Soixante ans de souvenirs/I/18

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Hetzel (p. 382-384).


CHAPITRE XVIII

LE 6 FÉVRIER 1834


Chacun de nous, si obscur qu’il soit, a son hégire. J’appelle ainsi le moment où sa destinée se noue. Cette date décisive a été pour moi le 6 février 1834. C’est ce jour-là qu’est entrée dans ma vie la personne qui a exercé sur moi la plus puissante et la plus salutaire influence ; c’est ce jour-là que je me suis marié. Il est vrai que je ne me suis pas marié comme tout le monde. J’ai épousé à vingt-sept ans une femme que j’avais commencé à aimer à dix-sept. Ces dix ans d’intervalle ont été dix ans de traverses, d’angoisses, de luttes : luttes contre tout le monde, contre elle d’abord, puis contre les circonstances, puis contre la personne de qui elle dépendait, puis enfin contre moi-même. Oui ! contre moi. Il m’a fallu la conquérir sur mes propres passions. Notre mariage a ressemblé à ces dénouements de contes de fée, où le prince n’arrive à épouser la princesse qu’après une série d’épreuves où plus d’une fois il a failli succomber.

Raconter ces épreuves et ces luttes, ce serait changer ces souvenirs en confidences ; et, selon moi, s’il est des voiles qu’il ne faut pas soulever, ce sont surtout ceux qui recouvrent nos joies intimes et saintes.

Je voudrais pourtant marquer d’un trait, le caractère particulier de cette dernière et vraiment providentielle influence.

Les amis dont j’ai parlé jusqu’ici, n’ont généralement agi que sur la formation de mon intelligence, sur la direction de mon esprit et de mes travaux. Elle, c’est le fond même de ma nature, c’est mon caractère, ce sont mes sentiments, ce sont mes principes, qu’elle a fortifiés, élevés, renouvelés. Le peu que je suis, le peu que je vaux, le peu de bien que j’ai tenté de faire, date d’elle, est parti d’elle ; mon être moral est son œuvre.

Son action ne s’exerçait ni par l’intervention directe, ni par l’ingérence préméditée, ni même par le conseil, non ! Elle agissait sur moi, comme la lumière agit sur les plantes et sur les êtres animés, par le simple rayonnement. Un de nos amis disait d’elle : C’est un beau piano toujours d’accord. On ne peut mieux rendre l’impression tout harmonieuse, j’oserais dire toute musicale, produite par cette rare et double beauté d’âme et de visage. Elle m’a fait comprendre l’admirable vers où Michel-Ange, dans ses tendres et austères sonnets, définit le regard de celle qu’il aime :

 
La luce
Che mi mostra la via, ch’ al Dio mi guide.

Son lumineux regard me montre la route qui me conduit à Dieu.

Je m’arrête : ma jeunesse est finie, ma vie d’auteur dramatique et d’homme de famille commence. D’autres personnages vont entrer dans mon récit : Scribe, Lamartine, Jean Reynaud, Mlle Mars, Mlle Rachel, Mme Ristori, succéderont à Casimir Delavigne, à Béranger, à Maria Malibran. Mais l’esprit du livre restera le même. Je peindrai ces nouveaux amis, comme les premiers, tel que je les ai vus, tels que je les ai connus, sans que ma gratitude ôte rien à ma sincérité, et j’ajoute, sans que ma sincérité coûte rien à ma gratitude. Il en est des êtres supérieurs comme des portraits photographiques, ils perdent plus qu’il ne gagnent à être retouchés. Ma fidélité à les peindre, m’aidera, j’espère, à jeter quelque jour sur le beau mouvement littéraire et dramatique, quorum pars magna fuere, dont ils furent une grande partie, et moi une petite.