émue, sept ans auparavant, entre la France et l’Angleterre, à propos des affaires de Taïti, m’avait fait l’honneur de parler de moi dans des termes dont je devais être et dont j’étais trop touché pour que ma sympathie parût tout à fait désintéressée. J’ajournai donc mon désir. J’y reviens aujourd’hui sans scrupule. Sir Robert Peel est entré dans l’histoire, et nulle part sa mémoire n’a plus de droits que dans cette enceinte[1]. Ce qui est l’étude de votre vie, messieurs, était la pratique de la sienne. Des vérités que vous travaillez à répandre, il a fait des lois pour son pays. Vous voulez fonder les sciences politiques ; il les a fait pénétrer dans le gouvernement.

Non que sir Robert Peel fût un théoricien, un philosophe gouverné par des idées générales et des principes rationnels. C’était au contraire un esprit essentiellement pratique, consultant à chaque pas les faits comme le navigateur consulte l’état du ciel, cherchant surtout le succès, et prudent jusqu’à la circonspection. Mais s’il n’était pas le serviteur des principes, il n’était pas non plus leur détracteur ; il respectait la philosophie politique sans l’adorer, ne la croyant ni souveraine, ni vaine, et également étranger à la folle confiance de ceux qui prétendent régler toutes choses selon le vent qui souffle dans leur esprit, et à l’impertinence de ceux qui se donnent les airs de mépriser l’esprit humain, comme s’ils en avaient eux-mêmes un autre.

« Sage et glorieux conseiller d’un peuple libre : » ainsi, le lendemain de sa mort, on le qualifiait dans son pays. J’ajouterai : aussi heureux que glorieux, heureux dans ses derniers jours comme dans le cours de sa vie, malgré l’accident lamentable qui l’a si fatalement terminée. Pendant quarante ans, sir Robert Peel a été debout dans l’arène politique, toujours combattant et le plus souvent vainqueur. La veille de sa mort, il était encore debout, mais en paix, à sa place dans le parlement, répandant sans combat, sur la politique de son pays, les lumières de sa sagesse, et jouissant avec sérénité de son ascendant accepté de tous. Il est mort pleuré à la fois de sa souveraine et du peuple, et respecté, admiré des adversaires qu’il avait vaincus comme des amis qui avaient vaincu avec lui.

Dieu accorde rarement à un homme tant de faveurs. Il avait comblé sir Robert Peel, à sa naissance, des dons de l’esprit comme de la fortune. Il l’avait placé dans un temps où ses grandes qualités ont pu s’employer avec succès à de grandes choses. Après le succès, il l’a rappelé à lui soudainement, sans déclin de force ni de gloire, comme un noble ouvrier qui a fait sa tâche avant la fin du jour, et qui va recevoir sa récompense suprême du maître qu’il a bien servi.

Quel temps que celui où sir Robert Peel est entré dans la vie politique ! Nos pères, qui ont vu l’aurore de ce temps, le croyaient déjà bien grand, et s’applaudissaient orgueilleusement de sa grandeur. Elle a infiniment dépassé leur attente. L’ébranlement imprimé en 1789 aux sociétés humaines s’est étendu, aggravé, transformé, renouvelé au-delà de toute prévoyance, de toute imagination. Chacune des générations qui se sont succédé depuis cette époque s’est crue au terme de la crise, et toutes ont été forcées de reconnaître qu’elles n’en avaient pas soupçonné la puissance ; toutes ont repris, bon gré mal gré, leur course vers un avenir inconnu. Et nous-mêmes, après soixante ans de métamorphoses et d’épreuves, relancés tout à coup sur cet océan d’où l’on ne voit plus de terres, pouvons-nous dire aujourd’hui, à, l’abri de notre nouvelle relâche, vers quels abîmes ou vers quels ports nous poussera encore ce grand vent de 1789, tant de fois assoupi et jamais épuisé ?

C’est une redoutable épreuve, quand on entre dans la vie à une telle époque, que le choix à faire entre les principes et les partis en présence. Tant de belles vérités et tant d’odieuses erreurs si confusément mêlées, tant de nouveautés généreuses et tant de traditions respectables, l’esprit d’ordre et l’esprit de liberté, ces deux grandes forces morales, aveuglément aux prises, la sympathie légitime pour le progrès de l’humanité et la juste défiance de son orgueilleuse faiblesse : que de séductions et d’alarmes, que d’entraînemens et de perplexités pour les grands esprits et les nobles cœurs !

Ils se partagent inévitablement entre les deux principes, le mouvement et la résistance. Ce fut en 1789 la fortune de l’Angleterre que, depuis plus d’un siècle, ces deux principes s’y étaient incorporés et organisés dans deux grands partis politiques portés et exercés tour à tour au gouvernement de leur pays. L’exercice contrôlé et contesté du pouvoir enseigne la sagesse, et c’est en gouvernant les autres qu’on apprend le mieux à se gouverner soi-même. Nous avions en France, en 1789, des amis passionnés et des adversaires alarmés de la liberté et du progrès social, les uns et les autres également livrés, sans expérience ni mesure, à leurs désirs ou à leurs terreurs. L’Angleterre avait des whigs et des tories accoutumés à se régler eux-mêmes en combattant leurs rivaux : C’est la liberté politique qui l’a préservée de la révolution.

Robert Peel eut en naissant sa part de cet heureux privilège de son pays ; il fut dispensé de choisir lui-même sa foi et son drapeau. Il naquit tory. Non qu’il appartînt à l’une de ces grandes familles où les opinions et les devoirs politiques se transmettent héréditairement comme une portion des biens et de l’honneur de la maison. Il était issu d’une ancienne famille bourgeoise et saxonne établie d’abord dans le comté d’York, puis dans celui de Lancaster, et adonnée tour à tour à l’agriculture et à l’industrie. Son grand-père commença et son père acheva, dans la fabrication des étoffes de coton, une fortune immense ; et lorsqu’en 1790 le premier sir Robert Peel entra pour la première fois dans la chambre des communes, élu par cette même petite ville de Tamworth qui, depuis cette époque, y a constamment envoyé le père, le fils et le petit-fils, il était l’un des plus riches comme des plus habiles manufacturiers de l’Angleterre. Aussi honnête que riche, il prit en haine comme en effroi le mouvement révolutionnaire, s’engagea avec passion dans le parti qui le combattait, et mit au service de M. Pitt sa fortune et sa vertu, ses terreurs et son courage. Le 11 décembre 1792, il provoqua dans la ville de Manchester un grand meeting de maîtres et d’ouvriers pour former une association vouée au maintien de l’ordre légal et constitutionnel : « Il est temps, dit-il dans cette réunion, que le peuple sorte de sa léthargie, car il y a des incendiaires dans le pays. » Ce peuple conservateur commit, en se dispersant, quelques désordres qui furent vivement dénoncés dans la chambre des communes par un jeune aristocrate libéral, lord Howick, depuis lord Grey. M. Peel soutint les ouvriers ses amis, et sommé de nommer les incendiaires qu’il avait indiqués, il s’en défendit en disant : « Je n’ai fait que crier ; Dieu sauve le roi ! » La grande majorité de la population de Manchester se rallia autour de lui, « et cette ville, dit l’un des biographes de son fils, qui avait eu d’abord deux partis, les pittistes et les foxistes, n’en eut guère plus qu’un, qui s’appela les royalistes. »

Ce n’était pas assez, pour M. Peel, de faire de son fils un tory ; son ambition et sa confiance portaient plus loin : « Il avait, a dit de lui le démagogue Cobbett, le pressentiment qu’il fonderait une famille. » Ce bourgeois enrichi par le travail et l’économie savait faire, pour sa cause, de grands sacrifices, et poursuivre avec patience ses désirs d’élévation pour ses enfans. Il donna un jour 10 000 livres sterling (250 000 francs) dans une souscription ouverte pour soutenir la politique de M. Pitt, et voua pour ainsi dire dès l’enfance son fils à être non-seulement un partisan comme lui, mais un continuateur de M. Pitt, un autre grand ministre au service des principes et des intérêts conservateurs de son pays. Que de sentimens divers et combattus auraient agité M. Peel, s’il eût entrevu dans l’avenir son fils aussi grand, aussi puissant qu’il l’eût jamais osé prétendre, mais faisant souvent de son pouvoir un bien autre usage que son père ne l’eût souhaité ! Frappant exemple des combats que se livrent, au sein des familles comme dans l’état, l’esprit de tradition et l’esprit de liberté, et aussi des mécomptes qui peuvent s’unir, dans le cœur d’un père, aux plus éclatantes satisfactions de l’orgueil paternel !

De très bonne heure le jeune Peel donna lieu de penser que l’ambition et la confiance de son père ne seraient point déçues. Dans tout le cours de son éducation, au collége de Harrow comme à l’université d’Oxford, ses travaux et ses succès firent présager pour lui une brillante destinée. « Peel, l’orateur et l’homme d’état, était mon camarade de classe, dit lord Byron dans ses Mémoires ; nous étions bien ensemble… Il y a toujours eu sur son compte, parmi nous tous, maîtres et écoliers, de grandes espérances qu’il n’a point trompées. Dans les études classiques, il m’était très supérieur ; pour déclamer et comme acteur, j’étais au moins son égal. Hors de l’école et dans notre vie libre, je me mettais toujours dans de grands embarras, lui jamais. Dans l’école, il savait toujours sa leçon, moi rarement ; mais quand je la savais, je la savais presque aussi bien que lui. En instruction générale, en histoire, etc., je crois que je lui étais supérieur, comme à la plupart des garçons de mon temps. » À l’université d’Oxford, lorsqu’il subit les examens exigés pour les grades, le jeune Peel obtint un honneur presque sans exemple, dit-on, le premier rang dans les études mathématiques et physiques aussi bien que dans les études classiques. Dès qu’il sortit de l’université, son père, qui ne voulait pas perdre un jour de l’avenir auquel il aspirait pour lui, s’assura la vacance électorale du bourg de Cashel, dans le comté de Tipperary, en Irlande, et Robert Peel, à peine âgé de vingt et un ans, entra en 1809 dans la chambre des communes.

II

À peine il y siégeait, et déjà l’avenir qu’on présageait pour lui était un sujet de sarcasmes ; un pamphlet courut, intitulé Testament et dernières volontés d’un patriote, qui s’amusait à donner aux hommes publics les qualités qu’il leur croyait nécessaires : « Je donne et lègue, disait-il, ma patience à M. Robert Peel ; il en aura besoin avant de devenir premier ministre d’Angleterre, et, en cas que cela lui arrive, ma patience fera retour au peuple anglais, qui en aura grand besoin à son tour. » Il y avait prétexte à cette dédaigneuse ironie ; le premier ministre prédit avait débuté avec un talent et un succès un peu froids. Les maîtres de la politique et de l’éloquence, Pitt, Fox, Burke, n’étaient plus là ; mais, dans le parlement et hors du parlement, le public, encore tout ému de leurs grandes luttes, restait passionné et difficile ; leurs seconds, Grattan, Sheridan, Tierney, Romilly, Windham, Canning surtout, occupaient encore brillamment la scène. Brougham venait d’y entrer. Plus judicieux qu’énergique et plus lucide que chaud, Robert Peel n’emporta point du premier coup, dans l’esprit des spectateurs, son renom et son rang.

Les hommes de gouvernement et d’affaires le devinèrent mieux. M. Perceval, alors premier ministre, s’empressa de se l’attacher comme sous-secrétaire d’état au département des colonies. Deux ans après, en 1812, lord Liverpool, devenu chef du cabinet, le fit d’abord principal secrétaire pour l’Irlande, puis en 1821 ministre de l’intérieur, et M. Peel occupa ce poste jusqu’à la chute du cabinet Liverpool, en 1827. Il fut ainsi, pendant dix-sept ans et dès ses premiers pas dans la vie publique, le constant défenseur et le membre actif du gouvernement.

Les douze premières années de cette époque jusqu’au suicide de lord Castlereagh, marquis de Londonderry, en 1822, furent le règne le plus complet du parti tory, de tories bien plus rigides que ne l’avait jamais été M. Pitt, leur maître. Des esprits superficiels s’en sont étonnés. La paix et les gouvernemens pacifiques étaient rétablis en Europe ; les périls extérieurs ou intérieurs dont l’Angleterre s’était vue menacée n’existaient plus ; les causes qui l’avaient portée à tendre fortement les ressorts du pouvoir s’étaient évanouies ou grandement atténuées ; il semble que le pouvoir eût dû se relâcher ; mais les effets survivent longtemps aux causes. Si le régime tory ne paraissait plus au même point indispensable, le parti tory n’en était pas moins le parti victorieux et dominant, partout en possession de la prépondérance et puissamment organisé pour la conserver. C’est le parti naturel du gouvernement ; le pouvoir va, par sa propre pente, aux hommes qui l’aiment et le soutiennent avec le plus d’ardeur. L’Angleterre d’ailleurs demeurait intimement unie aux monarchies absolues du continent ; ses conseillers avaient contracté avec les leurs, dans les rudes épreuves de la coalition, ces liens de pensées, d’intérêts et d’habitudes que créent des combats et des succès communs ; sa politique extérieure pesait sur sa politique intérieure, et lord Castlereagh était plus enclin à s’assimiler au prince de Metternich qu’à s’en distinguer. Pour le malheur de l’esprit de liberté renaissant, l’esprit révolutionnaire renaissait aussi, répandant son venin dans les institutions comme dans les âmes, et tenant partout les gouvernemens sur le qui-vive. Pendant ces douze années de paix, l’Angleterre vit chez elle le pouvoir plus inquiet, plus immobile, plus inaccessible à toute réforme et à toute innovation libérale, qu’il ne l’avait été au cœur de la guerre, pendant ses plus grands efforts et ses plus grands dangers.

Robert Peel s’associa sans hésitation à cette politique, et partout, dans l’administration de l’Irlande comme dans les débats du parlement, il la soutint avec une conviction sincère, mais comme on soutient l’ordre établi, la loi du pays, la nécessité actuelle, plutôt que par attachement à des principes systématiques et fixes. La discussion publique, ardente et sans cesse renouvelée, entraîne les hommes, soit du gouvernement, soit de l’opposition, au-delà de leur sentiment réel ; les paroles dépassent non-seulement les intentions, mais les actes mêmes, et les spectateurs, trompés par ces apparences, ne font plus entre les acteurs aucune distinction ; ils attribuent à tous ceux qui servent sous le même drapeau les mêmes idées, les mêmes passions, les mêmes desseins. Comme l’intraitable chancelier lord Eldon, M. Peel défendait la domination exclusive de la race anglaise et de l’église anglicane en Irlande ; il devenait dans cette lutte l’adversaire en titre de M. O’Connell et l’objet de ses plus fougueuses invectives, et sir James Mackintosh pouvait dire en 1817, à l’occasion d’un grand débat sur l’émancipation des catholiques : « Peel a fait un discours de peu de mérite, mais élégant, clair, et si bien prononcé qu’il a été applaudi avec excès. Il est un grand exemple de ce que vaut la mécanique de l’art oratoire quand elle s’unit à beaucoup d’éducation et d’étude. Il remplit maintenant l’important emploi d’orateur de la faction des intolérans. » Quand on relit aujourd’hui le discours de M. Peel, on ne s’étonne pas de cette dure parole, tant son langage contre l’émancipation des catholiques est positif et d’accord avec les préjugés de leurs adversaires. Et pourtant, en y regardant de près, on sent qu’il n’y a derrière ce langage, dans la pensée même de l’orateur rien d’absolu ni d’irrévocable. C’est au nom d’un principe moral, la liberté religieuse, qu’on réclame l’émancipation des catholiques ; c’est au nom d’un danger social, d’un danger anglais que M. Peel la repousse ; il la regarde comme actuellement impossible, non comme essentiellement illégitime ; que le danger cesse ou qu’il y ait plus de danger à repousser l’émancipation qu’à l’accorder, M. Peel pourra céder. On l’accusera de se démentir, et il n’aura pas bonne grâce à s’en plaindre ; mais pour lui-même et dans son âme il n’aura point renié un principe ni trahi sa foi.

Dans la pratique des affaires, M. Robert Peel s’efforçait d’adoucir en Irlande le dur régime dont il défendait le maintien. Détestant la violence brutale, quels qu’en fussent les auteurs ou les victimes, il établit, dans les comtés troublés par des séditions que d’ordinaire l’oppression était seule chargée de réprimer, des magistrats spéciaux et une police régulière qui réussit si bien que presque partout en Irlande ses agens sont encore appelés des peelers. Dans l’administration de la justice et dans les questions de personnes, il essayait d’être envers les catholiques plus impartial que ne voulait le permettre l’esprit de faction orangiste. Il témoigna pour l’éducation populaire en Irlande un vif et constant intérêt, favorisant l’établissement des écoles, des colléges catholiques, et saisissant l’occasion des débats élevés à ce sujet pour parler du peuple irlandais avec une bienveillante estime qui n’entrait guère dans le langage habituel de ses maîtres. Les amis de l’Irlande, les patrons de l’émancipation s’en montraient touchés, et en 1817 le plus éloquent d’entre eux, M. Plunkett, en adressant spécialement à M. Peel son discours, lui disait : « Si je choisis l’honorable membre pour mon adversaire, je puis l’assurer que je le fais avec tout le respect dû à ses talens, à ses travaux, à son intégrité, et à l’élévation de ses principes comme homme d’état et comme homme. Nul homme d’état, je le sais, n’aura probablement plus d’influence sur cette question, et il n’y a point d’homme dont l’adhésion à ce que j’appellerai des préjugés sans fondement doive faire plus de mal à mon pays. » La courtoisie sérieuse et sincère est douce de la part d’un digne adversaire, et M. Peel était courtois à son tour ; mais le séjour de l’Irlande lui devint insupportable : triste condition que d’avoir à chaque instant sous les yeux le spectacle des abus et des maux qu’on défend. Une circonstance inattendue permit à M. Peel de s’en affranchir ; en 1817, la représentation de l’université d’Oxford à la chambre des communes devint vacante. M Canning en sollicitait vivement l’honneur, mais Canning était le défenseur éclatant de l’émancipation des catholiques ; le ministère et l’église anglicane lui opposèrent M. Peel, qui fut élu sans difficulté, et peu de mois après ce succès qui l’engageait de plus en plus dans la cause du torisme anglais en Irlande, il quitta son poste de principal secrétaire à Dublin, et revint en Angleterre s’adonner tout entier aux luttes du parlement.

Il fut bientôt appelé à une épreuve qui devait être, à plusieurs reprises, l’épreuve éclatante de sa vie et en former le principal et original caractère ; il eut à se séparer de ses opinions et de ses amis, et cette fois l’ami avec lequel il entra en dissentiment était son père. Depuis 1797, la banque d’Angleterre était autorisée à ne pas échanger à vue ses billets contre des espèces, et le premier sir Robert Peel avait énergiquement soutenu cette mesure de M. Pitt, motivée, disait-on, par les besoins de la circulation, mais qui, en quelques années, amena dans la quantité des billets en circulation un accroissement, et dans leur valeur réelle une dépréciation considérable. En 1811, un comité de la chambre des communes, présidé par M. Horner et soutenu par M. Ricardo, proposa de prescrire à la banque, au bout de deux ans, l’échange au pair de ses billets en espèces ; mais malgré le talent du rapporteur, l’éloquence de Canning et le progrès du bon sens public en cette matière, le cabinet de lord Liverpool, s’appuyant sur l’indomptable obstination des vieux amis de M. Pitt, fit rejeter les propositions du comité, et le jeune Peel vota, comme son père, avec le gouvernement. La question fut reprise en 1819 ; Horner était mort, et Robert Peel fut élu à sa place président du comité. Le 24 mai, au moment où il se disposait à faire à la chambre son rapport pour lui proposer la reprise des paiemens de la banque en espèces, son père se leva, et présentant à la chambre une pétition des négocians de Londres contre cette proposition : « Je combattrai ce soir, dit-il, quelqu’un qui me tient par des liens bien proches et bien chers. C’est mon sentiment que j’ai un devoir à remplir. Je respecte ceux qui remplissent aussi le leur et le font passer avant toute autre considération. Quelques personnes se sont étonnées que, dans un autre lieu, j’ai prononcé le nom de M. Pitt. J’ai certainement pour lui une profonde déférence. Je l’ai toujours regardé comme le premier homme du pays. Nous avons tous notre penchant personnel ; je ne querellerai pas ceux qui préfèrent quelque autre nom. Je me rappelle que, lorsque la personne si intime et si chère à laquelle je viens de faire allusion était un enfant, j’ai dit quelquefois à quelques amis que l’homme qui servait son pays comme le faisait M. Pitt était, dans le monde entier, celui qui méritait le plus d’être admiré et imité. Je pensais alors que, si Dieu me conservait la vie et celle de mon cher enfant, je le présenterais un jour à mon pays pour marcher dans cette voie. Aujourd’hui je ne dirai de lui que ceci : quoique, dans cette circonstance, il dévie du droit chemin, son esprit et son cœur sont droits, et j’espère qu’ils l’y ramèneront. » Le père se rassit ; le fils se leva : « Bien des difficultés, dit-il, m’ont assiégé dans l’examen de cette question ; une surtout m’a été bien pesante, la nécessité de me refuser à une autorité devant laquelle je me suis toujours incliné depuis mon enfance et à laquelle je porterai toujours le plus profond respect. Mon excuse aujourd’hui, c’est qu’un grand devoir public m’est imposé, un devoir dont je ne puis m’affranchir, quels que soient mes sentimens personnels. J’avouerai sans détour, comme sans honte et sans remords, que par suite des enquêtes et des discussions auxquelles j’ai assisté, mes idées sur la question dont il s’agit ont subi un grand changement. J’ai voté, en 1811, contre les résolutions proposées par M. Horner, et maintenant, quoique je diffère toujours beaucoup avec lui sur d’autres grandes questions politiques, je rends hommage à sa sagacité supérieure en cette matière ; ses idées doivent inspirer pour son caractère le plus grand respect, et rendent sa perte à jamais regrettable pour le pays. »

La chambre adopta les propositions de son comité ; la banque devança elle-même de deux ans l’époque fixée pour la reprise de ses paiemens en espèces, et les premières bases de l’autorité de M. Peel en matière de finances furent posées. Un certain nombre de propriétaires fonciers, grevés d’hypothèques par suite de récens emprunts, se plaignirent seuls ; Peel avait, disaient-ils, sacrifié l’intérêt de la propriété territoriale à celui du capital mobilier : symptôme précoce de l’accusation qui devait être élevée un jour contre lui dans une occasion bien plus grave et avec bien plus de passion.

Trois ans s’étaient écoulés depuis son retour d’Irlande ; il avait, durant ce temps et sans occuper aucun emploi, constamment soutenu le cabinet. Lord Liverpool sentait le besoin de fortifier son administration un peu usée ; lord Sidmouth, ministre de l’intérieur, bien plus usé lui-même, voulait se retirer ; M. Peel le remplaça dans cet important département, à la grande satisfaction du parti tory, qui le regardait comme son meilleur défenseur. Il avait naguère, dans un nouveau débat sur l’émancipation des catholiques, persisté à la repousser, et les tories lui en savaient d’autant plus de gré qu’il avait échoué avec eux dans sa résistance. Porté par l’éloquence de M. Canning et par le flot montant de l’opinion, le bill d’émancipation avait passé dans la chambre des communes, et n’était venu tomber, dans la chambre dès lords, que devant une assez faible majorité. La timidité de ses adversaires en faisait encore mieux pressentir le succès prochain ; M. Peel l’avait combattu avec une répugnance visible : « Je sais, avait-il dit, que nous n’avons à choisir qu’entre des difficultés. Selon moi, les raisons pour maintenir l’exclusion l’emportent sur les raisons pour l’abolir ; mais quelle que soit la décision de la chambre, je m’y soumettrai pleinement, et je ferai tous mes efforts pour lui concilier les protestans. » Devenu ministre de l’intérieur, il se montra bientôt encore plus doux ; il ne combattit que faiblement la rentrée des lords catholiques dans la chambre des pairs ; il admit que les catholiques d’Angleterre fussent investis des mêmes droits électoraux dont jouissaient les catholiques d’Irlande ; il fut hautement favorable, et sans aucune vue de propagande protestante tyrannique ou astucieuse, à toutes les mesures qui avaient pour objet le progrès, en Irlande, de l’éducation populaire : « Mes opinions sur la question catholique, dit-il, n’ont jamais influé sur mes vœux pour l’éducation en général ; j’aime mieux le peuple catholique éclairé qu’ignorant, et je voudrais étendre le bienfait de l’éducation à tous les partis, quelle que soit leur foi religieuse. » Cette modération libérale donnait de l’humeur à ses amis tories, et ses adversaires whigs s’en prévalaient pour mettre en doute que sa résistance officielle à leurs motions fût sérieuse. Peel se défendait de l’une et de l’autre attaque avec une vivacité sincère et embarrassée, également blessé de la méfiance et de la tyrannie de son parti, qu’il ne voulait ni trahir, ni servir aveuglément.

Il avait, pour échapper aux ennuis de cette situation, une ressource qu’il embrassa avec ardeur ; il se fit libéral et réformateur dans les questions que l’esprit de parti n’avait pas inscrites sur son drapeau. Deux whigs justement honorés, sir Samuel Romilly et sir James Mackintosh, avaient plusieurs fois provoqué, dans les lois pénales de l’Angleterre, de salutaires réformes ; mais ils appartenaient à l’opposition, leur politique générale était suspecte, les ressorts encore très tendus du pouvoir repoussaient l’adoucissement de la législation. Les efforts de ces réformateurs philosophes ne réussirent guère qu’à ouvrir la perspective des réformes et à les rendre possibles un jour par d’autres mains que les leurs. Peel était à peine depuis six mois ministre de l’intérieur, quand sir James Mackintosh proposa à la chambre des communes de déclarer « que dans sa prochaine session elle prendrait en sérieuse considération les moyens d’augmenter l’efficacité des lois criminelles en en diminuant la rigueur, ainsi que les mesures propres à fortifier la police et à rendre les peines de la transportation et de l’emprisonnement plus morales et plus exemplaires. » L’avocat-général de la couronne, sir Robert Gilford, combattit la motion ; mais au moment où la chambre était près de voter, M. Peel annonça qu’il proposerait lui-même, dans trois jours, un bill pour régler la discipline des prisons ; les questions de la transportation, de la police et du régime pénal en général se présenteraient naturellement alors, et il avait à ce sujet des vues qu’il demanderait à la chambre la permission de lui soumettre : « Si dans le cours de la session prochaine, dit-il, l’honorable et savant auteur de la motion veut entrer dans les détails de cette matière, il ne trouvera pas en moi un opposant décidé d’avance à le combattre. » La chambre applaudit à ce langage. La motion de sir James Mackintosh fut adoptée comme gage de réformes prochaines et poursuivies de concert ; les questions de législation pénale sortirent de l’arène des partis pour devenir l’objet d’une étude calme et libre ; les faits furent recueillis de toutes parts, les idées mûrirent dans tous les camps, et moins de quatre ans après ce mouvement d’un généreux accord, M. Peel proposa successivement cinq bills, destinés d’une part à simplifier, coordonner et éclaircir, de l’autre à rendre plus humaines les lois pénales de l’Angleterre, notamment celles qui réprimaient les attentats contre les propriétés et celles qui entraînaient la peine de mort. La sincérité sérieuse, l’esprit pratique et décidé qui présidèrent à ce travail, le succès qu’il obtint quand les lois nouvelles furent mises à l’épreuve de l’application, firent à M. Peel un grand honneur. Un peu d’humeur jalouse se mêlait aux éloges des whigs, ses anciens adversaires, qui le voyaient recueillir les fruits de leurs longs efforts ; mais l’approbation publique étouffait ces petits froissemens des amours-propres, et c’était, en parlant de M. Peel, le mot souvent répété des whigs réformateurs : Quoniam talis es, utinam noster esses !

III

M. Peel cependant n’était que médiocrement satisfait, et n’avançait guère vers ce premier poste dans le gouvernement de l’état, but suprême de son ambition comme des présages de son père et de ses amis. Auprès de lui siégeait et grandissait à vue d’œil un rival plus brillant et plus populaire, M. Canning, qu’en 1822, après le suicide de lord Castlereagh, lord Liverpool avait appelé à sa place dans le cabinet, comme ministre des affaires étrangères. Ce choix ne s’était pas fait sans obstacle. Bien qu’entré d’abord dans les affaires sous le patronage de M. Pitt et au service de sa politique, M. Canning n’inspirait aux tories ardens et constans que peu de confiance. Esprit libre et mobile, plein d’élan et peu troublé des scrupules de principes ou de traditions, habile à démêler quelle part il fallait faire aux vœux libéraux du public pour gagner sa faveur, il était bien plus propre au mouvement qu’à la résistance, et le novateur flexible se laissait toujours entrevoir derrière le conservateur éloquent. Partisan déclaré d’ailleurs de l’émancipation des catholiques, il était, à ce titre seul, vivement repoussé par le torisme protestant. Le roi George IV le repoussait aussi avec antipathie pour avoir été l’un des favoris de la reine Caroline, sa femme, et pour n’avoir pas voulu plus tard se prêter au procès qui avait étalé les scandales du ménage royal. Lord Liverpool, convaincu que le cabinet ne pouvait se passer du talent et de l’influence de M. Canning, s’était efforcé, mais en vain, de le faire agréer au roi : « Je m’en charge, » lui dit le duc de Wellington, accoutumé à traiter George IV avec un respect rude et inflexible auquel le roi intimidé finissait toujours par céder. Il céda en effet, et M. Canning entra dans le cabinet, imposé aux tories par la nécessité, et au roi par le chef des tories, au nom de la nécessité.

Sa situation y fut difficile et désagréable. Le roi se vengeait de l’avoir subi en lui témoignant son mauvais vouloir. Il ne l’invitait point à sa cour, et ne consentait même à le voir que rarement, une ou deux fois par mois, quand les affaires l’exigeaient absolument. Les collègues de M. Canning ne se montraient guère envers lui plus gracieux ni plus confians ; ils contestaient ses propositions, s’appliquaient à entraver ou à énerver sa politique extérieure, et lui faisaient souvent sentir qu’il était, au milieu d’eux, isolé et suspect. Avec le duc de Wellington lui-même, qui l’avait fait accepter, ses relations n’étaient pas meilleures : c’étaient celles d’une reconnaissance obligée en face d’une protection un peu hautaine et d’une méfiance mutuelle. M. Canning ressentait vivement ces désagrémens et ces embarras ; mais il connaissait aussi sa force et savait en user. Adroit en même temps qu’indispensable, et aussi aimable dans la vie privée que puissant dans les débats publics, il prit de sa position incertaine un soin intelligent et assidu. Il avait des amis dévoués, quelques-uns bien en cour, et qui l’aidèrent à rentrer en bons termes avec le roi. Au sein du parlement et parmi le public, il chercha et trouva dans l’opposition libérale la faveur qui lui manquait dans le parti du gouvernement. Par ses discours, par ses mesures, en reconnaissant les républiques de l’Amérique espagnole, en protestant avec éclat, bien que sans action, contre l’entrée de l’armée française en Espagne, il changea bientôt, plus tôt peut-être qu’il n’en eût eu envie s’il n’en avait pas eu besoin, la politique extérieure de l’Angleterre, et la fit passer du camp de la résistance et de l’ordre européen dans celui du mouvement et de la liberté. Il déployait en même temps dans les questions étrangères à son département, en matière de finances surtout, une étendue et une souplesse d’esprit, une facilité à tout comprendre et à tout embellir en l’exposant, une élégance et un éclat de talent qui, de jour en jour, relevaient plus haut dans le sentiment public, et faisaient de lui le chef réel de ce cabinet, au sein duquel il vivait comme un collègue péniblement subi et toléré.

Ce voisinage coûtait cher à M. Peel. Bien plus accrédité dans son parti et plus considéré en général que M. Canning, il n’avait ni, comme orateur, cette splendeur et cet entraînement, ni, comme homme, ce charme, cette séduction de caractère et de succès qui valaient à son rival l’admiration publique et des amis passionnés. On rendait justice à M. Peel, à sa capacité zélée et laborieuse, à sa solide connaissance des questions et des faits, à son jugement sûr et pratique ; on le regardait comme un excellent ministre de l’intérieur, mais on ne parlait plus de lui comme d’un chef nécessaire et prochain du gouvernement. Il ne descendait pas, mais M. Canning montait rapidement au-dessus de lui. Quelques personnes allaient jusqu’à croire que M. Peel acceptait lui-même ce fait et se résignait au second rang. On pouvait le dire, car, ni dans sa conduite, ni dans ses discours, rien ne trahissait de sa part la jalousie et l’humeur. Outre la rectitude et l’équité naturelles de son esprit, qui ne lui permettaient pas de méconnaître les mérites et les succès même d’un rival, il était d’une fierté susceptible et réservée, et n’avait garde d’engager par amour-propre des luttes douteuses, ou de se mettre en avant avec un empressement prématuré. Il subit dignement et modestement les désagrémens de sa situation à côté de M. Canning, blessé peut-être et attristé plus d’une fois dans son âme, mais contenu, patient et persévérant, comme il convient, sous un régime libre, à l’ambition honnête et sensée.

La dissolution du parlement en 1826 vint aggraver ses difficultés et ses ennuis. L’émancipation des catholiques fut, dans les élections, la question dominante, et passionna plus que jamais les esprits. Adversaires ou partisans de la mesure, tous s’y portèrent comme à une lutte décisive. Dans les attaques dont les Irlandais et le clergé catholique furent l’objet, l’insulte se mêla à la violence : « Des étrangers de langage, de religion et de race ! » dit sir John Copley, depuis lord Lyndhurst. Le Times appela les prêtres « des bandits en surplis. » Dans le comté de Waterford, le chef des tories anglicans, lord George Beresford, réclama presque comme un droit exigible, non comme un acte libre, les votes de ses tenanciers. « La flèche du mépris, dit un proverbe oriental, perce l’écaille de la tortue ; » les plus humbles paysans irlandais s’offensèrent, les protestans libéraux s’indignèrent. L’un d’entre eux, M. Villiers Stuart, héritier des comtes de Grandison, opposa sa candidature à celle de lord George Beresford. « J’aime à voir, dit-il, des tenanciers reconnaissans de la protection et des bontés généreuses de leur seigneur ; mais la reconnaissance a ses bornes comme la générosité. Une nation ne peut pas faire litière de son honneur, ni une femme de sa vertu, ni un franc tenancier de son suffrage. Ainsi appuyé d’en haut par un noble élan d’équité morale, le sentiment national et religieux l’emporta en Irlande sur l’autorité et la tradition. Quelques fermiers et quelques prêtres, qui persistèrent à soutenir la cause de leur patron tory, furent honnis de toute la population. L’un de ces derniers, parcourant le comté de Waterford pour recueillir la contribution populaire qui faisait son salaire, ne rapporta que 3 shellings, au lieu de 50 ou 60 livres sterling qu’il avait coutume de recevoir. M. Villiers Stuart fut élu. Plusieurs comtés suivirent cet exemple. En Angleterre et en Écosse, les catholiques gagnèrent peu de voix ; mais ils avaient conquis en Irlande leur liberté électorale, et dans le parti libéral des trois royaumes un vif mouvement de sympathie et d’espérance. Saisis d’inquiétude, les tories protestans serrèrent leurs rangs, se préparant à redoubler leur résistance. Le duc d’York, très malade, écrivit au roi son frère pour le conjurer de résister aussi, en formant un cabinet exclusivement protestant et bien décidé à repousser les prétentions des catholiques et de leurs amis. Lord Liverpool et lord Wellington, à qui George IV communiqua la lettre de son frère, ne s’en laissèrent point émouvoir, et, tout en se montrant résolus à combattre l’émancipation, ils remirent à leur tour au roi un mémoire pour le détourner de tout cabinet exclusif et de tout engagement irrévocable. On dit même que, dans l’intimité, M. Peel dit dès lors à lord Liverpool qu’à son avis c’était un vain effort de prolonger encore la lutte, et qu’il lui offrit de se retirer du cabinet jusqu’à ce que, par une concession plus ou moins étendue, la question eût été réglée.

Non-seulement il ne sortit point du cabinet, mais quand le débat sur l’émancipation des catholiques recommença dans le nouveau parlement, il fut, contre eux, plus rude et plus absolu qu’il n’avait encore été. Le duc d’York venait de mourir ; la cause du torisme anglican semblait très affaiblie. « Quelque vifs que soient mes regrets, dit M. Peel, en perdant de tels appuis, j’ai du moins cette consolation, qu’une occasion m’est donnée de montrer mon ferme attachement aux principes que j’ai adoptés ; si mes opinions sont impopulaires, j’y persiste cependant quand l’influence qui pouvait leur prêter force s’est évanouie, et quand il est, je crois, impossible de supposer que je les soutiens dans des vues de faveur ou de grandeur personnelle. » Ce langage ne rencontra pas une pleine confiance ; c’était au contraire une idée assez répandue que M. Peel, voyant M. Canning grandir de jour en jour dans le parti libéral, voulait, de son côté, s’assurer la forte adhésion des tories pour arriver un jour, par leur aide, à la tête du gouvernement. M. Canning, avec sa finesse éloquente, ne manqua pas d’exploiter contre son rival cette prévoyance soupçonneuse : « Mon honorable ami, dit-il, le secrétaire d’état de l’intérieur a dit qu’aux difficultés et aux troubles de l’Irlande il fallait opposer beaucoup de fermeté et de décision. La décision et la fermeté sont des qualités admirables, mais elles deviennent des vertus ou des vices selon l’emploi qu’on en fait. Je ne veux pas attribuer dans cette occasion à ces mots le sens défavorable qui semble en général s’y attacher ; si je le faisais, je ne porterais certes nulle envie à la main qui serait chargée de mettre en pratique un tel système. »

Quelles que fussent à ce moment les vues de M. Peel, un incident inattendu vint lui enlever toute chance de pouvoir ; le 18 février 1827, lord Liverpool fut frappé d’apoplexie ; il fallut chercher au cabinet un autre chef. On tâtonna pendant six semaines : s’arrêterait-on dans la voie nouvelle que M. Canning avait ouverte, ou s’y engagerait-on plus avant ? Roi, ministres et parlement, tories, whigs et indifférens, tous étaient perplexes, les uns pressés de résoudre la question à leur profit, les autres essayant de l’ajourner. Les tories auraient voulu donner à lord Liverpool le duc de Wellington pour successeur ; mais que le commandant en chef de l’armée devînt en même temps chef du gouvernement, les maximes constitutionnelles repoussaient cette idée. Dans la même matinée, le roi appela séparément, pour les consulter, le duc de Wellington, M. Peel et M. Canning. Au fond il détestait Wellington, comme on déteste un homme de qui on se sent méprisé et avec qui on est forcé de compter. M. Peel, qu’il estimait, lui plaisait peu ; il le trouvait dépourvu des manières de cour. Canning avait beaucoup gagné dans sa faveur. Aucun des trois ne tira le roi d’embarras. On proposa de laisser les ministres choisir eux-mêmes et entre eux leur chef, comme cela s’était pratiqué ou à peu près pour lord Liverpool ; mais c’était enlever à la couronne le droit de choisir, au moins en apparence, son premier ministre, pour le remettre à une coterie aristocratique. George IV ne goûta point cet expédient ; M. Canning n’en voulait pas davantage, sachant bien qu’il ne serait pas choisi ; il déclara qu’il se retirerait. Par dignité personnelle ou par scrupule constitutionnel, M. Peel fit la même déclaration. Forcé de se prononcer, le roi se résolut enfin à suivre l’impulsion du public, et chargea M. Canning de reconstruire le cabinet. À l’instant, ses collègues tories, le duc de Wellington, le chancelier lord Eldon, les lords Bathurst, Westmoreland, Melville, Bexley et M. Peel, donnèrent leur démission. M. Canning s’efforça, mais sans succès, d’en retenir quelques-uns ; un seul, lord Bexley, consentit à rester. Le roi, piqué de cette conduite fort légitime des tories, qu’il traitait de manœuvre contre le libre exercice de sa prérogative, donna carte blanche à M. Canning pour chercher où il voudrait de nouveaux collègues. Canning à son tour promit au roi de laisser dormir la question catholique et de gouverner en général d’après les mêmes erremens que lord Liverpool. On s’entend aisément quand on se contente de concessions et de promesses que de part et d’autre on espère éluder. Canning, en liberté, réunit promptement un cabinet formé de libéraux et de tories modérés ou insignifians, et de quelques amis personnels. Les whigs, bien sûrs qu’il dériverait rapidement vers eux, lui promirent leur appui, et M. Peel, sortant des affaires avec tous les hommes considérables de son parti, entra pour la première fois dans l’opposition.

Quatre mois s’étaient à peine écoulés, et M. Canning, après avoir langui quelques jours chez le duc de Devonshire, son ami, à l’ombre des beaux cèdres et sur les beaux gazons de Chiswick, mourait au sein de son triomphe, sans avoir encore rien fait de ce pouvoir conquis avec tant d’efforts ; aucun grand succès oratoire n’avait même marqué son court passage. Attaqué dans la chambre des pairs par lord Grey avec une violence altière et méprisante, il n’y avait été que faiblement défendu par des amis inhabiles ou intimidés, et il en était blessé à ce point qu’il eut, dit-on, un moment l’idée de sortir de la chambre des communes et de se faire nommer pair, pour aller venger, dans la chambre des lords, sa politique et son honneur. Amis ou adversaires de M. Canning, tous ressentirent et témoignèrent à cette brusque mort une vive émotion. Quiconque aime à regarder en haut s’attriste de voir disparaître un des astres qui brillent au ciel. Les débris du cabinet de M. Canning lui survécurent quelques mois, ralliés autour de lord Goderich ; mais leur insuffisance devint bientôt évidente, et le 8 janvier 1828, en admettant dans leurs rangs quatre des collègues de M. Canning, les tories rentrèrent au pouvoir, ayant à leur tête le duc de Wellington comme chef du cabinet, et M. Peel comme chef (leader) de la chambre des communes, en qualité de ministre de l’intérieur.

IV

Presque à l’instant une double fermentation se manifesta, l’une intérieure et sourde, l’autre extérieure et bruyante. Les amis de Canning restés dans le ministère, Huskisson surtout, le plus important alors comme le plus libéral, se sentirent mal à l’aise ; les tories se méfiaient d’eux, les whigs les traitaient avec froideur ; lady Canning, dans sa douleur passionnée, leur reprochait amèrement d’avoir fait alliance avec ceux qu’elle appelait les meurtriers de son mari. Les désagrémens de leur situation sociale faussaient et embarrassaient leur situation politique. Parmi les tories eux-mêmes, quelque humeur perçait au sein de la victoire ; plusieurs, et des plus considérables, pressentaient dans le cabinet l’esprit de concession. L’homme qui eût été pour eux, contre ce péril, la plus sûre garantie, le vieux chancelier lord Eldon, n’était pas rentré dans le gouvernement ; lord Lyndhurst y avait été appelé à sa place. On s’en étonnait, on se demandait pourquoi lord Eldon n’était pas ministre, et à cette question, qui lui fut un jour adressée à lui-même, lord Eldon répondait avec une sincérité malicieuse : « Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas ministre. » Sans décomposer encore le parti vainqueur, ces mécontentemens personnels, ces inquiétudes mal contenues le travaillaient péniblement.

Au dehors, une opposition à la fois violente et habilement organisée éclatait. Sous M. Canning, les catholiques irlandais n’avaient point fait de bruit, espérant en lui et attentifs à ne pas embarrasser, par les alarmes du public, la bienveillance du pouvoir ; mais dès qu’ils virent le gouvernement retombé aux mains des tories, ils rengagèrent passionnément la lutte ; l’Association catholique recommença ses assemblées populaires, ses harangues, ses adresses, ses pamphlets, ses souscriptions, tout son ardent et adroit travail, en Irlande tantôt pour exciter, tantôt pour discipliner le peuple, en Angleterre tantôt pour intimider ses ennemis, tantôt pour encourager et recruter ses partisans. Deux hommes inégalement et diversement puissans, mais tous deux puissans, O’Connell et Moore, marchaient en tête de cette croisade pour l’émancipation de leur foi et de leur race : O’Connell, lutteur politique robuste et audacieux, légiste inventif et rusé, infatigable dans son éloquence tour à tour brillante ou vulgaire, entraînante ou divertissante, et dévoué avec une passion sans scrupule à la cause qui faisait à la fois sa gloire et sa fortune ; Moore, poète patriote et mondain, pathétique et satirique, aussi populaire dans les salons de Londres qu’O’Connell dans les meetings d’Irlande, chantant ses mélodies pendant qu’O’Connell exhalait ses invectives ; tous deux, par leurs efforts communs sur des théâtres séparés, ralliant au service d’un même dessein la population grossière et le monde élégant, les passions fougueuses et les idées élevées l’ambition des hommes et la sympathie des femmes, les paysans celtes et les aristocrates saxons, les prêtres catholiques et les whigs philosophes. La grandeur de l’effet répondit à l’ardeur de l’effort : O’Connell fut élu, dans le comté de Clare, à cette chambre des communes dont la loi lui interdisait l’entrée ; l’Irlande se levait et s’arrêtait à sa voix, tantôt se précipitant jusqu’aux dernières limites de l’ordre légal, tantôt docile et prompte à y rentrer. En Angleterre, dans les diverses classes de la société laïque et au sein même de l’église anglicane, les sentimens et les pressentimens favorables aux catholiques gagnaient chaque jour du terrain. Aussi obstiné dans ses alarmes que sincère dans sa foi, le torisme protestant luttait toujours, mais en se sentant et se laissant voir affaibli ; les réunions orangistes de l’Irlande soutenaient mollement le combat contre les meetings de l’Association catholique, et dans la chambre des pairs lord Eldon lui-même perdait confiance : « Nous combattrons, écrivait-il, mais nous serons dans une misérable minorité ; ce qu’il y a de désastreux, c’est que plusieurs évêques sont contre nous. »

Les deux chefs du cabinet, Wellington et Peel, observaient avec une attention perplexe ce progrès agité des esprits. Peut-être n’avaient-ils pas encore pris leur résolution définitive ; mais à coup sûr ils la pressentaient, et ne s’en dissimulaient pas la gravité. La question qu’ils avaient à résoudre n’était pas, quoiqu’on essayât souvent de lui donner cet aspect, une question de liberté religieuse. Grâce au progrès de la raison publique au sein de la civilisation chrétienne, la libre pratique des croyances et des cultes dissidens, protestans ou catholiques, n’était plus en question ; c’était l’égalité des droits politiques entre les diverses croyances religieuses qu’on réclamait. Il s’agissait de séparer la société civile de la société religieuse, de déclarer que, dans l’ordre politique, il n’y avait à tenir nul compte des croyances religieuses des citoyens, et c’était au sein d’une société dont tout l’établissement politique, royauté, parlement, législation, était exclusivement protestant, que cette déclaration devait éclater et devenir loi. « Si votre principe est correct, disait lord Eldon, si les opinions religieuses ne sont de rien dans la politique, le roi de la Grande-Bretagne n’a aucun droit de siéger sur ce trône, car il n’y siège qu’en vertu de certaines opinions religieuses particulières. » Si ce n’eût été là qu’un argument philosophique, Wellington et Peel en auraient été probablement peu touchés ; mais l’argument exprimait un fait puissant, ancien, légal, national, et ils hésitaient à y porter atteinte. Ils hésitaient d’autant plus que jusque-là ils avaient eux-mêmes, au nom du droit et de la sûreté de l’état, défendu et maintenu ce grand fait. Rude tâche que d’avoir à se désavouer soi-même pour changer la constitution de son pays ! Dès que la discussion s’engagea, l’ironie insultante contre les personnes se mêla à la lutte des principes : lord Eldon avait présenté à la chambre des lords une pétition des tailleurs de Glasgow contre l’émancipation. — Qu’ont à faire en ceci les tailleurs ? demanda lord King. — Rien de plus simple, reprit lord Eldon : vous ne pouvez pas prétendre que les tailleurs aiment les gens qui retournent leur habit !

Avant d’adopter ouvertement cette grande et amère détermination, les ministres prirent deux mesures qui semblaient l’ajourner encore, mais qui, au fond, la préparaient : ils proposèrent un bill pour relever les dissidens protestans des incapacités politiques que faisait peser sur eux l’exigence d’un serment contraire à leur foi, et ils saisirent avec empressement une occasion d’écarter du cabinet les quatre amis de Canning qui y siégeaient encore, M. Huskisson, lord Palmerston, lord Dudley Stuart et M. Charles Grant, pour les remplacer par d’anciens tories. Ils se montraient ainsi préoccupés du désir de rallier tous les protestans et de rétablir dans le gouvernement l’unité de principes et de desseins. Le bill favorable aux dissidens passa, dans les deux chambres, à une forte majorité ; mais l’opposition ne se méprit point sur sa portée : « Plus tôt ou plus tard, dit lord Eldon, peut-être cette année même, certainement l’an prochain, la concession aux dissidens sera suivie des mêmes concessions aux catholiques. Cela est inévitable, quoique en ce moment la politique convenue soit de s’en défendre. » Quand le cabinet fut tout entier tory, quand le vice-roi d’Irlande, lord Anglesey, qui s’était prononcé avec éclat en faveur des catholiques, eut été rappelé et remplacé par le duc de Northumberland, tory décidé, quand le duc de Wellington et M. Peel se crurent en mesure d’affirmer que l’émancipation des catholiques n’était pas une concession arrachée par l’opposition aux dissensions intérieures et à la faiblesse du pouvoir, mais un acte nécessaire, commandé par la paix publique, ils se résolurent à la proposer au parlement.

Ce ne fut pas sans peine qu’ils obtinrent l’assentiment du roi : non que George IV fût, comme son père George III, un prince sérieux et consciencieux, résistant avec conviction et par devoir ; mais c’était une tradition, à la fois royale et populaire, que la sûreté de sa maison tenait à celle de l’établissement protestant. Il était d’ailleurs grand comédien, et prenait plaisir à cacher sous des démonstrations emphatiques son insouciance ou sa faiblesse. Il eut l’air de chercher à former un autre cabinet. N’y réussissant pas, il fit venir lord Eldon : « Que puis-je faire ? sur quoi puis-je me replier ? Ma situation est misérable. Si je dorme mon consentement, j’irai aux eaux et de là à Hanovre ; je ne rentrerai plus en Angleterre. La nation verra que je ne voulais pas de ce bill. » Au fond, c’était uniquement à cela qu’il tenait. Quand ses ministres insistaient péremptoirement, il s’emportait ou pleurait, pour bien constater qu’ils lui forçaient la main. Aussi peu émus de ses larmes que de ses colères et se fiant peu à ses paroles, ils lui demandèrent, pour la présentation du bill, son autorisation écrite. Il la leur donna enfin, et, le 5 mars 1829, M. Peel proposa solennellement, dans la chambre des communes, l’abolition des incapacités politiques et civiles qui pesaient sur les catholiques.

« Je sais, disait-il, que je parle devant une chambre dont la majorité est disposée à voter en faveur de cette mesure par des motifs plus élevés que ceux sur lesquels je veux me fonder… Je m’abstiendrai de toute discussion sur les droits naturels ou sociaux de l’homme. Je n’entrerai dans aucune recherche sur les théories de gouvernement. Je me renfermerai dans l’examen pratique de l’état actuel des affaires, préoccupé, non de ce qui peut se dire, mais de ce qu’il y a à faire dans une si pressante difficulté. Pendant bien des années, je me suis efforcé de maintenir l’exclusion qui éloignait les catholiques romains du parlement et des grandes charges de l’état. Je ne pense pas que ce fût un effort inique ni déraisonnable. J’y renonce, convaincu qu’on n’y peut plus persister utilement. À mon avis, les moyens efficaces manquent aujourd’hui pour une telle lutte. Je cède à une nécessité morale que je ne puis surmonter. Cette nécessité existe-t-elle ? Y a-t-il, pour l’établissement même que je veux défendre, plus, de péril dans une résistance obstinée que dans une concession accompagnée de certaines précautions ? C’est la tout ce que je me propose de démontrer. »

Telles furent en effet, pour M. Peel, les limites du débat. Il n’en sortit que pour sa défense personnelle. On lui adressait deux cruels reproches, la versatilité et la peur. Il les repoussa avec un bon sens franc et fier : « Je ne saurais, dit-il, acheter l’appui de mes honorables amis en promettant de persister en tout temps et à tout risque, comme ministre de la couronne, dans les opinions et les argumens que j’ai pu soutenir devant cette chambre. Je me réserve positivement le droit de régler ma conduite selon l’exigence du moment et l’intérêt du pays… C’est ce qu’ont fait tous les hommes d’état dans tous les pays et dans tous les temps, et j’exprimerai ma pensée par des paroles bien plus belles que je ne saurais les trouver moi-même, par ces paroles de Cicéron : « Ce que j’ai appris, ce que j’ai vu, ce que j’ai lu dans les écrits célèbres, ce que m’ont enseigné les hommes les plus sages comme les plus illustres, et de cette république et des autres cités, c’est qu’il ne convient pas que les mêmes personnes soutiennent constamment les mêmes avis, mais bien les avis que commandent l’état des affaires, la disposition des temps et l’intérêt de la paix publique[2]. » Et quant au reproche de céder à la peur, « je ne connais, dit M. Peel, point de motif de conduite plus ignominieux que la peur ; mais il y a une disposition plus dangereuse encore peut-être, quoique moins basse, c’est la peur d’être soupçonné d’avoir peur. Quelque vil que soit un lâche, l’homme qui s’abandonne à la crainte d’être traité de lâche ne montre guère plus de courage. Les ministres de sa majesté ne sont point et n’ont point été effrayés de l’Association catholique ; ils auraient étouffé sans peine toutes ses tentatives d’intimidation… Mais il y a des craintes qui ne répugnent nullement au caractère de l’homme le plus ferme, constantis viri ; il y a des choses qu’il ne saurait voir sans les craindre. On ne doit pas voir sans crainte la désorganisation et la désaffection qui règnent en Irlande, et celui qui affecterait de ne les point craindre ne ferait preuve que d’insensibilité au bonheur ou au malheur du pays. »

L’issue du combat n’était pas douteuse : Peel ne l’avait engagé que sous l’empire de la nécessité et avec la certitude du succès ; mais ses adversaires, n’ayant rien à ménager, ne se refusèrent contre lui aucune des armes, aucun des cruels plaisirs de la guerre. En changeant de politique, il s’était loyalement démis de son siége dans la chambre des communes comme représentant de l’université d’Oxford, non sans quelque espoir secret de le reprendre par une nouvelle élection ; il succomba dans la lutte. On lui rappela plusieurs fois avec une dérision poignante son opposition contre M. Canning, ce glorieux rival à qui il venait maintenant ravir et sa politique et l’honneur du triomphe. Une caricature fut répandue avec profusion qui représentait Canning sortant de son tombeau et poursuivant Wellington et Peel de cette fière parole : « Je suis vengé ! » Un grossier ennemi alla jusqu’à donner à entendre que M. Peel n’avait changé d’opinion que pour conserver les avantages de sa place : « Bon Dieu ! s’écria Peel indigné, je ne discuterai certainement pas avec un homme qui peut mettre l’abandon des avantages d’une place quelconque en balance avec l’amer sacrifice que j’ai fait. » Et quand le débat toucha à sa fin, le cœur blessé de ce souvenir de Canning tant de fois évoqué contre lui : « Un mot encore, dit-il, et j’ai fini… Plusieurs des honorables membres m’ont prodigué, pour avoir enfin réglé cette grande question, des éloges que je ne mérite pas ; ce n’est pas à moi qu’en appartient l’honneur ; il appartient à M. Fox, à M. Grattan, à M. Plunkett, et à un illustre ami qui n’est plus… Je n’essaierai pas de cacher à la chambre les pénibles sentimens que m’ont causés dans ce débat tant d’amères allusions à sa mémoire… J’ai vécu avec M. Canning jusqu’au jour même de sa mort dans la plus affectueuse intimité, et, je le dis dans la pleine sincérité de mon cœur, plût à Dieu qu’il fût vivant pour recueillir la moisson qu’il a semée ! Je dirai de lui ce qu’il a dit un jour lui-même de feu M. Perceval : plût à Dieu qu’il fût ici et qu’il jouît au milieu de nous de sa victoire !

Tuque tuis armis, nos te poteremur, Achille[3]. »

Malgré les douleurs de la lutte, cette grande mesure heureusement accomplie laissa dans l’âme de M. Peel un profond sentiment de patriotique joie et de juste orgueil : « Je vois, dit-il peu de temps après, dans l’état de notre pays, les élémens, pour un avenir prochain, de la paix religieuse et de la prospérité nationale. Les hautes classes de la société marchent rapidement vers l’oubli des vieilles haines, et leur exemple se répand dans tout le grand corps social. Je déplore profondément la perte de cette confiance qu’une partie des membres de cette chambre ont retirée au gouvernement de sa majesté ; je prévois clairement les conséquences que peuvent entraîner les combinaisons des partis, et pourtant je ne saurais racheter leur confiance par l’expression d’un regret sur ce qui s’est passé. Je le dis sans aucun sentiment d’hostilité ou d’amertume : j’ai pleinement connu, dès le premier jour, les douloureux résultats que devait avoir pour moi, et personnellement et dans mon caractère public, l’émancipation des catholiques ; mais si les mêmes circonstances se reproduisaient, si j’avais de nouveau à ce sujet, et avec encore plus de réflexion et de sacrifice, une résolution à prendre, j’annoncerais ce soir même à la chambre une motion pour lui proposer cette mesure. »

Il proposa et mena à bien, durant la même époque, deux autres réformes moins grandes et moins difficiles, et qui furent pourtant très contestées. Il fit substituer à la prohibition absolue des blés étrangers le système de l’échelle mobile, c’est-à-dire d’un droit variable sur les grains importés du dehors, selon le prix des grains à l’intérieur. Il établit dans Londres et aux environs ce régime de surveillance et de police municipale qui est maintenant adopté dans presque toutes les villes d’Angleterre.

En accomplissant la première de ces réformes, et quoiqu’elle fût un pas dans les voies de la liberté commerciale, il ne prévoyait guère sans doute jusqu’où elle le conduirait un jour, car il eût probablement apporté dans ses paroles un peu plus de réserve qu’il ne le faisait en disant : « Dans l’état actuel de notre société, à raison de l’immense capital employé à la culture du sol, et aussi par égard pour d’autres intérêts publics, la chambre ne peut appliquer en cette matière aucun principe abstrait et rigoureux. Il y a d’ailleurs de grands faits qu’il faut prendre en considération. Dans une monarchie limitée comme celle-ci, il importe de soutenir les intérêts qui soutiennent si puissamment le gouvernement et l’état. Je serais désolé d’acheter une réduction dans le prix du pain au risque de faire tort à ces intérêts fondés et en possession qui sont essentiels à la sûreté de l’ordre social. » Contraints d’agir et de parler tous les jours, les plus prudens ministres ne réussissent pas toujours à ne rien faire et à ne rien dire qui ne convienne également aux besoins du présent et aux chances de l’avenir.

Malgré son utilité évidente, le bill qui établissait la nouvelle police municipale rencontra, parmi les aveugles adorateurs du passé, une fougueuse opposition. Un cabinet militaire voulait, disait-on, introduire en Angleterre la police despotique des états du continent, avec son espionnage domestique. Des journaux accrédités se lamentèrent de voir l’ancien régime des hommes du guet (watchmen) impitoyablement aboli. Une adresse fut présentée au roi George IV pour le conjurer d’ouvrir les yeux, d’invoquer le nom de l’Éternel et de rallier autour de lui son peuple, car un complot était formé pour renverser la maison de Hanovre et porter au trône le duc de Wellington, à l’aide des catholiques irlandais qui s’enrôleraient dans la nouvelle police. Les peuples ont tour à tour des terreurs et des espérances également puériles et folles.

Tout réussissait au cabinet : il gagnait de grandes batailles parlementaires, il accomplissait de grandes réformes sociales, et pourtant, au lieu de se fortifier, il s’affaiblissait ; il ne triomphait qu’à l’aide de ses anciens adversaires ; il perdait, en triomphant, une partie de ses anciens amis. L’hésitation et la confusion pénétraient dans ces puissans partis politiques, si longtemps disciplinés et fidèles sous leur drapeau. Les whigs marchaient avec un sourire ironique à la suite de Wellington et de Peel ; parmi les tories, les uns s’éloignaient d’eux avec tristesse ou avec colère ; les autres les suivaient avec inquiétude : « Peel n’a pas de reins, disait-on ; il ne sait pas faire tête à ceux qui le poussent. » M. Peel semblait lui-même quelquefois un peu embarrassé de sa situation ; soit nécessité, soit dessein, il ne poursuivait pas vigoureusement, dans l’administration de l’Irlande, les conséquences libérales de l’émancipation des catholiques ; il laissait aux orangistes tout leur pouvoir ; il prenait soin que le duc de Wellington demeurât bien, aux yeux du public, le chef du cabinet, comme pour se mettre à couvert sous un nom plus imposant que le sien. Le pouvoir était inerte et chancelant au milieu de ses triomphes.

La révolution de 1830 en France vint mettre au jour cette situation et en presser les conséquences. Au premier bruit qui en parvint à Londres, quand on n’y savait encore que les ordonnances de juillet : « Que faut-il penser de ceci ? » demanda quelqu’un au duc de Wellington. — C’est une nouvelle dynastie, répondit le duc. — Et quel parti prendrez-vous ? — D’abord un long silence, puis nous nous concerterons avec nos alliés pour agir. » Le duc de Wellington pressentait bien l’avenir de la France, et mal sa propre conduite dans son pays. Quand l’événement fut accompli et complètement connu, une sympathie vive et générale éclata en Angleterre ; des hommes prudens s’inquiétaient, des tories rigoureux blâmaient ; mais le sentiment public tenait peu de compte des scrupules et des alarmes. C’étaient les principes, c’étaient les exemples de la révolution de 1688 que venait de pratiquer la France ; l’Angleterre applaudit avec enthousiasme ; le mouvement national l’emporta sur les dissidences de parti et sur les inquiétudes du pouvoir. À ce moment même, les embarras du cabinet Wéllington-Peel avaient redoublé ; il servait un nouveau roi, Guillaume IV venait de monter sur le trône ; il attendait un nouveau parlement ; trois jours avant la révolution de juillet, la chambre des communes avait été dissoute. Le duc de Wellington ne put « ni garder un long silence, ni attendre pour se concerter avec ses alliés. » Il s’empressa de reconnaître la nouvelle monarchie française, acceptant, devant la nouvelle chambre des communes qu’élisait l’Angleterre, la responsabilité de la nouvelle politique où l’entraînait cette adhésion.

Il en sentit bientôt tout le poids. Peu avant la mort de George IV, M. O’Connell avait proposé, dans la chambre des communes, la réforme parlementaire la plus radicale, les parlemens triennaux, le suffrage universel, le scrutin secret. Une immense majorité avait repoussé sa proposition, mais la réforme était restée à l’ordre du jour ; une motion de lord John Russell demandant à la chambre de déclarer « qu’il convenait d’élargir les bases de la représentation nationale » avait réuni 117 suffrages contre 213, et dans le cours de l’automne, M. Peel et le duc de Wellington lui-même, se promenant à travers le pays, entre autres à Manchester et à Birmingham, ne s’étaient point montrés résolus de tout repousser à ce sujet. Le nouveau parlement à peine réuni, la question reparut, poussée avec bien plus d’ardeur. Le 2 novembre 1830, dans le débat de l’adresse en réponse au discours du trône, lord Grey, tout en désavouant les idées radicales, déclara qu’il regardait une réforme dans le système électoral comme aussi inévitable que juste, et somma le gouvernement de s’y préparer. Le duc de Wellington se leva : « Quant à moi, dit-il, je ne connais aucun système de représentation meilleur ni plus satisfaisant que celui dont jouit l’Angleterre ; ce système possède et mérite de posséder la pleine confiance du pays. J’irai plus loin : si le devoir m’était imposé en ce moment de former une législature pour un pays quelconque, surtout pour un pays à grandes richesses de toute sorte comme le nôtre, je ne pense pas que je parvinsse jamais à former une législature comparable à celle-ci, car la sagesse humaine n’atteint pas du premier coup à une institution si excellente… Je ne suis donc point prêt à proposer la mesure à laquelle a fait allusion le noble lord. Non-seulement je n’y suis pas prêt, mais je déclare que, tant que j’occuperai un poste dans le gouvernement de mon pays, je m’opposerai à cette mesure quand d’autres la proposeront. »

Ni l’opposition dans les chambres, ni le public au dehors, ni probablement la plupart des membres mêmes du cabinet ne s’attendaient à une déclaration si péremptoire. L’irritation des partisans de la réforme fut extrême et se répandit rapidement parmi le peuple. Le roi Guillaume IV devait aller dîner le 9 novembre dans la Cité. On annonça de toutes parts que des démonstrations violentes éclateraient, que le duc de Wellington serait gravement insulté, peut-être menacé ; on s’inquiéta pour la sûreté du roi lui-même. Les événemens de Paris enflammaient ou alarmaient encore les esprits ; la fermentation populaire et le trouble du pouvoir croissaient d’heure en heure. Le cabinet chancelant ne voulut pas accepter la responsabilité de la sédition ni de la répression que la promenade royale à travers les rues pouvait entraîner. Une proclamation annonça la veille qu’elle n’aurait pas lieu, non plus que le dîner de la Cité. Pendant deux jours, les deux chambres retentirent à ce sujet d’interpellations, d’explications et de débats. Le duc de Wellington se défendit avec quelque embarras, M. Peel le soutint loyalement, en essayant d’ouvrir quelques perspectives de conciliation ; mais les whigs, qui touchaient à la victoire, n’avaient garde de souffrir qu’elle fût ajournée. Le 15 novembre, une proposition du chancelier de l’échiquier, pour la liste civile du nouveau règne, fut rejetée par 233 suffrages contre 204, et le lendemain 16, le duc de Wellington et M. Peel annoncèrent dans les deux chambres que le cabinet se retirait, et que le roi avait chargé lord Grey de former une administration.

Dans le public et parmi les vainqueurs eux-mêmes, plusieurs auraient voulu séparer M. Peel des vaincus et le gagner à la cause de la réforme. Il n’y était pas, disait-on, absolument contraire ; le duc de Wellington l’entraînait dans son égoïste entêtement, et la haine des ultra-tories ne lui pardonnait pas l’émancipation des catholiques. M. Peel repoussa toutes ces insinuations, et tomba sans hésiter avec ses collègues. Il ne se taisait pas cependant sur les causes de leur chute, et se préparait à ne se conduire désormais que selon sa propre pensée et pour le grand avenir qui lui était depuis si longtemps prédit : « Depuis un an, disait-il le lendemain même de sa retraite, le gouvernement trébuche et ne marche pas. Nous nous sommes aliéné les tories sans nous concilier les whigs. La chute du cabinet était infaillible. Le duc, par sa déclaration contre toute réforme, a accéléré la catastrophe. Le chef de l’administration ne doit jamais laisser pénétrer ses secrets. On peut tout faire, mais on ne peut pas tout dire. Supposez qu’un ministère soit opposé à toute réduction de taxes, on peut agir sur ce principe et ne point réduire les taxes ; mais qu’on le dise formellement une seule fois, le cabinet est renversé. Pour moi, ma conduite est tracée : je ne suis l’ennemi que des radicaux. Le gouvernement l’est également ; en cela, je le soutiendrai. Pour le reste, j’attends la profession de foi politique des ministres ; je saurai alors si je leur suis, ou non, opposé. »

V.

Il ne tarda guère à le savoir. Proposé le 1er mars 1831 par lord John Russell, le bill de réforme parlementaire, à travers de laborieuses complications et de violens orages, absorba pendant dix-sept mois, jusqu’à l’adoption définitive en août 1832, l’attention passionnée du public comme des chambres et durant tout ce temps, dans toutes les phases de cette grande lutte, M. Peel, devenu sir Robert Peel depuis la mort de son père, combattit sans relâche la mesure. Il la combattit comme née sous de mauvais auspices, comme excessive en soi et dénaturant la constitution du pays, comme soutenue par de mauvais moyens. C’était, dit-il, une réforme soulevée en Angleterre par le vent révolutionnaire venu de France, et dont on poursuivait le triomphe en fomentant parmi le peuple les idées, les passions, les pratiques révolutionnaires : « Notre jugement est troublé par ce qui vient de se passer chez nos voisins… J’admets que leur résistance à un exercice illégal de l’autorité a été juste ; mais considérez quels effets a sur la prospérité nationale, sur l’industrie, sur le bonheur des familles, la résistance populaire, même juste… Ne vous laissez pas entraîner par cette excitation momentanée ; ne la prenez pas pour votre seul guide. Tout ce que je vous demande, c’est du temps pour délibérer sur une question si grave… Quand le peuple anglais reprendra son ferme bon sens, il vous reprochera d’avoir sacrifié la constitution du pays au désir d’exploiter une explosion de sentimens populaires… Vous n’ajoutez pas à l’édifice social une construction nouvelle pour satisfaire aux progrès de ceux qui l’habitent ; vous renversez l’ancien édifice pour lui en substituer un nouveau… Je combattrai ce bill jusqu’au bout, parce que je le crois fatal à notre heureuse forme de gouvernement mixte, fatal à l’autorité de la chambre des lords, fatal à cet esprit de suite et de prudence qui a valu à l’Angleterre la confiance du monde, fatal à ces habitudes, à ces pratiques de gouvernement qui, en protégeant efficacement la propriété et la liberté des personnes, ont donné au pouvoir exécutif de l’état une vigueur inconnue à tout autre temps et dans tout autre pays… Aucun intérêt personnel ne dicte ma conduite, je n’ai point de bourg à défendre ; je n’ai contracté aucune obligation envers les possesseurs de l’influence que cette mesure veut détruire… Je demande qu’on ne me range point parmi les hommes qui tentent de déprécier les classes moyennes de la société dans notre patrie ; je suis moi-même issu de ces classes et fier de leur appartenir. Et bien loin de faire peu de cas de leur intelligence et de leur influence, je vous dis, à vous qui parlez sans cesse d’en appeler au peuple, que si ces classes moyennes ne montraient pas plus de prudence, de jugement et de modération que leurs gouvernans, je désespérerais des destinées de mon pays… Si le bill proposé par les ministres est adopté, il introduira parmi nous la pire et la plus vile sorte de despotisme, le despotisme des démagogues, le despotisme du journalisme, ce despotisme qui a poussé des contrées voisines naguère heureuses et florissantes sur le bord de l’abîme. »

Ce n’était pas dans le seul parti tory que fermentaient ces alarmes ; l’un des hommes les plus éclairés et les plus considérés de l’Angleterre, whig de principes et spectateur aussi désintéressé qu’attentif de ce grand débat, m’écrivait le 4 mai 1831 : « Le cours des choses humaines pousse depuis longtemps les nations de l’Europe occidentale vers la démocratie ; c’est le fruit de la diffusion des richesses et des lumières ; mais je ne vois pas pourquoi il était nécessaire d’accélérer dans l’ordre social un changement qui eût pu être judicieusement réglé, et qui, graduellement amené, n’eût pas été accompagné des maux que j’en redoute aujourd’hui. Tout le monde admet ici qu’une réforme dans notre parlement, bien moindre que celle que nous jettent à pleines mains nos ministres, eût été reçue de la partie modérée de la nation avec reconnaissance et même avec quelque surprise. » Parmi les défenseurs même du bill de réforme, quelques-uns, et des plus éminens, se montraient touchés de ces inquiétudes, et cherchaient à la mesure d’autres motifs pour la justifier pleinement : « S’il ne s’agissait en ceci que de la réforme des institutions, disait sir James Mackintosh, je pourrais me joindre au cri tant répété qu’on va trop loin, ou du moins trop vite, plus loin et plus vite que ne le conseillerait une sage politique ; mais la réforme actuelle est surtout un moyen de regagner la confiance nationale, et je fais moins de cas du plan même que de l’esprit qui l’anime et s’y révèle… Les classes supérieures de la société, en se confiant avec éclat au peuple, peuvent raisonnablement se promettre qu’à son tour le peuple se confiera en elles. Pour atteindre ce but, il faut non-seulement qu’elles soient, mais qu’elles paraissent libéralement justes et généreuses. La confiance ne s’achète que par la confiance. »

Contre une mesure à ce point contestée, l’opposition semblait avoir des chances de succès. Beaucoup de tories s’en flattaient, et dirigés par un homme d’un esprit vigoureux, net, précis, pratique, et d’une volonté aussi persévérante que passionnée, M. Croker, ils s’efforçaient de saisir dans le débat tous les incidens qui pouvaient infliger au cabinet whig un échec grave, déterminer sa chute, ramener les tories au pouvoir, et les mettre ainsi en état, soit de faire échouer la réforme, soit de substituer au bill proposé par lord John Russell une mesure moins fatale à leur parti ; mais sir Robert Peel n’entrait point dans ce dessein ; au fond, il ne le croyait pas praticable. L’impulsion populaire en faveur du bill était réellement très forte ; les esprits les plus élevés, les orateurs les plus éloquens de l’Angleterre invoquaient la réforme avec une conviction passionnée, et comme encore plus indispensable qu’irrésistible : « Regardez loin de vous, autour de vous, partout, s’écriait M. Macaulay ; tout présage à ceux qui s’obstinent dans une vaine lutte contre l’esprit du temps une défaite assurée. La chute du plus superbe trône du continent retentit encore à nos oreilles ; le toit d’un palais anglais donne un triste asile à l’héritier exilé de quarante rois ; de tous côtés nous voyons les anciennes institutions renversées, les grandes sociétés bouleversées. Maintenant, pendant que le cœur de l’Angleterre est encore sain, pendant que les anciens sentimens, les anciennes institutions conservent encore chez nous un pouvoir et un charme qui peuvent s’évanouir Bientôt, dans ce moment encore propice, dans cette heure de salut, prenez conseil, non des préjugés, non de l’esprit de parti, non du honteux orgueil d’une obstination fatale, mais de l’histoire, de la raison, des siècles passés, des redoutables symptômes de l’avenir. Rajeunissez l’état ; sauvez la propriété divisée contre elle-même ; sauvez la multitude livrée à ses ingouvernables passions ; sauvez l’aristocratie compromise par son pouvoir impopulaire ; sauvez la plus grande, la plus belle société, la plus admirablement civilisée qui ait jamais vécu, des calamités qui peuvent en quelques jours ravager ce riche héritage de tant de siècles de sagesse et de gloire. Le danger est immense ; le temps est court. Si ce bill doit être rejeté, je prie Dieu qu’aucun de ceux qui concourent à le faire rejeter ne regrette un jour amèrement et vainement son vote au milieu de la ruine des lois, de la confusion des rangs, de la spoliation des richesses et de la dissolution de l’ordre social. »

Ces sombres pronostics, ce puissant langage portaient quelque trouble dans l’âme de Peel. En général, quand il se trouvait en face de l’opinion populaire, il était plus enclin à s’en exagérer qu’à s’en dissimuler la force, et même en lui résistant il se flattait peu de la vaincre. À peine sorti d’ailleurs des embarras et des amertumes que lui avait fait subir l’émancipation des catholiques, il ne se sentait ni en état ni en goût de recommencer sitôt la même manœuvre, et de se faire encore une fois, au nom de la nécessité, l’exécuteur d’une politique qu’il avait longtemps combattue. Son vrai et intime désir était que la question de la réforme parlementaire fût vidée par ses adversaires, et qu’il pût rentrer en lutte avec eux dans une arène déblayée d’un si périlleux écueil. Près du terme de ce grand débat, il fut appelé à manifester clairement sa pensée. Triomphant dans la chambre des communes, le bill était près d’échouer dans la chambre des lords ; pour le faire passer, lord Grey demandait au roi la faculté de créer autant de pairs qu’il le jugerait nécessaire ; sinon, le cabinet whig se retirait. Guillaume IV accepta cette retraite, et entra en pourparlers avec les tories pour qu’ils reprissent le pouvoir, mais sous la condition d’acquitter la parole du roi envers le peuple en présentant un bill de réforme équivalent, pour les points essentiels, à celui des whigs. Plus hardi dans l’action et moins préoccupé des difficultés de situation ou de principes que sir Robert Peel, le duc de Wellington était prêt à accepter. Peel refusa : « On lui offrait, dit-il, le poste qui, dans la vie politique, est regardé comme l’objet le plus élevé de l’ambition ; mais lui, qui venait de combattre obstinément et dans son principe même le bill de réforme, pouvait-il se lever, comme ministre, pour recommander l’adoption d’une mesure semblable ? J’ai refusé sur-le-champ, par l’impulsion du moment. Une mûre réflexion n’a fait que confirmer en moi cette impulsion ; ni l’autorité, ni l’exemple d’aucun homme ni d’aucune réunion d’hommes ne pourraient me déterminer à accepter le pouvoir dans de telles circonstances et à de telles conditions. » Devant ce refus péremptoire de Peel, toute espérance des tories s’évanouit ; le cabinet whig se reforma ; la plupart de ses adversaires, en s’absentant, à la demande du roi, de la chambre des pairs, laissèrent passer le bill de réforme. La question ainsi vidée, le parlement fut dissous ; les élections donnèrent aux réformateurs whigs ou radicaux une immense majorité, et le 5 février 1833 sir Robert Peel rentra dans la nouvelle chambre des communes, à la tête d’une petite armée de vaincus qui s’empressèrent de serrer autour de lui leurs rangs, tristes, mais bientôt dociles et disciplinés sous sa direction, par nécessité autant que par choix.

VI.

Dès l’ouverture de la session, dans le débat de l’adresse, sir Robert Peel s’empressa d’indiquer la conduite qu’il se proposait de tenir : « C’est mon devoir, dit-il, d’appuyer la couronne, et l’appui que je donne m’est commandé par des principes parfaitement indépendans et désintéressés. Je n’ai nul autre dessein que de défendre les lois, l’ordre, la propriété et la moralité publique. Ce que je fais ce soir indique ce que je ferai désormais en toute occasion. Qu’on ne dise pas que j’agis ainsi par le désir de rentrer au pouvoir. Je sens qu’entre moi et le pouvoir il y a un abîme plus profond peut-être que pour tout autre membre de cette chambre… Je serais heureux de donner mon appui aux honorables chefs du gouvernement actuel à raison de ma confiance en eux comme hommes publics ; je regrette de dire que je ne le fais point par ce motif. Je leur donne mon appui parce qu’ils sont les ministres de la couronne et qu’ils en ont besoin. Je ne voudrais pas manquer de respect à la chambre ; mais, je dois le dire, le grand changement qu’on a apporté dans sa constitution impose aux hommes qui sont disposés à s’unir à moi dans la vie publique un changement de conduite… Quand la chambre des communes était divisée en deux grands partis, l’un en possession, l’autre en dehors du pouvoir, mais tous deux fermes et confians dans leurs principes, il était naturel et juste que les derniers adoptassent la conduite la plus propre à renverser leurs adversaires… Les circonstances sont changées et je ne me sens plus en droit de pratiquer ce qui a pu être la tactique légitime et nécessaire des partis. Aussi longtemps que je verrai le gouvernement disposé à défendre contre toute innovation téméraire les droits de la propriété, l’autorité des lois, l’ordre de choses établi et régulier, je croirai de mon devoir, sans tenir aucun compte des sentimens de parti, de me ranger de son côté… Et en disant cela, je n’admets nullement la justesse des insinuations qui représentent le parti avec lequel j’ai l’honneur de marcher comme ennemi de toute réforme. Je me suis opposé à votre réforme parlementaire parce que j’avais dans la chambre, telle qu’elle était alors constituée, la ferme confiance qu’elle saurait admettre toutes les réformes utiles, graduelles et sûres. Je n’ai jamais été opposé à ces réformes-là… Mais je l’avoue franchement, je crains que la chambre qui siége maintenant ne soit trop portée à croire que tout est mal dans ce qui est établi et ancien ; je ne doute point des bonnes intentions de la majorité, mais je crains que la plupart de ses membres n’arrivent ici avec cette impression que les institutions sous lesquelles ils ont jusqu’ici vécu sont pleines d’abus à réformer, et qu’ils n’aient une confiance trop présomptueuse dans nos moyens d’y porter remède… Trois mois ne se passeront pas, j’en suis convaincu, qu’ils ne se voient déçus dans leurs espérances ; il est absolument impossible qu’elles soient satisfaites… J’ai appris avec satisfaction que les ministres de sa majesté, disposés à réformer tous les abus réels, étaient en même temps résolus de s’en tenir à la constitution de la chambre des communes telle qu’elle est faite maintenant, et de repousser toute expérience qui pourrait jeter de nouveau le trouble dans l’esprit public. Je suis décidé à les soutenir dans cette résolution. »

Pendant deux ans et deux sessions du parlement, en 1833 et 1834, aucun incident ne vint troubler sir Robert Peel dans cette ligne de conduite, et il y persista avec autant de succès que de constance. Les grandes questions se pressaient à la porte et dans l’enceinte des chambres : pour l’Angleterre, la réduction des impôts, la réforme des corporations municipales, l’introduction du scrutin secret dans les élections ; pour l’Irlande, la réforme de l’église anglicane et de la distribution de ses richesses, les mesures de répression contre les désordres sanglans dont l’Irlande était encore le théâtre, même la révocation de l’union des deux royaumes et le retour à leurs parlemens séparés. Je ne rappelle ici que les grandes affaires. Toutes les idées, tous les desseins qui, depuis quinze ans, avaient été dans les salons, dans les journaux ou dans les chambres, l’objet des conversations, des écrits et des discours de l’opposition whig ou radicale, étaient maintenant à l’ordre du jour, comme autant de propositions formelles qui demandaient à devenir des lois. Sur toutes ces questions, à mesure qu’elles se présentaient, sir Robert Peel était prêt et apportait dans les débats un avis positif, une vaste et exacte connaissance des faits, cette éloquence tempérée qui réussit à convaincre sans se faire passionnément admirer, et cette autorité peu expansive, mais sûre d’elle-même, qui conquiert la confiance quand même elle n’entraîne pas la sympathie. Il ne se renfermait point dans les principes absolus des vieux tories ni dans les prérogatives extrêmes du pouvoir, il ne repoussait point toute innovation : il se montrait au contraire préoccupé de l’état nouveau de la société et de la nécessité de lui donner les satisfactions morales et les prospérités matérielles auxquelles elle aspirait ; mais il défendait résolument, contre toute atteinte directe ou indirecte, la propriété publique ou privée, les droits et les lois en vigueur, la couronne, l’église, toutes les bases de l’ordre social et de l’ordre national, inscrivant hautement sur son drapeau cette maxime qu’à tout prendre les institutions de l’Angleterre étaient bonnes, la société anglaise bien réglée, et que toute innovation, plutôt suspecte, à ce titre, que favorable, était tenue de subir de fortes épreuves de discussion et de temps avant de se faire admettre aux dépens du régime établi. « Je repousse le scrutin secret, disait-il, parce qu’il rendrait cette chambre plus démocratique qu’elle n’est déjà, et je la crois assez démocratique, aussi démocratique que le comportent les principes de notre constitution et le maintien de la juste autorité des autres branches de la législature. On dit que le scrutin secret annulerait l’influence de la propriété foncière. J’affirme que, si l’influence de la propriété foncière était annulée, la sécurité de toute propriété et la stabilité de tout gouvernement disparaîtraient en même temps. Il est absurde de dire qu’un homme qui possède dix mille livres sterling de revenu ne doit pas avoir, dans la législature du pays, plus d’influence que celui qui ne possède qu’un revenu de dix livres. Pourtant l’un et l’autre ne votent qu’une fois. Comment cette injustice, cette inégalité choquante peut-elle être redressée sinon par l’exercice de l’influence ? Comment le gouvernement éviterait-il de tomber dans la démocratie pure si l’influence n’appartenait qu’au nombre ? J’ai aussi, contre le scrutin secret, une autre raison : après le grand changement fait l’an dernier dans notre système électoral, un autre changement non moins grave serait un acte de déraison. N’y aura-t-il donc, dans ce système, plus de fixité ? Ne nous laissera-t-on pas le temps de juger les effets du changement déjà accompli ? Tant que je n’aurai pas de fortes preuves de quelque vice dans le système aujourd’hui en vigueur, je m’opposerai à tout changement nouveau. Par cette continuelle série d’expériences sur nos institutions, nous renversons l’un des plus solides appuis du gouvernement, nous tarissons l’une des plus pures sources du pouvoir légitime, car nous détruisons le respect et l’attachement pour l’ordre établi. Quand je n’aurais que ce seul motif, je repousserais la proposition. »

Ce bon sens éclairé, conservateur par droiture d’esprit et intelligence morale plutôt que par intérêt et par tradition, ne donnait pas pleine satisfaction aux idées ni aux passions des vieux tories, et ils suivaient Peel avec quelque inquiétude, mêlée parfois de quelques murmures, comme un défenseur indispensable, non comme un représentant vrai et un guide assuré. En Irlande surtout, les orangistes ne se laissaient pas contenir ni diriger par sa prudente équité, et ils lui causaient souvent, par la violence de leur langage et de leur conduite envers les catholiques, autant de déplaisir que d’embarras. Il était ainsi, de ce côté, le chef d’un parti dont il n’était pas, ni par son origine, ni par le fond de ses idées, ni par ses goûts. En revanche, son renom et son crédit dans le gros de la nation, au sein des classes moyennes, dans le clergé, la magistrature, le barreau, l’industrie, le commerce, s’étendaient et s’affermissaient à vue d’œil. De jour en jour, on prenait plus de confiance dans l’honnêteté prudente de ses vues, dans son habileté financière et administrative, dans son intelligence des intérêts nationaux et sa sympathie pour les sentimens publics. Attentif et prévoyant, il ne laissait échapper aucune occasion de rendre, soit à ces classes en général, soit à leurs représentans considérables, quelque important service. En accomplissant l’émancipation des catholiques, il avait offensé bien des membres de l’église anglicane d’Irlande ; mais il défendait si fermement, contre les dissensions et les hésitations du cabinet whig, l’inviolabilité des biens de cette église et de leur destination pieuse, qu’elle oubliait sa rancune et prêtait à Peel tout son appui. Un juge intègre et honoré à Dublin, le baron Smith, qui avait fait devant le grand jury une sortie un peu âpre contre les agitateurs, séides d’O’Connell, fut violemment dénoncé et attaqué dans la chambre des communes par O’Connell lui-même. Les whigs intimidés le livraient presque à la vengeance de leur tyrannique, mais nécessaire allié. Peel prit hautement sa défense, défendant aussi dans sa personne l’indépendance des magistrats et le sentiment du public anglais, indigné qu’O’Connell imposât son joug au cabinet. Chaque incident, chaque question grossissait et ralliait ainsi autour de sir Robert Peel ce nouveau parti d’ordre et de gouvernement qui soutenait les principes du pouvoir sans l’exercer, repoussait les invasions de l’esprit démocratique sans avoir un aristocrate pour chef, et tenait à honneur de s’appeler le parti conservateur, autant pour se distinguer du vieux parti tory que pour inscrire son nom sur son drapeau.

Cependant le cabinet whig était en proie aux plus fâcheux embarras et à un visible déclin. Pendant ses longues années d’opposition, il avait promis ou laissé espérer, en fait de réformes et de progrès, beaucoup plus qu’il ne pouvait faire, et maintenant qu’il était au pouvoir, on exigeait de lui bien plus encore qu’il n’avait promis. Il n’y a guère de pire condition pour un gouvernement que d’être aux prises avec des espérances à la fois ardentes et vagues, et nuls peuples ou nuls partis ne sont si difficiles à gouverner que ceux qui veulent immensément, sans bien savoir quoi. Si le cabinet de lord Grey n’avait eu pour mission que la réforme parlementaire, il eût pu se reposer avec orgueil : il avait accompli cette œuvre, et bien plus encore. En Irlande, il avait profondément modifié, dans l’intérêt des catholiques, la condition de l’église anglicane, et reporté sur les propriétaires protestans la plus large part du fardeau des dîmes. En Écosse, il avait réformé les principaux abus du régime municipal. L’Inde et la Chine avaient été ouvertes au commerce libre. À l’éternel honneur de l’Angleterre, il avait aboli l’esclavage dans ses colonies. C’était là, à coup sûr, pour quatre années, une ample moisson de réformes. Mais ce cabinet était né d’un grand souffle d’opinion et d’ambition démocratique suscité par la révolution de France. Il était poussé et soutenu par une école de réformateurs philosophes, les radicaux disciples de Bentham, amis sincères de la justice et de l’humanité, mais logiciens rigoureux et impatiens, qui voyaient à peu près partout, dans la société et les institutions anglaises, des innovations pressantes et systématiques à réaliser. Il ne pouvait se passer de l’appui d’O’Connell, qui, à son tour, ne pouvait se dispenser de complaire aux passions de ses compatriotes, opprimés depuis tant de siècles, et trop grossiers, trop ignorans, trop irrités, trop misérables, pour comprendre et accepter les lenteurs nécessaires de la réparation. Assailli par ces exigences sans mesure et sans terme, compromis par ces alliances, dont s’offensait l’orgueil ou s’inquiétait le bon sens anglais, le cabinet whig hésitait, avançait, s’arrêtait, accordait, se rétractait ; mais ni ses concessions alternatives ne réussissaient à satisfaire ses alliés divers, ni la haute considération de ses deux chefs dans les deux chambres, lord Grey et lord Althorp, ne suffisait pour arrêter le cours de son déclin.

Quand la situation commune est si difficile, les embarras de personnes ne manquent jamais d’éclater. Les dissidences d’opinion, les inégalités d’allure, les incompatibilités d’humeur portèrent bientôt le trouble dans le cabinet. Le gendre de lord Grey, lord Durham, esprit élégant, cœur généreux, mais enfant gâté de la fortune aristocratique, de l’encens domestique et de la faveur populaire, donna le premier l’exemple du dégoût ; il sortit du cabinet pour cause de santé, dit-on, mais plus vraisemblablement parce qu’à son avis on n’allait ni assez vite ni assez loin dans les voies libérales. Quelques mois après, et pour des motifs plus sérieux, quatre ministres plus importans, lord Stanley, sir James Graham, le duc de Richmond et le comte de Ripon se retirèrent également : pas plus que sir Robert Peel, ils ne voulaient consentir à détourner de leur destination primitive et purement religieuse l’excédant des revenus de l’église d’Irlande pour l’appliquer à l’éducation publique. Deux mois plus tard, une autre question irlandaise, le bill de répression contre les désordres et les violences en Irlande, amena une retraite bien plus grave ; le chef du cabinet réformateur, lord Grey, fier, susceptible, esprit plus élevé que clairvoyant, inhabile à se défendre des petites menées qu’il était incapable d’ourdir, prompt d’ailleurs à la lassitude et à l’ennui, crut son honneur blessé et sa situation faussée par quelques démarches de quelques-uns de ses collègues et quelques démêlés intérieurs du cabinet ; il donna sa démission. Au lieu de se retirer avec leur chef selon l’usage, les ministres restèrent et prirent un autre chef, lord Melbourne. Ainsi radoubé avec plus d’adresse que d’éclat, le cabinet whig continuait de vivre languissamment lorsqu’au mois de novembre 1834, la mort de lord Spencer appela à la chambre des pairs son fils aîné, lord Althorp, chef de la chambre des communes, où il était très difficile à remplacer. Lord Melbourne se rendit à Brighton pour soumettre au roi les nouvelles combinaisons que cet incident rendait nécessaires. Guillaume IV ne les approuva point, se plaignit de quelques-uns de ses conseillers et déclara son intention de remettre le pouvoir en d’autres mains. Toujours de sang-froid et de bonne grâce dans toutes les situations, lord Melbourne se chargea de porter lui-même au duc de Wellington la lettre par laquelle le roi l’invitait à former un nouveau cabinet, et le lendemain 15 novembre, à la grande surprise du public, le Times annonça la nouvelle en ces termes : « Les ministres whigs sont dehors ; c’est la reine qui a tout fait. »

C’est la manie des politiques peu sérieux d’imputer leurs revers à quelque cause cachée et inattendue. La reine Adélaïde était ardemment tory ; mais ni son influence, ni le penchant semblable, quoique plus incertain, du roi, n’auraient amené la chute du cabinet whig, si sa décadence ne l’avait préparée. Appelé à Brighton pour lui succéder, le vieux chef des tories, le duc de Wellington, donna un grand exemple de modestie à la fois et de puissance ; « Ce n’est pas à moi, dit-il au roi, c’est à sir Robert Peel que votre majesté doit demander de former un cabinet, et qu’il appartient de le diriger. Dans la chambre des communes sont la difficulté et la prépondérance ; c’est son chef qu’il faut à la tête du gouvernement. Je servirai sous lui, dans le poste qu’il plaira à votre majesté de me confier. » Le roi n’objecta point ; mais Peel était absent : depuis un mois, il était parti avec sa famille pour l’Italie. Lord Wellington offrit, en attendant son retour, de se charger de la responsabilité du gouvernement tout entier, et, de concert avec lord Lyndhurst, il fit en effet pendant trois semaines ce qu’il avait offert, conduisant seul plusieurs départemens ministériels, et attaqué par les rigoristes constitutionnels pendant que le public admirait en souriant sa confiante hardiesse et son infatigable empressement à servir le roi et l’état. Rejoint à Rome par les lettres qui le rappelaient, sir Robert Peel arriva à Londres le 9 décembre 1834, et accepta sans hésiter sa difficile mission. Souhaitant vivement d’ôter dès l’abord à son cabinet toute couleur d’exclusion et de réaction, il fit tous ses efforts pour y faire entrer lord Stanley et sir James Graham, membres naguère du cabinet whig, et qui avaient tous deux soutenu la réforme parlementaire. Ils refusèrent. Réduit à tenter de gouverner sous la nouvelle constitution du parlement, avec les seules forces du parti qui l’avait combattue, Peel manifesta immédiatement, dans une adresse à ses électeurs de Tamworth, ce qu’il pensait de sa situation et la conduite qu’il se proposait de tenir :

« Je n’accepterai jamais le pouvoir, dit-il, à la condition de me déclarer apostat des principes qui ont réglé jusqu’ici mes actions. En même temps je n’admettrai jamais que j’aie été, avant ou après le bill de réforme, le défenseur des abus et l’ennemi des réformes judicieuses. J’en appelle avec confiance à la part que j’ai prise dans la grande question du système monétaire, dans l’amélioration de nos lois criminelles, du jugement par jurés, et aux opinions que j’ai professées et suivies en tout ce qui touche à l’administration du pays… Quant au bill même de réforme, je répéterai ici la déclaration que j’ai faite quand je suis rentré dans cette chambre comme membre du parlement réformé ; je considère ce bill comme la solution définitive et irrévocable d’une grande question constitutionnelle, solution à laquelle aucun ami de la paix et du bonheur de notre pays ne doit porter atteinte, soit directement, soit par des moyens détournés. S’agit-il de l’esprit du bill de réforme et de ma disposition à l’adopter et à le développer comme règle de gouvernement ? Si, par l’adoption de l’esprit du bill de réforme, on entend que nous devons vivre dans un tourbillon d’agitations incessantes, que les hommes publics ne peuvent se soutenir dans l’opinion publique qu’en épousant les impressions populaires de chaque jour, en promettant de redresser immédiatement tout ce qui sera dénoncé comme un abus, en abandonnant ce grand appui du gouvernement, plus efficace que la loi ou la raison même, le respect des droits anciens et des autorités consacrées par le temps ; — si c’est là l’esprit du bill de réforme, je n’essaierai même pas de l’adopter. Mais si l’esprit du bill de réforme implique seulement un examen attentif de nos institutions civiles et ecclésiastiques, examen entrepris dans une disposition bienveillante et pour arriver, en maintenant fermement les droits acquis, au redressement des abus prouvés et des griefs réels, — je puis dans ce cas, pour mes collègues et pour moi, m’engager à agir dans cet esprit et avec cette intention. »

Il se mit sur-le-champ à l’œuvre : la chambre des communes fut dissoute. Les élections donnèrent au parti conservateur cent voix de plus qu’il n’en avait dans la chambre précédente. Les deux partis essayèrent leurs forces sur le choix de l’orateur ; le candidat du nouveau cabinet, M. Manners Sutton, fut battu à dix voix de majorité. Loin de regarder cet échec comme insurmontable, Peel se montra, dans la discussion de l’adresse, plein d’ardeur et bien résolu à poursuivre la lutte : « C’est mon devoir, dit-il, mon premier et suprême devoir, de garder le poste qui m’a été remis, et de répondre à la confiance que je n’ai pas cherchée, mais que je ne pouvais décliner. Je vous adjuré de ne pas condamner sans entendre, de recevoir du moins les mesures que je proposerai de les améliorer, si elles sont défectueuses, de les étendre, si elles restent au-dessous de votre attente… Je vous fais de grandes offres, qui ne devraient pas être légèrement rejetées. Je vous offre la perspective d’une paix durable, le retour de la confiance d’états puissans, qui sont disposés à saisir cette occasion de réduire leurs armées et d’éloigner les chances de collisions hostiles. Je vous offre un budget réduit, des améliorations dans notre jurisprudence civile, la réforme de la loi ecclésiastique, le règlement de la question des dîmes en Irlande, leur commutation en Angleterre, l’abolition des abus réels dans l’église, et le redressement des griefs dont les dissidens ont droit de se plaindre… Je vous offre aussi la meilleure chance d’accomplir ces changemens de concert avec les autres pouvoirs de l’état, et de rétablir ainsi entre eux cette harmonie qui assure le maintien des anciennes institutions sans en exclure le perfectionnement. Vous pouvez rejeter mes offres, vous pouvez refuser de les écouter, vous pouvez préférer de faire les mêmes choses par des moyens plus violens ; mais si vous agissez ainsi, le temps est prochain où vous vous apercevrez que le sentiment populaire, sur lequel vous comptiez, vous a abandonnés. Vous n’aurez alors d’autre alternative que d’invoquer notre aide, de replacer le gouvernement dans les mains auxquelles vous voudriez l’arracher aujourd’hui, ou de recourir à cette pression du dehors, à ces moyens de compulsion et de violence qui rendront vos réformes vaines et scelleront l’arrêt de mort de la constitution britannique. »

Les faits répondirent aux paroles : plusieurs des mesures que Peel venait d’indiquer furent immédiatement proposées ; mais les whigs, irrités contre la couronne et sûrs de leur force dans la chambre étaient décidés à l’arrêter dès les premiers pas. Ils avaient pour alliés les haines invétérées de l’Irlande, les passions intraitables des orangistes, O’Connell, qui regardait Peel comme son plus personnel ennemi, les ultra-tories, qui le compromettaient en le soutenant, et les radicaux, trop opposés à l’esprit général de sa politique pour se contenter de ses concessions. À travers les propositions du cabinet, lord John Russell s’empressa de jeter la question sur laquelle sir Robert Peel ne pouvait et ne voulait à aucun prix transiger, l’appropriation à l’éducation publique de l’excédant des revenus de l’église d’Irlande. En vain Peel s’efforça de faire ajourner ce débat et d’obtenir pour les réformes qu’il avait proposées la priorité ; après huit jours de discussion ardente, trois votes successifs constatèrent la force supérieure de l’opposition et mirent le cabinet dans une insurmontable minorité. Le lendemain 8 avril, Peel prit la parole : « Je dois annoncer à la chambre, dit-il, qu’après le vote d’hier soir nous nous sommes unanimement sentis obligés, moi et mes collègues, de déclarer au roi que, dans notre conviction, c’était notre devoir de remettre à sa disposition les charges que nous tenions de lui. Nous n’avons pris cette résolution, je n’hésite pas à le dire, qu’avec une extrême répugnance… Et j’ai la confiance que la grande majorité de cette chambre me fera l’honneur de croire que cette répugnance ne provient que d’un principe politique. Je suis profondément convaincu que, lorsque dans une grande crise un homme public se charge de gouverner les affaires de son pays, il contracte l’obligation de persévérer dans cette tâche aussi longtemps qu’il le pourra avec honneur. Aucune indifférence pour la vie publique, aucun dégoût des fatigues et des ennuis qu’elle impose, aucune considération d’agrément personnel, aucune tristesse de la vie privée n’autorisent un homme public à quitter, sans motif impérieux, le poste où son souverain l’a placé ; mais en même temps il y a un grand mal à donner au pays le spectacle d’un gouvernement qui ne trouve pas dans la chambre des communes l’appui nécessaire pour conduire sûrement les affaires du pays et pour exercer sur les actes de cette chambre elle-même une influence que sa confiance seule peut donner. À ce spectacle de faiblesse, il y a des limites qu’il ne faut pas dépasser. Après tout ce qui est arrivé depuis le commencement de la session, le jour est venu, je pense, où nous devons nous décharger de la responsabilité qui pèse sur nous… J’ai voulu donner cette explication brièvement et de façon à ne point susciter de sentimens amers. Toute ma vie politique s’est passée dans la chambre des communes, et c’est la aussi que j’en passerai le reste ; quelles que soient les luttes des partis, je m’appliquerai toujours, pour mon compte, à vivre en bons et honorables termes avec la chambre, que j’y sois en majorité ou en minorité. Dans aucune circonstance, quelque pressantes que puissent être ses difficultés, je ne conseillerai jamais à la couronne de renoncer à la force morale qu’elle puise dans une scrupuleuse fidélité aux principes et à la pratique, à l’esprit et à la lettre de la constitution du pays. Cette constitution veut, je pense, qu’après une loyale épreuve un cabinet ne persiste pas à conduire les affaires publiques contre l’opinion décidée de la majorité de la chambre des communes. C’est sous l’empire de cette conviction, profondément enracinée dans mon âme, que je quitte mon poste, en regrettant sincèrement la nécessité qui me contraint à abandonner en ce moment le service du roi. »

La chambre entière écoutait dans un silence plein d’émotion et d’estime. Lord John Russell se fit un devoir de déclarer que le ministre qui se retirait s’était conduit avec la plus honorable fidélité à l’esprit de la constitution, et après quatre mois d’une lutte, où le vaincu avait grandi bien plus, que les vainqueurs, le cabinet whig, sous la présidence de lord Melbourne, et sans le concours de lord Grey, ni de lord Spencer, ni de lord Brougham, reprit le gouvernement de l’Angleterre.

Il le garda six ans encore, et pendant ces six ans, sir Robert Peel garda aussi l’attitude qu’il avait adoptée après la réforme du parlement, décidé dans toutes les questions, actif dans tous les débats, critiquant sans ménagement le cabinet whig, défendant, contre lui et ses alliés, Irlandais ou radicaux, les principes permanens de la société et de la monarchie anglaise, mais ne cherchant ni à l’entraver ni à le renverser, et bien plus occupé d’étendre, d’éclairer, de discipliner le nouveau parti conservateur que pressé de prendre en main le pouvoir. Plus impatiens que lui, ses amis se plaignaient quelquefois de cette longanimité sans résultat et sans terme, et sir Robert crut devoir s’en expliquer publiquement. Une occasion naturelle se présenta. Peu après l’avènement de la reine Victoria, en mai 1838, jaloux de donner à leur chef un témoignage solennel de leur adhésion, et au public une éclatante manifestation de leur force, les membres conservateurs de la chambre des communes, au nombre de 313, offrirent à Peel, dans Merchant Tailors Hall, un grand dîner politique où devait en même temps se cimenter l’alliance, enfin déclarée, de lord Stanley et de sir James Graham avec sir Robert et son parti. Peel exposa nettement dans cette réunion sa politique et ses motifs, surtout les motifs de la réserve, en apparence si stérile, qu’il gardait dans une opposition pourtant si décidée. « Il y a, dit-il, quelque impatience parmi nous. Voyant la force que nous possédons, on regrette que nous n’en fassions pas un plus actif usage. La conduite qu’une opposition doit tenir dépend en partie des principes qu’elle professe. Nos amis impatiens doivent se rappeler que notre nom même implique une certaine contradiction ; nous sommes une opposition conservatrice, nos principes sont ceux qui prévalent en général dans le gouvernement. Ils ne nous permettent pas cette latitude d’action qui peut convenir à une opposition conduite par des principes contraires. Une opposition qui professe que les institutions de ce pays sont un grief, que la société anglaise est un chaos d’abus, a contre le gouvernement un double motif et un double moyen d’attaque. Elle est mécontente de son système, elle censure ses actes, et en même temps elle n’hésite pas à fomenter le mécontentement populaire contre les institutions du pays. Le devoir au contraire que nous imposent à nous nos principes, c’est de maintenir les anciennes institutions du pays. Nous n’avons aucun désir d’élever l’autorité de la chambre des communes au-dessus de la prérogative de la couronne, ni aucun dessein de miner les privilèges de la chambre des lords ; nous avons au contraire à cœur de les défendre. Le vaste champ d’opposition ouvert à ceux qui cherchent à réduire nos établissemens publics nous est fermé, car nous voulons que les établissemens maritimes et militaires du pays conservent leur vigueur et leur efficacité. Il ne nous appartient pas d’enflammer l’humeur populaire par la peinture exagérée des abus publics. Nous ne pouvons pas non plus prêter notre aide à la couronne pour mutiler les libertés du peuple… Je conjure ceux de nos amis qui souhaiteraient une action plus décisive de se rappeler par quelle voie, à quelles conditions nous avons acquis la force que nous possédons aujourd’hui : c’est par la modération, par la prudence, en ne nous écartant jamais de nos principes… J’espère que nous ne nous laisserons jamais entraîner, en vue de quelque avantage momentané, à nous allier avec les hommes dont les principes sont contraires aux nôtres. J’espère que nous n’abandonnerons jamais notre devoir dans la chambre des communes, uniquement pour créer au gouvernement des embarras, en le laissant se débattre seul contre ses ennemis ou ses périls. C’est ma ferme conviction qu’en remplissant fidèlement nos fonctions législatives, en blâmant les ministres quand il y a lieu de les blâmer, en amendant leurs mesures quand il y a lieu de les amender, dussions-nous les sauver ainsi de quelques embarras, nous nous assurerons de jour en jour de nouveaux droits à l’estime publique et de nouvelles forces dans le parlement. »

Il y avait dans ce langage autant de bon sens pratique que de sens moral : unies avec persévérance, la modération et la probité politiques servent un parti autant qu’elles l’honorent. Le parti conservateur suivit les conseils de sir Robert Peel, et son progrès continu prouva de plus en plus que chef et soldats méritaient le pouvoir qu’ils savaient attendre et qu’ils ne recherchaient que si honnêtement.

Pour la seconde fois, les impatiens se crurent un moment au but de leurs vœux. Dans la session de 1839, la décadence du cabinet whig devint visible et rapide. Sur la législation des grains, sur l’état de l’Irlande, sur les embarras suscités à la Jamaïque par l’abolition de l’esclavage, les ministres n’obtinrent que des succès si près d’être des échecs, que le 7 mai, soit découragement, soit dessein de mettre l’opposition à l’épreuve, ils donnèrent leur démission. La reine fit appeler le duc de Wellington, qui, de même qu’en 1835, l’engagea à s’adresser à sir Robert Peel. Sir Robert se déclara prêt à former un cabinet et en indiqua sur-le-champ les principaux membres. La reine les agréa tous, se montrant décidée à soutenir loyalement ses nouveaux conseillers ; mais, avec la même franchise, elle témoigna qu’elle regrettait les anciens et croyait n’avoir eu qu’à se louer de leurs services. Les whigs avaient entouré son enfance ; depuis qu’elle était sur le trône, lord Melbourne, par l’aménité de son caractère, par l’impartiale liberté de son jugement, par les agrémens de son esprit, tranquillement moqueur et gai, et par des soins à la fois respectueux et presque paternels, lui avait inspiré une confiance et un goût voisins de l’affection. Peel et ses amis en conçurent quelque inquiétude, et pensèrent qu’en prenant le pouvoir ils avaient besoin de prouver qu’eux aussi ils possédaient l’entière confiance de la reine. Peel lui demanda à disposer des principales charges de sa maison. Ce ne fut pas, à ce qu’il paraît, de sir Robert, mais du duc de Wellington lui-même que vint la première idée de cette exigence. La jeune reine en fut choquée : c’était, lui dirent les whigs, une prétention exorbitante et que n’autorisaient point les précédens. On ajoutait que de grandes dames du parti conservateur en avaient parlé comme d’un triomphe sur la reine, disant qu’elles sauraient bien, quand elles formeraient sa cour, la contenir dans les limites constitutionnelles mieux que ne faisaient les whigs. L’impertinence est quelquefois une arme utile, mais plus souvent un dangereux plaisir. Le lendemain du jour où sir Robert avait formé sa demande, il reçut de la reine ce billet :

« La reine, ayant réfléchi sur la proposition que lui a faite hier sir Robert Peel d’éloigner les dames de sa chambre, ne peut consentir à un procédé qu’elle croit contraire à l’usage, et qui répugne à ses sentimens. »

Sir Robert répondit par une longue lettre respectueuse, sensée et constitutionnellement vraie, mais un peu lourde et sans élégance comme sans complaisance. Évidemment il convenait mieux au parlement qu’à la cour. La négociation fut rompue et devint dans les chambres l’objet d’un débat. Les conservateurs, Wellington comme Peel, maintinrent leur prétention ; les whigs soutinrent le refus de la reine, se déclarant prêts à en accepter la responsabilité. Ils reprirent aussitôt le pouvoir, et sir Robert Peel reprit de son côté, pour deux ans encore, son rôle d’homme de gouvernement dans l’opposition.

Je le trouvai dans cette situation en 1840, quand le roi Louis-Philippe me fit l’honneur de m’envoyer à Londres comme son ambassadeur. Je le vis assez souvent durant ma mission, et nous causâmes librement de toutes choses, de la France, de l’Angleterre, de l’Europe, des rapports des états entre eux comme de l’état intérieur des sociétés. En fait de politique extérieure, et notamment sur la question turco-égyptienne, qui nous occupait alors, il me parut plus curieux que décidé, animé d’un grand esprit de justice et de paix, mais n’ayant sur ce genre d’affaires que des notions peu précises et peu arrêtées, comme un homme qui n’en a pas fait l’objet habituel de ses réflexions et de ses résolutions. Je remarquai plus d’une fois l’empire, mêlé de sympathie et de crainte, qu’exerçaient sur son esprit notre grande révolution de 1789, les idées et les forces sociales qu’elle a mises en jeu. Il ne partageait à ce sujet ni les maximes ni les passions des anciens tories, et au fond de son âme, malgré toutes ses réserves morales, politiques et nationales, ce grand conservateur anglais était lui-même un enfant bien plutôt qu’un ennemi de ce nouvel ordre social qui demeure puissant et fécond en dépit de ses fautes, de ses revers, de ses mécomptes et de ses ténèbres ; mais ce qui me frappa surtout dans la conversation de sir Robert Peel, ce fut sa constante et passionnée préoccupation de l’état des classes ouvrières en Angleterre, préoccupation morale autant que politique, et dans laquelle, sous un langage froid et un peu compassé, perçait l’émotion de l’homme aussi bien que la prévoyance de l’homme d’état ; « Il y a là, disait-il sans cesse, trop de souffrance et trop de perplexité ; c’est une honte comme un péril pour notre civilisation ; il faut absolument rendre la condition de ce peuple du travail manuel moins dure et moins précaire. On n’y peut pas tout, bien s’en faut ; mais on y peut quelque chose, et on y doit faire tout ce qui se peut. » Dans l’activité de sa pensée et le loisir de sa vie, c’était évidemment là, pour lui, l’idée dominante de l’avenir.

Cet avenir approchait. Depuis ses deux restaurations de 1835 et 1839, le cabinet whig s’usait à durer sans grandir. Dans les sessions de 1840 et de 1841, il recommença à chanceler, et l’on put pressentir pour lui une nouvelle chute. Les attaques de l’opposition devinrent plus pressantes ; Peel ne se refusait plus à l’ardeur de ses amis. Les whigs ne tardèrent pas à s’apercevoir que ses coups étaient plus rudes et seraient peut-être bientôt mortels. Ils essayèrent de l’intimider ou de l’affaiblir en lui prédisant les embarras qui l’attendaient dans l’exercice du pouvoir : « Si, avec les meilleures et les plus pures intentions, dit M. Macaulay, le très honorable baronet venait à entreprendre le gouvernement de ce pays, il reconnaîtrait qu’il lui serait très facile de perdre la confiance du parti qui l’y aurait élevé, et très difficile de gagner celle que possède heureusement le gouvernement actuel, la confiance du peuple irlandais. » C’était par l’Irlande surtout que les whigs se flattaient de se maintenir et de paralyser leur redoutable adversaire. Ils le sommèrent de s’expliquer nettement à ce sujet, et aussi sur toutes ses vues, tous ses principes de conduite, s’il arrivait au pouvoir. Peel accepta sans hésiter le défi. « On demande deux choses, dit-il : l’une, que celui qui va voter qu’il n’a pas confiance dans le gouvernement actuel expose avec précision les motifs de son vote ; l’autre, que ceux qui peuvent être considérés comme les successeurs probables des hommes qu’ils attaquent établissent d’après quels principes ils se proposent de conduire les affaires de ce pays. J’admets la pleine justice de la première de ces exigences. La seconde n’est peut-être pas, en droit strict, aussi parfaitement légitime ; mais je m’y rendrai très volontiers. Mes réponses à toutes les questions seront complètes et sans réserve. Je sais trop le peu de fond qu’il faut faire sur l’appui des partis qui ne connaissent pas bien les idées du chef qu’ils soutiennent, j’ai trop d’expérience de ces engagemens solennels contractés pour renverser un pouvoir et violés quand le but est atteint, j’ai trop peu d’envie d’obtenir, sous de faux semblans ou par un silence menteur, une confiance trompeuse, pour ne pas accepter avec joie cette occasion de déclarer franchement, sur tous les points que vous avez posés, mes opinions et mes desseins. »

Il commença par résumer les motifs de son opposition, s’adressant tour à tour à ses plus éminens adversaires, à lord Howick, à M. Macaulay, à lord John Russell, plus incisif, plus ironique qu’il n’avait coutume de l’être ; puis, revenant à lui-même, il passa en revue toutes les questions, toutes ses opinions sur la réforme, sur les privilèges des chambres, sur la loi des pauvres, la loi des grains, l’émancipation des catholiques, l’administration de l’Irlande, maintenant ce qu’il avait dit, indiquant ce qu’il croirait devoir faire si le pouvoir était dans ses mains, explicite et positif sur les points les plus délicats, entre autres sur la législation des céréales, au-delà peut-être de la nécessité et certainement de la prudence, évidemment entraîné par l’autorité naturelle de son caractère et par le sentiment de sa grande situation. « J’ai fini, dit-il après avoir parlé plus de deux heures ; j’ai accompli le dessein pour lequel je me suis levé ; j’ai dit par quels motifs je refuse ma confiance au gouvernement actuel ; j’ai déclaré quelle marche je me proposerais de suivre sur les grandes questions d’intérêt public qui divisent l’opinion publique. Je ne saurais répondre à la question que vous me posez : — Quels principes, prévaudront si un gouvernement nouveau vient à se former ? — Mais ce dont je puis répondre, c’est que si les principes que je professe ne prévalent pas, je ne ferai point partie de ce gouvernement. Il se peut qu’en professant mes principes je perde la confiance de quelques personnes qui, par méprise, ont été jusqu’ici disposées à me suivre. Je regretterai profondément cette confiance ; mais j’aime infiniment mieux la perdre que la conserver à un titre faux. Il se peut que les principes que je professe ne puissent être mis en pratique, et qu’un gouvernement qui le tenterait ne trouve pas dans la chambre des communes l’appui nécessaire. Pourtant je ne les abandonnerai pas, je ne chercherai pas à compenser la perte de confiance que je pourrai subir d’un côté de la chambre par le moindre effort pour me concilier la faveur de l’autre. Je persévérerai dans la conduite que j’ai tenue depuis l’adoption du bill de réforme, content du pouvoir réel que je ne cesserai pas d’exercer, indifférent, en ce qui me touche moi-même, au pouvoir officiel, prêt à m’en charger si on me le demande, quelles qu’en soient les difficultés, refusant de l’accepter à des conditions incompatibles avec mon honneur personnel, et dédaignant de le posséder au même titre que ceux qui l’exercent aujourd’hui. »

Le vote de non-confiance dans le cabinet whig fut rejeté encore ce jour-là à une majorité de 21 voix ; mais le coup était porté : dans la session suivante, le 27 mai 1841, le même vote, proposé par sir Robert Peel lui-même, fut adopté par 312 voix contre 311. Le cabinet, décidé à épuiser toutes les chances, obtint de la reine la dissolution de la chambre des communes. Les élections le condamnèrent. Ouvert le 24 août 1841, le nouveau parlement, dans le débat de l’adresse, donna, aux conservateurs contre les whigs, 91 voix de majorité. Le 30 août, le cabinet whig remit entre les mains de la reine sa démission, et, trente-deux ans après son entrée dans la chambre des communes, sir Robert Peel, accomplissant l’attente de son père et des compagnons de sa jeunesse, prit effectivement en main le gouvernement de son pays.

  1. La première partie de cet essai a été lue à l’Académie des Sciences morales et politiques.
  2. « Hæc didici, hæc vidi, hæc scripta legi, hæc de sapientissimis et clarissimis viris, et in hâc republicâ et in aliis civitatibus monumenta nobis litteræ prodiderunt, non semper easdem sententias ab iisdem, sed quascumque reipublicæ status, temporum inclinatio, ratio concordiæ postularent, esse defendendas. » (Cicéron, Pro C. Plancio ; c. XXXIX.)
  3. « Tu serais, Achille, en possession de tes armes, et nous en possession de toi. » (Ovide, Métamorphoses, XIII, 180.)