Six ans

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SIX ANS.

C’était un précepte de l’école pythagoricienne de ne jamais se livrer au sommeil avant d’avoir soumis à un examen attentif les actions de la journée. Le maître avait pensé que ces retours de l’homme sur lui-même étaient une méthode excellente de réforme et de sagesse, et devaient imprimer à la volonté plus de constance et d’énergie. La vie publique n’a pas moins besoin de souvenirs que la conduite particulière : il est salutaire de considérer d’époque en époque l’espace parcouru, de marquer les écueils tournés par l’habileté, ou signalés par des naufrages. Mais si ces retours de la réflexion sur les affaires sociales sont utiles, ils ne manquent pas de difficultés ; car il n’est accordé à personne de se tenir à l’écart sur la rive et de se séparer du spectacle que nous nous donnons les uns aux autres pour mieux le juger : tous nous sommes engagés dans la traversée commune, tous nous sommes en pleine mer ; nous voguons ensemble, parfois un peu en désordre, mais partageant les mêmes hasards et la même impulsion. Canning, dans le port de Plymouth, comparait l’Angleterre à un des vaisseaux que dans la rade il voyait immobiles et calmes, mais qui, au moindre appel, pouvaient s’animer, se remplir de matelots, de soldats, et réveiller leurs foudres endormies. À contempler la société, ne dirait-on pas une flotte immense, d’un appareil infini mais divers, peuplant la mer de distance en distance, et soumis aux aventures variées d’une navigation commune ? Il est difficile de porter son regard juste et loin, du milieu même du flot qu’on laboure.

Quand, il y a six ans, la révolution s’accomplit, ce grand évènement donna satisfaction aux sentimens et aux pensées de la majorité nationale. Depuis long-temps la France avait désespéré de pouvoir accorder ses destinées et sa fortune avec la vieille légitimité ; elle était opprimée sous les prétentions et la tyrannie du passé, et l’avénement d’un gouvernement nouveau, relevant du principe de la souveraineté nationale, fut salué avec allégresse. L’usurpation était éclatante ; trois rois furent détrônés d’un seul coup, le vieillard, le fils et le petit-fils : la France était préoccupée du désir d’ériger sur les débris de l’ancienne dynastie une royauté qui pût satisfaire à ses instincts et à ses droits, tant alors on croyait à la conciliation nécessaire et possible des progrès démocratiques avec les formes d’une monarchie régénérée ! Nous écrivons ici fidèlement l’histoire.

Sitôt après l’institution du nouveau gouvernement, l’ébranlement imprimé aux imaginations et aux ames se manifesta par deux développemens impétueux, le saint-simonisme et le républicanisme ; on avait beaucoup fait, on voulait plus faire encore : disposition naturelle aux sociétés comme aux individus ; il serait puéril de s’étonner qu’après une commotion populaire la jeunesse et le peuple aient embrassé l’espérance de progrès nouveaux. La pensée n’était pas coupable, mais l’exécution fut mauvaise.

Le saint-simonisme et le républicanisme se partagèrent le thème social ; l’un s’empara du fond, l’autre de la forme. Il était utile, après une révolution dont l’explosion fut nécessaire, mais subite, d’ériger une école de science sociale dont les jeunes et nombreux soutiens eussent préparé par leurs travaux des réformes dans les lois et la constitution : si le saint-simonisme se fût tenu satisfait d’un rôle philosophique, chaque jour eût augmenté sa puissance ; mais on sait que ses prétentions au sacerdoce et à la révélation n’ont abouti qu’à reléguer ses débris sur les bords du Nil, au berceau même de cette théocratie si maladroitement évoquée.

Pendant que le saint-simonisme s’égarait dans la chimère d’une religion improvisée et d’une société nouvelle, le républicanisme se heurtait à une idée fausse, à la pensée d’abattre violemment le gouvernement à l’érection duquel il avait contribué lui-même, mais qu’il se hâtait de condamner, et dont la ruine lui parut sur-le-champ la condition nécessaire de tout progrès démocratique. Un peu de réflexion, quelque connaissance de l’histoire et des affaires humaines lui eussent démontré le néant de son entreprise. Si la volonté de l’homme est puissante, ses fantaisies échouent toujours. Or que pouvaient penser la France et l’Europe de ce caprice imprévu de renverser incontinent l’œuvre de la veille, et de ne reconnaître que l’insurrection comme instrument de réforme ? Le succès ne seconda pas cette erreur ; la France ne voulait pas suivre cet entraînement aveugle ; elle sentait qu’improviser la république ne donnerait pas la liberté, mais déplacerait le pouvoir en l’aggravant.

La pente des évènemens a été rapide : en 1831, Casimir Périer institua la résistance ; en 1832, l’insurrection fut vaincue le 5 et le 6 juin : 1833 vit l’étrange publication du manifeste des Droits de l’homme ; 1834 fut témoin de la loi sur les associations et des troubles d’avril ; la machine infernale ensanglanta 1835, et les lois de septembre suivirent ; l’attentat d’Alibaud a signalé 1836.

Le temps dévore tout, les grandeurs, les fautes, les crimes et les malheurs des hommes, avec une insatiable avidité ; la société dure au milieu de cette mobilité qui la trouble, sans l’affaiblir, et qui semble au contraire l’aguerrir et la tremper encore.

Mobilitate viget.

Depuis six ans, la nation française a pu rencontrer des revers et des haltes au milieu de ses progrès et de ses triomphes ; mais elle n’a jamais rétrogradé, signe certain de vigueur et de nouveaux succès pour l’avenir.

Le tiers-état, sous l’ancienne monarchie, commença de s’émanciper par l’industrie, et acheva de s’élever par l’église, les lettres et la science. Il avait à sa disposition le négoce, les métiers et la banque ; il avait un pied dans le barreau et le parlement, régnait par la littérature. La révolution de 1789 lui a ouvert le gouvernement.

Sous l’ancienne monarchie, l’armée était le privilége de la noblesse ; depuis environ cinquante ans, elle est la gloire du peuple. Ici nous parlons du peuple tout entier, paysans et bourgeois, jeunesse de toutes les classes et de tous les rangs. L’émancipation plébéienne doit ses plus grands progrès à l’égalité sous les drapeaux. Les grades militaires sont accessibles à tous ; ils sont la plupart possédés par les classes moyennes, héritières de la noblesse.

L’administration, le barreau, la magistrature, appartiennent au tiers-état, qui dispose ainsi de l’exécution des lois, et il les fait en même temps qu’il les applique.

Les classes moyennes jouissent donc des droits politiques ; elles doivent tout ensemble travailler à les augmenter et hausser leur esprit au niveau de leurs devoirs et de leurs droits. La bourgeoisie, cette moitié de la démocratie, ne saurait oublier qu’il serait périlleux pour elle de rester au-dessous de sa fortune. Elle est libre, car elle tient dans sa main sa puissance ; comme l’a fort bien dit M. Guizot, dans un état social, la liberté, c’est la participation au pouvoir. Oui, la liberté, c’est la puissance ; vivre politiquement, c’est prendre part, en quelque degré que ce soit, au maniement des affaires communes.

Or, le gouvernement est chose nouvelle pour les classes moyennes, et jusqu’à présent elles s’y sont montrées un peu gauches et empruntées. N’a-t-on pas souvent importé dans les affaires publiques l’esprit des transactions privées ? Le ménage et la famille n’ont-ils pas tyrannisé l’état et la patrie ? Voilà l’écueil de la bourgeoisie. Ses ennemis lui reprochent des vues et des vertus petites ; on lui impute la médiocrité de l’esprit et l’égoïsme du cœur ; on lui crie qu’elle est incapable de comprendre et de mener le monde, que la grandeur lui échappe et lui répugne. On lui oppose encore qu’elle est sans entrailles pour ce qui vient après elle, pour les classes ouvrières dont elle est sortie, et qu’elle manque de cette affectueuse charité qui pousse l’homme à tendre la main à son frère pour le faire asseoir à côté de lui.

L’avénement de la bourgeoisie à la direction sociale est légitime, car les déductions des temps et de l’histoire l’ont amené ; mais il reste à se rendre digne de cette fortune d’autant plus grande qu’elle a été plus naturelle et plus lente à venir. Si la bourgeoisie qui fait partie du peuple n’en avait pas le génie, elle se perdrait ; si elle voulait porter aux affaires l’égoïsme de l’aristocratie, elle n’en aurait pas la force orgueilleuse, mais seulement les travers et les vices, et trouverait le même châtiment.

Après les classes moyennes viennent les classes ouvrières qu’anime l’exemple de l’émancipation de la bourgeoisie, et qui se jettent avec ardeur dans l’arène sociale. Nous ne connaissons rien de plus sacré que les destinées des hommes qui travaillent et qui achètent, par de rudes labeurs, la vie de leurs femmes et de leurs enfans. Si en France les classes ouvrières sont plus pétulantes et plus ambitieuses qu’ailleurs, nous n’estimerons pas cette effervescence une plaie sociale ; car nous savons d’où elle vient et où elle aboutira. Comment s’épouvanter des sentimens que Dieu a mis lui-même dans le cœur des hommes ?

À l’ambition des classes ouvrières qui réclament des droits politiques, sachons répondre, non par des refus éternels, mais par la sincère promesse que les droits seront reconnus sitôt qu’ils seront noblement conquis. Dites au peuple que les droits politiques dépendent et sortent de la moralité sociale et de l’intelligence ; prodiguez-lui l’instruction, et d’époque en époque reconnaissez-lui de nouveaux droits.

Dans les débats entre les classes moyennes et ouvrières, il y a des torts réciproques. Sitôt après la révolution de 1830, la bourgeoisie aurait dû montrer aux prolétaires de larges et de bienveillantes dispositions, un avenir d’émancipation et de liberté au prix du travail et de l’éducation, et faire briller à leurs yeux l’espérance avec franchise et dévouement. Mais non, on s’est montré dur, avare, impitoyable : on a aigri les passions, au lieu de les diriger en les épurant. De son côté, le prolétariat s’est jeté dans la violence, et sortant à peine du servage, il a voulu se proclamer souverain.

Ah ! que ceux auxquels il est donné de parler au peuple, et d’exercer sur lui quelque persuasion, l’instruisent au lieu de le flatter, et lui ouvrent les yeux sur ses plus chers intérêts. Qu’ils lui disent qu’il n’y a de conquêtes durables que celles du temps. Cette même bourgeoisie, que les classes ouvrières ont devant les yeux, combien d’années, de siècles a-t-elle mis à obtenir, par ses efforts, l’égalité sociale ? Depuis Suger jusqu’à Fabert, depuis Fabert jusqu’à Diderot, que de peine et de patience dépensée. Mes amis, vous réclamez des droits et du pouvoir ; êtes-vous bien sûrs de les mériter ? Si demain la puissance tombait entre vos mains, qu’en feriez-vous ? Déplorables combats que ceux où la victoire serait inutile !

Les classes ouvrières ne peuvent parvenir à des droits et à la vie politique que par une éducation persévérante. Où sont leurs hommes ? où sont leurs représentans ? Elles les attendent encore : le jour où sortiront de leur sein des chefs et des guides qu’elles suivront avec foi, et dont le talent justifiera la popularité, le jour où elles auront leur O’Connell patient et audacieux, habile, ardent, sachant se servir des lois pour les réformer et les changer, ce jour aura vu s’accomplir un progrès dont il faudra féliciter non-seulement un intérêt particulier, mais la société tout entière.

Quand un pays prétend à la liberté, il doit en avoir le courage et les mœurs ; et rien n’est plus nécessaire que la franchise des positions et des partis. Si en Angleterre le parti radical veut tenter une réforme et un nouveau progrès, il sait quels hommes seront ses soutiens et ses promoteurs ; il sait aussi jusqu’à quelle limite il peut compter sur les secours des whigs, qui à leur tour ont les représentans de leur politique. On s’accepte et on s’allie tout en se distinguant les uns des autres. Nous avons eu en France, depuis six ans, des intrigues et des factions, mais pas de partis : soit inconstance et vanité, soit indépendance d’esprit et d’humeur, aucune opinion n’a pu s’élever à un parti vraiment solide et puissant, homogène ; jusqu’à présent le plus grand effort de l’esprit politique n’est accouché que d’une coterie.

Et cependant que de pensées et de sentimens sincères attendent dans notre pays une véritable expression politique ! Les principes radicaux qui doivent émanciper progressivement les classes ouvrières ne sont ni clairement établis, ni populairement représentés. Où est l’Évangile du radicalisme ? où sont ses tribuns constitutionnels ?

D’un autre côté, où sont les théories et les représentans d’une bourgeoisie intelligente qui aime la liberté, non-seulement pour elle, mais pour ses frères moins avancés dans la vie civile et les droits sociaux ? Il faudrait voir à côté de la démocratie radicale la démocratie moyenne, d’accord sur certains points, séparée sur d’autres, mais toutes deux réunies par les sympathies communes de la société humaine et française.

Si ces deux partis étaient vraiment constitués, leur existence serait déjà un progrès pour notre société démocratique, car ils l’exprimeraient avec fidélité. La France est une vaste démocratie à des degrés différens. Quels sont donc les gentilshommes qui ne veulent pas ici être du peuple ? Qui refuse d’être travailleur et citoyen ? Dans la vie politique comme dans les ateliers de l’industrie, les fonctions sont diverses, mais le travail et le droit sont les signes humains et communs. L’homme a droit à tout ce qu’il peut, et il se place par son travail. L’émancipation sociale est une déduction de progrès accomplis et de droits obtenus qui se déroule à travers les siècles ; non que rien ne vienne traverser cette évolution historique, mais toujours elle surmonte les obstacles et reprend la suite de ses développemens.

Au surplus les promoteurs de l’émancipation sociale ont souvent trouvé les plus grands écueils dans leurs pétulances et leurs précipitations, et ils ont fait reculer leur cause de tout l’espace qu’ils voulaient franchir avant le temps. Fautes funestes, car elles amènent une déroute passagère, où sont enveloppées la raison et la justice aussi bien que les prétentions extrêmes.

Napoléon a dit : Tout gouvernement qui n’a pas été imposé par l’étranger est un gouvernement national. Ce mot si juste explique pourquoi les violences qui s’attaquent directement à un établissement politique échouent toujours. Ces agressions sont d’orageux caprices qui viennent expirer devant la nature des choses.

Rien n’est moins arbitraire que l’institution d’un gouvernement. Elle suppose des causes antérieures, des fermens de révolution qui ont long-temps attendu avant d’éclater, un concours nécessaire de circonstances heureuses, le vœu d’une immense majorité. Quand toutes ces raisons et ces convenances s’accordent à poursuivre le même résultat, un gouvernement nouveau usurpe avec rapidité la place de l’ancien.

L’histoire nous apprend aussi que les gouvernemens tombent plutôt sous leurs propres fautes que sous les attaques des partis. Ni le général Mallet n’a détruit Napoléon, ni Berton n’a prévalu contre Louis XVIII. Les coups de main n’ébranlent pas les fondemens des choses.

Les peuples peuvent se plaindre, murmurer, souffrir ; mais ils se déterminent difficilement à la ruine d’un pouvoir qu’ils ont élevé ou reconnu : il n’y a guère que le joug de l’étranger ou le mépris des droits mêmes de l’humanité qui puissent les appeler soudain à l’insurrection ; autrement ils préfèrent la réforme de leur gouvernement à sa chute ; Dieu a mis cette patience dans le cœur des peuples, pour l’honneur et la stabilité des sociétés humaines.

Et dans cette prudence sociale qui ménage le pouvoir au milieu de ses fautes, il y a un instinct profond ; les sociétés sentent qu’au fond le pouvoir est une partie d’elles-mêmes, car la vérité est toujours comprise confusément par les masses. Nous écrivions, il y a cinq ans : « Le pouvoir, philosophiquement considéré, ne saurait se distinguer de la société ; il est un ministère public institué au profit de tous, et qui, par un progrès nécessaire et successif, s’exercera non-seulement pour tous, mais par tous, à des degrés différens. Il ne saurait avoir d’autre titre que son utilité, d’autre légitimité que l’assentiment général. Il n’y a donc pas pour lui d’hérédité en soi et naturellement nécessaire par droit du sang ; mais il peut être profondément utile que ce ministère public soit stipulé héréditaire. Alors l’hérédité politique puise sa raison, non dans le sang et la nature, mais dans l’utilité, le consentement et la liberté de tous[1]. » Et quelle est la conséquence de ces principes, si ce n’est que l’égoïsme est interdit au pouvoir, qui n’est rien par lui-même, et qui doit tout à ceux qu’il représente et qu’il sert. Si la constitution de l’état reconnaît l’hérédité politique, cette hérédité ne sera pas de droit fatal et divin, mais de droit volontaire et contractuel : et par cette royauté démocratique, le principe de la souveraineté nationale ne sera pas violé, mais reconnu.

Entrons dans le fond des choses. Si la France a pour principe la souveraineté nationale et populaire, pourquoi pas aujourd’hui la république ? Pourquoi ? Demandez-le à l’histoire de notre pays et de notre siècle. Eh ! mon Dieu ! nous ne sommes pas rois, ce n’est pas pour nous que nous parlons[2]. Mais la logique ne peut encore entraîner à sa suite nos mœurs et la réalité. Cette première place, à qui la donnerez-vous ? À votre voisin ou à vous-même ? à un soldat, à un médecin, à un littérateur ou à un avocat ? Sommes-nous gens à supporter au pouvoir suprême quelqu’un en frac noir, sans aïeux ? La royauté historique et héréditaire n’est-elle pas elle-même un hommage à l’égalité démocratique, puisque également inaccessible à tous, elle se soustrait au concours du mérite et de la volonté ?

Mais, dira-t-on, peut-on s’arrêter en chemin de la logique ? Hélas ! les déviations de la logique constituent proprement l’histoire humaine. Le christianisme a-t-il porté toutes ses conséquences logiques ? la philosophie a-t-elle réalisé tous les postulats de sa dialectique ? La société est le milieu vivant dans lequel l’esprit doit tracer son sillon et sa route ; elle n’est ni mauvaise ni parfaite ; elle est le produit complexe de toutes les facultés et de tous les instincts de l’humanité ; elle est une expression altérée de l’esprit du monde, et en même temps on la voit parfois rebelle aux exigences de cet esprit. Nous la trouvons routinière et philosophe, ancienne et nouvelle, peureuse et hardie, s’agitant dans une rotation continuelle de ses qualités et de ses travers. Quand une révolution terrible a passé sur un pays, elle a justement accompli les ordres de Dieu. Elle a lavé les souillures avec du sang, et balayé les immondices avec des tempêtes ; elle a frappé le sol pour l’ébranler salutairement. Tout a tremblé, tout s’est régénéré dans la ruine et l’agitation ; alors, après la foudre et les orages, la société sort rajeunie de ces tourmentes, gardant néanmoins des souvenirs et des racines dans le passé ; et il n’est pas plus possible d’étouffer sa jeunesse et son avenir, que d’extirper ses fondemens et son histoire.

Quand on suit, dans le passé, les rapports du gouvernement et de la société, on trouve que toujours les changemens de forme ont suivi les développemens du fond, mais n’ont jamais pu ni les précéder, ni les forcer. En France, où les progrès de la société ont été si distincts et si clairs, le gouvernement a été tour à tour la monarchie féodale, la monarchie des états-généraux, la monarchie des parlemens, la monarchie du pouvoir absolu. Quand le régime révolutionnaire expira, Napoléon institua la monarchie démocratique et militaire, qui fut remplacée par la monarchie constitutionnelle. L’homme ne peut pas plus arrêter les transformations successives des établissemens politiques qu’arracher brusquement des institutions nouvelles d’un sol qui n’est pas assez fécondé.

Sous la restauration, la France ne dénonça pas à la monarchie qu’elle voulait la détruire, mais elle l’accusa de ne pas se mettre d’accord avec l’état social. La question était posée d’une façon si judicieuse, qu’elle rallia l’immense majorité, et la révolution eut pour instrumens tous ceux qui l’auraient repoussée, si elle eût été proposée comme but à leurs plaintes et à leurs griefs.

Les partis extrêmes ne s’aperçoivent pas, dans leurs emportemens, que des agressions directes fortifient ce qu’elles ne peuvent abattre, et qu’en niant un gouvernement avec une colère impuissante, on l’affirme d’autant plus ; on lui fournit ainsi l’occasion de prouver sa présence et sa force, et les combats auxquels on le provoque semblent le dispenser de ses devoirs.

Mais si d’un côté les partis extrêmes, pendant ces six années, ont été contre la nature des choses, en ce qui concerne les gouvernemens et l’opportunité des révolutions, le gouvernement, à son tour, a-t-il bien compris la société à la tête duquel il a été mis ? Il n’a pas été vaincu, mais entraîné dans de graves aberrations.

Ainsi on ne s’est pas contenté de nier la république, ce qui était du droit du gouvernement, mais on a nié la démocratie : non-seulement on a repoussé les tentatives d’une nouvelle révolution, mais les réformes législatives et constitutionnelles. Comment se justifier d’avoir confondu la modération et les excès ? Si c’est à dessein, on est immoral ; si la confusion est involontaire, on est inhabile.

Nous avons vu le principe le plus élémentaire de la sociabilité, le principe même de l’association méconnu en 1834, comme il l’avait été en 1807. Punissez l’abus, mais reconnaissez le droit. Le jury a subi de graves altérations, qui, sans fortifier le pouvoir, tendent à dénaturer l’institution même. Enfin le principe de la liberté de l’esprit humain a succombé. Ces faits sont à nos yeux, non-seulement des atteintes à la vérité sociale, mais des fautes funestes à ceux qui les commettent. Les gouvernemens ne peuvent blesser le droit sans se blesser eux-mêmes.

Quelles que soient les circonstances au milieu desquelles agit un gouvernement, il est soumis à la double obligation de ne pas violer le droit et de satisfaire la société. Rien ne saurait le relever de ce double devoir : la légitimité morale de ses prescriptions et de ses lois, la grandeur et l’éclat de ses actes.

La France, surtout, a toujours demandé à ses gouvernemens un rôle actif, des résultats ; elle ne leur a jamais permis de se retrancher dans une surveillance négative ; sous tous les régimes, dans toutes les situations, elle a voulu qu’on agît et par elle et pour elle ; le gouvernement de Robespierre ne fut pas moins entreprenant et affairé que celui de Louis XIV. En vain vous diriez à la société qu’elle est malade, que ses passions sont difficiles à satisfaire, que le gouvernement ne saurait être chargé du bonheur des masses et des individus. Mais alors pourquoi le pouvoir ? Il est contre la nature des choses que les problèmes et les difficultés que les sociétés offrent à résoudre soient au-dessus des forces humaines ; ce serait nier la bonté de Dieu et la possibilité de l’histoire.

Sans doute il serait plus court et plus commode de restreindre la gestion des affaires publiques à l’égoïsme individuel, de laisser passer et se perdre ceux qui, faute de lumières, sont en train de se ruiner, et de laisser mourir ceux qui ne savent comment vivre. Mais cette manière de gouverner aurait beau s’entourer de formes constitutionnelles, elle ne pourrait ni vivifier ni contenir la société. C’est précisément pour échapper à cet égoïsme du pouvoir, que les nations prétendent un jour se gouverner elles-mêmes, afin qu’un jour le pouvoir qu’elles auront volontairement délégué n’ait d’autres soucis que les intérêts généraux.

Vous étonnerez-vous si la société française est inquiète et tourmentée ? Mais la surprise et le dépit seraient puérils. Vous avez redouté par-dessus tout les excès de la guerre, vous avez aujourd’hui la plénitude de la paix. Les ardeurs généreuses qui n’ont pu s’épancher au-dehors ont reflué au cœur en s’aigrissant.

Les états libres sont calmes au-dedans quand ils guerroient au-dehors ; mais la paix générale les livre toujours aux agitations intérieures.

Aussi il est d’une sage prévoyance d’offrir à la nation, quand elle reste pacifique, les occasions et les moyens de l’activité politique et industrielle. Des réformes dans les lois, des droits politiques nouveaux, de vastes entreprises commerciales, agricoles, l’éclat des arts et de l’industrie, voilà les dédommagemens que le système de paix doit livrer à un peuple libre. Une révolution comporte nécessairement des développemens que la science politique doit satisfaire avec une mesure intelligente ; on ne peut faire une loi aux nations de l’adage du stoïcisme : Supporte et abstiens-toi.

Il est remarquable que le gouvernement, depuis que les collisions violentes ont expiré, semble plus incertain et plus embarrassé dans sa contenance. On dirait qu’il avait besoin des agitations et des émeutes pour lui donner la réplique et lui fournir son thème. Il a nié ses adversaires, mais il ne s’est pas encore affirmé lui-même.

Si la restauration représentait le triomphe du passé sur le présent et l’avenir, apparemment on l’a renversée pour demander d’autres satisfactions au gouvernement nouveau. La France n’opposait-elle pas, en 1830, le drapeau tricolore au drapeau blanc, l’espérance de la gloire aux souvenirs de l’invasion, la démocratie à l’aristocratie, l’indépendance philosophique au joug du bigotisme, l’usurpation à la légitimité ? Voilà la réalité politique. Quand la maison d’Orléans fut invitée à supplanter la maison de Bourbon, ce n’était pas pour venger les descendans du régent des mépris de la cour de Louis XIV ni de Louis XVI, mais pour servir la révolution accomplie ; mais pour intimider et maintenir l’Europe. Napoléon a dit à Sainte-Hélène : « Si l’on eût dû avoir le spectacle d’une légitimité interrompue, je maintiens qu’il était plus avantageux aux rois que ce fût par moi, sorti des rangs, que par un prince membre de leur famille, car des milliers de siècles s’écouleront avant que les circonstances accumulées sur ma tête aillent en puiser un autre dans la foule pour reproduire le même spectacle ; tandis qu’il n’est pas de souverain qui n’ait, à quelques pas de lui, dans son palais, des cousins, des neveux, des frères, quelques parens propres à imiter facilement celui qui une fois les aura remplacés. » Voilà quelle force l’usurpation donnait à la France contre l’Europe.

Ce n’est pas en imitant ce qu’elle remplace qu’une dynastie nouvelle peut s’établir solidement sur les ruines de l’ancienne ; elle ne saurait trouver la force et la durée qu’en représentant de grandes idées et de grandes passions nationales. Si Guillaume d’Orange garda le trône d’Angleterre pour lui et ses successeurs, ne représentait-il pas sincèrement le protestantisme contre le catholicisme ? La maison de Brandebourg, qui gouverne la Prusse, a pu s’identifier avec elle, en représentant la réforme religieuse et le génie nouveau d’une démocratie militaire. La maison d’Orléans ne saurait avoir d’autre rôle et d’autre avenir que de représenter les principes de la révolution française.

Nous ne traçons ici ni fantaisies, ni chimères ; nous souscrivons à l’évidence des faits les plus positifs. Les partis et les gouvernemens ne se persuaderont-ils jamais qu’ils n’ont de force que par l’obéissance aux lois nécessaires ? Le monde moral n’est pas plus soumis à nos caprices que le monde physique, et la raison des choses, quand elle est méconnue, a d’inévitables vengeances.

Veut-on se convaincre du néant de la politique appelée doctrinaire, qui s’attache depuis six ans à nous démontrer que la vie est dans l’immobilité ? Si M. Guizot et ses amis eussent réussi, comme ils le désiraient, à entrer aux affaires avant ou après M. de Martignac eussent-ils eu d’autres maximes que celles qu’ils développent aujourd’hui ? N’eussent-ils pas gouverné avant 1830 comme après ? Quelle est donc cette politique qui est la même sous la légitimité, comme sous l’ordre nouveau ? Qui se trompe ici ? La France ou quelques hommes ? On ne saurait avoir raison contre la raison des choses, pas plus qu’il n’y a de droit contre le droit. On ne parviendra jamais à faire de l’époque où nous sommes le pléonasme de la restauration. Pour donner raison à l’école doctrinaire, il faudrait supprimer les prémisses de 1789 et le corollaire de 1830.

Quand le cabinet du 22 février s’est formé, on ne saurait nier qu’il n’y eût dans la sphère officielle quelques soupçons des devoirs que le temps imposait au pouvoir. On sentait confusément qu’une révolution devait produire son système, et non pas contrefaire celui d’une autre époque ; on cherchait à quitter la voie des réactions violentes ; on désirait changer un peu, mais sans en avoir l’air. Le nouveau ministère avait en face de lui la cohorte doctrinaire, qui lui demandait d’un air menaçant si vraiment il avait changé. D’un autre côté, les nouveaux alliés de la nouvelle administration disaient tout haut que leur appui était le prix d’un changement. Entre ses anciens amis et ses soutiens de la veille, la nouvelle administration semblait fort empêchée :

N’êtes-vous pas souris ? parlez sans fiction.

Oui, vous l’êtes, ou bien je ne suis pas belette.
Pardonnez-moi, dit la pauvrette,
Ce n’est pas ma profession.
Moi, souris ! des méchans vous ont dit ces nouvelles.
Grâce à l’auteur de l’univers
Je suis oiseau ; voyez mes ailes.

Mais plus loin :

Je suis souris, vivent les rats.

À vrai dire, aujourd’hui, nous serions embarrassés de décider qui a prévalu, de la souris ou de l’oiseau. Nous leur avions conseillé cependant de battre des ailes, et de s’élever au-dessus des souris.

Cette indécision parlementaire a pu, vers la fin d’une session, ne pas compromettre le ministère, et nous égayer même par quelques effets plaisans et comiques. Mais aujourd’hui l’incertitude n’est plus de l’habileté, et il ne réussit pas toujours de faire le mort trop long-temps. Loin de là ; le ministère devait se proposer, sitôt après la clôture des chambres, de se caractériser par des actes dont il eût assumé sur lui tout le mérite et toute la responsabilité. Qu’attendait le public ? des actes de clémence venant chercher toutes les infortunes, sans distinguer les partis et les couleurs, ouvrant aussi bien les portes de Ham que celles de Clairvaux et de Doulens. On demandait encore de nouvelles preuves de courage personnel et de confiance dans le peuple pour l’inauguration éclatante d’un monument national. Il fallait convier l’armée et le peuple au pied de l’architecture triomphale, et mettre au défi l’assassinat de venir souiller le testament de nos victoires. N’y a-t-il donc plus de grandeur dans les imaginations et dans les âmes, et ne sait-on plus qu’on n’est au poste du pouvoir que pour oser et agir ?

Au surplus, si les puissances officielles n’ont pas paru devant le monument nouveau, le peuple l’inaugure tous les jours par sa présence et sa patriotique curiosité. L’enfant, l’artisan, le soldat, l’étudiant, l’artiste, les femmes, les familles, y font de fréquens pélerinages. L’arc sera pour la France un livre d’histoire dont elle saura l’ensemble, les épisodes, les plus petits détails ; elle en lira plusieurs fois toutes les pages, elle en gardera bonne mémoire, et par cette éclatante reconnaissance du passé, Napoléon a encore préparé l’enthousiasme de l’avenir.

Contrarier les sociétés est toujours funeste aux gouvernemens ; les abandonner à elles-mêmes n’est pas moins dangereux. On perd ainsi l’instinct des sentimens et des intérêts généraux ; on s’égare dans une société qu’on ne connaît plus, on spécule et on agit à faux, on est sans avertissement, sans lumière, et plus tard sans issue. Non-seulement, le silence des peuples est la leçon des rois, comme a dit l’évêque de Beauvais, ironiquement cité par Mirabeau dans les premiers jours de la Constituante, mais il leur est aussi un piége fatal ; il y a pour les gouvernemens, dans l’apathie des sociétés, sinon de la perfidie, du moins beaucoup de périls ; en politique, on n’a pas d’ennemi plus redoutable que l’inconnu : et le danger sera d’autant plus sérieux si le peuple dont vous administrez les affaires a l’imagination mobile, la conception vive, l’esprit net, l’ame ardente ; s’il juge avec une justesse rapide tous ceux qui montent à ses yeux sur la scène, et si par des conversions mystérieuses et subites il peut passer brusquement soit de l’indifférence à la colère, soit de l’affection à l’ironie, ou de la résignation à la volonté.


Lerminier.
  1. Philosophie du Droit.
  2. Chateaubriand.