Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Antoine-Joseph Bécart.
Société Typographique Belge (p. 5-8).


AVANT-PROPOS.




Dans un voyage littéraire, artistique et scientifique que nous avons fait récemment à Paris, nous avons eu l’occasion, sans aucune autre recommandation que celle de nos ouvrages publiés et manuscrits, de nous lier d’amitié avec plusieurs sommités de la littérature française et des personnages de la plus haute distinction.

Nous avons été admis à communiquer ou à lire à plusieurs membres de l’Institut de France notre tragédie de l’Œdipe-Roi de Sophocle, mis pour la première fois complètement et littéralement en vers français. Au préalable, nous avions déjà lu notre pièce à un célèbre philologue, M. Ambroise Didot, traducteur de Théocrite et de Thucydide, éditeur distingué de l’Institut. Cet helléniste profond suivait le texte grec, tandis que nous lisions les vers français, et il a trouvé notre traduction d’une fidélité, d’une exactitude et d’une élégance presque continuelles.

Nous avons aussi à nous louer extrêmement de l’accueil on ne peut plus bienveillant d’un des hommes de lettres et des archéologues les plus distingués de France, M. Champollion-Figeac, le savant conservateur des manuscrits de la Bibliothèque du roi ; nous sommes fort heureux d’avoir d’ici l’occasion de témoigner à ce littérateur, à qui nos travaux historiques et littéraires ne sont pas inconnus, la plus ardente reconnaissance pour toutes les marques de vif intérêt et de sincère amitié dont il a bien voulu nous combler, pendant toute la durée de notre séjour dans la capitale du monde civilisé.

Peu de temps après, nous avons été admis à lire notre Œdipe dans le salon de M. Scribe, le plus fécond et le plus spirituel des écrivains dramatiques contemporains. Après cette lecture, pendant laquelle il a eu la complaisance de nous indiquer plusieurs corrections, et après avoir pris connaissance de notre manuscrit, cet ingénieux auteur nous a écrit le lendemain une lettre des plus flatteuses et des plus encourageantes qu’ait jamais reçues de lui aucun écrivain belge et même français.

Malgré les éloges extraordinaires qu’elle contient et dont nous ne pouvions convenir que nous fussions tout à fait digne, c’est tellement, nous a-t-il dit, l’expression franche, sincère et loyale de notre pensée, que vous êtes autorisé à publier la lettre de toutes les manières que vous le jugerez convenable.

Comme la missive de M. Scribe est tout à fait d’accord avec nos idées sur le respect dû à un antique chef-d’œuvre comme l’Œdipe-Roi de Sophocle, le lecteur la lira sans doute avec intérêt et avec plaisir, surtout le dernier alinéa, qui prouve avec combien de raison l’on revient si ardemment aujourd’hui à la tragédie antique. Voici la lettre entièrement autographe de l’honorable membre de l’Académie Française :


Paris, ce 4 août 1845.

Monsieur,

Je viens de lire l’ŒDIPE-ROI de Sophocle que vous avez mis en vers, et je ne crois pas que l’on puisse porter plus loin la fidélité de la traduction ; c’est un chef-d’œuvre de talent et de patience que d’avoir réussi à renfermer, dans notre langue si pauvre et si ingrate, la pompe et les richesses de la langue grecque. Les entraves que vous vous étiez imposées, monsieur, n’ont gêné en rien la fermeté et l’élégance de votre marche ; le lecteur, même non instruit, vous suit avec plaisir et intérêt, sans se douter qu’à tous les mérites qu’il admire, il faut en ajouter un, qu’on a au soin de lui dérober, celui de la difficulté vaincue.

Les auteurs qui s’occupent, comme moi, de littérature éphémère, doivent respect et admiration aux écrivains qui ont la conscience et le courage d’élever de pareils monuments, et je désirerais ardemment que l’Œdipe de Sophocle, ainsi traduit par vous, fût représenté, même après l’Œdipe de Voltaire, sur le Théâtre-Français ou sur celui de l’Odéon.

Les édifices qui ont près de trois mille ans de date ne doivent pas être défigurés, même par des ornements étrangers : il faut les admirer dans leur simplicité et dans leur beauté primitives ; et peut-être serait-il curieux de démontrer, de nos jours, aux partisans du progrès à tout prix, que si les arts ont marché, c’est à reculons ; que la statuaire n’a rien produit de mieux que l’Apollon du Belvédère ou le Laocoon, et que depuis trois mille ans, Sophocle avait déjà posé les limites du dramatique, de la passion véritable et du sublime !

Daignez agréer, monsieur, l’expression de mon profond dévouement.

EUGÈNE SCRIBE, de l’Académie Française.

À monsieur A. J. Becart, de Bruxelles, rue Louis-le-Grand, à PARIS.




Nos compatriotes auront vu sans doute avec plaisir l’accueil on ne peut plus bienveillant qui nous a été fait dans la capitale de la France. Comme cela est bien naturel, nous avons ensuite conçu le vif désir de savoir si, dans celle de notre chère patrie, la Belgique, l’opinion de célèbres littérateurs parisiens serait en quelque sorte partagée ou confirmée par les hommes les plus compétents et les plus habitués principalement à apprécier des œuvres théâtrales.

En conséquence, nous avons cru devoir soumettre notre ŒDIPE-ROI, mis en vers français, au jugement de MM. les membres du comité de lecture des théâtres royaux de Bruxelles. Le rapport de ces messieurs, parmi lesquels il y a plusieurs littérateurs d’un mérite reconnu, même à l’étranger, nous a été en général et unanimement des plus favorables et des plus encourageants. Cependant leurs éloges, ainsi que ceux que nous avons obtenus à Paris, doivent être surtout rapportés au plus sublime tragique grec, que nous nous sommes seulement efforcé de ressusciter avec toutes ses beautés, et cela à une époque qui nous a paru très-opportune pour ce genre de travaux dramatiques de la plus pure école possible.

Nous venons aussi de lire tout récemment à M. R****, traducteur distingué des trois satiriques latins, les deux premiers actes de notre pièce, les seuls qui eussent encore été imprimés et corrigés. Ce professeur respectable, ce littérateur si expérimenté, si versé surtout dans les lettres anciennes, doué d‘une si grande habitude de la versification et de la poésie françaises, nous a adressé, malgré sa grande réserve ordinaire, des éloges complets, avec une franche animation et même avec une sorte d‘enthousiasme : il nous a fait entrevoir, comme on l’a fait aussi à Paris, avec toutes les garanties d’impartialité, un succès bien au-dessus de nos espérances, et cela dans des termes que la modestie nous empêche de rapporter ici.