Soixante ans de souvenirs/I/1

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SOIXANTE ANS DE SOUVENIRS


MA JEUNESSE


CHAPITRE PREMIER

UNE CONVERSATION AVEC SAINTE-BEUVE


Sainte-Beuve me dit un jour : « Je ne parle jamais d’un écrivain tant que je n’ai pas trouvé le point central de son œuvre, le trait dominant de son caractère. Voilà pourquoi j’ai tardé à vous prendre pour sujet d’étude ; je ne voyais pas clair en vous ; aujourd’hui je peux commencer, je vous tiens. »

« Eh bien, lui répondis-je, puisque vous me tenez, dites-moi donc ce que je suis, définissez-moi à moi-même.

— Rien de plus simple : ce qui est frappant en vous, c’est l’unité de votre vie. Vous avez suivi des routes assez diverses, mais vous avez toujours poursuivi le même but. Vous êtes de la race des réfléchis. Dès votre jeunesse, vous vous êtes fait votre plan d’existence, comme un auteur dramatique se fait son plan de pièce, et vous avez marché au dénouement d’un pas ferme, d’un regard assuré, sans vous laisser prendre aux distractions du chemin ; vous êtes le fils de votre volonté. »

Je me mis à rire, et je lui dis : « Voilà, certes, un portrait fort avantageux ! Parti d’un observateur aussi sagace que vous, il a de quoi singulièrement chatouiller mon amour-propre ; tout ce qui ressemble à la force nous flatte. Par malheur, ce portrait a un grand défaut, c’est de ne pas ressembler du tout. Je suis précisément le contraire. Ce n’est pas moi qui ai conduit ma vie, c’est ma vie qui m’a conduit. Je ne suis pas le fils de ma volonté, je suis l’élève de mes affections : c’est-à-dire des amis que ma bonne chance m’a fait rencontrer. Sans doute, je me suis proposé, dès ma jeunesse, certains buts d’ambition ; sans doute, je portais en dedans de moi un certain fonds personnel de sentiments, de goûts, d’idées, dont ma vie a été la réalisation ; nous ne sommes jamais que le développement de nous-mêmes ; mais pas une des phases de ce développement où je n’aie trouvé un auxiliaire, parfois un initiateur. Nous voilà bien loin de cet homme tout d’une pièce, maître de soi, directeur de sa vie, que votre imagination a cru vois en moi. J’y perds, mais, la vérité, c’est que, si jamais j’écris mes mémoires, je devrai les intituler :Les Mémoires des autres ».

Nous nous séparâmes là-dessus. Sainte-Beuve ne fit pas l’article ; je l’avais probablement désillusionné sur mon compte, et moi, je ne pensais plus à cette conversation.

Aujourd’hui, 15 décembre 1884, où, sollicité par quelques amis, et sentant que je n’ai plus à perdre, j’écris en tête d’un gros cahier de papier blanc, ce titre, qui n’est pas sans me causer quelque émotion : Soixante Ans de souvenirs, mon dialogue avec Sainte-Beuve me revient en mémoire. Certes, mes paroles alors étaient très sincères, mais je les avais jetées un peu au hasard, sans trop de réflexion, comme il arrive au cours d’une causerie.

Aujourd’hui, où j’y reviens à tête reposée, où je me les répète, où je les pèse, elles éclatent à mes yeux avec un caractère de vérité absolue. C’est le portrait même de ma vie. Qu’on en juge.

Personne qui ne connaisse ce délicieux chapitre de la Bible, où le fils de Tobie, prêt à entreprendre un long et périlleux voyage, trouve sur la place publique un jeune homme, bien fait, les reins ceints pour la route, et qui s’offre à lui comme conducteur. Or, toute comparaison mise de côté, bien entendu, et sans prétendre en rien à être un personnage biblique, je ne puis jamais relire ce chapitre sans qu’il reporte ma pensée sur moi-même.

J’ai suivi en littérature des routes très opposées, et ce n’est qu’assez tard que mon unité intellectuelle est sortie à mes propres yeux de la diversité même de mes travaux. Mon caractère, comme mon intelligence, ne s’est formé que peu à peu ; à côté de mon amour des lettres, j’ai eu des goûts portés jusqu’à la passion, comme la musique et les armes : à côté de ma vie physique et morale, s’est organisée ma vie de famille ; j’ai été mari, père, grand-père ; j’ai connu tout ce que ces noms renferment d’immenses joies et d’amères douleurs ; personnes n’a plus reçu, n’a plus perdu, et plus retrouvé que moi. Eh bien, dans cette succession de vicissitudes et de transformations de toute sorte, toujours, au moment décisif, s’est présenté à moi, sous forme de jeune homme ou de vieillard, d’inconnu ou d’illustre, un envoyé qui m’a servi de conducteur.

Ce qui me met la plume à la main, c’est donc le désir de faire revivre, tels que je les ai vus, tels que je les ai connus, sans flatterie reconnaissante, mais avec leur physionomie prise sur nature, ces chers envoyés successifs. Ce livre sera la peinture d’une âme humaine se formant au contact d’âmes presque toujours supérieures à elle, une biographie se mêlant à d’autres biographies, dont les personnages s’encadreront à leur tour dans l’époque où chacun d’eux aura vécu, et jetteront ainsi quelque lueur sur le caractère de cette époque. Je parlerai un peu de moi pour avoir l’occasion de parler beaucoup d’eux. Je serai le cadre, ils seront le tableau.

Un tel livre peut-il intéresser ? Je n’en désespère pas ; mais je voudrais plus pour lui. Arrivé au moment de la vie où je suis, on a besoin que ce que l’on fait soit bon à quelque chose et utile à quelqu’un ; on veut pouvoir se dire, en s’en allant : il vaut mieux que j’aie vécu.

Telle serait mon ambition pour ces souvenirs. Je voudrais qu’ils fissent un peu de bien. Voici comment.

Si heureuses qu’aient été les rencontres de ma vie, je me garde bien de me ranger parmi ceux qui méritent que la Providence fasse des exceptions en leur faveur, et qu’elle dérange ses envoyés pour eux. Ce qui m’est arrivé a dû arriver à beaucoup d’autres ; mon histoire ressemble vraisemblablement à l’histoire de tout le monde. Oui, je le crois fermement, chacun de nous, s’il remonte le cours de sa vie, se convaincra que, quelque profession qu’il ait exercée, quelque rang qu’il ait occupé, quelque épreuve qu’il ait traversée, presque toujours, à l’instant critique, il a vu une main, il a entendu une voix qui lui a indiqué la route, et souvent même s’est offerte à l’y diriger.

Le tout est de reconnaître cette voix, de suivre cette main, et, une fois le service reçu, de le rendre à votre tout. Certes, bien profonde est cette maxime : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même ; mais non moins efficace est celle qui dit : Fais aux autres le bien qu’on t’a fait. Le bienfaiteur n’a pas moins à y gagner que l’obligé. L’aide qu’on donne, devient parfois l’aide qu’on reçoit.

Voici donc ce que je rêve pour ce livre, voici l’impression que je voudrais laisser aux lecteurs : c’est que la sympathie est dans cette vie un guide plus sûr que le scepticisme ; c’est que la confiance n’est pas un pur métier de dupe ; c’est qu’à côté des pièges et des embûches dont, hélas ! notre pauvre terre est semée, il y a aussi les rencontres heureuse, qui s’offrent à nous comme un soutien et un exemple ; c’est qu’enfin, pour en revenir à notre charmant chapitre de la Bible, il n’est personne de nous qui, à un moment donné, ne puisse et ne doive jouer tour à tour le rôle de Tobie et le rôle de l’ange.