Soixante Années du règne des Romanoff, notes et souvenirs (1821-1881)/02

La bibliothèque libre.
Soixante Années du règne des Romanoff, notes et souvenirs (1821-1881)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 340-373).
SOIXANTE ANNÉES
DU
RÈGNE DES ROMANOFF [1]
NOTES ET SOUVENIRS
1821-1881

II. — À TRAVERS LE RÈGNE DE NICOLAS Ier


I

A la lumière des événemens qui ont agité l’Europe à cette époque, on peut considérer comme des années heureuses, pour la Russie et l’empereur Nicolas Ier, celles qui se sont écoulées entre son avènement dramatisé par la conspiration de décembre 1825 et la chute de Charles X, si promptement suivie de l’insurrection polonaise. Sans doute, elles sont assombries par la rigueur des condamnations prononcées, au nombre de plus de cent, contre les conspirateurs traduits en justice ; plusieurs d’entre eux eussent mérité que la clémence impériale s’exerçât à leur profit. Mais cette réserve faite, on ne saurait nier que le règne du nouveau souverain semble, à son aube, devoir être un règne à qui le destin sourira tant au point de vue de sa grandeur au dehors qu’à celui de sa prospérité au dedans. La révolution qui les avait un moment menacées était écrasée, et bien que ses racines fussent restées dans le sol, Nicolas Ier se flattait de parvenir à les extirper. Il demeurait convaincu qu’à la condition de gouverner avec une main de fer et de fermer ses États aux doctrines révolutionnaires, il n’aurait pas à redouter une insurrection nouvelle. :

Il était dans sa destinée de voir ses prévisions se réaliser. Durant ses trente ans de règne, on ne signalera en Russie aucun attentat contre sa personne, ni aucune tentative de révolte contre son autorité, malgré l’exemple donné aux Russes par les Polonais. Confiant dans l’efficacité de ses procédés de gouvernement, poussant le culte de son autocratie jusqu’à se laisser dire qu’il est impeccable et infaillible, Nicolas croira inexpugnable sa résistance aux idées libérales et ne soupçonnera pas l’avenir tragique que préparent à son successeur les sociétés secrètes qui de toutes parts continuent, comme sous le règne de son frère, à s’organiser à son insu dans l’Empire.

Au cours de la période dont nous parlons, antérieure à 1830, ses relations avec les puissances européennes, bien que la sourde hostilité de l’Angleterre et de l’Autriche menaçât de les altérer, ne furent pas troublées. Celles qu’il entretenait avec le gouvernement de Charles X étaient de plus en plus cordiales, confiantes, voire affectueuses. Rappelé à Paris où il entrait en janvier 1828 dans le cabinet Martignac comme ministre des Affaires étrangères, l’ambassadeur La Ferronnays n’avait pas reparu à Pétersbourg et n’y devait pas reparaître. Mais le gouvernement royal avait envoyé pour le remplacer le général duc de Mortemart. Celui-ci, nouveau venu dans la diplomatie, personnage considérable par le rang social et la valeur personnelle, gagnait si promptement, à peine arrivé en Russie, les sympathies de Nicolas Ier que ce prince dont les armées comprenaient déjà plusieurs officiers français, l’invitait à l’accompagner dans la campagne qu’il entreprenait contre la Turquie, en faveur de la Grèce, de concert avec la France et l’Angleterre. Campagne mémorable dont la victoire navale de Navarin a été le plus retentissant épisode, et qui fut complétée par l’expédition de Morée où les Français se couvrirent de gloire sous les ordres du général Maison et délivrèrent le peuple hellène du joug ottoman.

Cette guerre contre les Turcs avait été précédée d’une guerre contre la Perse, non moins heureuse dans ses résultats. Victorieux dans l’une et dans l’autre, le jeune empereur de Russie, secondé dans son action gouvernementale par son chancelier Nesselrode, semblait destiné à tenir dans le monde une place non moins prestigieuse que celle qu’y avait occupée son illustre frère Alexandre.

On le voit alors s’intéresser autant à ce qui se passe en France qu’à ce qui se passe en Russie. Bien qu’il n’existe entre le cabinet de Paris et le cabinet de Pétersbourg aucun traité formel d’alliance, il tient le roi de France « pour un ami et un allié. » Il dit en en parlant : « Aucun souverain, excepté le roi de Prusse, ne m’a été aussi fidèle que lui. » Pour reconnaître efficacement cette fidélité, il ne perd aucune occasion de prodiguer des conseils à Charles X, de s’associer aux joies et aux peines de la dynastie des Bourbons. Lorsqu’il apprend que le vieux Roi rêve de confier le pouvoir à Polignac, il enjoint à Pozzo di Borgo, son ambassadeur à Paris, de représenter au souverain français « combien offre de dangers la marche imprudente qu’il a prise ; » il l’adjure de « respecter la Charte et de se souvenir des institutions qu’il a jurées. » Lorsqu’un peu plus tard, il a connaissance de l’expédition d’Alger, il applaudit à la résolution royale ; il met au service du gouvernement français un officier de haute valeur qui « connaît bien les Arabes et pourra fournir de très utiles indications. » Le jour où la nouvelle de l’entrée de nos troupes dans la capitale du Dey parvient à Saint-Pétersbourg, — c’est le 28 juillet — il ne se tient pas de joie, non seulement parce que dans la prise d’Alger il voit un coup porté à la puissance maritime de l’Angleterre, mais plus encore parce qu’il y voit un accroissement de celle de la France dans la Méditerranée.

A cette date, le duc de Mortemart étant en congé à Paris depuis quelques semaines, l’ambassade était dirigée par le premier secrétaire, le baron de Bourgoing, nommé chargé d’affaires. Le 30, il est mandé par l’empereur qui s’impatiente de manquer encore de détails sur l’événement qui vient de s’accomplir. Il lui demande s’il en a reçu de nouveaux : Bourgoing répond négativement :

« Dès que j’aurai quelque chose moi-même, je vous le ferai communiquer, » promet l’empereur. Puis, faisant allusion à un entretien que le chargé d’affaires a eu la veille avec le comte de Nesselrode, il continue : « Mais, dites-moi, quelles sont les idées positives du Roi sur les démarches qu’il désire être faites par mon ministre en Turquie ?

— Sire, les ordres que j’ai reçus se bornent à me prescrire de demander à Votre Majesté de faire donner à sa mission de Constantinople des instructions qui lui permettent de s’entendre avec le général Guilleminot [2] et de continuer à préparer la Porte à se prêter aux arrangemens qui pourraient lui être proposés.

— Il faut cependant, reprit l’Empereur, que je sache dans quel sens et sur quelle base doit agir mon intervention.

— Sire, les intentions du Roi sur les points de détail de cette grave question ne sont pas encore connues. Plusieurs idées pourront être mises en avant et discutées ; mais le ministre de Sa Majesté ne m’a jusqu’ici fait connaître aucun des partis qui peuvent être pris relativement à Alger. Je sais seulement que l’avis ouvert par le général Pozzo di Borgo, de faire intervenir la Porte dans cette question, a été adopté. C’est à cet effet que je suis chargé par le Roi de recourir à l’intervention amicale de Votre Majesté et de lui exprimer le désir de voir le ministre impérial à Constantinople s’unir d’intention et de langage avec l’ambassadeur du Roi.

— Ah ! s’il ne s’agit, pour le moment, que de cette instruction générale de bonne intelligence avec les missions françaises, répond l’Empereur avec animation, je puis vous garantir, et vous pouvez le redire au Roi, que M. de Ribeaupierre [3] l’a déjà et que, de plus, elle est donnée à tous mes ministres. »

Il résulte de ce bref entretien qu’à la date où il eut lieu, c’est-à-dire le 30 juillet, l’empereur Nicolas était tout à la dévotion du roi de France et disposé à lui rendre autant de services qu’il serait en son pouvoir de le faire. Mais, à cette date, après trois jours de combats dans les rues de Paris, entre la garde nationale et les troupes royales, alors que le sang français, répandu par la faute de Polignac, rougissait encore le pavé des rues, l’insurrection provoquée par les Ordonnances du 25 triomphait de toutes parts, aux cris de : « Vive la Charte ! A bas les ministres ! A bas les Bourbons ! » Un gouvernement provisoire, présidé par La Fayette, se créait à l’Hôtel de Ville et, sans se préoccuper de Charles X, proclamait lieutenant-général du royaume Louis-Philippe d’Orléans, le chargeant ainsi de gouverner jusqu’à ce qu’un pouvoir définitif eût été institué.

Réfugié à Saint-Cloud, puis à Trianon, le Roi, bien que son consentement ne lui eût pas été demandé, donnait son adhésion à cette mesure, retirait les Ordonnances, cause de tout le mal, et abdiquait en faveur du duc de Bordeaux ; il mettait le petit prince, alors âgé de dix ans, sous la protection du lieutenant-général, dont le rôle, s’il l’eût accepté, eût été celui d’un régent. Enfin, il confiait au duc de Mortemart la mission particulièrement difficile en un tel moment de former un ministère qui ferait ratifier ces mesures par les Chambres. Ce brillant gentilhomme n’avait accepté que sur l’instante sollicitation du Roi une mission dont il ne se dissimulait pas les difficultés. Exécutée trois jours plus tôt, elle aurait eu chance de réussir. Maintenant, l’heure était passée et Mortemart fut plus attristé que surpris lorsqu’ayant porté à l’Hôtel de Ville les propositions du Roi, il lui fut répondu : « Il est trop tard. » Le 7 août, à Paris, la Chambre des députés, prenant acte de l’abdication de Charles X, mais évitant toute allusion au Duc de Bordeaux, déclarait le trône vacant et, « vu l’intérêt pressant, universel, y appelait S. A. R. le Duc d’Orléans et ses descendans à perpétuité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. » C’en était fait de la branche aînée des Bourbons.

Ces nouvelles tombèrent comme la foudre à Saint-Pétersbourg, et l’effet en fut décisif. C’est ici que se manifeste pour la première fois, avec éclat, ce besoin, voire cette volonté d’intervenir dans les affaires intérieures des États européens, même quand il n’y est pas intéressé, qui caractérisera Nicolas Ier et le transformera en un souverain Touche-à-tout dont les prétentions, pour la plupart inadmissibles, finiront par fatiguer et offenser toutes les nations. La chute et l’abdication de Charles X le consternèrent ; il perdait un allié, un appui contre la Grande-Bretagne. Mais quand le bruit commença à se répandre qu’à Paris existait un parti nombreux et déjà puissant qui voulait donner la couronne au Duc d’Orléans, la consternation s’aggrava d’une violente colère. Il voulait bien reconnaître Louis-Philippe comme lieutenant-général du royaume, puisque Charles X, en abdiquant, avait ratifié cette nomination, mais comme roi des Français, jamais. Il le déclare à Bourgoing dans deux audiences qu’il lui accorde avant que soient connues à Saint-Pétersbourg les résolutions définitives prises à Paris ; il s’efforce de rallier les grandes cours à sa manière de voir. Par son ordre, Nesselrode les invite « à ne pas considérer la question comme de convenance particulière, mais comme une question européenne d’où dépendent le salut de la France et celui des gouvernemens et des peuples en général. » Sous toutes les formes et avec une inlassable activité, Nicolas s’attache à faire savoir par toute l’Europe qu’il condamne formellement les événemens de France, parce qu’ils sont une atteinte au principe de la légitimité dont il s’est constitué le gardien et le défenseur.

Les témoignages de son mauvais vouloir et de son irritation deviennent tels que le chargé d’affaires de France s’en inquiète et se demande si la crise n’aboutira pas à la rupture des relations diplomatiques. Que ne peut-on craindre de la part d’un autocrate volontaire et irascible ? Bourgoing n’est pas homme à rester dans ce doute et, le 24 août, alors qu’on est averti, à Saint-Pétersbourg, que Louis-Philippe est élu roi des Français, il fait demander à l’Empereur de le recevoir. Il veut essayer de découvrir ses intentions et, si elles sont ce qu’il pressent, de le ramener à d’autres sentimens. S’il n’y réussit pas, il saura du moins ce que son gouvernement doit redouter de la colère de l’autocrate de toutes les Russies.

Les historiens sont toujours heureux de rencontrer sur leur route un personnage supérieur à la situation qu’il occupe, et c’est bien ainsi qu’en cette circonstance va se révéler le baron de Bourgoing aux yeux de nos lecteurs, s’ils veulent se rappeler qu’il n’était pas ambassadeur mais seulement chargé d’affaires, et ni par la fonction, ni par l’éclat des services ne possédait l’autorité d’un La Ferronnays ou d’un Mortemart. Il n’en trouvera pas moins ce qui lui manque pour égaler ses anciens dans l’idée qu’il se fait de la grandeur du pays qu’il représente ; on peut parler haut et ferme quand on parle au nom de la France. On va le voir résolu, maître de soi, tenir tête à l’orage et, dans sa conversation avec l’Empereur, qui revêt parfois la physionomie d’un duel, réfuter les argumens qu’on lui oppose avec une force que l’intransigeance impériale ne parvient pas à ébranler.

Nicolas Ier résidait alors dans son château de Yélaguine, aux environs de la capitale ; il y passait l’été avec l’impératrice, Marie Alexandrowna, née princesse de Hesse, et leurs enfans au nombre de quatre, dont l’aîné, Alexandre, grand-duc héritier, le futur Alexandre II, venait d’atteindre sa treizième année. C’est là que rendez-vous avait été donné au chargé d’affaires pour ce même jour 24 août, à dix heures du soir et là aussi que nous allons le suivre en prenant pour guide le très curieux rapport qu’il adressait le lendemain au maréchal Jourdan, ministre des Affaires étrangères à Paris.

Assis devant son bureau, l’Empereur écrivait. En entendant annoncer le baron de Bourgoing, il fit quelque pas au-devant de lui, lui désigna un siège, et négligeant les formules de politesse, il l’interpella d’un accent agressif, prouvant ainsi à son interlocuteur qu’il s’était préparé à croiser le fer.

— Eh bien ! avez-vous reçu des nouvelles de votre gouvernement, de monsieur le lieutenant-général du royaume, car vous savez déjà que je ne reconnais aucun autre ordre de choses que celui-là et que je le considère seul comme légal parce qu’il découle de l’autorité royale légitime ?

Quoiqu’il ne s’attendît pas à cette brutale entrée en matière, Bourgoing ne se laissa pas déconcerter.

— Je suis très surpris, Sire, répondit-il, de voir Votre Majesté envisager ainsi une question souverainement jugée.

— Oui, telle est ma façon de penser ; le principe de la légitimité, voilà ce qui me guidera en toute circonstance ; je ne m’en départirai jamais, jamais, accentua l’Empereur en frappant son bureau de son poing fermé ; je ne puis approuver ce qui vient de se passer en France.

— Votre Majesté veut donc mettre le feu à l’Europe ? Je sais bien que Votre Majesté ne songe pas à prendre les armes pour attaquer la France ; mais pense-t-elle qu’une nation comme la nôtre, aussi pénétrée du sentiment de sa dignité, se laisse donner une marque d’improbation quelconque ?

— Jamais je ne me départirai de mes principes : on ne transige point avec ses principes, et je ne transigerai jamais avec mon honneur.

— Je sais. Sire, que la parole de Votre Majesté est sacrée, et qu’un engagement pris par elle est une loi immuable. Voilà pourquoi j’attacherais tant de prix à ne point la voir se lier pour l’avenir par des déclarations précipitées. Je connais combien son cœur obéit facilement à une première impression : que Votre Majesté me pardonne de lui parler aussi franchement-

— Dites tout ce que vous avez sur le cœur, reprit l’Empereur. :

— Eh bien ! Sire, j’ose supplier Votre Majesté de calmer ces premiers mouvemens, et au lieu de ne consulter que le sentiment qui l’agite maintenant, d’avoir égard aux conseils d’une raison plus calme. Je ne m’alarme pas encore de ce que j’entends, parce que je pense, avec toute l’Europe, que Votre Majesté a non seulement un cœur noble et généreux, mais encore un esprit judicieux et éclairé. Elle sentira que le Roi a dû accepter la couronne qui lui était offerte, et que, sans cette détermination, tout était à craindre de l’agitation qui régnait dans Paris.

Développant sa pensée, le chargé d’affaires de France rappelait à l’Empereur ce qu’il lui avait dit dans les audiences précédentes, alors que les suites de la révolution restaient encore indécises, sur la nécessité de sauver le principe monarchique en soutenant le prince qui, désormais, en France, pouvait seul le représenter. Si ce prince devenait le dernier retranchement contre le désordre et l’anarchie républicaine, la dernière garantie du repos général, serait-il sage, pour reprendre le terrain perdu, de compromettre celui qui resterait ? Bourgoing ne rétractait aucune de ses paroles. Il regrettait amèrement que le vieux Roi, aveuglé par ses illusions et des conseils funestes, eût provoqué lui-même cette secousse terrible, et le prince qui portait maintenant la couronne ne déplorait pas moins les malheurs qui avaient coûté la vie à tant de Français. Mais, si douloureux que fût ce passé, n’était-ce pas l’avenir qu’il fallait maintenant envisager ?

— Le principe de la légitimité, répéta l’Empereur, doit nous guider tous en ce moment ; il est la base de l’ordre social.

— Mais ce principe est-il immuable, reprit Bourgoing, applicable à tous les pays, à tous les temps, à toutes les circonstances ? Quel est le souverain de l’Europe qui peut dire que non seulement dans les temps passés, mais même de nos jours, et dans sa propre histoire, on ne trouve pas d’innombrables démentis donnés à ce principe ? L’Angleterre est-elle riche, forte et tranquille ? Est-elle reconnue par toute l’Europe ? Et cependant ce principe inflexible est-il d’accord avec les changemens qu’a dû y subir l’ordre de succession ?

— Ce n’est point moi qui l’ai reconnue, s’écria l’Empereur, je ne réponds point de ce qui ne m’est pas personnel.

— Non, Sire, ce n’est point Votre Majesté ; mais c’est Louis XIV, neuf ans après le changement de dynastie en Angleterre.

— Mais après combien d’efforts, Louis XIV s’est-il décidé à cette reconnaissance !

— Oui, Sire, il a fait de grands efforts, et l’Europe n’en fera aucun, parce qu’ils seraient inutiles et dangereux ; mais après avoir épuisé sa résistance, ce grand Roi a fini par revenir sur ce qu’il avait d’abord avancé : il a dû céder à la nécessité de la paix, du repos général, intérêt plus puissant que celui d’un principe abstrait. Votre Majesté, comme toute l’Europe, devra s’y résigner également. Pourquoi donc se lier inutilement pour se préparer les embarras d’une rétractation ? L’auguste frère de Votre Majesté, l’empereur Alexandre, dont les Français conservent la mémoire, parce qu’au milieu des malheurs d’une invasion, ce fut lui qui éleva la voix en faveur de la France, l’empereur Alexandre lui-même n’a-t-il pas exprimé hautement, en 1814, qu’il venait avec ses armées protéger la liberté de nos décisions ? La déclaration du prince Schwartzenberg, en date du 31 mars, ne disait-elle pas en propres termes : « Que Paris se prononce, et l’Europe en armes devient le soutien de ses décisions ? » Le Sénat ne déclara-t-il pas ensuite textuellement, le 2 avril, que la France appelait librement au trône le roi Louis XVIII ? Ce que les souverains réunis ont fait et dit alors, cesseront-ils de le trouver équitable et vrai, seize ans plus tard ?

— Je ne sais encore ce que nous ferons, reprit l’Empereur, mais certainement je dirai mon opinion aux autres souverains de l’Europe. Le comte Alexis Orloff doit la porter sous peu à Vienne. Je l’ai écrite hier à Guillaume (son beau-frère, le prince d’Orange), et le roi de Prusse, qui me la demande, ne tardera pas à la recevoir. Nous ne vous ferons pas la guerre ; acceptez-en la certitude ; mais, si nous reconnaissons jamais ce qui existe chez vous, ce ne sera qu’après nous être concertés.

— Eh bien ! Sire, que résultera-t-il d’un Congrès pareil ?

— Il ne s’agira point de Congrès ; nous avons d’autres moyens pour tomber d’accord que de nous réunir.

— N’importe, Sire, comment s’exprimera ce refus de reconnaissance ? Les Puissances feront-elles une déclaration ? Qu’elles y prennent garde : une guerre de plume avec la France est aussi dangereuse qu’une guerre à coups de canon. Ce principe de légitimité, qui sera invoqué et qui vous est cher, gagnera-t-il beaucoup dans le respect des peuples à être analysé, disséqué par nos écrivains, à être combattu par la puissance de tant d’exemples récens ? Les publicistes de M. de Metternich sont-ils de force à se mesurer avec les nôtres ? Sera-ce l’Allgemeine Zeitung, par hasard, qui prétendra diriger la tendance des esprits ? La France intellectuelle est aussi forte que le serait la France armée. N’irritons ni l’une ni l’autre. N’en doutez point. Sire, devant le tribunal de l’Europe attentive, les défenseurs de ce dogme seront pulvérisés ; car, il ne faut point se le dissimuler, Sire, l’universalité de notre langue et l’habileté de nos écrivains nous rendent les maîtres de l’opinion de l’Europe.

Piqué au vif, l’Empereur se redressait :

— Croyez-vous que j’aie peur de cette guerre de plume ? A une pareille distance de vous, ne suis-je pas tout à fait à l’abri ?

— Oui, Sire, je connais la puissance et la force de votre immense Empire ; aucune agression matérielle n’est possible. Mais si une attaque morale est également peu à craindre à huit cents lieues, pourquoi redouter, à cette immense distance, ce que Votre Majesté appelle un mauvais exemple ?

La question restant sans réponse, Bourgoing recourut à d’autres argumens. Il fit valoir l’appui que la nouvelle royauté recevait en ce même moment de la presse britannique, ce qui permettait de prévoir qu’abandonnée ou menacée par les cours du Nord, la France pourrait compter sur l’alliance anglaise. Cette perspective impressionnait l’Empereur ; il déclara que « l’amitié et l’alliance de notre pays lui étaient chères, parce qu’il les croyait fondées sur la force des choses, sur l’absence de toute cause de rivalité, sur la communauté d’intérêts et sur l’analogie des caractères nationaux. »

— Alors, Sire, ne nous jetez pas dans l’alliance anglaise, reprit Bourgoing. Que Votre Majesté se rappelle que les Français se sont toujours montrés ses amis.

Touché par ces paroles, l’Empereur tendit la main au chargé d’affaires et dit :

— Je vous répète, mon cher ami, que je ne prendrai aucune détermination isolée ; mais, suivant mon invariable coutume, je dirai ma pensée tout entière. Quant à ce que nous ferons, j’attendrai pour le décider l’avis des autres Puissances, et je coordonnerai ma marche avec la leur.

— Mais, Sire, c’est à Votre Majesté qu’appartient l’initiative ; tous les souverains se tournent vers Elle pour lui demander conseil ; c’est de sa volonté que tout dépendra. Oui, Sire, c’est vous qui déciderez de la guerre ou de la paix.

— Nous ne vous ferons pas la guerre, et vous ne voyez rien chez moi qui annonce pareille intention.

— Alors, qu’on se garde de nous offenser par quelque déclaration hautaine qui nous mettrait à tous l’épée à la main.

— Soyez sûr que je ne ferai rien que de concert avec l’Europe, reprit l’Empereur.

C’est à cette formule qu’il en revenait toujours, surpris peut-être par le langage du jeune diplomate qui osait lui tenir tète, sans se laisser intimider par la majesté impériale. Comme s’il n’eût su que répondre aux raisons qui condamnaient son intransigeance, Nicolas les écoutait en simulant une bienveillance que démentaient son attitude arrogante et son orgueil d’autocrate, accoutumé à voir tout trembler devant lui.

Cependant parfois, dans cet entretien qui se prolongea longtemps encore, lui échappaient des propos révélateurs de son trouble intérieur et de son désir de rassurer après avoir menacé. Bourgoing ayant exprimé la crainte que l’Autriche ne profitât des circonstances pour susciter des embarras au gouvernement français :

— Ne redoutez aucune agression de sa part, objecta l’Empereur ; je sais déjà qu’elle tremble pour elle-même.

— Nous ne sommes cependant une menace pour personne, fit remarquer le chargé d’affaires. Le gouvernement français sera pacifique, uniquement occupé d’une prospérité dont l’éclat croissant suffit à son ambition. C’est seulement dans le cas où les souverains s’allieraient contre nous que nous serions contraints de chercher notre appui parmi les peuples.

A cette déclaration, il ajouta que si le comte de La Ferronnays et le duc de Mortemart étaient à sa place, ils ne tiendraient pas un autre langage que le sien. L’Empereur reconnut que c’était vrai et avoua qu’en écoutant son interlocuteur, c’est eux qu’il avait cru entendre. Mais, il n’en restait pas moins défiant envers le gouvernement de Louis-Philippe. Il le croyait incapable de rendre à la Charte telle qu’elle existait maintenant son autorité et menacé de voir bientôt la République succéder à la royauté. Le débat se rouvrait sur cette question. Il ne cessa que lorsque Bourgoing eut fait remarquer que si les Français eussent voulu adopter la forme républicaine, ils l’auraient proclamée aussitôt après la chute de Charles X.

— Je voudrais, Sire, dit-il en terminant, avoir contribué à changer les dispositions que Votre Majesté m’a exprimées ; je lui aurai du moins rappelé combien ses décisions pèsent dans la balance des événemens, et combien la France continue à compter sur une amitié dont elle connaît tout le prix.

— Je ferai ce que je pourrai, mais n’attendez pas que je sacrifie mon honneur. Le temps, l’avis des autres Cours, la tournure que les choses prendront en France, voilà ce qui pourra me déterminer. Mais, je le répète, je ne transigerai jamais avec mon honneur.

Bourgoing aurait pu objecter qu’il n’existait aucune corrélation entre les événemens de France et l’honneur de Nicolas Ier, qu’ils n’avaient atteint ni de près, ni de loin. Mais, c’eût été prêcher dans le désert ; mieux valait laisser le temps faire son œuvre et le gouvernement de Louis-Philippe, par sa sagesse et sa loyauté, modifier les dispositions de l’Empereur dont le jeune diplomate venait de démontrer avec tant de fougue l’injustice et le danger. Resterait, il est vrai, la question de savoir si la conversion de l’autocrate russe, en admettant qu’il fût capable de se convertir jamais, serait sincère et s’il pardonnerait au gouvernement de Louis-Philippe autrement qu’en apparence, ses origines révolutionnaires.

Cette question, l’avenir seul pourrait la résoudre.


Il

Au mois de novembre 1830, quelques semaines après les journées de juillet, l’Europe était en proie à des agitations qui assombrissaient le présent et l’avenir. En Allemagne, les dynasties prenaient leurs précautions contre les velléités libérales des peuples. En Belgique, un mouvement séparatiste contre les Pays-Bas allumait la guerre et enfin, dans la Pologne russe, éclatait à l’improviste une formidable insurrection dont l’Empereur Nicolas se montrait aussi surpris qu’irrité.

Devant le caractère imprévu de ces événemens qui déjouaient toutes ses prévisions et offensaient ses principes, on s’étonne de voir ses dispositions envers la France s’améliorer et de l’entendre parler du roi des Français avec une modération à laquelle ses auditeurs n’étaient pas accoutumés. Recevant le 30 décembre un général français, le marquis de Sainte-Aldegonde, qui, dans les rangs de l’armée russe, s’était battu contre les Turcs, il daignait lui expliquer pourquoi son langage, si malveillant et si sévère au lendemain de la révolution de Paris, s’inspirait maintenant de plus de modération et de bienveillance.

« Mes sentimens et mes principes, disait-il, ne me permettaient pas, dans le premier moment, de voir autre chose qu’une révolution dans la chute du trône de la branche aînée des Bourbons et la violation du principe de la légitimité dans l’abandon des droits du jeune Duc de Bordeaux. Depuis, la connaissance plus approfondie des faits et la certitude acquise que Louis-Philippe, en saisissant les rênes de l’État, avait été exempt de toute ambition personnelle et n’avait eu pour but que de sauver la France de la plus cruelle anarchie, qu’il faisait à son pays le sacrifice de la position la plus heureuse et de ses goûts les plus chers, en acceptant une royauté orageuse, ont modifié mes premières impressions, et j’ai dû rendre justice à la sagesse et aux hautes qualités du Roi. J’ai reconnu son gouvernement avec quelque peine, j’en conviens ; mais un parti-pris chez moi est irrévocable, et Louis-Philippe, Roi des Français, est maintenant pour moi ce qu’était Charles X. Que la France continue à se montrer modérée, que son gouvernement prenne des forces, c’est mon vœu le plus cher, et bien sûrement les relations qui existaient entre les deux Cours se renoueront sous les auspices les plus favorables. »

Il parle longtemps dans ce sens, il affirme qu’il n’a jamais songé à intervenir dans les affaires de la nation française, affirmation qu’il dément lui-même en ajoutant aussitôt « que, membre d’une alliance contractée entre les diverses Puissances de l’Europe pour la conservation de l’ordre établi, il eût été obligé d’intervenir, même par la force des armes, contre ceux qui l’auraient mis en danger. » Il se félicite d’avoir à constater que la sagesse du roi a écarté cette terrible éventualité ; et il espère que ce péril est définitivement conjuré. Enfin, il exprime le désir de voir l’ambassade de France, qui n’est plus gérée que par un chargé d’affaires, pourvue d’un titulaire ; il souhaite qu’on lui envoie le duc de Mortemart qui a représenté Charles X à Saint-Pétersbourg et qui se rallie au gouvernement de Louis-Philippe. Mais Mortemart voudra-t-il revenir ? Le général de Sainte-Aldegonde en donne l’assurance à l’empereur.

— Que le roi me l’envoie donc, reprend Nicolas ; ce sera une attention personnelle à laquelle je serai très sensible.

Dans quelle mesure son langage était-il sincère ? Est-ce « au caractère personnel de Louis-Philippe, à ses vues sages et généreuses » qu’il faut attribuer le changement qui s’était produit dans la mentalité de l’Empereur ? Si ses dispositions étaient devenues à ce point différentes de celles dont Bourgoing avait été le confident, n’est-ce pas plutôt parce que sa politique de principe venait d’être partout mise en échec ? Ses alliés n’avaient-ils pas refusé de s’associer à ses tentatives et n’avaient-ils pas reconnu le gouvernement royal ? Si Nicolas eût persisté dans son intransigeance, n’aurait-il pas été seul de son avis ? D’ailleurs, eût-il été prudent d’offenser la France, alors que la Pologne insurgée se tournait vers elle pour obtenir de l’argent, des munitions, des armes, voire des soldats et qu’en réponse à ces demandes le Cabinet des Tuileries, d’accord avec l’Angleterre, refusait d’intervenir dans cette tragique querelle autrement que comme médiateur, bien qu’il fût poussé à une intervention militaire par l’attitude belliqueuse de la presse et de la population de Paris ? Il semble bien que voilà tout le secret de la métamorphose apparente et momentanée de Nicolas Ier. Ce qui justifie cette opinion, c’est la preuve faite, ainsi qu’on le verra plus loin, que, quoi qu’il en eût dit, il ne pardonna jamais à Louis-Philippe d’occuper la place du Duc de Bordeaux et au peuple français d’avoir formé des vœux en faveur de l’insurrection polonaise.

Cette insurrection a eu de trop nombreux historiens pour qu’il y ait lieu d’en décrire après eux les péripéties. Mais nous devons en retenir ce qui dévoile dans le souverain russe un autocrate que toute résistance à sa volonté exaspère jusqu’à la fureur, jusqu’à étouffer en lui le sentiment de pitié et de miséricorde que lui suggèrent parfois les infortunes d’autrui.

A la première nouvelle du mouvement séditieux de Varsovie et quand la lenteur des communications ne permet pas encore d’en soupçonner la gravité et d’y voir autre chose qu’une émeute, l’Empereur parle de l’événement avec plus de tristesse que de colère, mais en en parlant, il s’excite et, lorsque la vérité lui est révélée, il donne libre cours à son irritation. Le discours qu’il tient au général de Sainte-Aldegonde dans l’audience dont nous avons parlé ci-dessus marque la marche ascendante de son irritation, il craint qu’en France on ne comprenne mal la cause polonaise, et que l’appel fait aux sentimens et aux souvenirs des Français ne retentisse dans ce pays de manière à compliquer cette question et à exalter les espérances de ses sujets révoltés.

« Un sentiment de nationalité ne peut qu’être honorable, avoue-t-il, et je suis loin d’en vouloir aux Polonais de désirer le rétablissement de ce qui constituait leur patrie aux plus beaux temps de leur histoire ; mais la réalisation de cette idée n’est qu’un rêve glorieux, d’une exécution impossible et propre à précipiter leur pays dans des malheurs effroyables. Comment, dans leur chimérique espoir, les Polonais croient-ils pouvoir déterminer les autres Puissances à faire le sacrifice des provinces acquises par des traités ? Lors même que je consentirais à détacher de l’Empire ce qui leur a appartenu, et si je le tentais, ma famille et moi disparaîtrions dans une tempête. Trois millions d’hommes enclavés entre l’Autriche, la Prusse et la Russie peuvent-ils opérer ce prodige ?

« Leur position comme peuple est malheureuse, j’en conviens ; mais qu’on ouvre leur histoire et qu’on voie si jamais peuple fut plus ennemi que les Polonais de sa propre indépendance. Après la guerre de 1814, mon frère Alexandre a trouvé la Pologne n’ayant pas même de nom, épuisée d’hommes et d’argent pour une cause qui n’était pas la sienne. L’empereur Alexandre a rendu aux Polonais leur nationalité, il leur a donné des institutions que n’avaient pas même ses peuples. Il a créé pour eux un bonheur matériel positif qu’atteste l’état du pays, et il a poussé la générosité jusqu’à les armer, en excluant tous les Russes de leurs rangs et de leur administration. Pas un denier n’a été distrait des caisses de Pologne pour des intérêts russes. Tout enfin a été fait pour les rendre heureux, en ménageant, en toute circonstance, leur amour-propre national.

« J’ai constamment cherché à réformer chez eux les abus inséparables de toute institution humaine ; dans mes différens voyages en Pologne, j’ai interrogé les principaux d’entre eux et je les ai encouragés à me dire toute la vérité. Ils m’ont dit qu’ils étaient contens de leur sort et qu’ils n’avaient rien à désirer. Jugez, mon cher général, quelles ont dû être ma douloureuse surprise et mon indignation, en les voyant entrer en révolte ouverte et préluder à leurs projets par le meurtre et l’assassinat. Les Polonais sont à la fois bien fous et bien coupables. Ils ont méconnu mon caractère : cependant je suis juste et clément ; je saurai distinguer les innocens des coupables, et, sur toutes choses, je n’oublierai jamais, quelle qu’ait été la conduite des Polonais à mon égard, que j’ai juré de conserver les institutions données par mon frère. Le glaive est suspendu sur leurs têtes. Des forces immenses marchent contre eux et vous savez quelle est l’animosité des Russes à leur égard. Qu’ils y prennent garde et qu’ils sachent profiter du temps qui leur est encore laissé ! »

Il y avait beaucoup de vrai dans cette lamentation menaçante. Mais Nicolas oubliait que l’empereur Alexandre, après avoir tiré la Pologne de son néant, après l’avoir dotée d’institutions libérales et d’une constitution, en avait lui-même détruit les heureux effets par un acte additionnel qui ajournait indéfiniment la convocation des Etats, restreignait la liberté de la presse et donnait à la police des pouvoirs illimités ; il oubliait que le grand-duc Constantin, gouverneur de la Pologne, avait lassé l’armée, l’aristocratie, la population, par le caractère capricieux, brutal, fantasque de son gouvernement, par les persécutions exercées contre les catholiques et par la liberté qu’il laissait aux exécuteurs de ses ordres de les dénaturer en les aggravant ; il oubliait enfin l’inextinguible patriotisme de la nation polonaise, les souvenirs prestigieux de son indépendance, sentiments que n’avaient pu effacer ni de longs malheurs, ni les bienfaits d’un bien-être matériel. Tant que cette indépendance, ce droit naturel des peuples de disposer d’eux-mêmes ne lui seraient pas rendus, elle se considérerait comme asservie et son patriotisme saisirait toutes les occasions de se manifester. A l’heure où il éclatait dans la Pologne russe, les deux autres puissances copartageantes, la Prusse et l’Autriche, en étaient à se demander si, comprimé depuis le partage, il n’allait pas se réveiller sur les territoires qu’elles détenaient et si les Polonais soumis à leur domination ne suivraient pas l’exemple de Varsovie. Elles avaient toujours blâmé les réformes libérales accordées par Alexandre à la Pologne. L’Autriche, après avoir tenté vainement de les paralyser, avait maintes fois prédit qu’elles auraient des conséquences funestes. Maintenant que ses prédictions se réalisaient, son ambassadeur en Russie, le comte de Ficquelmont, les rappelait et triomphait.

« Il m’a dit à moi-même, écrivait Bourgoing, mais en y mettant toutefois cet esprit de douceur et d’humanité qui forme le fond de son caractère personnel au milieu des opinions plus exagérées du cabinet qu’il représente, qu’avec des idées de philanthropie générale, on pouvait avoir telle ou telle manière de voir sur le partage de la Pologne ; mais que, pour les trois Puissances partageantes, c’était un fait accompli, sur lequel elles n’avaient plus à revenir et qui rentrait dans tous les cas de conquêtes dont l’histoire des nations présente de si nombreux exemples ; que, partant de cette base, on devait trouver que l’empereur Alexandre avait agi avec une grande imprudence en donnant à une nation asservie une ombre d’existence politique, qui ne faisait qu’entretenir sa nationalité et ses espérances, d’y avoir joint une armée séparée, et enfin une Constitution. »

Dans cette opinion du cabinet de Vienne conforme à celle du cabinet de Berlin, Nicolas, s’il eût eu besoin d’être encouragé à réprimer sans pitié l’insurrection polonaise, aurait puisé toute l’énergie nécessaire. Mais un tel excitant lui était inutile. Celui qu’il trouvait dans le sentiment de sa cour lui suffisait. Lorsque, n’ayant pas encore mesuré la gravité de l’insurrection, il faisait dire aux Polonais que, s’ils se soumettaient sans délai, il pardonnerait, les courtisans murmuraient : « Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec ces gens-là, » et l’un d’eux aggravait la menace en disant : « La guerre qui commence sera dure. Mais une seule chose m’épouvante, c’est la clémence de l’Empereur. »

Sa disposition à la clémence avait été de courte durée. Elle résultait de la lenteur qu’avaient mise à lui parvenir les nouvelles de l’insurrection et la certitude bientôt acquise que le grand-duc Constantin en était la cause première :

« Par son manque de véritable énergie et de courage personnel, il a tout perdu, après avoir tout compromis, mandait encore Bourgoing à son ministre, le général Sébastiani. Les généraux russes et polonais lui ont proposé de se mettre à la tête des troupes et de rentrer à Varsovie, en garantissant que l’ordre serait promptement rétabli. Des personnes sont même venues de la ville pour le déterminer à y rentrer à main armée, avec l’appui d’un parti nombreux. Mais il est resté sourd à toutes les représentations, et s’est constamment refusé à une résolution qui, prise dès l’origine, aurait, selon toute apparence, empêché le renversement de l’ordre établi. Ces nouveaux torts du grand-duc ont porté à l’extrême l’opinion défavorable qu’on a de lui. »

Elle n’était que trop justifiée. Pendant sept jours, la famille impériale avait été absolument sans nouvelles ; dix autres jours s’étaient écoulés encore sans autres renseignemens que les lettres du grand-duc lui-même, écrites sans ordre et sans précision, arrivant par des courriers auxquels était interdit expressément, ainsi qu’à toutes les personnes de la suite, d’écrire une seule ligne à Saint-Pétersbourg.

On apprenait, en outre, que le grand-duc s’était enfui de son palais avec tant de précipitation qu’il n’avait pas eu le temps d’emporter ni de détruire ses archives particulières où se trouvait la volumineuse correspondance de l’Empereur, témoignage touchant de la déférence qu’il témoignait à ce frère dont il occupait la place, en lui communiquant les rapports diplomatiques venus de l’étranger, et même en le consultant. On pouvait donc craindre que des secrets d’État ne fussent tombés aux mains des insurgés.

Néanmoins, si graves qu’eussent été les torts du grand-duc, l’Empereur lui prodiguait dans ces douloureuses circonstances les égards les plus affectueux. Des missions d’information, des secours de tout genre se succédaient de jour en jour. Il poussait la sollicitude jusqu’à faire envoyer à la princesse de Lowics, qu’on disait dénuée de tout après sa fuite de Varsovie, des vêtemens choisis par l’Impératrice parmi les siens. Mais ces témoignages de tendresse fraternelle n’empêchaient pas l’Empereur de reconnaître les torts de son frère et d’en conclure que le grand-duc devait être éloigné de toute participation au gouvernement de la Pologne, comme aux opérations militaires qui se préparaient. Il désignait les commandans d’armée sans le consulter, et lui envoyait le comte Alexis Orloff pour lui exposer les raisons qui ne lui permettaient pas de le maintenir à la tête des troupes. Avec tous les ménagemens nécessaires, Orloff devait, faire entendre au grand-duc que les circonstances lui imposaient une retraite momentanée. Comme l’état actuel des esprits dans presque toute l’Europe rendait inopportun un voyage à l’étranger, comme, d’autre part, sa présence à Saint-Pétersbourg présenterait en un tel moment de graves inconvéniens, l’Empereur lui conseillait de se retirer dans l’une des provinces méridionales de la Russie et mettait à sa disposition la maison de campagne bâtie par le tsar Alexandre à Batchi-Saraï, sur les bords de la Mer-Noire.

Au moment où l’envoyé impérial quittait la capitale pour remplir cette mission délicate, le maréchal Paskéwitz y arrivait à l’improviste, rappelé du Caucase pour prendre le commandement suprême des troupes envoyées contre les rebelles. Choisies parmi celles qui avaient fait la guerre de 1828 contre les Turcs, elles formaient un corps d’élite considérable où figuraient les cosaques du Don, la garde impériale, infanterie et cavalerie, les chevaliers-gardes, toute une armée redoutable, non que Nicolas crût à la nécessité d’un tel déploiement de forces pour écraser l’insurrection, mais parce qu’il espérait que, devant des mesures énergiques, le mouvement séditieux s’arrêterait, illusion passagère qui serait devenue dangereuse si elle se fût prolongée, mais qu’il ne conserva que durant peu de jours.

Il complétait les précautions militaires par des démarches diplomatiques auprès des grandes cours, afin de les convaincre de la légitimité de son attitude. Le succès de ces démarches étant assuré à Vienne et à Berlin, il les poursuivait plus activement à Paris et à Londres. Il savait que le gouvernement provisoire de Pologne s’était adressé à l’un des membres les plus influens du cabinet français pour faire valoir ses titres non pas seulement à l’appui moral, mais aux secours effectifs de la France. Après avoir évoqué les souvenirs de gloire commune et de fraternité d’armes de vingt années, les Polonais avaient demandé si la France les laisserait succomber dans une lutte inégale, entreprise tout entière dans ses intérêts.

« Voilà deux fois, avaient-ils ajouté, que nous nous sacrifions pour vous, Français ! Nous détournons maintenant l’orage qui allait fondre sur vos têtes : laisserez-vous tomber les nôtres sous le glaive vengeur des Russes ? »

Bien qu’il fût difficile de comprendre en quoi l’insurrection de Varsovie constituait un sacrifice fait par la Pologne à la France, l’argument habilement colporté par les amis des insurgés contribuait à rallier à leur cause l’opinion française ; ce n’était pas trop de l’énergie du gouvernement de Louis-Philippe pour résister à l’entraînement auquel on voulait l’associer. Il s’y employait de son mieux et si loyalement que Nicolas, tenu au courant des incidens de cette lutte, lui fera exprimer par Nesselrode, le 4 mai 1831, la reconnaissance qu’éveille en son cœur la politique du roi dont le duc de Mortemart, ayant accepté de retourner à Saint-Pétersbourg, sera l’interprète éloquent et autorisé.

Nommé pour la seconde fois ambassadeur de France auprès du tsar, ce brillant gentilhomme, à peine âgé de quarante ans, s’était mis en route dès le commencement de janvier, malgré les rigueurs de l’hiver, muni d’instructions très précises, conçues dans un esprit amical pour la Russie. Nous en trouvons la confirmation dans les dépêches qui lui furent adressées ultérieurement :

« Vous êtes autorisé, lui écrira-t-on au mois de mars, à dire et à répéter, aussi souvent et aussi nettement que vous le jugerez nécessaire pour en donner au Cabinet russe la conviction pleine et entière, que notre sincère désir est de contracter avec lui une union aussi intime, aussi complète qu’il pourra le souhaiter. Vous ajouterez que notre armée est déjà constituée de manière h donner un très haut prix à notre amitié. »

Dans ce langage d’une sincère cordialité, l’Empereur pouvait voir la preuve qu’entre la France et lui la question polonaise ne créerait aucune difficulté, à la condition qu’une fois maître de l’insurrection il userait de clémence envers les coupables. Il aurait pu s’en mieux convaincre encore si Mortemart, en arrivant à Saint-Pétersbourg, lui avait raconté l’incident survenu durant son voyage et dont une lettre, datée de Kœnigsberg le 28 janvier, nous a conservé le récit. Arrêté dans cette ville par les neiges qui tombent en abondance et rendent impraticables les chemins, il profite de cet arrêt forcé pour faire connaître à son gouvernement que sur la frontière du duché de Posen, il a rencontré un envoyé du prince Czartoryski venu secrètement au-devant de lui. Le personnage, par ses discours et par les pièces justificatives de sa mission, lui a prouvé qu’il est digne de confiance ; du reste ils se sont vus à Paris chez la princesse de Beauvau, sœur de Mortemart ; celui-ci l’écoute avec un bienveillant intérêt.

Par l’intermédiaire de cet envoyé, les Polonais demandent des secours à la France, à quelque prix que ce soit : s’ils ne peuvent être en hommes, au moins en argent, en officiers et en armes surtout. Si la France ne les secourt pas, ils seront, à la fin, refoulés jusqu’au Rhin où elle regrettera d’avoir laissé détruire cette précieuse avant-garde. Il n’y a plus de paix, ni de traité possibles entre eux et les Russes. La Diète a nommé Michel Radzivill chef de l’armée et proposé la déchéance de l’empereur Nicolas, comme roi de Pologne, qui doit être votée maintenant.

À cet exposé d’une situation désespérée dont Mortemart dans sa lettre ne donne qu’un résumé, il répond que la France, fidèle au principe de non-intervention qu’elle exige pour elle, le suivrait envers toutes les puissances et que son affection pour les Polonais leur garantit tous ses bons offices ; tous les efforts de l’amitié seront tentés pour les tirer du précipice où de mauvais conseillers les ont précipités.

« L’envoyé est convenu des mauvais conseils, mais comme il voulait espérer dans un changement de système chez nous, je lui fis voir qu’un autre ministère ou même un autre gouvernement, quand même il le voudrait, ne pourrait rien en leur faveur. Il le reconnut avec des démonstrations de violent désespoir qui me fendaient le cœur.

— Eh bien ! me dit-il, peut-être le temps sera notre sauveur ; nous lutterons pendant une campagne ; que la France nous donne seulement un des guerriers expérimentés de Napoléon. Nous n’en avons pas un seul.

— La France a des devoirs qui ne lient pas absolument tous ses enfans, repris-je, mais ne comptez pas sur ceux qui viendraient pour vous sauver.

— Voulez-vous nous servir ? me dit-il avec feu. Élève de Napoléon, tous vos anciens frères d’armes polonais comptent sur vous.

— Ils ont raison ; après avoir rempli mon devoir envers ma patrie, je sacrifierais volontiers le reste de mon sang pour les sauver ; mais je suis trop leur ami pour les seconder dans une lutte impossible, commencée sous de fâcheux auspices et qui ne leur laisse que la chance de traiter honorablement.

— Il n’y a pas de confiance à avoir dans le caractère de l’Empereur ! reprit alors l’envoyé.

— Vous avez tort, lui dis-je ; moi, je crois que c’est là votre seule ressource, et je vous offre tous mes bons offices, de la part du Roi, et mon peu de crédit près de ce souverain, pour tirer le meilleur parti de votre affreuse position.

— Nous combattrons, nous nous ensevelirons sous nos ruines ; nous avons 120 000 hommes.

Mais Mortemart tenait pour certain que l’armée polonaise n’en comptait que 30 000 en état de combattre ; le reste n’était que des levées sans instruction militaire et sans armes. L’envoyé comprenant que son interlocuteur en savait autant que lui n’insista plus ; il se contenta de lui recommander les intérêts de son pays et le pria de ne pas le compromettre. Ce fut le dernier mot de cet entretien. Si pénible qu’il eût été pour l’envoyé polonais, il avait eu du moins l’avantage de préciser ce que le gouvernement provisoire de Varsovie pouvait attendre de la France.

Rendu à Saint-Pétersbourg, Mortemart se hâtait d’exécuter les instructions qu’il avait emportées de Paris et celles qu’il en recevait. Il s’efforçait de savoir quel sort l’Empereur réservait à la Pologne ; d’accord avec son collègue d’Angleterre, il rappelait à Nesselrode que les puissances, à Vienne en 1815, s’étaient portées garantes des institutions accordées aux Polonais par l’empereur Alexandre, et que cette décision devait être respectée. On lui promettait qu’elle le serait. Mais il soupçonnait que l’on promettait avec l’arrière-pensée de ne pas tenir, et que l’Empereur, redoutant de paraître faible, repousserait toutes les tentatives d’arrangement, si les Polonais ne faisaient pas le premier pas. Fuyant le monde, recherchant la solitude, gémissant sur le sang versé, mais irrité par la résistance des insurgés, il semblait avoir oublié l’engagement pris par lui de maintenir les institutions qui naguère avaient assuré à la Pologne une indépendance relative. Les conseils de modération qui lui venaient de France le mettaient hors de lui. Ils étaient cependant ceux d’un ami et emplis de sagesse. Le gouvernement français écrivait à son ambassadeur :

« Nous souhaitons que l’empereur Nicolas, fidèle aux inspirations de son noble caractère, use de clémence envers les vaincus. L’Europe entière a les yeux fixés sur lui ; elle en attend un grand exemple de modération, et jamais plus belle occasion ne pourra s’offrir à lui d’ajouter encore à cette réputation de sagesse et de bonté qu’il a si justement acquise. En France où tant de sympathie existe pour la Pologne, on appréciera mieux que partout ailleurs la magnanimité impériale. »

Nicolas n’était plus en état d’entendre un pareil langage ; il en faisait un grief à ceux qui le lui tenaient et les rendait responsables de l’attitude de la presse française dont les attaques virulentes déchaînaient en lui plus de colère que ne lui avait d’abord causé de satisfaction la conduite amicale et loyale du cabinet de Paris. Un moment apaisées, ses vieilles rancunes contre « le gouvernement usurpateur » renaissaient, reprenaient toute leur âpreté. Alors qu’en Pologne, les événemens auraient dû absorber ses préoccupations, les émeutes parisiennes contre lesquelles Louis Philippe, appuyé sur l’armée et la garde nationale, luttait victorieusement, lui suggéraient des remarques injustes, des critiques offensantes, des récriminations pleines d’amertume que Nesselrode, écho fidèle du maître et exécuteur servile de ses volontés, répétait à Mortemart. L’ambassadeur répliquait durement et fièrement, allant jusqu’à dire un jour à Nesselrode, qu’il serait bon que le gouvernement impérial cessât de se mêler de ce qui ne le regardait pas.

« Mais savez-vous, observa le chancelier, que depuis quelque temps, nous nous apercevons qu’on veut nous exclure tout doucement des affaires de l’Europe ?

— Comment ! s’écria Mortemart, vous ne faites que vous en apercevoir ! Eh bien ! je vous déclare que depuis fort longtemps, on trouve que vous voulez trop faire sentir partout votre influence.

— La France n’a pas eu à s’en plaindre ; l’empereur Alexandre a bien défendu ses intérêts.

— Il ne s’agit pas de ces temps-là, reprit Mortemart ; la France ne se plaint pas ; elle vous tend la main, apprécie votre amitié, désire votre alliance, mais ne veut pas qu’on se mêle de ses affaires, pas plus qu’elle ne se mêlera des vôtres et prétend, dans tous les intérêts communs, user de l’influence qui lui est due.

Ainsi le conflit entre Paris et Saint-Pétersbourg, bien qu’intermittent, ne s’apaisait pas, et la durée de l’insurrection polonaise n’était pas faite pour en atténuer la gravité.


III

Sur les raisons qui, au lendemain de la chute de Charles X et dès les débuts de l’insurrection polonaise, avaient si visiblement assombri le caractère de l’Empereur, venait, au mois de juin 1831, s’en greffer une autre, propre à lui faire croire que la protection céleste se détournait de lui et qu’après lui avoir prodigué ses bienfaits, le ciel ne lui réservait plus que des rigueurs. Venu des contrées asiatiques, répandant la mort sur son passage, le choléra avait franchi les cordons sanitaires et faisait son apparition à Saint-Pétersbourg ; il trouvait la capitale toute désorganisée et impuissante à le combattre. En peu de jours, le nombre des décès s’élevait quotidiennement à plusieurs centaines, au grand effroi de la population. Fataliste à l’excès, ignorante et crédule, répugnant aux précautions qu’on s’efforçait de lui prescrire, elle ajoutait foi aux rumeurs qui circulaient dans la capitale et présentaient l’épidémie comme un prétexte utilisé par le gouvernement impérial pour se débarrasser des individus suspects et des condamnés qui encombraient les prisons.

A la fin de juin, des bandes commençaient à parcourir la ville, la menace aux lèvres et dans les yeux, affirmant que les prétendus malades n’étaient que des prisonniers, des prisonniers aussi les prétendus morts. « Il en est, disait-on, qu’on enterre vivans ; on en a vu se relever dans leur cercueil. » Ces propos ameutaient une foule de plus en plus irritée. Le 3 juillet, à l’approche de la nuit, elle forçait les portes des hôpitaux, envahissait les salles, brisait les vitres, assommait les médecins et les gendarmes, arrachait les malades de leur lit en leur déclarant qu’ils se portaient bien et sans même s’apercevoir qu’elle en tuait plusieurs par ces violences. Tandis que ces scènes se déroulaient dans les salles, la populace restée au dehors mettait en pièces les voitures d’ambulance et, pour les inutiliser, éventrait les chevaux. Pour couper court à ces désordres, il fallut braquer les canons sur les émeutiers. Ils se dispersèrent dans la nuit. Mais, le lendemain matin, les bandes se reformaient et recommençaient à circuler en réclamant l’Empereur.

A l’apparition du fléau, Nicolas, qu’on voudrait voir plus vaillant devant le péril, s’était hâté de quitter la capitale avec sa famille et de se réfugier à Péterhof où Nesselrode l’avait rejoint, accompagné de quelques secrétaires de la chancellerie. A l’abri d’un cordon sanitaire rigoureusement maintenu, il y attendait pour revenir que l’épidémie cessât ses ravages. Mais averti de ce qui se passait, il dut se décider à quitter pour quelques heures sa retraite où lui était parvenue, peu de jours avant, la nouvelle de la mort de son frère Constantin. Atteint du choléra à Witepsk sur la route de Saint-Pétersbourg, le Grand Duc avait succombé presque subitement, délivrant l’Empire d’un prince embarrassant et incommode, cause principale des complications polonaises qui aggravaient le mécontentement populaire.

Le premier contact de l’Empereur avec la foule eut lieu devant l’église de la Sennoï, où elle s’était massée. A une heure de l’après-midi, il apparaît sur la place, dans une voiture découverte attelée de quatre chevaux de front. Le prince Mentchikoff est assis à côté de lui et plusieurs aides de camp forment l’escorte. En apercevant le tsar dont le visage convulsé trahit la colère, cette foule immense l’acclame. Mais, loin d’apaiser le souverain, les cris augmentent son irritation. : Debout dans sa calèche, il apostrophe furieusement ceux qui viennent de l’acclamer.

« Que Venez-vous faire ici ? Votre place est dans vos maisons, et non dans les rues. Avez-vous donc envie de suivre l’exemple des Français et des Polonais ? Prenez-y garde, je veille sur vous et de terribles châtimens vous attendent si vous méconnaissez ma voix et si vous ne rentrez pas dans l’ordre à l’instant même. Quel est l’objet de ces rassemblemens ? Prétendez-vous vous révolter contre le ciel qui nous afflige et nous punit ? C’est Dieu qui nous envoie le choléra. Vous dites qu’il n’existe pas ; moi, je suis payé pour y croire. Ne vient-il pas de m’enlever mon frère chéri, Constantin ? Il est mort et je le pleure. » Ici, les sanglots de l’Empereur lui coupent la voix ; il baisse la tête en couvrant de ses mains tremblantes son visage sillonné de larmes. Dominant ensuite son émotion, il reprend : « Votre désobéissance me fend le cœur ; elle me tue. Voulez-vous me faire mourir aussi ? » Il se tourne vers l’église, ôte son chapeau et fait à plusieurs reprises le signe de la croix. Puis, il s’éloigne pour renouveler sur d’autres points la même scène, laissant agenouillée derrière lui la populace à laquelle il vient de parler.

Le souvenir que nous évoquons ne laisse pas d’être impressionnant, mais il le serait davantage si, dans les propos de Nicolas Ier, dans ses pleurs, ses soupirs et ses gestes, nous n’étions pas tentés de soupçonner une part de mise en scène et de comédie, destinée à émouvoir les spectateurs et à les ramener dans le devoir sans user de rigueur. En tout cas, il n’y avait pas réussi. Le lendemain, les troubles se renouvelèrent ; des Polonais ou soi-disant tels furent massacrés, et l’ordre ne revint que lorsque le général Orlof eut été chargé de le rétablir. Quant à l’Empereur, après deux ou trois nouvelles et rapides apparitions à travers la capitale, en compagnie d’un aide de camp et de son médecin de confiance, il rentrait à Peterhof où il continua à se rendre inaccessible sous la protection du cordon sanitaire formé autour du palais.

Au cours de ces péripéties, le corps diplomatique avait été abandonné à lui-même, ce qui n’était pas sans danger dans une ville menacée de pillage et où les autorités, écrit un témoin, avaient perdu la tête. Le trait suivant permet de se figurer leur désarroi. Un domestique de l’ambassade de France ayant succombé, l’ambassadeur avait demandé un cercueil à la police. « Jetez votre mort dans la Neva, lui fit-elle dire ; si vous exigez un cercueil, la police ne répond de rien. »

Ce qui était plus grave, c’est que les négociations relatives à la Pologne avaient été suspendues ; les appels à la clémence adressés au tsar par la France et l’Angleterre ne recevaient pas de réponse, alors que l’écrasement de l’insurrection étant devenu inévitable par suite de la marche victorieuse de l’armée russe sur Varsovie, les deux puissances avaient hâte de connaître les intentions du cabinet de Saint-Pétersbourg. Poussés à bout par le silence qu’il s’obstinait à garder envers eux, les ambassadeurs))rirent une résolution énergique. Mortemart écrivit en leur nom à Nesselrode pour lui demander une audience, en ajoutant que, si elle lui était refusée, le corps diplomatique quitterait la capitale où sa présence était inutile, puisqu’il ne pouvait voir ni l’Empereur ni ses ministres. La menace produisit l’effet qu’on en attendait. Mortemart fat prévenu que le chancelier le recevrait le jour suivant au palais d’Yélagine. C’est là qu’ils se virent, non dans le palais, mais en plein air, séparés l’un de l’autre par une allée des jardins, gardée militairement comme cordon sanitaire. En son nom et au nom de son collègue anglais, l’ambassadeur formula de nouveau sa requête. Nesselrode se déroba.

— Laissez faire l’Empereur, vous serez content de sa modération.

Sa réponse ne fut que le développement de ce thème ; il était évident qu’il ne voulait pas engager l’avenir. A l’issue de cet entretien, Mortemart écrivait à sa cour : « Je ne crois plus aux paroles de l’Empereur. Si vous le laissez faire, la Pologne est anéantie, car la haine est à son comble dans le cœur du souverain et le désir de la vengeance extrême dans la nation. »

A quelques jours de là, alors que le représentant de la France se préparait à partir pour Paris, une seconde conversation avec Nesselrode lui prouvait qu’il ne s’était pas trompé dans son jugement. Le chancelier lui laissait entendre que l’Empereur « était inabordable sur la question polonaise. »

— Nous ne voulons ni bons offices, ni intervention, déclara-t-il ; cela ne regarde que nous.

— Songez bien à votre réponse, s’écria Mortemart. Mon intention est de la porter moi-même à Paris.

— Mais vous ne partez pas dans l’intention de nous brouiller ? demanda Nesselrode tout ému.

— J’ai fait trop de sacrifices dans un esprit contraire pour que vous puissiez me supposer un tel but. Je ferai tout jusqu’à la fin pour prévenir une rupture. Mais je veux savoir si nous pouvons compter sur la clémence de l’Empereur et sur l’observation du traité de Vienne.

— Mais assurément, promit le chancelier.

Promesse fallacieuse qui ne convainquit pas Mortemart et pas davantage le baron de Bourgoing qu’en partant pour Paris, le 31 août, il laissait derrière lui comme chargé d’affaires.

« Nous n’avons à attendre de l’Empereur que les dispositions les plus défavorables, écrivait celui-ci, et les jugemens les plus partialement erronés. Il ne connaît ni ne comprend la France ; les idées les plus opposées au véritable état des choses sont les seules qu’il admette. Heureusement que l’éloignement des deux pays rend ces dispositions inactives et que, par conséquent, nous avons peu de souci à en prendre. »

La suite des événemens met en lumière la perspicacité des deux diplomates français. Le 17 septembre, le canon de la forteresse de Saint-Pétersbourg annonce aux habitans de la capitale l’entrée des Russes à Varsovie et la défaite définitive des insurgés polonais. Que devient alors l’engagement pris par Nicolas d’observer le traité de Vienne et de maintenir les institutions créées en Pologne par son frère Alexandre ? Que devient sa promesse d’user de clémence envers les coupables et de modération dans le châtiment ? Il décrétera une amnistie, mais tant de cas individuels en sont exceptés que c’est comme si elle n’existait pas. Irrité contre Bourgoing qui a refusé d’assister au Te Deum chanté pour célébrer la prise de Varsovie, contre le gouvernement français qu’il soupçonne d’avoir facilité à l’industrie privée des envois d’armes aux insurgés et plus encore contre ceux-ci qui ont osé lui résister pendant près d’une année, il oublie toutes ses promesses et, convaincu que la France ni la Grande-Bretagne ne lui feront la guerre, que la Prusse et l’Autriche lui resteront fidèles, il assouvit sa colère par des châtimens impitoyables : confiscations de biens, déportations on Sibérie, emprisonnemens, et par la destruction totale de ce qui constituait l’autonomie polonaise. La Pologne ne sera plus désormais qu’une province russe gouvernée avec la dernière rigueur et à qui tout a été enlevé, tout jusqu’aux souvenirs matériels de sa glorieuse histoire. En 1836, le baron de Barante, alors ambassadeur de France en Russie, constatait le dépouillement.

« Les drapeaux pris sur les Polonais sont suspendus aux piliers de Notre-Dame de Kasan ; à Pétersbourg, les clés de Modln sont posées sur le tombeau du grand-duc Constantin, le Kremlin est plein des trophées de cette guerre : la suite des portraits des rois de Pologne, une série de bustes en bronze des Polonais illustres, les insignes du couronnement, le trône de Pologne, rien n’a été laissé à Varsovie [4]. »

Du reste, bien des années après la campagne de 1831, l’Empereur en parlait comme d’un des plus beaux triomphes de son armée et comme delà gloire de son règne. Mais presque toujours, il s’emportait en en parlant contre ce qu’il appelait l’ingratitude des Polonais, et, s’il en voulait tant à la France, c’est qu’à ses yeux, elle avait été leur complice.

Ainsi s’expliquent la durée et la vivacité de son ressentiment qu’à plusieurs reprises, on vit s’exercer contre Louis-Philippe sous les formes les plus capricieuses, tantôt aggravées par des procédés nettement discourtois, tantôt atténuées par des témoignages inattendus d’intérêt et même d’amitié. C’est ainsi, par exemple, que lorsque nos ambassadeurs successifs, le duc de Trévise, le maréchal Maison, le baron de Barante, ne peuvent obtenir de réponse à leurs demandes touchant les points les plus essentiels de leur mission, ils sont comblés d’attentions et de prévenances. Lorsque Louis-Philippe, à diverses reprises, échappe aux attentats dirigés contre sa personne, l’Empereur fait parvenir aux Tuileries les félicitations les plus affectueuses, ce qui ne l’empêche pas de se plaindre amèrement de l’esprit révolutionnaire qui règne en France, d’accuser le Roi de ne rien faire pour l’empêcher de se développer.

Dans une autre circonstance, aux grandes manœuvres de Tsarskoé-Selo, il distingue parmi les officiers étrangers le vicomte de Quinemont, attaché militaire à la légation de France à Copenhague. Après un exercice d’artillerie, il galope vers lui et l’apostrophe en ces termes :

« Eh bien ! mon camarade, comment trouvez-vous cela ? J’espère que ces pièces-là ne tireront jamais contre des pièces françaises. Dieu nous préserve de la guerre ; mais si, par malheur, nous l’avions, je voudrais voir les Français et les Russes marcher ensemble ; rien ne tiendrait contre nos deux armées. »

Voilà des propos bien faits pour flatter l’orgueil français et que celui à qui ils s’adressent est heureux d’entendre dans la bouche de l’Empereur. Mais, l’année suivante, c’est un autre son de cloche qu’entend l’ambassadeur d’Angleterre, lord Durham. Nicolas lui parle avec beaucoup d’aigreur de la France et de son Roi. Il ajoute, il est vrai, que n’ayant rien à craindre d’eux, son opinion personnelle ne doit donner aucune inquiétude quant au maintien de la paix en Europe et que, tant que les circonstances seront les mêmes, il entretiendra avec Paris des relations loyales et suffisantes.

Il était alors de fort méchante humeur. L’année précédente, deux des fils de Louis-Philippe, le Duc d’Orléans et le Duc de Nemours, avaient été reçus à Vienne et à Berlin, quoique Nicolas eût laissé entendre à ses deux alliés que faire accueil aux jeunes princes serait à ses yeux une atteinte au principe de la légitimité. Nen seulement ils avaient été reçus, mais leur succès avait été complet. « Le Duc d’Orléans nous a tous subjugués, » mandait Guillaume de Prusse à sa sœur l’impératrice de Russie. À Vienne, des négociations s’étaient engagées en vue du mariage du prince royal avec une archiduchesse. Ce projet ne s’étant pas réalisé, il prenait pour femme, un an plus tard, la princesse Hélène de Mecklembourg Schwerin, au grand dépit de l’empereur Nicolas, qui ne comprenait pas qu’une famille régnante d’Allemagne eût consenti à s’unir à la famille de Louis-Philippe. De là, contre la France, une animosité plus grande, que personne à la Cour de Russie n’essayait de contrarier, non que le monde des courtisans nous fût hostile, mais parce que l’on était convaincu qu’on ne parviendrait pas à guérir l’Empereur de la passion haineuse qu’il nourrissait contre le successeur de Charles X.

Elle éclata sans retenue au mois de février 1848, lorsque l’Europe apprit avec autant d’émoi que de surprise la chute de Louis-Philippe et la proclamation de la République. Nicolas ne cache pas sa satisfaction. Quoiqu’il pense que la révolte d’un pays contre son souverain est d’un mauvais exemple pour les autres, il se félicite de celle des Parisiens comme de l’instrument qui vient d’abattre l’objet de son inimitié personnelle et, en vengeant Charles X, de préparer peut-être le retour de la monarchie légitime. Mais sa joie s’évanouit bientôt pour faire place aux inquiétudes qui s’emparent de lui lorsqu’il voit la Pologne s’agiter de nouveau, la Hongrie se soulever, le Piémont menacer l’Autriche, la révolution se manifester à Vienne, à Berlin, à Francfort, à Stuttgart, et mettre partout en péril le principe de la légitimité. Il supprime son ambassade de Paris en y laissant, à titre officieux, l’ambassadeur comte de Kisseleff ; il refuse de reconnaître la République en déclarant qu’il ne s’immiscera pas dans ses actes, tant que seront respectées les circonscriptions territoriales fixées par les traités de 1815. Enfin, il masse sur ses frontières occidentales une armée de quatre cent mille hommes, non qu’il redoute d’avoir à se défendre contre une agression du dehors, mais parce qu’il veut être prêt à voler au secours des souverains légitimes menacés, qui l’appelleraient à concourir à leur défense. C’est cette armée qui, l’année suivante, à la prière du jeune empereur d’Autriche, François-Joseph, portera en Hongrie le fer et le feu et y commettra, à côté des Autrichiens et dans leur intérêt, toutes les horreurs qu’ont volontairement oubliées les Magyars d’aujourd’hui, descendans indignes de leurs héroïques ancêtres.

Cependant, la France n’avait plus d’agent diplomatique à Saint-Pétersbourg, tandis que Kisseleff était resté à Paris. Ce diplomate fît insinuer au général Cavaignac qu’il serait convenable d’envoyer quelqu’un à Saint-Pétersbourg dans la même qualité que lui, et cette insinuation fut accompagnée de paroles qui semblaient annoncer que, dans un avenir prochain, le gouvernement impérial reconnaîtrait la République française. Cette mission décidée, Cavaignac désigna pour la remplir, un de ses camarades de l’armée d’Afrique, le général de brigade Le Flô. Envoyé par M. Thiers en Russie comme ambassadeur après la guerre de 1870, Le Flô devait y rester durant douze années et y rendre à son pays, notamment en 1875, des services inoubliables qui ont mis son nom en lumière. En 1848, il était peu connu. mais ceux qui le connaissaient disaient de lui qu’il était franc, loyal, spirituel et essentiellement soldat. Nul choix ne pouvait mieux répondre aux prédilections militaires du tsar et à l’idée qu’il s’était formée du gouvernement de Cavaignac. Parti avec sa nomination de ministre dont il ne devait faire usage que lorsque la République aurait été reconnue, Le Flô reçut l’accueil le plus flatteur.

« Général, soyez le bienvenu à Saint-Pétersbourg, lui dit Nicolas. La France ne peut ignorer combien j’ai d’estime et de sympathie pour elle, combien j’aime sa brave armée, et je suis heureux de pouvoir vous l’exprimer. Je vous reçois d’abord comme soldat C’est un autre soldat qui vous accueille avec estime et affection ; et, à ce titre, je vais vous parler avec toute la franchise que comporte ce caractère commun. Je reconnaîtrai la République française, et la main que je vous donne en est la plus ferme assurance ; mais les habitudes de l’Empire veulent que j’attende pour le faire que votre gouvernement soit complètement constitué, constitué définitivement par le vote de sa Constitution ; je vous recevrai immédiatement après comme ministre. En attendant, comptez sur tout mon désir de vous être agréable, et, je le répète, sur mes vives et sincères sympathies pour la France. »

La suite de l’entretien conserva ce caractère de cordialité. L’Empereur reconnut qu’en matière de gouvernement, la forme républicaine était certainement la plus naturelle, « quand on n’en a pas une autre toute faite. » Le Flô ayant dit qu’en France on souhaitait l’alliance avec la Russie et que son gouvernement était prêt à en déterminer les charges, les avantages et les résultats, Nicolas répondit qu’en effet les deux pays avaient des intérêts communs et que leur alliance serait la meilleure garantie de l’ordre et de la paix.

« Personne, ajouta-t-il, ne bougera et ne pourra rien en Europe, tant que la France et la Russie seront unies et se donneront la main. »

Malheureusement, ce n’étaient là que des propos de lune de miel. Deux mois plus tard, la reconnaissance, tour à tour promise et retardée, était définitivement arrêtée par l’éventualité de l’élection de Louis Bonaparte à la présidence de la République. Le Flô protesta contre ce manquement à la parole donnée. Entre Nesselrode et lui des paroles très vives furent échangées, mais ses plaintes restèrent vaines, et, traité comme l’avaient été les agens de Louis-Philippe, il partit en congé sans avoir rien obtenu, quoiqu’on l’eût leurré de promesses et comblé de prévenances, ainsi qu’on l’avait fait avec eux. Rappelons en passant qu’il ne revint pas à son poste et n’y devait revenir que vingt-deux ans plus tard. A la nouvelle de l’élection de Bonaparte, il avait donné sa démission.

Durant les mois qui suivent, l’Empereur reste correct dans ses relations avec la France, mais défiant : le nom du prince-président n’est-il pas synonyme de guerre ? Mais, peu à peu, il se rassure, et le coup d’Etat de décembre achève de dissiper ses craintes. Il en cause, non sans enthousiasme, avec le général de Castelbajac, qui lui a été envoyé de Paris comme ambassadeur.

« Le prince-président, par tout ce qu’il vient de faire, mérite la reconnaissance de la France et de l’Europe entière. Il a vu la position mieux que les hommes d’Etat des deux derniers règnes, mieux que nous tous, et il suit exactement son programme politique, sans se laisser influencer par des ambitions vulgaires. Il se sera placé de plein saut, dans la politique européenne et dans l’Histoire, au-dessus de nous tous. »

Voilà un hommage qui assurément dépasse la mesure, mais dont on ne saurait s’étonner ; le coup d’Etat ne pouvait qu’être accueilli avec faveur par l’autocrate qui, en 1836, après l’attentat d’Alibaud contre Louis-Philippe, émettait l’avis que le Roi, pour conjurer les périls qui le menaçaient, « devrait faire un Dix-huit brumaire. » Nicolas applaudissait donc à la conduite du prince-président. Mais cette période d’enthousiasme ne dura pas. La proclamation de l’Empire y mit fin. Ce n’est pas qu’il blâmât Louis-Napoléon d’avoir ambitionné la couronne ; quoique lui-même ne désavouât pas ses principes légitimistes, il faisait maintenant bon marché du Comte de Chambord, le jugeait impossible, voire dangereux : « S’il dépendait de moi de le mettre sur le trône, je ne le ferais pas. Non, Napoléon me convient mieux que tout. » Mais il s’offensait de la prétention du nouvel Empereur de continuer la dynastie napoléonienne ; il lui reprochait de s’être appelé, dans son message au Sénat, Napoléon III, au lieu de Louis-Napoléon, empereur des Français. C’est Castelbajac qui reçut le paquet ; il dut écouter l’argumentation quasi puérile que lui développa l’Empereur pour justifier ses plaintes.

« Je vous avoue que j’ai été péniblement affecté des termes du message au Sénat. Nous sommes les anciens et, à ce titre, on nous doit quelques égards, quelques ménagemens. Napoléon Ier nous a attaqués et forcés à nous défendre. Mon frère, l’empereur Alexandre, a glorieusement combattu pour l’indépendance de son pays et, si je donnais mon adhésion sans restriction aux termes du message, je renierais donc les actes de mon frère et des souverains ses alliés. L’Autriche, la Prusse, l’Angleterre même ne peuvent supporter pareille injure. J’avoue que plein de confiance dans la haute raison et le jugement ferme du prince-président, je ne m’attendais pas à une semblable déclaration de principes ; j’ai toujours été son partisan, et il ignore encore les services que je lui ai rendus. A Vienne, j’ai trouvé, il est vrai, une opinion semblable à la mienne ; mais, à Berlin, ma tâche a été plus difficile. Maintenant, quand toutes les difficultés étaient aplanies, toutes les susceptibilités éteintes, toutes les craintes dissipées, voilà que tout semble remis en question par les termes de ce malheureux message. »

Le gouvernement français, à qui ce discours avait été transmis, le releva avec une fierté dédaigneuse en rappelant que le rétablissement de l’Empire était une affaire intérieure dont la nation française avait seule le droit de se mêler. D’autre part, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre fermaient l’oreille aux exhortations de Nicolas, et, à la date du 1er janvier 1853, les représentans étrangers accrédités à Paris avaient remis à Napoléon III leurs lettres de créance. Sous peine de se rendre ridicule, Nicolas Ier était tenu de suivre l’exemple que lui donnaient tous les cabinets ; mais il manifesta son mécontentement en modifiant dans la lettre que son ambassadeur emportait à Paris la formule protocolaire : « Monsieur mon frère et cousin » par la suppression du mot « frère. » On regrette de voir la rancune d’un homme de cette trempe se traduire par un enfantillage.

A cette époque, quoiqu’il fût dans la force de l’âge et que sa robuste constitution semblât lui promettre de longs jours, il n’avait plus que deux années à vivre. Elles sont remarquables par une recrudescence de l’incommensurable orgueil qui avait inspiré les principaux actes de sa vie. La guerre de Crimée en fut le dernier et le plus éclatant témoignage. Il se crut en état de conquérir l’Orient, d’en finir avec l’empire ottoman qu’il appelait « l’homme malade », et de braver l’Europe qui, lasse de ses tentatives d’hégémonie, se liguait peu à peu contre lui. Mais, lorsque ses premières défaites lui eurent fait comprendre qu’il ne parviendrait pas à la dominer, et que son Empire était voué à des désastres, lorsqu’il vit l’Autriche et la Prusse prêtes à s’allier à ses adversaires, et lorsque enfin il entendit ses peuples lui reprocher les malheurs dont ils étaient menacés et en rendre responsable l’écrasant despotisme qu’il avait exercé sur eux, il s’effondra. L’imprudence qui entraîna sa mort, — une promenade en vue de laquelle il avait, quoique souffrant depuis plusieurs jours, quitté son lit et que, malgré ses médecins, il fit à peine couvert, par vingt-trois degrés de froid, — cette imprudence semble avoir été volontaire. Il expira le 3 mars 1855, après avoir constaté la banqueroute des idées et des principes dont, sa vie durant, il s’était fait le défenseur et en exprimant à son fils Alexandre II l’amer regret de lui laisser un si lourd héritage.


ERNEST DAUDET.

  1. Voir la Revue du 15 février.
  2. Ambassadeur de France en Turquie.
  3. Chargé d’affaires de Russie à Constantinople.
  4. Souvenirs du baron de Barante, tome V, Paris, Calmann-Lévy frères, éditeurs.