Soixante ans de souvenirs/I/11

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 207-210).


CHAPITRE XI

LES GOÛTS


Trois choses sont nécessaires à l’homme pour que sa vie soit complète : une profession, des affections, et des goûts. La profession répond à ses besoins d’activité et d’intelligence ; les affections, à ses besoins de cœur ; les goûts, à ses besoins de délassement. On ne peut pas toujours travailler, on ne peut pas toujours penser ; le cœur même a ses intermittences. Les goûts remplissent les vides. C’est l’intermède, la distraction, le plaisir, parfois même le soutien. Les goûts relèvent tour à tour du corps et de l’esprit. L’ouvrier qui a le goût de la lecture, se repose, en lisant, de ses fatigues corporelles ; l’artiste qui a le goût des exercices physiques, se repose de son art en faisant travailler ses membres. Les goûts ont mille objets différents ; ils s’appellent successivement : la chasse, l’équitation, la natation, l’escrime, la pêche, le jeu, l’amour des fleurs, l’amour des arts, voire même l’amour des travaux manuels. Victor Hugo était tapissier ; cela le délassait d’être poète. Tour à tour, il ciselait une Orientale, ou agrémentait un baldaquin. On prétend même, qu’à la mort de sa fille, incapable de travail, rebelle à toutes consolations, il ne trouva qu’un seul moyen de tromper quelque peu sa douleur, ce fut de remeubler son appartement. Saint-Marc Girardin était menuisier. Quand il était fatigué d’avoir travaillé dans sa bibliothèque, il travaillait à sa bibliothèque même ; il posait des rayons, il rabotait des planches ; le plaisir de la lecture épuisé, il s’occupait encore de ses livres, il les logeait.

Les goûts ont cet avantage considérable qu’il en existe pour tous les âges, comme pour toutes les positions. M. de Talleyrand disait un jour à M. Villemain, avec ce sérieux comique dont il avait le secret : « Monsieur Villemain, vous n’aimez pas le whist !Vous serez malheureux dans votre vieillesse, et vous l’aurez mérité ! » Ce mot plaisant est un mot profond. La vieillesse éteint les passions, suspend les occupations, coupe court aux ambitions, et vous livre en proie à ce terrible ennemi qu’on appelle le repos, et qui en réalité se nomme l’ennui. Qui peut seul le combattre ? Les goûts. Croirait-on que parfois les goûts s’élèvent jusqu’au rang de consolateurs ? Croirait-on qu’un des hommes les plus illustres de ce siècle, un grand chimiste, frappé en pleine jeunesse par un profond chagrin d’amour, chercha et trouva un allégement à sa peine, dans le plus humble, le plus dédaigné, le plus ridiculisé des goûts, la pêche à la ligne ! Oui ! Humphry Davy, l’inventeur de la lampe des mineurs, éperdument épris d’une jeune fille de grande maison, et se voyant repoussé par la famille, partit pour un voyage de deux ans à travers l’Europe, sans autre arme que ses instruments de pêcheur. Il alla sous toutes les latitudes, à travers les plus diverses beautés naturelles, sur les plus sauvages ou les plus délicieuses rives, à la poursuite du saumon. Or, qu’arriva-t-il ? C’est qu’au bout de deux ans, il en revint non seulement consolé, mais porteur d’un chef-d’œuvre, Salmonia !Salmonia est à la fois une savante étude sur les mœurs des poissons, la description charmante des plus riants paysages, et une analyse délicate des rêveries poétiques où vous entraînent les longues stations sur le bord des riants cours d’eau. Car, il faut oser le dire, il y a parfois un poète dans le pêcheur à la ligne, un poète inconscient, mais qui n’en est que plus heureux. J’en vois souvent un, sur les bords de la Seine où j’habite, que je ne regarde jamais dans son attitude de penseur qui ne pense à rien, sans lui porter envie. Je regrette tous les goûts que je n’ai pas et j’adore tous ceux que j’ai eus. Dans mon enfance, j’ai commencé par l’amour du jeu. Je crois bien avoir été un des écoliers les plus follement joueurs de tous les lycées de Paris. L’internat est aujourd’hui l’objet des plus vives attaques, et personne n’a le droit d’en parler avec plus de ressentiment que moi : j’ai été interne quatorze ans ! Eh bien, je lui pardonne tout, parce que je lui dois l’amour du jeu. Les pensions d’alors avaient sur les lycées d’aujourd’hui, une grande supériorité, elles avaient l’espace. Les écoliers d’aujourd’hui ne savent plus jouer parce qu’ils n’ont pas de place. Nous autres, au contraire, lancées, à l’heure des récréations, dans de vastes enclos de quatre ou cinq arpents, qui étaient plantés d’arbres tout autour, avec un large espace libre au milieu, nous avions le champ ouvert pour toutes nos folies de poulains échappés. Je me souviens encore avec émotion de ces parties de barres du jeudi qui commençaient à une heure pour ne finir qu’à la nuit, et où pendant six heures, la tête en feu, le corps en eau, la chemise ouverte, courant, criant, haletant, rageant, triomphant, je tombais le soir, à l’heure du souper, sur le banc du réfectoire, épuisé, moulu, et ravi ! De la passion du jeu, naquit bientôt en moi la passion de tous les exercices du corps. J’aimai la natation jusqu’à la folie, et l’escrime jusqu’à la rage. Il m’est arrivé dans ma jeunesse de faire vingt-cinq lieues, dans un temps où il n’y avait pas de chemin de fer, pour aller croiser le fer avec un fort amateur, et je me rappelle… mais je serais un ingrat de parler ainsi en courant, et à la légère, de cet art qui, avec la musique, a été une des joies de ma vie. Chacune d’elles mérite un chapitre à part dans ce livre, et je commence par l’escrime.