Sixtine, roman de la vie cérébrale/XL

La bibliothèque libre.


XL.— LE REPOS FINAL


« Muchas vezes, Senor mio, considero que si con algo se puede sustentar el vivir sin vos, es en la soledad, porque descansa el alma con su descanso. »

Sainte Thérese, Exclamations de l’Âme à son Dieu.


« Je me trompais, songeait Hubert à son réveil cette lettre est pleine d’intérêt, mais je ne puis comprendre ce besoin de me railler pendant six menues pages. Et puis me répéter à chaque ligne : « Si vous aviez su, si vous aviez pu ! » Est-elle assez montée sur les échasses de son bonheur ! Oui, elle est heureuse parce qu’un mâle s’est rué sur elle et l’a clouée à la croix. Ah ! il faudra se relever, il faudra la porter, il faudra plier sous le faix. Ah ! elle t’écrasera et ton amant montera dessus et trépignera dessus, car ce talion t’est dû.

Oh ! je n’ai pas soif de vengeance et je ne désire pas me désaltérer au sang qui coulera de tes veines déchirées : je ne veux même plus te voir et je te ferme mon imagination.

Seulement… Ah ! la malheureuse ! Elle n’a pas l’air de se douter que je l’aimais ! Tout, sous l’abri de métaphysiques passionnelles, se réduisait à une question d’adroite et décisive pénétration. Oui, l’amour, c’est de la menuiserie.

Et j’entre dans la grande absence, mais sans arrière-pensée. Je n’évoquerai pas les magies simplistes de Claudien Mamert, je les ai perfectionnées, mais ni de celles-là ni des miennes, je n’userai. La grande absence, comme on dit le grand désert, sans eau et sans amour. Marie l’Egyptienne y vécut quarante ans avec quatre petits pains qu’elle avait achetés à Jérusalem et où elle grignotait, quand elle avait trop faim. Moi de même, je rongerai mes souvenirs, mais sans excès et sans m’efforcer à de douloureuses représentations corporelles : je veux méditer en paix. Note bien, Sixtine, mon cher amour, que c’est de la grandeur d’âme, car je pourrais t’emporter sur mes épaules et te coucher sur le lit de ma caverne, où se voient des ossements d’hyènes mortes de faim. Tu vois que ça n’est pas gai. Aussi, je t’épargne cet exil. Pourtant, « tu dois savoir ce que c’est que la vision corporelle et tu te garderais bien lorsque tu penses à ton ami absent, de le croire réellement absent. Tu le penses et corporellement il t’apparaît, puisque c’est à son corps que tu penses (et comment le penser autrement, puisque le corps est le signe de son existence et de son humanité ? ). Et il s’érige en ta présence, et de même, à travers tous les obstacles, tu vas en sa présence et il te voit. » Et l’auteur du De Statu animæ (il fit aussi le Pange, lingua : ce n’était pas un sot), après avoir réfléchi, ajoute : « La vraie fonction de l’intelligent, c’est la vision » ; et « l’image des choses est leur vraie réalité » .

Non, décidément, je me contenterai de mes petits pains, tu ne subiras pas mes familiarités. Saint Thomas d’Aquin dit, en ses « Monitoires », qu’une trop grande familiarité engendre le mépris, en même temps qu’elle détourne de la contemplation et arrête l’esprit sur les extérieurs phantasmes.

Il donne l’exemple de saint Dominique qui ayant, à Toulouse, des amis trop tendres, alla demeurer à Carcassonne.

Eh bien, je ne veux pas te mépriser sous le vain prétexte que tu as fait ton métier de femme, et je veux méditer en paix, car il ne me reste rien de plus à faire. Donc, je te laisse à tes amours et je m’en vais au grand désert. Adieu. »

À feuilleter ses théologiens, Hubert retrouvait déjà un peu de cette paix qu’il convoitait. Tant que Sixtine avait duré, il les avait oubliés pour des lectures plus concordantes à ses inquiétudes et à ses désirs. En remettant en place les deux tomes, il s’attarda devant ce rayon de sa librairie, épelant les lettres dédorées, surpris de ne pas toujours deviner juste. Son Origène le tenta : il se promit d’en commencer l’étude longtemps différée. Sous ses doigts, le volume s’ouvrit au « Commentaire sur le cantique des cantiques », ironie des sorts virgiliens : « Sa main gauche soutient ma tête et sa main droite me caresse. » Mais Origène qui fait remarquer que dans le geste de cette main droite il y a tout, « omnia sunt », avertit de ne pas s’arrêter à des interprétations sensuelles. « Soit, et aussi bien, je ne suis pas en train. »

Fermant le livre, il revint s’asseoir. Il relut le dernier chapitre de l'Adorant, s’applaudit d’avoir résolu selon les nécessaires conséquences le sort suprême de Guido :

« Mon rêve, du moins, sera logique, comme elle le désire. Si la vie m’échappe, la transcendance m’appartient ; je l’ai payée assez cher, je l’ai payée du prix de toutes les joies terrestres. Les fruits où je mords sont des bulles sitôt évanouies, mais les bulles qui sortent de mes lèvres s’envolent, planent et demeurent : mes idées, comme des rayons, s’irrisent en les transperçant et l’éternel vent qui arase le monde s’amuse et joue avec elles.

En te perdant, Sixtine, je me suis retrouvé, — mais, je l’avoue, madame, ce n’est pas une compensation digne d’être notée. Bien que vous me jugiez égoïste et que j’admette ce jugement, je n’ai pour moi nul amour. Un peu de haine plutôt, quand je franchis l’indifférence, car je sens que je ne suis qu’un mauvais instrument aux mains d’un Maître inconnu et transcendant, — celui qui me raille si à propos, quand je mésuse de mon âme… Destiné à quelle besogne ? Ah ! il le sait, lui !…

Dis-le-moi, Maître ! Songe à l’invincible dégoût que m’ont suggéré mes frères et mes sœurs ! Songe que j’ai besoin de distractions !… O Seigneur des mornes prés bleus où les Chimères broutent des étoiles, dis-moi mon secret et je serai capable d’un certain dévouement… J’aime déjà beaucoup la grâce de tes saints, car ils furent seuls, délicieusement seuls : « … Souvent ô mon Seigneur, je considère que si quelque chose peut faire supporter la vie où l’on ne vous possède pas, c’est la solitude, parce que l’âme s’y repose en celui qui est son repos… »

Paris, octobre 1888— juillet 1890.