Soeur Doctrouvé

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Revue des Deux Mondes tome 20, 1877
Jean Richepin

Sœur Doctrouvé


SŒUR DOCTROUVÉ

La ville de Besançon est une des plus vivantes qu’il y ait en France. L’industrie horlogère y fait prospérer une bourgeoisie riche et pulluler une population de travailleurs. Grâce à la ceinture des remparts, les habitans y paraissent d’autant plus nombreux qu’ils ne peuvent se répandre dans des faubourgs et qu’ils sont forcés de s’entasser à l’étroit dans un espace très resserré. Aussi les maisons sont-elles hautes et les rues fourmillantes. N’était l’horizon bordé de montagnes qui empêchent d’oublier qu’on est en Franche-Comté, on se croirait volontiers dans un quartier de Paris ; mais à mesure qu’on s’éloigne de Battant, où s’agglomèrent les ouvriers, et qu’on remonte la Grande-Rue, où s’étalent les boutiques, à mesure qu’on s’avance vers la ville haute, on entre dans la province. Les étages s’abaissent peu à peu, les portes cochères remplacent les vitrines des marchands, et la vie semble baisser la voix en approchant de la rampe qui conduit à la cathédrale. Toutefois cette rampe n’est pas solitaire, car la ville est dévote, et, le dimanche surtout, le chemin de l’église est encombré de fidèles. Même pendant la semaine, beaucoup de promeneurs y passent pour aller jouir de l’admirable coup d’œil qu’on a du haut du terre-plein qui précède le parvis. Où la solitude règne absolument, c’est derrière la cathédrale. Là se trouve un des deux quartiers nobles de Besançon. L’autre, englobé dans les rues populeuses qui débouchent sur le quai du Doubs, a perdu son caractère et s’est laissé envahir par la bourgeoisie. Mais celui-ci n’a pas été entamé ; il se compose d’une rue unique, à la pente raide, au pavé caillouteux enchâssé d’herbe, et qui finit en cul-de-sac contre le rocher. Dans ce coin, les bruits de la ville arrivent à peine, étouffés, lointains, pareils aux murmures d’une eau invisible. La masse de la cathédrale les intercepte et masque même la vue de la cité. Il semble que les hôtels nobles, endormis dans leurs souvenirs d’autrefois, s’abritent de la vie moderne derrière cet écran de pierre. C’est dans une de ces silencieuses et solennelles demeures qu’habitait la marquise de Villers-Doisnay d’Aubentel.

Bien qu’elle n’eût pas encore cinquante ans, la marquise portait déjà toutes les marques de la vieillesse. Son corps droit et maigre commençait à se recroqueviller visiblement, prenant aux angles cette apparence de bois sec que donne à la forme humaine l’hiver de la vie. Sur la tête surtout cet hiver avait prématurément fait tomber sa neige ; la marquise avait les cheveux tout blancs. Cela faisait paraître plus jaune sa figure en parchemin, plus sévères les deux profondes rides qui coupaient les joues et accentuaient amèrement le pli des lèvres, plus triste ce grand nez aux arêtes dures qui couvrait d’ombre toute une moitié de la face. Seuls les yeux couleur de violette n’avaient pas été fanés. Peut-être ces fleurs du visage conservent-elles leur fraîcheur dans la rosée des larmes. Car la marquise avait beaucoup pleuré.

Elle était restée veuve à trente ans, avec deux enfans à élever et une fortune misérable. Le marquis, après l’avoir rendue très malheureuse par une conduite désordonnée, des infidélités aussi variées qu’impudentes, tous les scandales d’une vie de joueur et de libertin, était mort en la laissant face à face avec la ruine. Les dettes du marquis une fois payées, il ne demeurait à la jeune femme que quelques terres et la maison, de Besançon. Elle prit courageusement son parti, vendit ses bijoux et en plaça l’argent, réunit ainsi avec ses revenus fonciers de quoi se constituer cinq mille livres de rente, et renonça au monde pour consacrer tout son temps et toutes ses ressources à l’éducation de ses enfans. Afin de ménager le mince budget, elle garda sa fille Marguerite à la maison et l’instruisit elle-même. Il fallait réserver la dépense pour le fils, Pierre, qui aurait un rang à tenir et le nom de sa famille à porter. Cette seule considération aurait déjà suffi à le rendre plus particulièrement cher à la marquise, qui était entichée de noblesse. Il s’y joignait aussi des raisons de santé, raisons sans réplique pour le cœur d’une mère.

Pierre était d’une complexion délicate, maladive, comme il arrive souvent aux descendais extrêmes des vieilles races dont le sang s’est appauvri à la longue. Marguerite était au contraire forte et bien portante, sans doute parce qu’elle avait été la première fleur de cette union où le suc vivifiant de l’amour s’était vite épuisé. Elle avait quatre ans de plus que son frère. Elle ne demanda pas comme lui des soins incessans et ne donna presque pas de mal à la marquise, tandis que Pierre fut trois fois dans son enfance à deux doigts de la mort. Pour toutes ces causes, le fils fut plus choyé. Cette préférence d’ailleurs n’avait rien de cruel pour Marguerite, qui fut élevée dans la pensée que c’était une chose juste, et qui elle-même s’était habituée naturellement à entourer de tendresses prévenantes et dévouées la faiblesse de son frère. Il s’était établi entre la mère et la fille, à mesure que celle-ci avait pris de la raison, une sorte de pacte tacite pour se sacrifier sans réserve à ce rejeton si frêle en qui pouvait encore fleurir l’arbre de noblesse des Villers-Doisnay d’Aubentel.

Le sacrifice ne fut pas inutile. A force de précautions, on fit vivre le jeune Pierre, et à force de privations on put lui donner l’éducation qu’il fallait pour le pousser vers la carrière militaire, la seule, au dire de la marquise, qui convînt à l’héritier pauvre d’un grand nom. Après avoir fait ses études chez les pères de la rue des Postes, il avait été reçu à l’École de Saint-Cyr, et il venait d’en sortir avec l’épaulette de sous-lieutenant.

Pour subvenir aux frais de cette coûteuse éducation, la marquise avait vécu pendant dix ans comme une avare, et Marguerite avait partagé sans se plaindre cette dure existence. Seules avec une vieille servante dans leur triste hôtel, elles se passaient de tout superflu et presque du nécessaire. Elles se nourrissaient comme un ménage de petits bourgeois, portaient des robes communes qu’elles faisaient durer aussi longtemps que possible, et n’accordaient à la dépense extérieure que la part stricte qu’elles lui devaient pour tenir leur rang. C’est ainsi qu’on les voyait convenablement mises pour aller aux offices et pour rendre les rares visites auxquelles elles étaient obligées. C’est ainsi encore qu’elles avaient conservé la coutume de distribuer à Noël et à Pâques des aumônes relativement considérables aux pauvres de leur paroisse. Mais elles n’allaient jamais dans le monde, bien que la meilleure société aristocratique fît tous ses efforts pour les y attirer. Il aurait fallu, afin d’y paraître dignement, retrancher quelque chose de ce qui semblait dû au jeune marquis.

Malgré cette réclusion volontaire, on n’était pas d’ailleurs réduit à un isolement absolu. Deux fois par semaine la marquise recevait ; mais de telles réceptions ne faisaient pas grand mal à la bourse. Quatre personnes seulement y étaient admises : le chanoine de Lindrat et sa sœur Adelphine, le baron Hubert de La Chenardière et un noble irlandais réfugié, le comte O’Graeme, ces deux derniers très pauvres et tous quatre très vieux. On se contentait de faire quelques parties de whist en buvant une tasse de thé, et le meilleur morceau de la soirée était celui que Marguerite chantait au piano.

Quand on n’a rien, on se trouve heureux du peu qu’on rencontre. C’est ainsi que Marguerite goûtait un grand charme dans les plaisirs bien simples et bien peu variés de ces réceptions. Il s’en dégageait pour elle comme un parfum de joie intime, d’une douceur fine et distinguée. Elle ne sentait aucun écœurement dans cette atmosphère de vieilles gens et n’éprouvait aucun ennui à entendre et à partager leurs bavardages. Loin de là, rien ne lui semblait plus naturel et même plus agréable que ces causeries où revenaient sans cesse comme sujets de conversation les regrets du temps passé et l’affirmation de tous les préjugés nobiliaires. Cette petite société représentait pour elle le monde, l’extérieur, la vie.

Lorsque Pierre sortit de l’école, Marguerite avait vingt-trois ans. C’était une admirable fille, en plein épanouissement de jeunesse, qui s’était développée quand même malgré les contraintes d’une vie si étroite et les bornes étouffantes d’un horizon si renfermé. Sous ses cheveux blonds, presque roux, elle avait un teint d’un éclat éblouissant, qui faisait penser, sans qu’on cherchât un madrigal dans cette comparaison, à la neige des montagnes colorées par le sang rose du soleil levant. Cette fleur fraîche mettait dans la sombre maison une note de lumière et de gaîté. Le caractère de Marguerite était épanoui comme son corps. Il était même resté un peu enfant, tandis que sa beauté avait déjà tous les charmes formés d’une femme complète. Son esprit, tourné par la marquise vers des idées sérieuses et graves de dévoûment et de fierté, n’avait point pris dans cette fréquentation l’allure solennelle. Il était toujours jeune, enjoué, presque folâtre, d’une naïveté adorable. Habituée dès longtemps à l’isolement, à l’économie, à l’absence des plaisirs les plus ordinaires, elle en était arrivée à ne pas même se douter des privations qu’elle subissait et à ne pas désirer d’autre joie que celle de voir son frère réussir.

Elle fut donc très inquiète en constatant un beau jour qu’il manquait quelque chose à son bonheur. Qu’était ce quelque chose ? Elle l’ignorait absolument ; mais elle en sentait tout à coup le besoin troublant et impérieux. Elle se surprenait à rêver sans savoir pourquoi et sans même savoir à quoi. Ses doigts s’arrêtaient au milieu d’une broderie, où ses yeux restaient fixés obstinément, ne regardant que le vide, jusqu’à se brouiller, comme quand on contemple longtemps le feu. Il lui venait des langueurs inconnues, des frissons qui lui parcouraient soudain tout le corps et montaient ainsi qu’un chatouillement dans les cheveux de sa nuque, où il lui semblait alors sentir passer un souffle chaud. Une fois, en jouant au piano une fugue de Bach qu’elle savait par cœur et qui ne lui avait jamais produit d’autre effet qu’une impression purement musicale, elle se mit à pleurer doucement. Une autre fois, pendant qu’elle faisait ses prières, elle crut que Jésus lui souriait, et elle eut sur les lèvres la sensation d’un baiser furtif.

La marquise et sa petite société s’aperçurent sans peine d’un changement que Marguerite ne chercha pas du tout à dissimuler. Entre deux parties de whist, on tint à voix basse un conciliabule à ce sujet, tandis que la jeune fille, inattentive au chuchotement de cette discussion, plaquait rêveusement des accords mélancoliques sur des lambeaux de mélodies en mineur.

— Je pense, dit le comte irlandais, que c’est une vocation religieuse qui se dessine. J’ai eu jadis une de mes filles dans cet état bienheureux. Cela commence par des distractions qui sont comme les prémices de prochaines extases.

— Peuh ! dit le baron, il ne faut pas s’imaginer ainsi tout de suite des choses extrêmes. Moi, je tiens pour une bouderie, un caprice. Ces enfans ont une tête !

— Mon cher ami, objecta la marquise, Marguerite n’a jamais été ni capricieuse, ni boudeuse. Puis vous oubliez qu’elle n’est plus une enfant. C’est une femme.

— Eh ! eh ! insinua le chanoine, voilà justement ce qu’elle a.

— Mon frère, interrompit assez brusquement Mlle Adelphine, je crois, sauf le respect que je vous dois, que vous allez dire une sottise.

— Du tout, du tout, reprit le prêtre, je dis une vérité. La cause d’un pareil changement, c’est l’amour.

Il n’y eut qu’une voix pour faire observer que Marguerite ne voyait absolument personne.

— Bon, continua le prêtre, je ne prétends pas dire qu’elle aime quelqu’un ; elle pense à l’amour, voilà tout. Je connais ces premiers éveils du sentiment dans le cœur des jeunes filles pures. Le confessionnal m’a appris bien des choses que vous pouvez ignorer. Ce qu’éprouve Mlle Marguerite, c’est ce vague désir dont parle saint Augustin quand il dit : Je n’aimais pas encore, mais j’aimais à aimer.

On tomba d’accord pour reconnaître que l’idée du chanoine avait tout l’air d’être la bonne, et on partit de là pour parler de mariage. Chacun voulant dire son mot, il y eut à ce moment un choc de voix qui réveilla Marguerite de sa rêverie. Elle revint à elle juste à point pour entendre ce bout de discussion entre le chanoine et la marquise :

— Ma foi, maintenant que votre fils a son avenir assuré, pourquoi ne pas marier Mlle Marguerite ?

— Vous n’y songez pas, l’abbé. Une fille sans dot, par le temps qui court !

— Eh bien ! moi, je connais quelqu’un qui ne demande qu’à l’épouser, cette fille sans dot. Ici on s’aperçut que le jeu de Marguerite s’était ralenti et qu’elle pouvait entendre. On baissa subitement la voix et elle ne distingua plus rien, sinon que la marquise faisait des gestes très catégoriques de refus presque indigné.

Marguerite était très franche et avoua le soir même à sa mère qu’elle avait involontairement saisi un fragment de la conversation. Elle demanda en même temps, sans fausse réticence, avec une curiosité naïve et honnête, de qui le chanoine avait parlé. La marquise fut aussi franche que sa fille et ne lui cacha rien. Il s’agissait en effet d’un mariage pour lequel on avait chargé le chanoine de faire les premières avances. Le jeune homme qui voulait épouser Marguerite sans dot était un M. Chamerot, qui à trente ans passait déjà pour l’un des plus riches fabricans d’horlogerie de Besançon.

— Tu comprends, dit la marquise, que je n’ai pas voulu en entendre davantage. Tu ne peux pas être Mme Chamerot. Et puisque nous sommes sur ce chapitre du mariage, il faut que je te dise tout ce que j’en pense et tout ce que tu dois en penser. D’après les lois qui nous régissent par la volonté des bourgeois, tu as le droit de partager avec ton frère le pauvre patrimoine qui reste de notre ancienne fortune. Ce n’est pas assez, ma chère Marguerite, pour que tu puisses jamais trouver un parti convenable. Autrefois le roi t’aurait dotée et t’aurait donnée à quelque gentilhomme de sa cour. Aujourd’hui les gentilshommes sont rares, et ceux qui ont gardé leur honneur intact ne possèdent guère autre chose. Épouser l’un d’eux, ce serait te vouer à une misère dont notre nom n’a déjà que trop souffert. Il te reste alors à choisir entre des nobles riches, mais tarés, compromis dans de honteuses concessions, ou des manans parvenus comme ce Chamerot, qui a dû dorer sa crasse, Dieu sait comme, et qui croit que ta beauté est à vendre.

— Ma mère, répondit la jeune fille, vous avez eu raison de refuser pour moi. Je n’aurais jamais accepté un pareil marché.

— Ma chère enfant, reprit la marquise, je connais la hauteur de tes sentimens. C’est bien pourquoi je me suis révoltée contre cette offre. C’est pourquoi aussi je vais avoir le courage de te proposer un grand sacrifice. Le marquis ne peut avec ses appointemens faire la figure qu’il doit. La pension même que je lui sers ne peut plus lui suffire. Pour ne pas croupir dans l’obscurité, il a besoin de briller, de s’entourer d’un certain luxe. Il est nécessaire que nous entamions notre capital. C’est ta part d’héritage diminuée. Ne crois-tu pas qu’il serait digne de nous de reconnaître au marquis ce droit d’aînesse aboli par des gens qui n’ont pas à conserver le lustre d’un grand nom ? Consulte ta conscience de fille noble. Je n’ose m’expliquer plus clairement et te demander d’une manière en quel que façon brutale un dévoûment qui te condamnera pour toujours à la solitude ; mais j’espère que tu me comprends, n’est-ce pas ?

Deux grosses larmes vinrent aux yeux de Marguerite, et cette fois elle savait pourquoi elle avait envie de pleurer. A l’idée de mariage, un voile s’était déchiré dans son esprit ; confusément elle avait senti que sa mélancolie inexplicable prenait source dans des besoins de cœur et des exigences de nature qu’elle entrevoyait maintenant. Tout en écoutant la marquise, elle avait éprouvé une sorte de désir, obscur encore, mais cependant plus précis que ses vagues langueurs. En même temps naissait un regret étrange de ce bonheur possible et inconnu auquel on lui disait qu’elle devait renoncer. Il lui fallut donc faire un effort et se raidir contre elle-même pour ne pas écouter cette voix intérieure. Il lui fallut une volonté héroïque pour étouffer cette espérance, d’autant plus vive qu’elle venait précisément de s’éveiller ; mais la noble jeune fille eut ce courage. Elle refoula ses larmes. Elle se tendit avec une énergie aveugle pour se mettre à la hauteur du sacrifice dont on la croyait capable. Calme et grave, ne laissant voir son émotion qu’au frémissement de ses narines, qui palpitèrent à la fois de douleur contenue et d’orgueil satisfait, elle tendit la main à la marquise, non avec l’abandon d’une fille qui cherche les caresses de sa mère, mais avec un geste presque auguste, comme si elle prêtait serment, et elle dit d’une voix ferme :

— Ma mère, je vous ai comprise. Je suis fière d’avoir à connaître les joies sévères du devoir. Je ne me marierai pas.

Comme si la marquise n’avait plus rien à faire dans la vie, maintenant que l’avenir de son fils lui semblait assuré, elle tomba malade peu de temps après et sentit qu’elle allait mourir.

Au lit de mort de sa mère, et en présence du marquis, Marguerite renouvela solennellement la promesse qu’elle avait faite.

— Merci, ma fille, dit la marquise, Maintenant je puis m’en aller tranquille.

Le marquis, qu’on avait trop habitué au dévoûment des autres pour qu’il ne fût pas égoïste, accepta ce sacrifice sans opposer la moindre résistance et comme une chose qu’on lui devait. Cependant, la vie ne lui ayant pas encore tout à fait desséché le cœur, il comprit que la parole de sa mère, toute pleine de sollicitude pour lui seul, pouvait paraître un peu dure à Marguerite, et il se crut obligé de dire :

— Ma pauvre sœur !

— C’est vrai, reprit la mère. Pauvre enfant ! je l’oubliais. Pardonne-moi, ma chère fille. Tu sais que je t’aime aussi. Non, non, je ne m’en irai pas tranquille. Que vas-tu devenir ?

— Ne vous inquiétez pas de mon sort, répondit Marguerite. Si Dieu vous rappelle à lui, ma mère, je chercherai auprès de lui mon refuge. J’entrerai en religion.

— Bien, ma fille, dit la marquise. Jésus est le meilleur des époux.

Une béatitude illumina les traits de l’agonisante. Sa parole devint plus faible et ressemblait à de doux soupirs de soulagement. Elle se laissait couler avec joie dans une mort sans regrets. Tout à coup elle se reprit à la vie. Elle avait une dernière inquiétude.

— Écoute, Marguerite, murmura-t-elle. Ton aïeul a légué autrefois de grandes sommes, aux carmélites. C’est chez elles qu’il faut aller. La règle y est plus étroite, l’existence plus pénible ; mais on t’y recevra sans dot. Tu entends ? sans dot.

Et Marguerite ayant dit oui, la marquise mourut en paix.

Quelques mois plus tard, la jeune fille entrait aux carmélites sous le nom de sœur Doctrouvé et dans les conditions qu’avait prévues sa mère. Elle laissait ainsi tout le patrimoine, sans en avoir rien distrait pour elle-même, au marquis Pierre de Villers-Doisnay d’Aubentel.

— J’avais bien deviné cette vocation, dit le comte O’Graeme en revenant d’assister à la prise de voile.

— Ma foi, répondit le chanoine, j’avoue que j’y crois à peine, même maintenant. Mlle Marguerite était bien gaie, bien enfant, pour avoir reçu un si étonnant coup de la grâce. Dieu me garde de mettre en doute la sainte inspiration qu’elle a pensé avoir ! mais peut-être y a-t-elle cédé un peu trop vite. Elle ne m’a pas même consulté.

— Ma sœur, dit négligemment le marquis, m’a toujours semblé avoir du goût pour le couvent.

— Pardonnez-moi, reprit le chanoine. Je suis positivement sûr qu’elle n’y songeait pas il y a deux mois. Elle éprouvait même certains troubles tout physiques, très naturels d’ailleurs à son âge, et qui présageaient un tout autre dénoûment. Il a été très vivement question, à cette époque, de la marier. Je connaissais un beau parti, fort riche, et j’en ai parlé à madame votre mère. Il s’agissait de M. Chamerot, fort honnête homme, et qui ne demandait aucune dot. Mme la marquise m’a arrêté net en refusant son consentement à une mésalliance.

— Ma mère était sévère à l’excès en matière de noblesse, répondit le jeune homme, dont les principes nobiliaires s’étaient beaucoup émoussés dans la promiscuité de l’école.

— C’est bien mon avis, reprit le chanoine. Et songez que cette union aurait pu vous être utile. M. Chamerot est ici un personnage ; il deviendra certainement député.

— Ma sœur ne m’a pas touché un mot de tout ce que vous me dites. A coup sûr cela demandait réflexion. Que diable ! on doit s’accommoder un peu aux opinions de son temps. Ma sœur a peut-être eu tort.

— Ces petites filles ont une tête ! interrompit le baron de La Chenardière.

Ainsi le sacrifice de Marguerite était absolument incompris des gens qui auraient pu le deviner, et de plus il était déjà presque méconnu par le seul être qui en sût la vraie cause, par celui à qui la noble fille s’était dévouée. Mais sœur Doctrouvé ne pouvait plus se douter de ces injustices humaines. Elle était maintenant tout au bonheur d’avoir tenu sa promesse et d’avoir accompli un devoir sacré. Ce sentiment élevé, plein d’une douceur grave, lui tenait lieu de la vocation qu’elle n’avait réellement pas. Certes elle aimait la religion, mais non de cet amour passionné qui fleurit à l’ombre des cloîtres. Elle avait une santé trop charnellement robuste, un esprit trop bien équilibré pour connaître ces exaltations de la foi qui vont jusqu’à l’extase, ces fièvres de dévotion qui consument le cœur à la flamme d’un rêve délirant, et qui font qu’on s’abîme dans une communion délicieuse avec l’infini au fond duquel on se jette à âme perdue ; mais, en revanche, elle trouvait une sérénité profonde dans la conscience de son sacrifice. Elle y puisa la force de se soumettre aux dures exigences de sa vie nouvelle, aux prières incessantes, aux jeûnes, aux sommeils interrompus par les offices, à l’adoration perpétuelle qu’impose la règle des carmélites. Sans ce secours, elle aurait peut-être succombé à cette violente transition qui jetait brusquement sa chair en proie aux cruautés de l’ascétisme. Il lui venait souvent des regrets, non de sa conduite, mais du bonheur inconnu auquel elle avait renoncé, et qui lui apparaissait plus digne d’envie par cela même qu’elle le voyait à travers les mirages d’une imagination ignorante. Elle songeait aux vagues désirs qu’elle avait éprouvés ; elle en étudiait le souvenir, elle les précisait, malgré son innocence ; elle comprenait aujourd’hui ce que signifiaient naguère ces mystérieux appels de la nature. Si elle avait pu y répondre, pourtant ! elle aurait été femme, épouse aimée, mère ! Elle ne mêlait à ces rêves aucune idée impure. Il en surgissait seulement pour elle l’image charmante d’une vie toute différente de la sienne, d’une vie intime, familiale, d’une tendresse expansive et partagée pour laquelle elle se sentait faite. Si elle avait eu la vocation religieuse, de telles pensées auraient dû lui sembler coupables. Or, au lieu de les chasser, elle les caressait complaisamment ; mais aussi son honnête orgueil, sa conscience même, y trouvaient une pâture. A embellir les choses dont elle s’était privée, elle jouissait davantage de son dévoûment. Moins elle se reconnaissait d’aptitudes pour la vie monastique, plus elle était fière de s’y forcer. Elle s’enfonçait ses regrets dans le cœur et les retournait dans la blessure comme des épines, et goûtait ainsi quelque chose des voluptés étranges que doit procurer aux martyrs un redoublement de tortures.

A la longue cependant, cette joie elle-même perdit sa vivacité. L’habitude émoussa la pointe de ces singuliers aiguillons. La monotonie endormeuse du couvent fit taire un à un les derniers échos de la vie extérieure qui chantaient encore dans le cœur de la jeune fille. Marguerite devint de plus en plus sœur Doctrouvé, une carmélite pliée aux pratiques sans nombre qui occupent tous les instans et absorbent toutes les pensées. Sa belle santé se fondit dans l’air claustral, dans la fatigue des oraisons interminables, des génuflexions répétées, des prosternemens sur les dalles glacées de la chapelle. Son sang riche, qui charriait tous les besoins de la jeunesse, s’appauvrit et se dessécha sous l’influence des nourritures débilitantes, des veilles, des macérations. Les fraîches couleurs se fanèrent sur les joues amaigries qui s’étiolaient dans le sombre crépuscule de la coiffe. L’état de son teint s’éteignit insensiblement pour faire place à des tons pâles de cire-vierge et à une transparence d’hostie.

Son esprit changea comme son corps. A mesure qu’elle s’affinait physiquement, ses idées se détachaient de la réalité pour se tourner vers la contemplation d’un monde mystique. Elle en vint à se reprocher comme des accès de vanité misérable les plaisirs purs que lui donnait auparavant le témoignage de sa conscience. Il lui semblait qu’en cherchant ces satisfactions trop égoïstes elle s’était en quelque sorte oubliée dans la blâmable adoration de soi-même. Elle connut alors les élans religieux, l’abandon complet de l’être dans l’essence divine. Son sacrifice n’eut plus à ses yeux de beauté propre, mais simplement le mérite d’une offrande à Dieu.

Une seule pensée étrangère subsistait en elle : un reste d’orgueil noble qui palpitait encore dans la joie qu’elle avait à se dire que son action était utile au nom des Villers-Doisnay d’Aubentel. Les nouvelles qu’elle recevait de son frère ravivaient de temps en temps cette dernière flamme humaine. Aidé par son titre et mis en lumière par le train qu’il pouvait mener en mangeant à même son patrimoine, le marquis avait rapidement franchi les grades subalternes. En six ans, il était devenu capitaine, et faisait maintenant partie de l’état-major d’un maréchal. A la suite d’une petite expédition en Afrique, on l’avait décoré. Il allait être envoyé en mission comme attaché militaire d’une ambassade importante. Sœur Doctrouvé se plaisait à savoir ces choses mondaines. Elle songeait alors à sa mère. N’osant chercher en elle-même sa joie, elle la cherchait au moins dans le souvenir de la marquise, qui devait être heureuse de voir s’accomplir ses vœux les plus chers. Elle tirait de cette idée un sentiment de bien-être moral et tout terrestre qui faisait diversion à ces ravissemens mystiques. Elle se rattachait par là aux choses extérieures. Elle suspendait ses méditations religieuses pour imaginer toutes les prospérités qu’elle souhaitait à son frère, et qu’elle voyait découler de son sacrifice comme d’une source. Jeune, intelligent, remarqué, heureux, pouvant mener la large existence qui convenait à son rang, le marquis ne devait pas tarder à rencontrer une femme digne de lui, héritière d’un sang noble et d’une grande fortune. Ainsi resplendirait encore, redoré par une belle alliance, et sans avoir altéré sa pureté antique, le blason des Villers-Doisnay d’Aubentel. Et sœur Doctrouvé ne pouvait s’empêcher de trouver juste que son dévoûment eût pour récompense d’avoir servi à quelque chose.

Elle fut réveillée de ce rêve par un coup de foudre. Un jour, elle reçut de son frère une lettre sèche, sans aucune explication, contenant seulement l’annonce de ce fait épouvantable pour sœur Doctrouvé : le marquis allait épouser la fille deux fois millionnaire d’un banquier juif.

La désillusion fut si terrible que sœur Doctrouvé faillit en perdre la foi. Elle ne pouvait admettre que la justice divine eût permis une telle monstruosité. C’était donc pour cela que la pauvre fille avait renoncé à sa vie de femme, aux espérances les plus naturelles, et s’était bannie du monde, et avait tant souffert ! Car elle avait souffert, elle se l’avouait maintenant. Non, elle n’était pas entrée dans ce couvent de son plein gré, elle n’avait point eu la vocation religieuse ; elle s’était ployée violemment à cette existence, elle ne s’y était faite qu’à force de volonté et d’héroïsme. Elle avait connu, sous les plaisirs contraints du devoir, toutes les amertumes de l’abnégation. Elle avait vaincu, écrasé, étranglé ses plus secrets et peut-être ses plus délicieux désirs. Ce qu’il lui aurait fallu, ce à quoi elle avait droit, c’étaient les joies de la famille, ce bonheur que Dieu permet aussi, et qu’elle avait tant regretté sans le connaître, et qu’elle ne connaîtrait point, et, qu’elle regrettait à cette heure plus que jamais de toutes les forces de son âme. Oui, elle avait foulé tout cela aux pieds, elle s’était meurtri l’esprit et le corps, elle s’était lentement suicidée, et pour payer tant de douleurs, son frère n’avait trouvé qu’une infamie. La fille d’un Juif ! Il épousait la fille d’un Juif, lui, le marquis de Villers-Doisnay d’Aubentel, le frère de cette Marguerite qui avait refusé si hautement un bourgeois chrétien et honnête homme ! Il allait salir son sang et son nom dans cette union, lui le fils de cette marquise qui avait sacrifié à la noblesse sa vie et jusqu’à sa fille ! Car elle, Marguerite, c’est sur cet autel, pour glorifier l’honneur de la maison, qu’elle avait été immolée, immolée depuis son enfance, immolée sous toutes les formes, immolée dans sa jeunesse, dans sa beauté, dans sa santé, dans sa pensée même, immolée entièrement comme une victime dont toutes les parties sont offertes. À cette idée, toutes les rancœurs de Marguerite sanglotèrent, toutes ses souffrances saignèrent dans le cœur de sœur Doctrouvé. Elle se révolta. Elle eut presqu’un cri de haine contre Dieu.

Ce ne fut qu’un éclair ; mais la brûlure avait été si cruelle que tout l’être en fut consumé. Sœur Doctrouvé n’ayant pas paru à la chapelle pour le second office du matin, on monta dans sa cellule. Elle était couchée par terre, inanimée, raide, en proie à une attaque de catalepsie, les yeux fixes et pleins de larmes, les poings crispés, la gorge râlant sous des hoquets convulsifs. Il y eut au bout de deux heures une détente ; mais les nerfs, surmenés et affaiblis par les exigences monastiques, avaient été tellement secoués par cet effrayant accès, que la détente se fit par une rupture. Tous les ressorts de la vie semblèrent soudain se casser, et sœur Doctrouvé tomba en revenant à elle dans une profonde prostration.

Elle ne mourut pas tout de suite cependant ; mais elle était prise d’une immense lassitude qui ne pouvait se reposer que dans le dernier sommeil. Elle ne songeait plus à rien ; elle éprouvait pour tout une morne indifférence. Elle traîna ainsi quelque temps, dans une sorte d’anéantissement insensible. Sa dévotion lui revint, mais sans élan, sans fièvre, moins vivante pour ainsi dire que végétative. C’était plutôt le retour inconscient d’une habitude que le besoin d’une consolation spirituelle. Elle ne songea même pas à demander pardon à Dieu de sa rébellion. Elle s’affaissait simplement dans des pratiques auxquelles elle n’attachait plus aucun sens, mais qui lui emplissaient l’âme d’un murmure incessant de prières marmottées, et qui engourdissaient ses derniers souvenirs comme un chantonnement de vieille nourrice. Elle en était tombée à cette religion que conseille Pascal quand il dit : Abêtissez-vous.

Au moment de la mort seulement, à ce passage rapide où l’on récapitule d’un coup d’œil toute sa vie dans une minute, elle parut se ressaisir à des pensées terrestres. Au milieu de ses oraisons et des divagations de l’agonie, elle laissa échapper ces lambeaux de phrases où vibraient encore les cris de ses douloureuses déceptions :

— Avoir tant fait ! .. Pour rien ! .. La fille d’un Juif ! .. Il n’y a plus de gentilshommes.

Elle eut, en accentuant ce dernier mot, une moue pleine de superbe et de dégoût. Puis elle passa sa main sur ses yeux, comme pour y essuyer une larme ou en chasser une image odieuse, et elle retrouva un reste de son ancienne énergie pour prononcer cette parole suprême :

— Les sacrifices inutiles sont peut-être les plus beaux.


JEAN RICHEPIN.