Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/06

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Traduction par Antoine-Joseph Bécart.
Société Typographique Belge (p. 20-122).


ARGUMENT SPÉCIAL DE L’ŒDIPE-ROI,
OU SOMMAIRE DE CHAQUE ACTE.


ACTE PREMIER.

Des vieillards, des enfants, un grand prêtre, des sacrificateurs, tenant dans les mains des rameaux consacrés en signe de supplications, sont prosternés, dans une place publique, au pied d’un autel qui est à l’entrée du palais d’Œdipe. On aperçoit même dans le lointain tout un peuple environnant les temples gémeaux de Pallas et l’autel d’Apollon. Œdipe s’avance pour consoler cette multitude immense qui l’entoure et lui demande de soulager ses maux. Il paraît et a voulu, dit-il, s’assurer par ses yeux de la situation de ses sujets infortunés. Le pontife de Jupiter fait un tableau pathétique des ravages de la peste. Il implore, de la prudence du roi, des secours contre le fléau. Œdipe a prévenu ces vœux et a envoyé à Delphes son beau-frère Créon, pour savoir les causes du courroux céleste. Il s’étonne qu’il ne soit pas encore de retour. Ce prince arrive avec un air de satisfaction et annonce que la peste ne cessera que lorsqu’on aura recherché les auteurs du meurtre de Laïus et vengé sa mort. Œdipe s’engage à ne rien négliger pour découvrir le meurtrier et profère d’avance contre lui les plus terribles imprécations, dont l’effet est d’autant plus grand qu’elles retomberont sur sa propre tête.

Toute la marche de ce 1er acte est d’une perfection rare et frappante ; l’exposition en est très-claire, simple et pourtant sublime. L’action y est exposée dans toute son étendue :

1o Les calamités thébaines sont retracées par celui qui parle au nom du peuple.

2o Créon expose la cause de ces fléaux, en rapportant la réponse de l’oracle.

3o Les conseils et la prudence d’Œdipe ordonnent et préparent un remède au mal.

Nous ne connaissons, dans aucun théâtre ancien ou moderne, d’exposition plus simple, plus exacte, plus juste, plus précise, plus majestueuse, plus naturelle, plus belle et plus intéressante à la fois, que celle du sublime poète, qui a porté la tragédie à son plus haut degré de splendeur.


L’ŒDIPE-ROI[1]
DE SOPHOCLE[2]

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ACTE PREMIER.



Scène PREMIÈRE.

ŒDIPE, suite, le grand prêtre, une troupe d’enfants, de vieillards, etc.
ŒDIPE.
De l’antique Cadmus postérité nouvelle[3],

Mes enfants[4], quel motif en ces lieux vous appelle ?

Et pourquoi vous voit-on, assis sur ces degrés,
Porter des suppliants les rameaux[5] consacrés ?
L’encens fume dans Thèbe, elle est toute en prières[6] ;
Elle gémit, en proie à des douleurs amères.
Ce roi, que dans la Grèce on célèbre en tous lieux[7],
Vient partager vos maux et connaître vos vœux.

C’est à vous, ô vieillard, à la voix inspirée,
De lui dire pourquoi la ville est éplorée[8] ?
Quel sujet vous rassemble ? Est-ce crainte, est-ce amour ?
Œdipe veut vous voir soulagés en ce jour ;
D’un aspect si touchant son âme est attendrie.

LE GRAND PRÊTRE.
Toi qui règnes, ô roi, sur ma chère patrie,

Vois tous ces citoyens aux pieds de cet autel,
Enfants, vieillards, guerriers et ministres du ciel,
Des sacrificateurs courbés par les années[9],
Et moi, prêtre du Dieu qui tient nos destinées.
Le reste des Thébains va, déplorant ses maux,
Prier, s’humilier, tenant de verts rameaux,

Aux temples de Pallas, dans la place publique[10],
Ou fouler d’Isménos la cendre prophétique[11].
Thèbes à la tempête en butte trop longtemps
Est près de succomber aux furieux autans.
Sa tête, qu’ont battue et les flots et l’orage,
Sous l’abîme sanglant essuie encor leur rage ;
Partout le fruit naissant dans sa fleur se flétrit,
Femmes, enfants, troupeaux, tout succombe et périt.
De feux cruels armée, une affreuse déesse
Dépeuple la cité, la plonge en la détresse,
Et l’Erèbe, enrichi tous les jours de nos pleurs[12],
Rit des fils de Cadmus en voyant leurs malheurs.

Tourné vers les autels de ce palais auguste,
Je t’invoque avec eux, sinon comme un Dieu juste[13],
Du moins comme un mortel qui seul peut, dans ces maux,
Apporter le meilleur remède à nos fléaux.
À peine dans ces murs eus-tu fait ton entrée,
Que du sphinx par tes soins Thèbes fut délivrée[14] ;
Seul, par un sort heureux, de son tribut cruel[15]
Tu sus nous affranchir. Sans doute un immortel
Se servit de ton bras pour nous sauver la vie :
On célébra partout ton nom digne d’envie.
Sage et puissante tête[16], en ces malheureux jours,
Tu nous vois, prosternés, implorer ton secours ;
Si quelque voix divine ou mortelle t’inspire,
Que ton zèle avec nous contre le mal conspire.
Relève, homme sublime, une antique cité,
Rends-lui ses jours de gloire et de prospérité ;

À toi comme à son père elle en devra l’hommage ;
Sauve-la tout à fait, achève ton ouvrage.
Déjà tu t’es montré sous un auspice heureux,
Ne va point démentir ce qu’attendent nos vœux.
Lorsque Thèbe est peuplée, heureuse et florissante,
Qu’on y trouve une armée, une flotte imposante,
Œdipe, c’est alors qu’il est plus beau pour toi
D’y voir ton sceptre aimé, de t’y montrer en roi.

ŒDIPE.
Pour moi, tous vos malheurs sont loin d’être un mystère,

Mes enfants, vous cherchez mon appui salutaire ;
Votre état m’a touché, je sais quels sont vos vœux ;
Mais celui dont le sort est le plus rigoureux
Est-il autant en butte aux coups de l’infortune
Que son roi consterné ? La douleur importune
À chaque citoyen fait sentir ses effets,
Mais des malheurs de tous sur moi pèse le faix.
Sur la cité, sur vous, mon cœur gémit et veille[17] ;
Ma prudence jamais, ô Thébains, ne sommeille.
Mes yeux se sont changés en deux sources de pleurs,
Je me consume en soins pour tarir vos douleurs.
Je viens d’avoir recours à l’unique remède
Qui, dans ces maux affreux, pût venir à notre aide :
Créon, qui m’appartient par les liens du sang,
Pour Delphes est parti : d’un Dieu juste et puissant
Sans doute il obtiendra le secours tutélaire,
Et nous pourrons sauver une cité si chère !

Je compte, impatient, chaque heure, chaque jour ;
Il m’afflige beaucoup par son trop long séjour
Loin de nous qui brûlons de le voir reparaître.
L’inquiétude ici dans tous les cœurs va naître ;
Aussitôt que par lui l’oracle aura parlé,
Qu’Œdipe soit par vous de mépris accablé,
S’il n’accomplit du Dieu la volonté suprême !

LE GRAND PRÊTRE.
Vous parlez à propos, j’apprends à l’instant même

Le retour de Créon : il s’avance vers nous.

ŒDIPE.
O puissant Apollon ! que ce moment m’est doux,

Si Créon, en son cœur sans cacher de tristesse,
Ne fait voir sur ses traits qu’une vraie allégresse !

LE GRAND PRÊTRE.
Le laurier dont son front joyeux est entouré[18]

Annonce évidemment le succès désiré ;
Il permet d’espérer qu’enfin cette journée
Va du peuple et du roi changer la destinée.


Scène II.

CRÉON, LES MÊMES.
ŒDIPE.
Oui, je vois arriver Créon de ce côté,

Et d’Apollon bientôt la sainte volonté
De nous sera connue. — O cher prince, ô mon frère !
L’oracle est-il heureux, ou nous est-il contraire ?

CRÉON.
Œdipe, il est heureux, rassurez-vous, seigneur,

Ce qu’il a de fâcheux fera notre bonheur,

Si l’on peut en attendre une agréable issue[19].

ŒDIPE.
Que dites-vous ?... Mon âme à ces mots est émue ;

Sans exciter ma crainte, ils m’ont pourtant troublé.

CRÉON.
Faut-il devant le peuple en ces lieux assemblé,

M’expliquer sur-le-champ, ou vous suivre en l’enceinte
De ce palais.

ŒDIPE.
Parlez devant tous et sans crainte ;

Je prends au sort du peuple un trop vif intérêt.

CRÉON.
Je vais donc d’Apollon vous révéler l’arrêt :

L’oracle a déclaré, d’une voix sans mystère,
Qu’il faut d’un monstre impur délivrer notre terre ;
Il porte dans nos murs la désolation.

ŒDIPE.
Comment faire à ce Dieu cette expiation ?


CRÉON.
Par l’opprobre, l’exil ou la mort du coupable ;

Par le sang seul, dit-il, le sang est réparable.

ŒDIPE.
Mais de ce Dieu quel sang enflamme le courroux ?


CRÉON.
Prince, le sang d’un roi qui régnait avant vous,

Laïus était son nom[20].

ŒDIPE.
On me l’a fait connaître,

Mais jamais à mes yeux je ne l’ai vu paraître.

CRÉON.
Il est mort ; d’Apollon, c’est l’oracle divin :

Il nous faut aujourd’hui punir son assassin.

ŒDIPE.
Ah ! puissions-nous ici, non sans d’heureux prodiges,

De cet ancien forfait retrouver les vestiges !

CRÉON.
Nos soins y parviendront : c’est dit-on, un Thébain

Qui leva sur son roi sa parricide main.
 

ŒDIPE.
Est-ce à Thèbe, au palais, que s’est commis le crime[21] ?

Est-ce aux champs que tomba cette noble victime ?

CRÉON.
Théore, il se rendait vers l’oracle sacré[22]

De Delphe, et dans ces murs jamais il n’est rentré.

ŒDIPE.
De quelqu’un de sa suite en suivant les indices,

On pourrait retrouver et coupable et complices.

CRÉON.
Ceux qui l’accompagnaient, ont, dit-on, tous péri,

Hors un seul ; de ces lieux par crainte il s’est enfui ;
Il n’a pu raconter qu’un seul fait remarquable.

ŒDIPE.
Quel est-il ? sur la voie il serait désirable

Qu’il pût nous mettre et fit luire un rayon d’espoir.

CRÉON.
Il nous a rapporté tout ce qu’il a pu voir :

Laïus, par des brigands postés sur son passage,
Attaqué, lutta seul en vain contre leur rage[23].

ŒDIPE.
Mais comment auraient-ils commis cet attentat,

À moins qu’à ce forfait l’or ne les excitât[24] ?

CRÉON.
Ce soupçon est fondé : Laius n’est plus en vie ;

L’or sans doute a payé sa tête, et sa patrie
N’a point vengé sa cendre.

ŒDIPE.
Eh ! quels nouveaux malheurs

Ont pu vous empêcher de chercher les auteurs
De ce forfait ?

CRÉON.
Du sphinx les nombreuses victimes[25]

Nous ont fait oublier, malgré nous, d’anciens crimes
Pour des maux plus pressants.

ŒDIPE.
Votre roi, sans détour,

Va remonter au mal et le produire au jour.
Vous n’aurez pas en vain, Apollon ni vous-même,
Pris à cœur de venger l’autorité suprême ;
Je vais, avec ardeur secondant vos projets,
Du pays et du Dieu servir les intérêts.
De Laïus qui n’est plus la cause m’est sacrée ;
Mais pour la mienne aussi, je veux de la contrée
Bannir le criminel dont le contact affreux
La souille, et dont le bras terrible et dangereux
Un jour aussi pourrait en vouloir à ma vie,
Lui qui sur le vieux roi porta sa main impie ;
Ma sûreté dépend du soin de me venger.
Emportez ces rameaux, vous pouvez vous lever,
Mes amis, — que le peuple en ces lieux se rassemble,
Nous verrons si le Dieu que nous prions ensemble
Nous promet un destin plus triste ou plus heureux.

LE GRAND PRÊTRE.
Levons-nous, chers enfants, les secours généreux

Du roi nous sont promis ; que la faveur céleste,
Qu’Apollon chasse enfin un fléau trop funeste !

INTERMÈDE OU CHŒUR[26] DU PREMIER ACTE.

O douce voix du Souverain des Dieux[27],
Qui de l’auguste et brillant sanctuaire

De Delphes dévoilez les secrets en ces lieux,
Que seras-tu pour nous ? notre âme te révère,
Secourable Pœan qui règnes à Délos
Et dont la voix ici nous parvient de Pythos !
Notre cœur est saisi d’un respect qui l’agite,
D’effroi, de crainte, il s’élance et palpite.
Quand tes décrets pourront-ils s’accomplir ?
Quand notre sort pourra-t-il s’embellir ?
Parle-nous sans détour
O voix heureuse et belle,
O toi, sage immortelle,
Parle-nous en ce jour[28] !
Minerve, je t’invoque, et toi, chaste Diane
Sa sœur, brillant au ciel sur un char diaphane,
Et qui daignes souvent visiter les humains
Sur un trône éclatant, au milieu des Thébains.
Et toi surtout, Phébus, dieu secourable
Lançant au loin le trait inévitable,
Hélas ! venez tous trois, à vous Thèbe a recours,
Comme jadis, volez encore à son secours !
Une peine infinie
Tourmente notre vie,

Tout le peuple languit,
Il succombe, il périt ;
Le mal est sans ressource,
De ce fléau la source
Est mystère pour tous,
Mais des dieux le courroux
Rend nos femmes stériles
Et nos enfants débiles ;
Les fruits sont desséchés,
Dans leur germe étouffés.
Un Dieu plus prompt que n’est l’oiseau rapide,
Feu dévorant, une peste homicide[29]
A décimé la ville et conduit au tombeau
Des milliers d’habitants victimes du fléau.
Les morts, ô sort affreux ! laissés sans sépulture,
Des oiseaux dévorants sont l’indigne pâture[30].
La jeune épouse ici se lamente et gémit,
La mère par ses pleurs plus loin nous attendrit.
Aux pieds de nos autels tout le peuple s’assemble,
Pour la fin de leurs maux priant les dieux ensemble.
Fille de Jupiter,
Ah ! du haut de l’Éther,
Entends leur voix touchante !
Divinité puissante,
Secoure les mortels !
Que ces fléaux cruels
Disparaissent du monde !
Que cette peste immonde,
Ce Mars sans bouclier[31],

Et sans trait, meurtrier,
Quitte notre patrie
Qu’il n’a que trop flétrie.
Sa haine nous poursuit
Et le jour et la nuit.
O puissant Jupiter, ô maître du tonnerre !
Brise-le de ta foudre, et toi, déesse fière,
Diane, perce-le de ces traits sûrs et prompts[32]
Que tu lances au loin dans les champs, sur les monts,
Et toi, Dieu des raisins, sous ta torche brûlante[33]
Puisse le Dieu du mal voir sa rage expirante[34] !!!



OBSERVATION DRAMATIQUE.

Les anciens n’avaient pas comme nous d’entr’actes proprement dits, qui, laissant le théâtre vide, permettent de supposer un intervalle quelconque pour les faits qui se passent derrière la scène. Les actes des tragédies grecques n’étaient séparés que par des intermèdes que chantait le chœur, qui restait sur la scène et rendait par là l’unité de temps beaucoup plus rigoureuse. Cet usage ferait tomber le reproche adressé aux tragiques grecs de précipiter quelquefois un peu trop les événements. Le chant lyrique de la fin de chaque acte exprime les sentiments produits par l’acte qu’on a vu et dispose à ce qui suit.

Les chœurs conviennent surtout à des pièces où il s’agit, comme dans l’Œdipe, du salut de tout un peuple. Les Thébains sont les premiers intéressés dans le sujet de cette tragédie ; c’est de leur mort ou de leur vie qu’il y s’agit. Il est donc à propos de faire paraître de temps en temps sur la scène ceux qui ont le plus d’intérêt à s’y trouver. Racine a imité cet usage dans Esther et dans Athalie.

Dacier croit que ce chœur est composé des sacrificateurs de divers temples σὺν γήρα βαρεῖς ἱερῇς I, 1, et πρέσβεις IV, 4 ; mais ce premier passage prouve seulement que le théâtre est rempli de sacrificateurs et de prêtres à la première scène, mais non pas que ces vieillards soient le chœur, non plus que les enfants qui les accompagnent. Un autre endroit plus décisif ferait croire avec plus de fondement que le chœur est formé des plus notables Thébains, car Jocaste les appelle χώρας άνακτες, les principaux du pays, IV, I, 1.

Dans ce chœur, comme dans tout le premier tableau dont il est précédé, Sophocle a étalé toutes les richesses d’une ordonnance achevée, toute la vivacité du plus beau coloris, avec l’entente la plus admirable de la scène tragique.

Nous croyons qu’il importe de faire remarquer que, pendant ce chant du chœur, Œdipe demeure sur le théâtre, plongé dans de profondes méditations sur l’oracle que Créon vient de lui apporter. Tout le peuple thébain se rassemble, et le roi prend la parole au commencement de l’acte second.



SOMMAIRE DE L’ACTE II.

L’ouverture de cet acte n’est guère moins belle que celle du premier.

Le peuple, convoqué par l’ordre du roi, est assemblé devant le palais. Œdipe rentre en scène, fulmine d’avance les châtiments et les imprécations les plus terribles contre le meurtrier de Laïus. Il engage le peuple à l’aider et à faire en sorte de découvrir le coupable. Le chœur conseille au roi de faire venir Tirésias le devin. Le roi répond que Créon lui a déjà donné le même avis, qu’en conséquence il a envoyé pour la seconde fois chercher ce sage interprète des Dieux, si révéré dans Thèbes ; il s’étonne que Tirésias tarde si longtemps. Le vieillard aveugle, à qui le ciel a donné la connaissance de ce qu’il y a de plus secret, est amené sur la scène. Ce personnage très-bien adapté au sujet, quoi qu’on en ait dit, produit une curiosité mêlée de terreur. Le devin inspiré résiste longtemps avant de s’expliquer. Il maudit la science qui lui révèle d’horribles mystères. Les menaces violentes et les injures d’Œdipe le poussent à lui déclarer que lui-même Œdipe est ce parricide voué à la vengeance divine et humaine. Puis il lui fait entendre moins clairement le reste de cette fatale destinée qui doit le faire reconnaître incestueux et parricide. Œdipe, transporté de fureur, menace Tirésias. Il se persuade que cette accusation a été concertée artificieusement avec Créon dont l’ambition aspirait au trône. Il ne trouve rien dans les paroles de Tirésias qui puisse le concerner ; on voit ici clairement que l’action suit une progression dramatique. Œdipe est déclaré coupable, mais il a trois raisons de se croire innocent : 1° Il n’a point la conscience d’avoir commis un parricide ; 2° il soupçonne la véracité de Tirésias dont il a excité la colère ; 3° Créon voyait de mauvais œil qu’un prince étranger occupât le trône, et c’était lui qui avait conseillé à Œdipe de faire venir Tirésias : ce qui rendait ce devin d’autant plus suspect a ce monarque. Aussi le chœur conclut-il qu’il ne faut point croire le prophète.

Cependant toutes ces circonstances troublent, tourmentent et déchirent l’esprit et le cœur du roi. Il accuse Créon, tandis que lui-même est inculpé par Tirésias. De là naît cette contestation très-désagréable, par suite de laquelle nous voyons dans ce deuxième acte Œdipe soupçonneux, dur et emporté, de paisible et de très-bon prince qu’il paraissait être au premier acte.

On voit que l’ordonnance de ce second acte est une suite de celle du premier. Œdipe reparaît, non plus en roi simplement compatissant, mais en roi agissant et législateur, qui, pour commencer d’obéir a l’oracle, oblige ses sujets à lancer avec lui l’anathème sur le coupable. Quel retour préparé ! on consulte, on délibère, on examine les moindres lueurs. Tirésias appelé, vient ; il va tout déclarer… Mais quelle apparence qu’il soit cru d’Œdipe, du peuple et des spectateurs ! Œdipe passe pour fils de Polybe. De là la fureur d’Œdipe contre Tirésias, dont les paroles donnent lieu à une affaire d’État. Le dénoûment qu’on croyait peu éloigné, est plus reculé que jamais.

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ACTE II.


Scène PREMIÈRE.

ŒDIPE, suite, chœur, peuple assemblé.
ŒDIPE.
Vous adressez aux Dieux de pressantes prières,

Pour qu’ils mettent un terme à toutes vos misères ;
Si mes soins paternels par vous sont secondés,
Ils vous accorderont les secours demandés.
Étranger au forfait dénoncé par l’oracle,
À Thèbes depuis peu, pourrais-je sans miracle,
À moins qu’on m’en fournit la trace et le moyen,
Découvrir par moi seul un crime trop ancien ?
Pour sauver la cité, tout ce que je puis faire,
C’est de porter ici ce décret salutaire :
« Quiconque sait comment a succombé Laïus ,
Doit nommer l’assassin du fils de Labdacus ;
L’exil seul punira ce crime impardonnable,
Si l’auteur franchement s’en déclare coupable.
Si d’un sol étranger cet homme est habitant,
Qu’on le dénonce au roi ; ce service important
Sera reçu de tous avec reconnaissance ;
Il obtiendra de nous sa juste récompense.
Mais si, craignant pour vous, vos proches, vos amis,
À cet ordre sacré vous n’êtes point soumis,
Je veux, de quelque rang que soit ce parricide[35],

Qu’aucun Thébain ici n’accueille le perfide,
Soit aux libations, soit aux autels pieux[36],
Où nous tous en commun sacrifions aux Dieux !
De ses foyers partout que l’habitant paisible
De la contagion chasse la cause horrible !
L’oracle d’Apollon a, sans obscurité,
Déclaré que telle est sa sainte volonté.
De Laïus et du Dieu la cause m’est trop chère,
Pour ne point la servir d’un pouvoir tutélaire.
Ah ! puisse le coupable, aux mortels en horreur,
Contre lui des destins épuiser la fureur !
Puisse-t-il, odieux, en proie à l’infamie,
Trainer dans les tourments sa misérable vie !
Qu’il ait quelque complice ou soit seul criminel,
Qu’il soit voué partout au sort le plus cruel !
Fût-il ami, parent, hôte admis à ma table,
Que ces vœux menaçants atteignent le coupable !
C’est vous, Thébains, à qui je donne mission,
Tant pour vos intérêts que pour ceux d’Apollon,
D’exécuter cet ordre, afin que Thèbe entière,
Qu’un sort affreux tourmente, échappe à sa misère.
Quand les Dieux vous auraient épargné ces malheurs,
La cendre d’un bon roi réclamait des vengeurs.
Je suis son successeur dans sa noble patrie,
Je possède sa couche et sa femme chérie[37],

J’eusse été le tuteur, le père de ses fils,
Si les destins cruels ne les eussent ravis.
Je prétends le venger comme on venge son père[38] ;
De l’antique Agénor la mémoire m’est chère,
Et de son petit-fils recherchant l’assassin,
Puissé-je à mes efforts voir une heureuse fin !
Ceux qui refuseraient, ô Thébains, de souscrire
Aux ordres que je viens à l’instant de prescrire,
Puisse le sol ingrat, rebelle à leurs travaux,
Par aucune moisson ne compenser leurs maux !
Puisse chacun d’eux voir son épouse expirante,
Sans enfants, être en proie à la mort dévorante !
Qu’ils succombent après à de plus durs destins !
Mais ceux dont l’esprit sage approuve mes desseins,
Ah ! puisse Jupiter leur être secourable,
Et l’Olympe à leurs vœux se montrer favorable ! »

LE CHŒUR[39].
À votre volonté je me soumets, Seigneur,

Mais de ce meurtre affreux je ne sais point l’auteur.
Le Dieu qui nous transmit cet oracle terrible
Pouvait seul le trouver ; pour moi, c’est impossible.

ŒDIPE.
Ce que tu dis est vrai. Mais jamais un mortel

Peut-il changer des Dieux un arrêt solennel ?

LE CHŒUR
Un autre expédient à mes yeux se présente.
ŒDIPE.
Fais-moi part de tous ceux que ton esprit invente[40].


LE CHŒUR

Le grand Tirésias, cet étonnant devin[41]
Est pour nous d’Apollon l’interprète divin ;
Son art pourra peut-être éclaircir ce nuage.

ŒDIPE.
Par l’avis de Créon, un deuxième message[42],

Fut envoyé vers lui ; son retard me surprend.

LE CHŒUR
Un bruit sourd dans ces lieux dès longtemps se répand.


ŒDIPE.
Mais que] bruit ? je n’en crois aucun sans importance.


LE CHŒUR
De ce meurtre on raconte ainsi la circonstance :

Des voyageurs obscurs ont immolé Laïus.

ŒDIPE.
On le dit : les témoins du fait sont inconnus.


LE CHŒUR
Si l’auteur de ce crime à la crainte est sensible,

Il ne soutiendra pas ta menace terrible.

ŒDIPE.
Qui d’un si noir forfait ose souiller son cœur,

Des imprécations pourrait-il avoir peur ?

LE CHŒUR.
Mais je vois s’avancer ce devin vénérable,

Seul mortel qui du vrai soit l’organe honorable.


Scène II.

LES MÊMES ; TIRÉSIAS.
ŒDIPE.
O toi qui soumets tout à ton sublime esprit,

O toi qui dans le cœur as chaque fait écrit,
Toi qui sais ce qu’enferme et le ciel et la terre,
Quoique tes yeux se soient fermés à la lumière,
Tu connais comme nous le mal contagieux
Qui dévore la ville. Interprète des Dieux,
Les Thébains ont recours à ton art salutaire,
Qui seul peut écarter la peste meurtrière.
Afin d’arracher Thèbe à ses affreux destins
Il nous faut de Laïus trouver les assassins.
Apollon veut venger la royale victime :
La mort seule ou l’exil peut expier le crime ;
Daigne donc, en ce jour, pour sauver les Thébains,
Recourir sans retard aux mystères divins ;
Délivre la cité de son malheur extrême,
Sauve-la des fléaux, et son prince et toi-même.
Sage devin, en toi repose notre espoir ;
Peut-il être un plus grand, un plus noble devoir,
Que celui d’employer ton talent secourable,
À soustraire la ville à son sort déplorable ?

TIRÉSIAS.

Hélas ! pour un mortel c’est un bien triste honneur,
De savoir ce qui doit l’écarter du bonheur !

Instruit d’un tel mystère, oui, mon cœur s’en alarme...
Pourquoi suis-je venu ?

ŒDIPE.
Mais je vois une larme

Dans tes yeux, et ton front semble morne, abattu.

TIRÉSIAS.
Laisse-moi retourner la d’où je suis venu,

Et ton sort et le mien seront moins redoutables.

ŒDIPE.
Ah ! cesse ces discours importuns et blâmables ;

Oui, Thèbe est ta patrie, et nourri dans son sein,
Pourrais-tu refuser d’éclaircir son destin ?

TIRÉSIAS.
Tes paroles, Seigneur, sont au moins téméraires.


LE CHŒUR.
Ah ! daigne au nom du ciel nous aider des lumières

Acquises par ton art ; nous t’en supplions tous,
Ensemble tu nous vois tomber à tes genoux.

TIRÉSIAS.
Vous êtes tous plongés dans un fatal délire ;

Je voudrais de mes maux ne jamais vous instruire,
Pour me taire sur ceux qui vont vous accabler.

ŒDIPE.
Que dis-tu ? tu sais tout sans daigner t’expliquer ;

Tu veux donc nous trahir et perdre Thèbe entière.

TIRÉSIAS.
Je ne veux de personne accroître la misère,

Non, je ne veux rien dire, on m’interroge en vain,
Il faut nous épargner un mutuel chagrin.

ŒDIPE.
Tes refus blesseraient l’homme le moins sensible,

Quelle obstination ! quel cœur dur, inflexible !

TIRÉSIAS.
C’est un crime à tes yeux que cette dureté,

Mais celle dont un roi se montre transporté,
Tu la comptes pour rien, et j’en suis la victime[43] !

ŒDIPE.
Et quel Thébain pourrait, sans courroux légitime,

Écouter des discours offensants pour l’État ?

TIRÉSIAS.
Tes malheurs assez tôt naîtront avec éclat,

Quand même je voudrais les passer sous silence.

ŒDIPE.
De ce sort menaçant donne donc connaissance.


TIRÉSIAS.
Je ne parlerai point, dût ton cœur irrité

Par le plus vif courroux se montrer emporté !

ŒDIPE.
Je cède à la fureur, au feu qui me consume,

Je ne cacherai rien des faits que je présume.
Je te soupçonne donc du crime instigateur ;
Tu fus de ce forfait le complice ou l’auteur ,
Tu fis tout, quoique aveugle et du meurtre incapable :
D’autres bras ont servi ton audace coupable.

TIRÉSIAS.
Tu viens de prononcer toi-même ton arrêt[44] ;

Dès ce jour tu seras comme l’impur objet

Dont la présence impie a souillé cette terre ;
Le peuple va sur toi décharger sa colère.

ŒDIPE.
Mais quel étrange excès d’audace et d’impudeur,

Traître ? oser me tenir ce langage imposteur.
Grains d’attirer sur toi ma vengeance éclatante ?

TIRÉSIAS.
Je porte dans mon sein la vérité puissante,

Et je puis te braver.

ŒDIPE.
Qui te la révéla ?

Est-ce ton art divin qui te la dévoila ?

TIRÉSIAS.
Toi-même m’empêchas à l’instant de me taire

Et me fis découvrir malgré moi ce mystère.

ŒDIPE.
Qu’as-tu dit ! ce discours est fait pour me braver.


TIRÉSIAS.
Ne m’as-tu pas compris, ou veux-tu m’éprouver[45] ?


ŒDIPE.
Tes paroles pour moi ne sont pas assez claires.


TIRÉSIAS.
Toi-même es l’assassin que tes soins téméraires

Te font chercher partout, mais inutilement.

ŒDIPE.
Penses-tu m’insulter toujours impunément ?

Tirésias, c’est trop que des horreurs pareilles
Retentissent ici deux fois à mes oreilles.

TIRÉSIAS.
Mais parlerai-je encor pour combler tes fureurs ?


ŒDIPE.
Dis, parle, ne crains rien ; tes discours pleins d’horreurs

Montreront encor plus la noirceur de ton âme.

TIRÉSIAS.
Eh ! bien, sans le savoir, le nœud le plus infâme

Dans un abîme affreux t’a plongé pour toujours.

ŒDIPE.
Penses-tu t’applaudir longtemps de tels discours ?


TIRÉSIAS.
Je n’appréhende rien : la vérité me guide.


ŒDIPE.
Ton esprit aveuglé, ton cœur faux et perfide

Pourraient-ils seuls du sort renfermer le secret ?

TIRÉSIAS.
Du courroux général tu vas être l’objet,

Et tu payeras ainsi tant de sanglants outrages.

ŒDIPE.
Ah ! si tes yeux n’étaient couverts d’épais nuages,

Si tu pouvais blesser un adversaire, ah ! crois
Que tu m’insulterais pour la dernière fois !

TIRÉSIAS.
Sache que le destin, par un décret suprême,

Veut te voir succomber sous Apollon lui-même[46] !

ŒDIPE.
De Créon ou de toi ces discours imposteurs

Viennent-ils ?

TIRÉSIAS.
O toi seul as causé tes malheurs !


ŒDIPE.
Sceptre, trésors, couronne, ô splendeur éphémère !

O source de dangers et de tristesse amère !
Que votre éclat exposé à d’affligeants retours !
Quoi ! de l’ambition étranger aux détours,
Ignorant tous les maux qu’attirent sur la vie
Tous ces dons de l’esprit qui suscitent l’envie,
J’arrive dans ces murs, sans projets, sans desseins ;
Je monte sur un trône offert par les Thébains ;
Créon, qui me semblait un ami sûr, fidèle,
Dans le secret intrigue et mon trône chancèle !
Il cherche à suborner un devin odieux
Doublement aveuglé, rusé, séditieux[47],
L’excite contre moi, se sert de ses prestiges ;
Car enfin, dis-le-nous, par quels rares prodiges,

Prophète de malheurs, acquis-tu ce grand art
De ne tout expliquer que lorsqu’il est trop tard !
Quand le sphinx captieux faisait mainte victime,
Tu pouvais à ton art avoir recours sans crime ;
C’est alors qu’il fallait un habile devin
En qui l’on vit briller un savoir sûr, divin.
Tes oiseaux ni tes dieux ne firent rien connaître !....
À peine dans ces murs on l’avait vu paraître,
Qu’Œdipe[48], par le seul effort de son esprit,
Vit, expliqua le sphinx, d’un mot le confondit.
Le désir de régner sous Créon t’importune,
Voilà ce qui te rend jaloux de ma fortune !
Par cette ambition, source de tes douleurs,
Sur ton complice et toi fondront bien des malheurs.
Sans un reste d’égard que j’ai pour ta vieillesse,
Déjà tu sentirais ma haine vengeresse.

LE CHŒUR.
En ces discours domine une trop vive ardeur ;

La colère les dicte. Hélas ! songez, seigneur,
Songez, Tirésias, qu’il nous faut avec zèle
De l’oracle accomplir la volonté formelle.

TIRÉSIAS.
Quoique tu sois monarque, oui, dans ce jour fatal,

Je te réponds, Œdipe, ainsi qu’à mon égal.
Les lois d’Apollon seul doivent régler ma vie ;
Ai-je besoin qu’ici Créon me justifie ?
Libre, je vais parler et m’expliquer sans peur :
D’être aveugle, il est vrai, j’ai le cruel malheur,
Mais toi, tout éclairé que tu veuilles paraître,
Un abîme de maux... tu l’ignores peut-être ?...
Dis, quels sont les mortels de qui tu te crois né ?
Sais-tu quel est ton père, ô fils infortuné !
Sais-tu bien que tu vis en horreur à la terre ?

Toi seul fis naître ici le fléau délétère.
De la clarté du jour ton œil encor jouit,
Mais bientôt tu seras dans la plus sombre nuit.
En te chassant d’ici deux cruelles Furies
Sur toi seul vengeront tant d’horreurs impunies.
Quel Cithéron, quel autre en ses détours affreux[49],
Ne va point retentir de tes cris douloureux,
Lorsque tu connaîtras l’exécrable hyménée
Dont tu n’attendais point l’issue infortunée !
Non, tu ne connais pas cette chaîne d’horreurs
Qui doit t’assimiler à tes fils ! ô douleurs[50] !
Sur Créon et sur moi décharge ta colère,
Tes jours seront-ils moins flétris par la misère ?

ŒDIPE.
Faut-il hélas ! souffrir ces discours odieux ?...

Misérable, va-t’en, fuis à jamais nos yeux !

TIRÉSIAS.
Ton ordre, dans ces lieux, appelait ma présence.


ŒDIPE.
Eh ! l’eussé-je donné, soupçonnant ta démence ?


TIRÉSIAS.
Mais ton père jamais ainsi ne m’a traité.


ŒDIPE.
Quel est-il, selon toi ?
TIRÉSIAS.
Triste fatalité !

Ce jour va t’engendrer et t’arracher la vie[51].
 

ŒDIPE.
Discours vains et confus ! La raison t’est ravie !


TIRÉSIAS.
Ces énigmes, jadis, tu pouvais les sonder.


ŒDIPE.
Oui, sur elles j’ai vu ma gloire se fonder.


TIRÉSIAS.
Ta perte fut le fruit de ce triste avantage.


ŒDIPE.
Qu’importe ? j’ai sauvé Thèbe, on m’en rend hommage.


TIRÉSIAS.
Je me retire ; adieu... qu’on me mène chez moi.


ŒDIPE.
Laisse-nous, ton aspect seul nous remplit d’effroi.


TIRÉSIAS.
Je sors, mais en partant, sans craindre ta présence

Je dirai tout ce dont mon art a connaissance :
Tu ne peux rien sur moi, je le dis : L’assassin
Que depuis si longtemps tu ne cherchas qu’en vain,

Parmi les citoyens de Thèbe ici respire.
Des plus affreux destins le sien sera le pire,
Dès que dans cette ville on saura qu’il est né ;
Aux plus fameux revers cet homme est condamné.
Ses trésors, ses grandeurs, sa fortune brillante
Disparaîtront, laissant la misère accablante ;
Aveugle et malheureux, un bâton à la main,
Implorant la pitié de l’étranger humain,
Un jour il se verra de ses enfants le frère,
Et le fils et l’époux monstrueux de sa mère...,
Inceste et parricide... horreur ! horreur ! horreur !...
Éclaircis bien ces mots ; si je suis imposteur,
Je consens d’être aux yeux de ma ville natale
Prophète convaincu d’ignorance fatale.

INTERMÈDE ou CHŒUR DU IIe ACTE.

Du divin Apollon dans l’antre vénérable
Ah ! quel mortel fut déclaré coupable[52] ?
Quel est cet infâme assassin ?
Du sang des rois il a souillé sa main :
Il doit s’enfuir d’un pas rapide,
S’il désire éviter
Le sort le plus à redouter,
L’horrible mort du parricide !
Armé de feux, d’éclairs,
Le fils du roi des airs
Menace le coupable ;
La Parque inévitable
Va suivre en chaque lieu
Les pas de ce Dieu.

De sa voix immortelle
Retentit à l’instant
L’Hélicon éclatant[53]
D’une neige éternelle ;
C’est un ordre divin
De poursuivre sans fin
Le coupable en sa fuite ;
Dans des rocs il habite,
Dans des déserts ou de sombres forêts ;
Aux oracles sortis du centre de la terre[54],
Il se soustrait en vain, fugitif, solitaire ;
Dans l’épaisseur des bois, dans leurs antres secrets,
Où ce monstre est errant, comme un taureau sauvage,
La voix immortelle du Dieu,
Que le coupable outrage,
Doit le poursuivre et l’atteindre en tout lieu.

Tirésias jeta le trouble en mon esprit
En dévoilant ces horribles mystères.
Croirai-je du devin les accents téméraires ?
Dois-je les rejeter comme un sinistre bruit ?
Mon âme est inquiète ;
D’Œdipe ou du prophète
Qui pourra l’emporter ?
Par la crainte et l’espoir je me sens agiter.

Mais quel démêlé si terrible
De Polybe le fils paisible[55]
Put-il avoir avec Laïus,
Roi descendant de Labdacus ?
Me faut-il donc souscrire,
À moins d’être en délire,
Aux sinistres accents d’un devin soupçonneux
Qui sur Œdipe a fait planer un crime affreux ?

Jupiter et son fils
Savent lire en nos âmes :
Nos secrets sont surpris,
Ils découvrent nos trames ;
C’est un privilège divin.
Mais ici-bas quelque devin
Peut-il avoir cette science ?
Peut-il tant surpasser les humains en prudence ?
Tous les mortels sont sujets aux erreurs ;
Comment donc croire à de telles horreurs ?
Que l’on choisisse ailleurs une victime,
Peut-on jamais soupçonner d’un tel crime
Celui qui, devinant une sanglante énigme,
Arracha Thèbe à ses affreux malheurs ?



SOMMAIRE DU IIIe ACTE.

Créon vient pour se justifier des reproches injurieux d’Œdipe et se plaint au peuple. Les deux princes se disputent vivement. Jocaste, pour apaiser cette querelle, sort de son palais et paraît pour la première fois. Pour bannir plus sûrement les inquiétudes que le devin a fait naître dans l’esprit d’Œdipe, elle lui dit qu’il ne faut ajouter foi ni à Tirésias, ni à Apollon lui-mêéme. Un oracle, ajoute-t-elle, lui avait prédit que Laïus serait tué par son fils. Eh bien, ce fils a péri aussitôt après sa naissance, et Laïus a été assassiné par des brigands, en un endroit où le chemin se partage en trois routes. Cette circonstance du lieu augmente l’anxiété à laquelle Œdipe est en proie. Il veut savoir où, comment, et quand a été commis le meurtre, et il se rappelle qu’en un lieu semblable il a frappé mortellement quelqu’un qui lui disputait les honneurs du pas. Une seule raison l’empêche encore de se croire coupable, c’est que, dit-on, plusieurs personnes ont tué Laïus. Or, lui Œdipe n’était point accompagné, quand il a fait périr un inconnu. Il demande s’il y a des témoins de la mort de ce roi. Jocaste répond qu’un seul existe, qu’il est actuellement aux champs, où il a soin des troupeaux. Œdipe ordonne qu’on le fasse venir, pour éclaircir une affaire aussi importante. Cependant il apprend à Jocaste, qu’étant à Corinthe, chez le roi Polybe, on lui reprocha de n’être point le fils de ce monarque. N’ayant pu le savoir du roi, il eut recours à l’oracle de Delphes qui lui apprit qu’il ferait périr son père et épouserait sa mère. Pour éviter ces horreurs, il s’enfuit à jamais de Corinthe. Tandis qu’il faisait route vers Thèbes, il rencontra un homme de l’air et de l’extérieur attribués à Laïus. Il ajoute, qu’après une dispute, cet homme a été tué par lui seul, et que si Laïus a eu plusieurs meurtriers, il doit se croire innocent. Un grand mouvement s’opère ici dans les esprits : le sort du prince dépend en effet du témoignage d’un seul homme. Ces paroles d’Œdipe et de Jocaste, qui composent l’admirable scène dite de la double confidence, doivent exciter dans le spectateur l’émotion la plus vive. Tous les indices du meurtre de Laïus sont conformes : temps, lieu, ressemblance de personnes. Il ne reste qu’un léger doute : le meurtrier était-il seul ou non ? Jusqu’à ce que cette question s’éclaircisse, les esprits restent inquiets et en suspens. Ajoutez à cela qu’Œdipe ne connaît point ses vrais parents, et que les siens ne le connaissent point. Déjà, comme on voit, les réponses de l’oracle touchent a leur accomplissement et les esprits sont pénétrés d’horreur à la vue du sort qui attend Œdipe et de sa situation terrible.

On doit surtout remarquer, dans cet acte la finesse de ressort qu’il y a dans la manière dont Jocaste apaise Œdipe. Son discours produit un effet tout contraire. Œdipe frémit, se rappelle avoir tué un vieillard dans les mêmes conjectures, il se soupçonne le meurtrier. C’est ainsi que le dénoûment se mêle à l’intrigue avec tant d’art, que ce qui noue celle-ci la dénoue en même temps pour la renouer encore par un double effet tout opposé. Œdipe passe éternellement de la crainte à l’espérance. Quels grands et heureux mouvements dramatiques animent ces scènes du plus haut et du plus vif intérêt !

Séparateur


ACTE III.


Scène PREMIÈRE.

CRÉON, le chœur.
CRÉON.
O citoyens de Thèbe ! Œdipe votre roi

M’accuse et fait peser sa colère sur moi.
Je ne puis le souffrir et la honte m’accable ;
J’ignore les motifs de sa haine implacable ;
Ma conduite, mes vœux, mes projets, mes discours,
De sa vie ont-ils pu jamais flétrir le cours ?
Devant de tels affronts plutôt que de me taire,
Puissé-je sous mes pas voir s’entr’ouvrir la terre !
Ses reproches sanglants me rendent à vos yeux,
À ceux de mes amis, traître, infâme, odieux.

LE CHŒUR.
La colère sans doute a lancé cet outrage

Et non la vérité.

CRÉON.
Pour qu’il tint ce langage,

J’aurais, suivant le roi, suborné le devin.

LE CHŒUR.
Il l’a dit, mais son but ? j’y réfléchis en vain.


CRÉON.
Et lorsqu’il m’imputait cette action horrible,

Le faisait-il d’un air, d’un visage paisible ?

LE CHŒUR.
Je ne sais : car jamais, humble et respectueux,

Sur ce que font mes chefs je n’arrête les yeux[56].
Le roi sort du palais : le voici qui s’avance[57] !


Scène II.

LES MÊMES, ŒDIPE.
ŒDIPE.
Quoi ! c’est toi ! quoi ! si loin tu pousses l’insolence !

De quel front oses-tu te montrer à ton roi ?
Toi, vil conspirateur, toi, son assassin, toi[58]
Qui viens pour l’insulter, lui ravir sa couronne !
Mais parle, au nom des Dieux, dis-moi, dans ma personne
D’un esprit en démence as-tu vu quelques traits
Qui pussent t’engager à nourrir tes projets ?
Pensais-tu que jamais ton coupable artifice
N’appellerait sur toi le plus juste supplice ?
Quelle folie à toi que cette volonté
D’usurper, sans moyens, sur moi la royauté,
D’arriver, sans secours, à ceindre une couronne
Que l’appui des trésors, le vœu du peuple donne !

CRÉON.
La vérité des faits, tu l’ignores, seigneur ;

Attends, tu sauras tout, juge alors mon malheur,
Écoute-moi.

ŒDIPE.
Je sais que l’art de la parole

Brille en toi ; laisse là ta science frivole,
Tu n’es qu’un ennemi.

CRÉON.
Écoute, au nom du ciel !

Ce que je veux te dire.

ŒDIPE.
Oh ! perfide mortel !

Ne te disculpe point.


CRÉON.
On manque de prudence,

On se trompe beaucoup, seigneur, lorsque l’on pense
Que l’obstination nous sert sans le bon sens.

ŒDIPE.
Si tu penses pouvoir perdre un de tes parents,

Sans jamais d’un tel fait porter la juste peine,
Sans soulever en lui la plus ardente haine,
Tu te trompes bien plus ! funeste est ton erreur.

CRÉON.
Ce que tu dis est juste, et j’en conviens, seigneur,

Mais envers toi, dis-le, quelle fut mon injure ?

ŒDIPE.
Tu m’as persuadé d’envoyer vers l’augure[59].
CRÉON.
Sans doute, je l’ai fait, et même en ce moment,

J’ai lieu de conserver le même sentiment.

ŒDIPE.
Depuis quel temps Laïus...


CRÉON.
Dis ta pensée entière ?


ŒDIPE.
Tomba-t-il sous les coups d’une main meurtrière ?


CRÉON.
Depuis un temps fort long et dont le souvenir

Ne peut à mes esprits aisément revenir.

ŒDIPE.
Ce devin dans son art s’était-il fait connaître ?


CRÉON.
Autant que de nos jours il peut nous le paraître,

Il passait pour habile.

ŒDIPE.
A-t-il parlé de moi

Dans ce temps ?

CRÉON.
Non, jamais il ne parla du roi,

Du moins en ma présence.

ŒDIPE.
Et la mort inouïe

Du malheureux Laïus fut-elle au moins punie ?

CRÉON.
On en chercha l’auteur, hélas ! ce fut en vain !


ŒDIPE.
Et comment donc alors ce célèbre devin

Ne nous parla-t-il point comme il vient de le faire ?

CRÉON.
Sur des faits inconnus j’aime fort à me taire[60].


ŒDIPE.
Mais ce qui te regarde, au moins tu le connais.


CRÉON.
Que dirais-je ? seigneur ! hélas ! ce que je sais

Je pourrai l’avouer.

ŒDIPE.
Cet habile prophète

N’aurait jamais, sans toi, rejeté sur ma tête
Le meurtre de Laïus.

CRÉON.
Ce devin t’a parlé :

Tu sais ce qu’il a dit, ce qu’il t’a révélé ;
Mais je dois, à mon tour, t’interroger toi-même.

ŒDIPE.
Fais-le, je ne crains rien de ton audace extrême.


CRÉON.
Sous les lois de l’hymen tu te vis engagé

Avec ma sœur.

ŒDIPE.
C’est vrai.


CRÉON.
N’as-tu point partagé

Sa fortune et joui du pouvoir avec elle ?

ŒDIPE.
Aussi ce qu’elle veut mon épouse fidèle

De moi l’obtient sans peine.

CRÉON.
Et par vous et ma sœur

Ne suis-je pas traité comme un égal, seigneur ?

ŒDIPE.
Ce rang fait d’autant plus briller ta perfidie.


CRÉON.
Oh ! permets devant toi que je me justifie :

De m’expliquer sur tout laisse-moi le loisir,
Comme j’ai fait. Qui donc concevrait le désir
De préférer un trône , où l’on craint et chancelle,
Où l’on ne peut compter sur un peuple infidèle,
Au sort presque royal où le plus doux repos
Donne une gloire pure, exempte de tous maux[61] ?
Tels sont mes vœux, seigneur, tels sont ceux du vrai sage[62] ;
Né sans ambition, j’aime mieux en partage
Le titre de sujet que le sceptre de roi ;
Sans alarmes, je vois mes vœux comblés par toi.
Quels seraient mes soucis, si je régnais moi-même !
Sans en avoir les soins, j’ai ton pouvoir suprême :
Tout prévient mes désirs, et chaque citoyen
Flatte et séduit mon cœur pour arriver au tien ;
Par moi seul tes faveurs souvent sont obtenues.
Sans doute il me faudrait avoir d’étroites vues,

Pour faire peu de cas d’un semblable bonheur !
Ah ! seigneur, juge mieux mes sentiments. Mon cœur
De toi n’est point connu ; non, ce projet horrible,
Il ne l’a point formé ; jamais mon sein paisible
N’enferma de complot, et si l’on m’eût offert
De conspirer, jamais je ne l’aurais souffert :
Et pour preuve, seigneur, de ces faits que j’avance,
À Delphes de l’oracle invoque la science :
S’il révèle un complot entre l’augure et moi,
Qui jamais aurait pu se tramer contre toi,
Je consens à mourir ; au plus cruel supplice
Moi-même je me voue ainsi que mon complice.
Mais ne m’accuse point sur un soupçon trompeur ;
Garde-toi de confondre et le crime et l’honneur !
Songe que se priver d’un ami véritable,
C’est perdre un bien qui rend notre vie agréable.
Que dis-je ! un ami sûr est le plus grand bienfait
Que le ciel ici-bas à tout mortel ait fait.
Assez, seigneur,... le temps pourra percer ce voile ;
Le vice et la vertu, tout par lui se dévoile ;
Souvent un jour suffit pour trahir le méchant[63].

LE CHŒUR.
O prince ! ce discours est peut-être prudent ;

Mais gardez-vous, seigneur, d’un jugement peu sage :
De la prévention l’erreur est le partage.

ŒDIPE.
Lorsque mon ennemi me trahit en secret,

Je dois à me venger à l’instant être prêt.

Si j’hésite et languis en un repos blâmable,
Il achève son plan, sa trame abominable ;
Mes projets différés sont comme anéantis.

CRÉON.
Que veux-tu donc enfin ? M’exiler du pays ?


ŒDIPE.
C’est trop peu : par ta mort je veux me satisfaire.


CRÉON.
Prouve mon crime, alors, ce châtiment sévère...


ŒDIPE.
Tu parles en rebelle, en sujet déloyal.


CRÉON.
Et toi comme un tyran.


ŒDIPE.
C’est mon pouvoir royal

Que je sers et défends.

CRÉON.
Et moi, dis-le, que fais-je ?


ŒDIPE.
Tu n’es qu’un traître impie autant que sacrilège.


CRÉON.
La démence t’aveugle.


ŒDIPE.
Et je veux cependant

Voir mon autorité reconnue à l’instant.

CRÉON.

Lorsque les volontés d’un roi sont tyranniques,
Un sujet se soustrait à ses ordres iniques[64].

ŒDIPE.
O Thèbe, ô citoyens !


CRÉON.
Je les implore aussi.


LE CHŒUR.
O princes, arrêtez ! Jocaste que voici

Sort du palais. O ciel ! que cette auguste reine
Se présente à propos pour calmer votre haine ;
Sans doute elle pourra terminer ce débat !


Scène III.

LES MÊMES, JOCASTE.
JOCASTE.
Infortunés ! quel est cet imprudent combat ?

Vous luttez l’un et l’autre en paroles amères,
Sans rougir, au milieu des publiques misères !
Rentrez tous deux, seigneurs, rentrez dans le palais,
Cessez d’aigrir nos maux, retirez-vous en paix !

CRÉON.
Mais, ma sœur, il s’agit du sort que me prépare

Œdipe, votre époux, sort cruel et barbare !....
Ou l’exil ou la mort[65] !...

ŒDIPE.
Oui, car je l’ai surpris

Tramant contre mes jours des complots inouïs.

CRÉON.
Ah ! puissé-je souffrir la mort la plus funeste !

Puissé-je succomber sous le courroux céleste !
Si jamais j’ai conçu le forfait odieux
Dont ton époux m’accuse.

JOCASTE.
Œdipe, au nom des Dieux !

Ah ! respecte du moins la parole jurée,
Et la foi du serment qui doit t’être sacrée !
Ah ! respecte les vœux de ce peuple et les miens !

LE CHŒUR[66].
Seigneur, de ton courroux brise enfin les liens,

Écoute la raison et cède à nos instances.

ŒDIPE.
Qu’exige-t-on de moi ? Pour combler mes souffrances,

Sous un sujet faut-il me courber, par hasard ?

LE CHŒUR.
De ce prince, à tes yeux déjà digne d’égard,

Le serment seul te doit garantir la conduite[67].

ŒDIPE.
Sais-tu ce que tu veux ?


LE CHŒUR.
Certes.


ŒDIPE.
Dis-le de suite.


LE CHŒUR.
Qu’un ami, par la foi du serment consacré[68],

Cesse en vil criminel d’être considéré,
Quand tu n’as contre lui nulle preuve certaine.

ŒDIPE.
C’est mon exil, ma mort, que cette grâce entraîne !


LE CHŒUR.
De la voûte céleste astre resplendissant !

Je t’atteste, ô Soleil, ô Dieu le plus puissant !
Si jamais cette affreuse pensée
Fut conçue en mon âme oppressée,
Je veux subir le plus horrible sort,
Je vole de moi-même au-devant de la mort.
Infortuné, mais non coupable,
De la cité l’état si déplorable
Me déchire le cœur ;
Je le sens, mon malheur
S’accroîtra, si je vois la Discorde en furie
Semer tant de fléaux sur ma triste patrie !

ŒDIPE.
Qu’il parte donc ! quand même il me faudrait périr

Ou me voir détrôné, puis dans l’exil languir.
Je me laisse attendrir à ta seule prière ;
Quant à lui, sa présence enflamme ma colère.

CRÉON.
Tu cèdes à regret, mais ton cruel dépit[69],

Quand tu verras rendu le calme à ton esprit,
Va peser sur ton cœur. Oui, le remords accable
Et punit tôt ou tard un mortel implacable.

ŒDIPE.
Cesse de m’outrager, évite mon courroux.


CRÉON.
Toi seul me méconnais : ce peuple aux yeux de tous[70]

Comme autrefois me rend une justice entière.

LE CHŒUR.
O princesse ! à l’instant exauce ma prière :

Ordonne qu’on ramène Œdipe en son palais.


Scène IV.

JOCASTE, ŒDIPE, LE CHŒUR.
JOCASTE.
Qu’on m’apprenne avant tout quels furent les sujets

De ces tristes débats, de cette violence ?

LE CHŒUR.
Des soupçons non fondés ont atteint l’innocence.


JOCASTE.
Les reproches sont-ils partis des deux côtés ?


LE CHŒUR.
De l’une et l’autre part.


JOCASTE.
S’ils m’étaient répétés,

Je pourrais...

LE CHŒUR.
C’est assez des malheurs de la ville ;

D’exposer leur querelle il serait inutile.

ŒDIPE.
Eh ! ne vois-tu donc pas où tendent ces discours ?

Tu délaisses ton roi dans ses plus tristes jours !

LE CHŒUR.
Ah ! seigneur, je l’ai dit, je le répète encore,

Je serais insensé, si d’un roi que j’honore
J’abandonnais les droits, d’un roi dont les destins
Du naufrage ont sauvé la cité des Thébains.
Oui, par toi, prince auguste, elle fut relevée ;
Par tes seins puisse-t-elle encore être sauvée[71] !

JOCASTE.

Œdipe, au nom des Dieux, d’où vient cette fureur,
Ce violent courroux qui possède ton cœur ?

ŒDIPE.
Je vais te l’avouer, pour ne point te déplaire :

Les complots de Créon ont causé ma colère.

JOCASTE.
Mais sur quoi fondes-tu cette accusation ?


ŒDIPE.
J’ai fait périr Laïus, si l’on en croit Créon.


JOCASTE.
Le dit-il comme instruit de ce fait par lui-même

Ou par quelque témoin ?

ŒDIPE.
O perfidie extrême !

Un devin insolent par lui fut suborné
Pour aigrir contre moi mon peuple consterné[72].

JOCASTE.
Laisse un moment les soins qui tourmentent ton âme ;

Écoute-moi, seigneur, oui, crois-en une femme :
La divination est un art des plus vains ;
Méprise les discours de ces fourbes devins ;
Je vais de leurs erreurs te citer un exemple :
Un oracle à Laïus fut rendu dans le temple
D’Apollon et par l’un des ministres du Dieu.
Cet oracle annonçait que sa mort aurait lieu
Par la main de son fils. Et Laïus, au contraire,
Par des brigands auxquels il ne put se soustraire,
Dans un triple chemin mourut assassiné.
Je mis au jour ce fils, à cent maux destiné,
Ce fils qu’à mon époux fit redouter l’augure ;
Trois jours après, malgré le cri de la nature,

Laïus l’a fait jeter par d’étrangères mains,
En lui liant les pieds, dans de profonds ravins[73].
De l’oracle du Dieu le décret sanguinaire
Ne fut point accompli. De son malheureux père
Mon fils n’a jamais pu devenir l’assassin ;
Sa mort a prévenu cet horrible destin.
Vois donc la fin de tous ces discours prophétiques,
De la divination les effets chimériques !
À nos regards sans peine on voit se dévoiler
Les faits seuls que les Dieux veulent bien révéler.

ŒDIPE.
Ces mots jettent le trouble en mon âme incertaine,

Mes sens sont confondus.

JOCASTE.
Mais quelle crainte vaine

Te saisit et te fait parler ainsi, seigneur ?

ŒDIPE.
Tu me dis que Laïus essuya ce malheur

Là même où deux sentiers traversaient une route.

JOCASTE.
Tel est le bruit commun ; il offre peu de doute.


ŒDIPE.
Dans quelle région sont situés ces lieux

Que jadis a souillés un forfait odieux ?

JOCASTE.
Ces deux chemins, seigneur, se trouvent en Phocide !

L’un est celui de Delphe et l’autre de Daulide[74].

ŒDIPE.
Dans quel temps ce forfait fut-il donc consommé ?


JOCASTE.
Dans la ville déjà le bruit s’en est semé

Vers l’époque où tu vins régner sur cette terre.

ŒDIPE.
O souverain des Dieux ! quelle horrible lumière !


JOCASTE.
Mais quel est le sujet de ce frémissement ?


ŒDIPE.
Ne m’interroge pas, et dis-moi seulement

Quels étaient de Laïus le port et le visage ?
De ce roi, dis-le moi, quel pouvait être l’âge ?

JOCASTE.
Il était grand, tes traits m’offrent son souvenir,

Mais déjà ses cheveux commençaient à blanchir.

ŒDIPE.
Malheureux que je suis ! Est-ce donc sur moi-même

Que tantôt j’ai lancé mon affreux anathème !

JOCASTE.
Je n’ose plus lever un seul regard sur toi.


ŒDIPE.
Je crains que le devin, cause de tant d’effroi,

N’ait été trop instruit. Ah ! fais-le-moi connaître,
Dis encore un seul mot.

JOCASTE.
Tout frémit en mon être.

Parle et je te dirai ce que je puis savoir,
De t’éclairer sur tout je me fais un devoir.

ŒDIPE.
Voyageait-il en roi ? Sa garde tutélaire,

Le suivait elle alors ?

JOCASTE.
Ce prince populaire

N’avait qu’un simple char, malgré son rang si haut ;
Et quatre serviteurs, sans compter le héraut
Formaient toute sa suite.

ŒDIPE.
O rencontre cruelle !

Tout s’éclaircit enfin ; cette horrible nouvelle
Qui te l’a rapportée ?

JOCASTE.
Un seul homme est resté

De tous ceux dont Laïus se trouvait escorté.

ŒDIPE.
Est-il en ce palais ?


JOCASTE.
Non, car cette demeure,

Dès le jour où Laïus a vu sa suprême heure,
Depuis que sur le trône on vous a vu monter,
Il a formé le vœu, seigneur, de la quitter
Pour soigner les troupeaux, et sous un toit rustique[75]
Fuir Thèbes à jamais. Fidèle domestique,
C’était une faveur qu’il devait recevoir.

ŒDIPE.
Au plus tôt en ces lieux je brûle de le voir.


JOCASTE.
D’où vient ce vif désir qu’on le fasse paraître ?


ŒDIPE.
Au fond du cœur, madame, oui, je crains que peut-être

On ne m’en ait trop dit[76].

JOCASTE.
Eh bien, il va venir !

Mais dois-tu me cacher ce qui te fait gémir ?
Suis-je indigne, seigneur, de cette confidence ?

ŒDIPE.
Que pourrais-je te taire ? En toi ma confiance

Est sans bornes, tu sais. Dans mon cruel malheur,
Toi seule es mon espoir, mon appui le meilleur.
La ville de Corinthe a vu naître mon père,
Il se nomme Polybe, et Mérope, ma mère,
Est Dorienne. J’étais le premier citoyen,
Avant qu’un sort fatal me ravît le vrai bien,
En blessant mon honneur. Ivre, un homme eut l’audace,
Au milieu d’un festin, de me jeter en face
Ces mots : — Non, tu n’es point le légitime enfant
De la reine et du roi ! — À cet affront sanglant,
J’eus peine à concentrer ma trop juste colère,
Mais je laissai passer cette journée entière...
Le lendemain, je vis les auteurs de mes jours
Et contre l’agresseur réclamai leurs secours.
Ils entrent en fureur au récit de l’outrage
Qui m’avait été fait : leur discours me soulage ;
Mais toujours cet affront me déchirait le cœur.
Je vais à Delphe et là le plus affreux malheur
M’est prédit par l’oracle : — Un sort inévitable
Doit me faire enfanter une race exécrable,
Dit-il, je dois un jour, de mon père assassin,
À ma mère m’unir par un fatal hymen.
À peine on m’a prédit un destin si contraire,
Que je fuis de Corinthe, afin de m’y soustraire ;
Je me mets à l’instant en marche vers des lieux

Où d’astres différents je vois semés les cieux[77]
J’arrive en cet endroit où ma prompte colère
Peut-être d’un bon roi termina la carrière ;
Et je dirai, madame, ici la vérité :
En un sentier étroit je m’étais arrêté ;
Un héraut, un vieillard, paraissent à ma vue,
Ce dernier sur un char ; une injure reçue
Du guide audacieux ainsi que du vieillard
Excite mon courroux, je les frappe au hasard ;
Je passe auprès du char, fier comme on l’est à l’âge
Où j’étais, et leur fouet m’atteignit au visage.
À ces coups je frémis, de fureur animé
Je frappe du bâton dont mon bras est armé[78]
Le vieillard, puis, tous ceux qui composaient sa suite ;
À tout péril alors j’échappai par la fuite.
Si cet homme est Laïus, jugez de mon malheur !
Quel mortel fut en proie à cet excès d’horreur ?
Je suis contraint de fuir à jamais cette ville ;
Chacun me repoussant, je serai sans asile,
Sans consolations, sans soutiens, sans ami,
Tous les Thébains en moi verront un ennemi.
Mes imprécations,... mon horrible anathème,
Infortuné ! sur moi je l’ai lancé moi-même !
J’ai souillé de ces mains, de ces impures mains,
Le lit de ce mortel que mes coups inhumains

Ont frappé sans pitié. Suis-je donc né coupable ?
Né pour être ici-bas un mortel exécrable ?
Mais quoi ! forcé de fuir, reverrai-je les miens ?
Retournerai-je hélas ! parmi les Corinthiens ?
Je m’expose à m’unir, par un horrible inceste,
À ma mère, et de plus, sort injuste et funeste !
Je pourrais en rentrant dans ce fatal séjour,
Faire périr celui qui m’a donné le jour.
Destin impitoyable ! ô fortune ennemie !
Est-ce d’un Dieu cruel la vengeance inouïe ?
Fasse des Immortels la sainte majesté
Qu’un pareil jour de moi soit sans cesse écarté !
Et que je disparaisse à jamais de la terre
Avant de voir souillée ainsi ma vie entière !

LE CHŒUR.
Prince, ce que j’apprends me glace de terreur,

D’espérance pourtant il reste une lueur.

ŒDIPE.
Pour moi, dans ce berger est mon espoir unique.


JOCASTE.
Et qu’attends-tu, dis—moi, que sa présence explique ?


ŒDIPE.
Écoute, s’il confirme en tout point ton récit,

Il va rendre l’espoir, le calme à mon esprit.

JOCASTE.
Que vois-tu donc qui puisse être à ton avantage

Dans mes discours ?

ŒDIPE.
Laïus, si j’en crois le langage

De ce berger, tomba sous les coups inhumains,
De brigands ; s’il s’agit de plusieurs assassins,
Je ne puis m’imputer cet exécrable crime ;
Mais si, sous un seul homme a tombé la victime,
Tout s’éclaircit alors, je suis le criminel.

JOCASTE.
Seigneur, de ce berger le discours est formel.

Son rapport est connu de Thèbes tout entière ;
Peut-il se rétracter ? Non, cet homme est sincère ;
Et quand même il viendrait à changer son récit,
L’oracle d’Apollon n’avait-il point prédit
Que Laïus de mon fils serait un jour victime ?
Ce fils infortuné n’a point commis ce crime ;
Avant ce terme, il est mort misérablement.
Comme d’autres encor, ce triste événement
En tout oracle enfin détruit ma confiance.

ŒDIPE.
Tu conçois à propos ta juste défiance,

Princesse, cependant fais venir ce berger ;
De lui dépend mon sort : je dois l’interroger.

JOCASTE.
Oui, je vais ordonner ce qu’il convient de faire,

Mais rentrons. Par mes soins je veux te satisfaire.

TROISIÈME INTERMÈDE ou CHŒUR DU IIIe ACTE[79].

Justes Dieux, faites-nous jouir
De ce bonheur paisible,
De ce divin plaisir
D’une âme incorruptible

Qui se soumet à ces sublimes lois[80]
Auxquelles seul l’Olympe a donné la naissance !
Par elles que de fois
L’homme a senti cette noble puissance
Qui l’élevait aux cieux,
Malgré la faiblesse mortelle !
C’est d’elles que le Souverain des Dieux
Tient sa grandeur, sa jeunesse éternelle.

Toujours la tyrannie est fille de l’orgueil[81] ;
Sous ses pas chancelants ne voyant point d’écueil,

Ne voyant point d’abîme,
Elle enfante le crime,
Se plonge imprudemment dans d’effrayants malheurs !

Phébus, dieu secourable,
Éclaircis ces débats dont les sombres horreurs,
L’incertitude déplorable,
Viennent jeter le deuil parmi tous les Thébains
Invoquant ta justice et tes secours divins.

Périssent les mortels
Dont la main sacrilège
Viole des autels
Le sacré privilège[82] !
Périssent ceux dont la cupidité
Veut assouvir des voluptés coupables
Par l’or, souvent le fruit de crimes exécrables !
Oh ! si les Immortels souffraient l’impiété,
Qui voudrait de son âme
Régler les mouvements,
Sans voir de châtiments
Réservés à l’infâme ?
Pourquoi, si des forfaits ne leur sont odieux,
Par ces jeux solennels honorons-nous les Dieux ?

Pourquoi brûler à Delphe ou dans toute autre ville[83]
En l’honneur de ces Dieux un encens inutile ?

Si leurs oracles vains
Égarent les humains.
O Vous qui m’écoutez, vous, maître du tonnerre !
Dont l’empire s’étend sur les cieux, sur la terre,
Jupiter, dieu puissant,
Votre regard perçant
Verrait la volonté d’un Dieu non accomplie
Et la religion dans l’homme anéantie[84] !!!

SOMMAIRE DU IVe ACTE.

Le trouble d’Œdipe s’est accru. Ses scrupules sur le meurtre de Laïus ont pris de si profondes racines en son cœur, que Jocaste, pour l’en délivrer, devient pieuse d’impie qu’elle a paru. En proie à des frayeurs mortelles, elle va consulter les Dieux : caractère admirable, varié selon les circonstances et décelant une connaissance profonde du cœur humain ! Jocaste croit qu’il faut faire des sacrifices à Apollon et le supplier d’être favorable à son époux que tourmentent de sombres pensées. Elle rencontre, en allant au temple, un berger de Corinthe qui la rassure ; adieu sa piété. Œdipe interroge cet homme ; il apprend la mort du roi Polybe qu’il croyait être son père. Les vœux des Corinthiens, dit l’étranger, appellent Œdipe au trône. Cette nouvelle, qui semble démentir les oracles, réjouit Œdipe et Jocaste, dissipe leurs soupçon et fait rentrer l’espoir dans leur cœur. Le roi, délivré de la crainte et du péril d’assassiner son père, craignait encore cependant, s’il retournait à Corinthe, de se souiller d’un inceste avec sa mère. L’envoyé, pour bannir ces craintes de l’esprit d’Œdipe, lui apprend que le roi et la reine de Corinthe ne sont point ses parents. Il lui raconte comment il a été trouvé sur le mont Cithéron, les pieds traversés par des liens, et comment il a été reçu des mains d’un berger. Cette révélation découvre à Jocaste toute la vérité ; elle supplie Œdipe de cesser ses recherches, et lui dit pour la dernière fois : « Hélas ! hélas ! infortuné ! » Œdipe se croit fils de ce berger, et cette erreur l’empêche de prendre garde au trouble de la reine déjà désabusée. Il se trompe sur les motifs de l’éloignement de son épouse, et pense qu’elle aurait à rougir de sa basse naissance à lui. Le chœur attend impatiemment le berger Phorbas auquel il fait recourir et qui seul peut tout expliquer. Sans doute celui-ci dira qu’Œdipe naquit de quelque nymphe, qu’il est du sang des Dieux, etc. Œdipe, suivant toujours son caractère de curiosité, est avide de connaître le mystère de sa naissance. Malgré l’opposition de Jocaste, il fait venir le berger Phorbas, qui seul pouvait lui apprendre le fait dans toute sa vérité. Cet ancien domestique arrive, pour faire une des scènes les plus terribles qu’il y ait sur aucun théâtre. Son refus seul dévoile tout le secret qu’il lui faut arracher. Toutes les illusions agréables d’Œdipe sont détruites par la confrontation des deux bergers. Phorbas expose toutes les circonstances de l’événement avec tant de clarté, qu’Œdipe se reconnaît enfin le fils et le meurtrier de Laïus et voit dans Jocaste et sa mère et sa femme. Œdipe ne peut plus concevoir le moindre doute sur toute l’horreur de la destinée dont il avait été menacé ; il ne reste plus qu’à faire voir sa punition au Ve acte. Quelle intrigue et quel dénoûment ! Quelle complication de l’un et de l’autre ! Quelle chaîne d’événements qui se bouleversent les uns les autres, comme les flots, mais sans se confondre !

Séparateur


ACTE IV.


Scène PREMIÈRE.

JOCASTE, LE CHŒUR.
JOCASTE.
O citoyens puissants qu’on respecte en ces lieux,

Je vais bientôt me rendre aux temples de nos Dieux,
Pour leur y présenter ces parfums, ces offrandes
Que je tiens en mes mains ainsi que ces guirlandes.
D’un trouble violent Œdipe est agité ;
De mortelles frayeurs son esprit tourmenté
Se livre et reste en proie aux plus sombres pensées.
De l’oracle oubliant les méprises passées,
Il n’a d’attention que pour d’affreux discours
Qui, de sa vie hélas ! empoisonnent le cours.
Je me consume en soins, en efforts inutiles
Pour rendre ses esprits plus calmes, plus tranquilles.
Apollon Lycien, dont je vois les autels
Accueille ma prière et mes vœux solennels[85] !
Pilote de l’État, au plus fort de l’orage,
Œdipe frémissant craint l’horreur du naufrage.


Scène II.

LE BERGER DE CORINTHE, LES MÊMES.
LE BERGER.
De grâce, parmi vous un citoyen thébain

Pourrait-il du palais m’enseigner le chemin,
Et me dire où je puis trouver le roi lui-même ?

LE CHŒUR.
Le voilà, le palais de notre chef suprême,

Étranger, tu pourras l’y rencontrer, je croi.
En attendant, voici des enfants de ce roi
La mère vénérable.
 

LE BERGER.
Ah ! puisse sa famille

Au sein du vrai bonheur vivre calme et tranquille[86] !

JOCASTE.
Ce souhait avec joie est par nous accueilli,

Étranger, que le ciel te rende heureux aussi !
Mais dis ce qui t’amène ici, je t’en conjure ?

LE BERGER.
C’est un événement d’un favorable augure,

Votre époux comme vous pourra s’en réjouir.

JOCASTE.
Quel est-il ? D’où viens-tu ? Satisfais mon désir !


LE BERGER.
De Corinthe, et je dois dire que la nouvelle

Que j’apporte, à la fois est heureuse et cruelle.

JOCASTE.
Comment peut-il en naître et l’espoir et l’effroi ?


LE BERGER.
De Corinthe l’on doit élire Œdipe roi ;

Le suffrage de tous l’appelle à la couronne.

JOCASTE.
Quoi ! le vieux roi Polybe aurait quitté le trône ?


LE BERGER.
Il a quitté la vie !


JOCASTE.
O ciel ! Polybe est mort !


LE BERGER.
Si je ne vous dis vrai, tel soit aussi mon sort !


JOCASTE, (à ses femmes).
Femmes  ! allez porter au roi cette nouvelle !

D’un oracle insensé prédiction cruelle !
Que deviens-tu ? Jadis, afin qu’il évitât
Sur ce vieillard Polybe, un fatal attentat,
Œdipe a fui tremblant le palais de son père ;
Polybe n’est point mort de sa main meurtrière[87] !


Scène III.

ŒDIPE, LES MÊMES.
ŒDIPE.
Tête chère, à mes maux toi qu’on voit compatir, Jocaste, du palais pourquoi dois-je sortir ?</poem>
JOCASTE.
Viens écouter cet homme, et, d’après son langage

Vois ce qu’est d’Apollon le sinistre présage.

ŒDIPE.
Que dit et de quels lieux arrive l’étranger ?


JOCASTE.
De Corinthe à l’instant est venu ce berger ;

Il t’annonce la mort du monarque ton père.

ŒDIPE.
Parle ; étranger ?


LE BERGER.
Polybe a fini sa carrière.


ŒDIPE.
Mais comment a-t-on vu s’accomplir son destin ?

Aurait-il succombé sous un fer assassin ?

LE BERGER.
Par le moindre accident la tremblante vieillesse

Voit la tombe de près[88].

ŒDIPE.
La langueur, la faiblesse

Ont donc éteint sa vie ?

LE BERGER.
Et son âge avancé[89].


ŒDIPE.
D’un parricide affreux par les Dieux menacé,

Je vois combien sont vains les antres prophétiques !
Oui, les chants des oiseaux, présages fantastiques,
Ne sont rien ! oui je sais que si mon père est mort,
Ce n’est point à son fils qu’il dut ce triste sort,
À moins que la douleur que causa mon absence
Seule n’eût empêché mon entière innocence.
Dans l’empire infernal ce bon roi gît enfin ;
Oui, tout oracle n’est qu’un bruit trompeur et vain[90] !

JOCASTE.
Je te l’avais bien dit.


ŒDIPE.
Mes angoisses mortelles,

Madame, l’emportaient.

JOCASTE.
Ces alarmes cruelles,

Œdipe, bannis-les désormais de ton cœur.

ŒDIPE.
Mais du lit maternel je crains encor l’horreur !


JOCASTE.
Eh ! pourquoi te livrer à la crainte importune,

Puisque l’homme est toujours jouet de la fortune,
Et qu’il ne peut jamais lire dans l’avenir ?
Trop de prudence nuit, empêche de jouir
De ces biens dont les Dieux ont parsemé la vie ;
Cesse de redouter cette horreur inouïe.
Œdipe, crois en moi, l’inceste que tu crains
Ne doit être à tes yeux qu’un songe des plus vains.

Vis heureux et bannis ces frivoles pensées !

ŒDIPE.
Ces paroles seraient on ne peut plus sensées,

O Jocaste ! si celle à qui je dois le jour
Se trouvait aujourd’hui dans le sombre séjour.

JOCASTE.
De ton père la mort te rassure et t’éclaire.


ŒDIPE.
J’en conviens, mais je crains tant que vivra ma mère,

Sans cesse je frémis.

LE BERGER.
Puis-je savoir, seigneur,

Quelle femme t’inspire une telle terreur ?

ŒDIPE.
C’est Mérope, elle était l’épouse vénérable

Du roi Polybe.

LE BERGER.
Eh quoi ! monarque respectable,

Qui peut à son sujet alarmer tes esprits ?

ŒDIPE.
Les terribles malheurs par l’oracle prédits...


LE BERGER.
Mais peut-on les savoir ?... faut—il qu’on les ignore ?


ŒDIPE.
Tu les sauras. Phébus, qu’à Delphes on honore,

M’a prédit sans détour qu’un jour on me verrait
Parricide, et de plus, pour comble de forfait,
Qu’après avoir souillé mes mains du sang d’un père,
Incestueux enfant j’épouserais ma mère !
Aussi, depuis longtemps de Corinthe j’ai fui ;
Sur ma tête... jamais ce jour fatal n’a lui.
Pourtant il est si doux de jouir dans la vie

De ce bonheur qu’inspire une mère chérie,
Un père respecté !

LE BERGER.
Quoi ! sans autre raison,

Tu quittas tes parents, Corinthe, ta maison ?

ŒDIPE.
Je voulais éviter d’assassiner mon père.


LE BERGER.
Je viens te délivrer d’une tristesse amère,

Prince, et d’un tel bonheur je suis ravi vraiment[91] !

ŒDIPE.
Ton service sera reconnu dignement.


LE BERGER.
Et voilà le sujet qui dans Thèbes m’amène ;

Ta générosité, seigneur, j’y crois sans peine[92],
Se verra, quand rentré dans Corinthe...

ŒDIPE.
Jamais !

Je crains de m’y souiller du plus noir des forfaits.

LE BERGER.
Tu montres, ô mon fils ! une ignorance entière[93]

De ton sort...

ŒDIPE.
O vieillard, je t’en fais la prière,

Explique-toi.

LE BERGER.
Seigneur, c’est pour fuir tes parents

Que tu quittas nos murs ?

ŒDIPE.
Oui, cent maux déchirants

Dans le temple prédits par un sinistre augure
Me remplissaient d’effroi.

LE BERGER.
Tu crains quelque souillure

De ces parents, Seigneur !

ŒDIPE.
Voilà, vieillard, voilà

La source du chagrin qui dès lors m’accabla !

LE BERGER.
Cette crainte, seigneur, en rien n’était fondée.


ŒDIPE.
Si je n’étais point fils de Polybe, en idée

Seulement je craindrais.

LE BERGER.
Polybe par le sang

Ne t’est rien.

ŒDIPE.
Que dis-tu ? ce monarque puissant,

Comme je le croyais, ne m’a point donné l’être ?

LE BERGER.
Pas plus ni moins que moi, ce roi, jadis mon maître[94]

Ne t’a donné le jour.

ŒDIPE.
Pas plus qu’un étranger

Mon père ne m’est rien ! Explique-toi, berger ?

LE BERGER.
À lui non plus qu’à moi tu ne dois la lumière.


ŒDIPE.
Il me nommait son fils, je le nommais mon père !


LE BERGER.
C’est moi qui dans ses bras un jour t’avais remis.


ŒDIPE.
Et si cher à son cœur, je n’étais point son fils !...


LE BERGER.
Ce vieux roi regrettait de se voir sans famille.


ŒDIPE.
M’as-tu donc acheté quelque part dans la ville,

Ou suis-je ton enfant[95] ?

LE BERGER.
Au pied du Cithéron,

Je t’ai trouvé jadis dans le creux d’un vallon.

ŒDIPE.
Quel dessein dirigeait tes pas vers la montagne ?


LE BERGER.
Je veillais aux troupeaux paissant dans la campagne.
ŒDIPE.
En errant avec eux, mercenaire pasteur[96] ?


LE BERGER.
Oui, mon fils ; et je fus ainsi ton protecteur.


ŒDIPE.
Quels périls menaçaient alors mon existence ?


LE BERGER.
Tes traits étaient empreints d’une horrible souffrance.


ŒDIPE.
O ciel ! quels maux anciens m’as-tu là rappelés !


LE BERGER.
De langes, de liens, tes pieds étaient gonflés[97],

Je dus t’en délivrer.

ŒDIPE.
Et depuis mon jeune âge

Sur moi j’en ai gardé le triste témoignage !

LE BERGER.
Ton nom même provient de ton affreux malheur ;

Seul il atteste encore une ancienne douleur.

ŒDIPE.
Ah ! dis-le-moi, d’où vient ma dure destinée ?

Par d’indignes parents m’a-t-elle été donnée ?

LE BERGER.
Je ne sais, mais celui qui jadis te remit

En mes bras, en sera sans doute plus instruit.

ŒDIPE.
Des mains d’un autre ainsi je passai dans les tiennes ?


LE BERGER.
Oui, des mains d’un berger tu passas dans les miennes.


ŒDIPE.
Quel était ce berger ? oh ! désigne-le-moi.


LE BERGER.
Il était, disait-on, à Laïus l’ancien roi.


ŒDIPE.
Au dernier roi, dis-tu, des Thébains ?


LE BERGER.
À lui-même ;

Il gardait ses troupeaux avec un soin extrême.

ŒDIPE.
Est-ce qu’il vit encore ? et pourrais-je le voir ?


LE BERGER.
Habitants du pays, vous devez le savoir.


ŒDIPE, (au chœur).
Qui le connaît ? Qui peut indiquer son asile ?

S’il vit aux champs, ou bien s’il habite la ville ?
Hâtez-vous, citoyens, de le faire venir,
Je voudrais à l’instant ici l’entretenir.

LE CHŒUR.
C’est le berger, à moins d’une apparence vaine[98],

Que jadis tu cherchas, mais Jocaste la reine
Le sait mieux que personne.

ŒDIPE.
Est-ce le villageois

Dont j’avais désiré la présence autrefois ?

JOCASTE.
Hélas ! prince, bannis ces craintes téméraires[99],

Néglige ces discours.

ŒDIPE.
Ils me sont nécessaires,

Car, autant qu’il se peut, je veux tout éclaircir.

JOCASTE.
Œdipe, épargne-moi le mortel déplaisir[100]

De voir mes maux, les tiens flétrissant notre vie !
Cesse un tel examen !

ŒDIPE.
Mais quelle ignominie

Peut rejaillir sur toi ? Dût même un triple affront
Par un triple esclavage éclater sur mon front[101] !

JOCASTE.
Laisse, je t’en conjure, une telle recherche !


ŒDIPE.
Je veux la vérité qu’avec ardeur je cherche.


JOCASTE.
Suis d’excellents avis : il faut t’en dispenser.


ŒDIPE.
Mais tes meilleurs conseils pourraient bien me lasser[102] !


JOCASTE, (à part).
Malheureux ! que le ciel t’empêche de connaître

Quels étaient les mortels de qui l’on t’a vu naître !

ŒDIPE.
Au plus tôt, ce berger, qu’on le fasse venir !...

De ses aïeux laissons la reine s’applaudir.

JOCASTE.
Hélas ! infortuné ! que je plains tes misères !!

Hélas ! hélas ! voilà mes paroles dernières[103] !


Scène SCÈNE IV.

LES MÊMES, HORS JOCASTE.
LE CHŒUR.
Notre reine éperdue où court-elle, seigneur ?

Elle paraît en proie à la plus sombre ardeur.

Je crains les maux que peut enfanter son silence.

ŒDIPE.
Que m’importe ! avant tout je veux de ma naissance

Connaître le mystère et d’où j’ai pu sortir ?
De la reine l’orgueil va sans doute en souffrir,
Mais quand je ne serais qu’un fils de la Fortune[104],
Devrais-je la traiter en marâtre importune,
Elle dont si souvent la propice faveur[105]
Sur ma vie a jeté tant d’éclat, de bonheur !
La Fortune est ma mère ? Oh ! oui les Destinées[106]
Pour proches m’ont donné les Mois et les Années.
Oui, né ce que je suis, on ne me verra pas[107],
Ignorer ma naissance, hélas ! jusqu’au trépas !

LE CHŒUR[108].

Dans l’avenir si je sais lire[109],
Et si je puis prédire
La vérité,

Avant que le soleil ait quitté cette terre,
Nous aurons éclairci ce ténébreux mystère.
Un prince respecté
Sera rendu bientôt à la douce espérance.
Par le chant, par la danse
Nous allons célébrer son heureuse naissance !
Thébains ! puissions-nous voir
Par Apollon se combler notre espoir[110] !
Dis-nous quel Dieu, quelle Déesse
À ton sort s’intéresse
Ou t’a donné le jour,
O prince notre amour !
Pan surprit-il dans un secret bocage
Ou dans un riant pâturage,
Sur le mont Cithéron,
Quelque nymphe enfant d’Apolion[111] ?
Sur des montagnes isolées

Bacchus t’a-t-il reçu des filles d’Hélicon[112],
Avec elles jouant dans de fraîches vallées ?

ŒDIPE, (apercevant de loin Phorbas).

Je crois n’avoir jamais rencontré ce vieillard ;
Serait-il ce berger que j’attends, par hasard ?
Sa démarche, son port, son air et son visage,
Tout me le fait penser, tout jusques à son âge.
Il me semble amené par des gens du palais ;
Ceux qui l’ont déjà vu retrouvent-ils ses traits ?

LE CHŒUR.
Oui, seigneur, oui c’était un serviteur fidèle

De Laïus ; il gardait ses troupeaux avec zèle.

ŒDIPE.
Étranger, sans détour réponds : Ce vieillard, dis,

Te semble-t-il celui dont tu parlas jadis ?

LE BERGER.
C’est lui.

Scène V.

PHORBAS, LES MÊMES.
ŒDIPE.
Regarde-moi, vieillard et sois sincère[113] ; Étais-tu de Laïus au service ordinaire ?</poem>
PHORBAS.
Oui, seigneur, au palais je fus même adopté :

On ne m’y traitait point en esclave acheté.

ŒDIPE.
Quels étaient tes travaux ?


PHORBAS.
Presque toute ma vie

Par les soins du bétail, seigneur, était remplie.

ŒDIPE.
Dans quels lieux faisais-tu pâturer tes troupeaux ?


PHORBAS.
Sur le mont Cithéron, sur ses riants côteaux.


ŒDIPE.
Reconnais-tu cet homme à la mine étrangère ?

L’aurais-tu jamais vu ? Parle-moi sans mystère[114] ?

PHORBAS.
Qui ?... Qu’a-t-il fait ?... De qui me parlez-vous, seigneur ?


ŒDIPE.
De l’homme que voici. Vis-tu jamais ailleurs

Ce mortel ?
 

PHORBAS.
Pas assez pour que je me rappelle

Ses traits, pour en avoir un souvenir fidèle.

LE BERGER.
Prince, ce fait ne doit en rien vous étonner ;

De m’avoir vu, bientôt il va se rappeler ;
Sa mémoire ne peut avoir perdu l’idée
Des trois belles saisons que dans plus d’une année

Sur le mont Cithéron ensemble nous passions[115] ;
Ce n’était que l’hiver que nous nous retirions.
N’est-il pas vrai ?

PHORBAS.
Cela peut être véritable,

Mais depuis lors on compte un temps considérable.

LE BERGER.
Il te souvient aussi du jeune infortuné

Qu’afin de l’élever ta pitié m’a donné ?

PHORBAS.
Pourquoi ces questions, berger, je t’en conjure ?

Ce que tu dis, pour moi n’est qu’une énigme obscure.

LE BERGER.
Ami, ce jeune enfant que tu m’avais remis...

Le voici.

PHORBAS.
Misérable, ah ! tais-toi , je te dis[116]...

Ou que les Dieux sur toi signalent leur vengeance !

ŒDIPE.
Ne le maltraite point ; car à mon indulgence

Il a des droits et toi tu les perds !

PHORBAS.
Et comment,

Seigneur, suis-je coupable ?

ŒDIPE.
À moi dans ce moment

Tu veux en imposer !

PHORBAS.
Sait-il ce qu’il veut dire ?

Sans doute il est en proie à l’erreur, au délire.

ŒDIPE.
Ou de force ou de gré tu dois te résigner

À dire vrai.

PHORBAS.
Grands Dieux ! ah ! veuillez épargner

Un malheureux vieillard !

ŒDIPE.
Qu’on le charge de chaines !


PHORBAS.
Infortuné mortel !.... O fureurs inhumaines !

Que me demande-t-on ?

ŒDIPE.
As-tu donné l’enfant ?


PHORBAS.
Hé bien... je l’ai donné... Que ce jour désolant

Ne fût-il le dernier ?... ô mort !...

ŒDIPE.
Tu dois t’attendre

À périr, si, de toi je tarde à tout apprendre...

PHORBAS.
Je périrai plus tôt si j’explique les faits !


ŒDIPE.
Cet homme, je le vois, ne cherche que délais.


PHORBAS.
N’ai-je point avoué tout cet affreux mystère...

Cet enfant...

ŒDIPE.
Était-il à toi ? suis-tu son père ?


PHORBAS.
Il n’était pas à moi....


ŒDIPE.
Mais qui te le remit ?


PHORBAS.
Seigneur, au nom des Dieux, j’en ai déjà trop dit !


ŒDIPE.
C’est fait de toi, s’il faut t’interroger encore !


PHORBAS.
Il naquit au palais de ce roi qu’on honore

Et qu’on regrette hélas !

ŒDIPE.
D’un esclave ou d’un roi ?


PHORBAS.
Dure nécessité ! c’en est donc fait de moi[117] ?

Si je parle, je meurs.

ŒDIPE.
Moi je meurs à t’attendre[118] !

Et cependant ce fait il me le faut entendre !

PHORBAS.
On croyait qu’il était le seul fils de Laïus ;

Sur ce sujet la reine en pourra dire plus[119].

ŒDIPE.
Cet enfant te fut-il confié par la reine ?


PHORBAS.
Prince, il me fut remis par notre souveraine.


ŒDIPE.
Dans quel but ? Il te faut à l’instant l’avouer.


PHORBAS.
À la mort, disait-on, il fallait le vouer.


ŒDIPE.
Et c’était son enfant, oui son sang... l’inhumaine !


PHORBAS.
Une prédiction que l’on croyait certaine...


ŒDIPE.
Et laquelle ?


PHORBAS.
Il devait, au dire d’un devin,

Des auteurs de sa vie être un jour l’assassin !

ŒDIPE.
Comment à ce vieillard as-tu pu le remettre ?


PHORBAS.
Dans mon cœur j’ai senti la compassion naître,

J’ai cru que l’étranger chez lui l’emporterait,
À son funeste sort ainsi l’arracherait ;
Mais à de plus grands maux sa destinée affreuse
Le réservait... — Ta vie... ! elle est bien malheureuse !
Si c’est toi qu’il désigne !...

ŒDIPE.
Oui, tout est éclairci.

Plus d’espoir ! ô destin je suis à ta merci !
J’ai vécu, je mourrai l’effroi de la nature,
Les forfaits les plus noirs souillent ma vie impure.
À mes parents, au lieu de sentiments d’amour,
Je n’inspirai qu’horreur ! oui, j’ai ravi le jour
À qui me l’a donné ! Destins inexorables !
À ma mère par vous des liens exécrables
M’ont uni... Sort fatal !... Je succombe à tes lois !
O soleil ! je t’ai vu pour la dernière fois[120] !!!

CHŒUR DES THÉBAINS[121].

Des mortels ici-bas la race infortunée
N’est rien qu’ombre et fumée !
À peine ont ils goûté le bonheur un instant,
Qu’il n’est plus que néant !
D’une félicité, d’une gloire parfaite

Œdipe peu de jours à peine avait joui ;
Que pour lui, loin du port toute espérance a fui[122]
Dans l’abîme il tomba, précipité du faîte[123]
De la grandeur
Et du bonheur !
Après avoir délivré la patrie
De ce monstre cruel,
Dont chacun craignait la furie
Et le fléau mortel,
De Thèbes par toi si chérie
Œdipe tu fus roi !
On enviait ta couronne puissante,
Ta fortune brillante ;
Et maintenant sur toi
S’attache de cent maux la rage dévorante !

Comment le lit paternel, conjugal
Souffrit-il si longtemps cet horrible hyménée[124] !
Le temps seul dévoila ton inceste fatal ;
À d’éternels tourments ta vie est condamnée !!!

Fils de Laïus, pourquoi suis-je témoin des maux
D’un roi qui m’a rendu la vie et le repos ?
Ma voix gémissante et mes larmes
Seules expriment mes alarmes,
Le trouble extrême de mon cœur,
Ma vive et profonde douleur[125] !

SOMMAIRE DE L’ACTE V.

Œdipe tout sanglant fait parler ses douleurs.
BOILEAU.

Ce dernier acte contient le châtiment que s’inflige Œdipe, la mort de Jocaste qui s’est pendue, et les adieux que vient faire à ses enfants ce père infortuné, qui s’est condamné à la cécité et à l’exil.

Il s’ouvre par le récit, que vient faire un officier de la cour, de ce qui s’est passé récemment dans le palais. Jocaste, dans son désespoir, s’est donné la mort ; Œdipe s’est crevé les yeux. On entend aux portes du palais les cris de fureur et les gémissements, les hurlements même de l’infortuné monarque. Il paraît : ô spectacle déchirant ! son visage ensanglanté frappe d’horreur et d’épouvante le chœur qui détourne ses regards et déplore cette catastrophe. Œdipe, après avoir gémi sur ses destins exécrables, demande aux vieillards qu’ils le précipitent dans la mer. Créon, dans sa pitié généreuse, veut faire rentrer Œdipe dans le palais pour que le peuple n’ait plus sous les yeux le spectacle de ses maux affreux. Avant de quitter cette terre, théâtre de ses grandeurs et de son infortune, il désire embrasser ses filles. Créon a prévenu ses vœux ; elles sont auprès de lui ; il les serre dans ses bras et leur adresse des adieux on ne peut plus touchants. Créon, attendant que l’oracle s’explique une seconde fois, avant de laisser partir Œdipe, le ramène en son palais.

Voltaire a prétendu qu’il y a deux ou trois cents vers inutiles dans ce dernier acte. Qui croirait qu’il va jusqu’à le trouver entièrement hors-d’œuvre ? Il soutient, avec quelque apparence de raison, que la pièce est finie, quand le destin d’Œdipe est déclaré, après l’éclaircissement de Phorbas et du Corinthien. Cela peut être vrai pour nous, mais il n’en était pas de même chez les Grecs. C’est ici ou jamais qu’il faut tenir compte de la différence notable des temps, des lieux, des mœurs, des usages, etc. La scène du père et de ses enfants ne peut être lue sans attendrissement, sans faire même couler quelques larmes.

Ne faut-il pas pour que les destins d’Œdipe s’accomplissent, qu’on le voie partir pour l’exil, qui est le châtiment auquel les Dieux l’ont condamné ? Ses adieux, son départ, ne font-ils pas dès lors une partie essentielle de ses malheurs, sur lesquels roule toute la pièce de Sophocle ?

Après tant d’horreurs et d’atrocités, on éprouve volontiers un attendrissement dont on sentait le besoin. Quand ce malheureux père, ce monarque si infortuné, aveugle, banni, embrasse pour la dernière fois ses enfants, la nature se reconnaît dans ce tableau et fait verser des pleurs sur ses disgrâces, en même temps que sur ce retour si touchant de tendresse.

On voit, à la seule lecture de nos différents sommaires, que l’action est :

Unique ; elle roule tout entière sur le châtiment d’un coupable convaincu. L’intérêt n’étant point partagé s’y soutient parfaitement. Une seule action ne pouvant se passer en plusieurs lieux à la fois et devant marcher rapidement vers son accomplissement, on sent la nécessité des trois unités pour la représenter sans qu’elle nous choque.

2o Héroïque, par ses personnages, dans son effet et dans ses suites, mais non dans son principe, car Œdipe ne se sacrifie point par une grande vertu, de son propre mouvement. C‘est pour le salut du peuple que le roi, par un revers inouï de la fortune, par la puissance inévitable des Dieux et de la fatalité, doit éprouver la fragilité des grandeurs humaines, en subissant les châtiments les plus horribles[126]. Tel a dû être le but moral de Sophocle ; ce n’a point été la punition seule de son orgueil et de sa curiosité qu’accompagnent une ignorance ridicule de lui-même et sa tranquillité sur la mort de Laïus.

3o Tragique ; rien, en effet, ne peut inspirer plus fortement la terreur et la pitié qu’un héros né sous une influence désastreuse, ayant sans cesse à lutter contre les destins, flottant longtemps entre l’espérance et la crainte, et cédant enfin aux lois impérieuses du sort le plus affreux.

4o Simple ; le nœud consiste dans la difficulté de connaître les meurtriers de Laïus. La pièce n’a qu’une seule catastrophe ; avec les trois unités, il serait d’ailleurs bien difficile qu’elle ne fût pas simple.

5o Convenable ; le poète n‘’a pas voulu que son héros fût parfait, pour que l’intérêt qui s’attache à son infortune, ne dégénérât point en indignation contre l’injustice des Dieux ; innocent des crimes capitaux, Œdipe est coupable en plusieurs points.

6o Extraordinaire et intéressante ; Œdipe est convaincu et puni par lui-même, en faisant des recherches contre les autres.

Le dénoûment est compliqué ; il s’opère par reconnaissance et par péripétie ou révolution. Jocaste et Œdipe se reconnaissent réciproquement pour ce qu’ils sont. De cette reconnaissance naît cette péripétie ou ce changement si déplorable dans le sort de l’un et de l’autre. Cette péripétie doit paraître sans doute vraiment et éminemment tragique ; il ne pourrait y avoir plus de douleur ni plus de pitié. On peut avancer même que c’est ce que les anciens ont fait de mieux en ce genre.

On peut juger des tragédies grecques par celle que nous avons traduite, analysée et commentée. On observe que les caractères y sont en général plus vrais qu’héroïques. Œdipe paraît un homme ordinaire ; ses vertus et ses vices n’ont rien qui soit d’un ordre supérieur à l’humanité. Il en est de même de Créon et de Jocaste. Tirésias parle avec fierté, mais simplement et sans enflure. C’est un mérite réel que cette simplicité naturelle qui fuit toute pompe, toute grandeur démesurée, sous lesquelles se cachent trop souvent tant de défauts. Les Grecs avaient assez de génie pour conduire une action et pour l’étendre dans l’espace de cinq actes, sans y jeter rien d’étranger ni si sans y laisser aucun vide. La nature leur fournissait abondamment tout ce dont ils avaient besoin ; et nous, nous ne sommes que trop fréquemment obligés de recourir à des moyens artificiels, à des ressorts peu naturels, pour assortir avec un tant soit peu de convenance les choses en les forçant, et en éloignant du sujet ce qui peut seul en faire toujours le plus grand charme.

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ACTE V.


Scène PREMIÈRE.

LE CHŒUR, UN OFFICIER DU PALAIS.
L’OFFICIER.
Sages Thébains, ô vous qu’en ces lieux ou révère[127],

Vos cœurs seront remplis d’une douleur amère
Au récit des horreurs que je vais retracer
Et qu’un devoir fatal m’ordonne d’exposer.
Ah ! si des Labdacus le sort vous intéresse,
Si vous avez pour eux un reste de tendresse,
Quel deuil va vous frapper ! Non, Thébains, non, jamais
Le Phase ni l’Ister ne pourraient du palais[128]

Entraîner dans leur cours ce qu’il a de souillures,
D’abominations et d’actions impures !
Elles doivent bientôt se produire au grand jour
Les désolations de cet affreux séjour !
Mais les plus noirs forfaits qui verront la lumière
Sont ceux dont s’est souillée une main volontaire.
 

LE CHŒUR.
Hélas ! ceux qu’on connaît sont déjà bien affreux !


L’OFFICIER.
La reine est morte !


LE CHŒUR.
O ciel ! et ce sort malheureux

Comment s’accomplit-il ?

L’OFFICIER.
O terreur inouïe !

La reine de sa main a mis fin à sa vie !
Mes yeux n’ont pu le voir ; mais, malgré ma douleur,
Si je puis vous le dire, apprenez son malheur[129] :
Jocaste à ses chagrins, à ses fureurs livrée,
Dans ses appartements à peine était rentrée,
Qu’elle vole aussitôt vers son lit nuptial,
S’arrachant les cheveux ; du séjour infernal
Elle évoque Laïus. Épouse infortunée
Lui reprochant le fruit d’un ancien hyménée,
Elle inonde de pleurs ce lit, ce lit affreux,
Qui lui vit engendrer des fils incestueux.
Son désespoir enfin et son ignominie
Ont poussé cette femme à s’arracher la vie.

Mais je ne l’ai point vue à ses derniers moments,
Car Œdipe survint : ses longs gémissements,
Son désespoir, ses cris, sa voix entrecoupée,
Sont d’un homme en délire. Il demande une épée[130],
Il appelle Jocaste, il la cherche des yeux,
La femme qui porta dans ses flancs odieux
Et le père et ses fils ! — Mon épouse, ma mère,...
Je veux la voir, dit-il... — Un Dieu dans sa colère
L’aura conduit vers elle : il pousse un cri fatal,
Il entre en brisant tout ; vers le lit nuptial
Il s’avance... O terreur ! au lien suspendue,
Sa femme inanimée est offerte à sa vue !
À cet horrible aspect, ce prince exaspéré
Rugit[131]... Au même instant le nœud est déchiré ;
Jocaste sur le marbre est étendue à peine
Qu’il détache à l’instant ses ornements de reine ;
Une agrafe est saisie : il s’en crève les yeux,
S’écriant : — Non, jamais, nul spectacle odieux
Ne les souillera plus ! Privés de la lumière,
Non, ils ne verront plus tous ces maux de la terre,
Ni les objets cruels de tant d’affreux tourments !
Qu’ils se ferment plutôt à tous les sentiments ! —
Il dit, redit ces mots et trois fois il soupire !
Il rouvre sa paupière, et ses yeux qu’il déchire
Roulent parmi des pleurs des torrents d’un sang noir.
De la reine et du roi tel fut le désespoir :
De douleurs, de tourments, cet horrible assemblage
D’époux contre nature est l’exécrable ouvrage.
Ainsi, destin fatal ! de leur félicité
Qu’on envia sans doute, hélas ! qu’est-il resté ?
Opprobre, mort, malheurs, désespoir, infamie,
Tout ce qui peut flétrir et dégrader la vie.

LE CHŒUR.
Que fait, que veut Œdipe en ce désordre affreux ?


L’OFFICIER.
— Qu’on ouvre le palais, qu’on montre à tous les yeux,

Dit-il, ce parricide et ce monstre coupable
Qui de sa mère,... horreur !... ô forfait exécrable[132] !... —
Épargnez-moi Thébains, ce douloureux récit ;
Je n’ose répéter les horreurs qu’il vomit...
Il s’exile à jamais, se voue à l’anathème
Que sa bouche naguère a lancé sur lui-même ;...
Il se traîne sans force, et dans sa sombre nuit,
Son pas a désormais besoin d’être conduit...
Mais il va se montrer aux yeux de Thèbe entière.
Son plus grand ennemi pleurerait sa misère[133] !


Scène II.

ŒDIPE, LES MÊMES.
LE CHŒUR.
O comble de malheurs ! spectacle déchirant !

Jamais à nos regards un tableau plus touchant
Ne s’est offert. O prince ! ah ! quel cruel délire
S’empara de tes sens ! Quel Dieu vengeur t’inspire

Une telle fureur ?... Je voudrais te parler
T’interroger, te voir... Tout me fait reculer
D’épouvante et d’effroi !...

ŒDIPE.
Destinée inhumaine !

Moi, l’homme du malheur, d’une marche incertaine
Où me traîner ? Où vais-je ? Et dans quels lieux ma voix
Hélas ! gémira-t-elle ? O toi que tant de fois
J’ai maudit, ô destin ! où plongeas-tu ma vie ?

LE CHŒUR.
Dans l’infortune extrême et la plus inouïe !


ŒDIPE.
O nuit où je me vois descendu sans retour !

O nuage éternel qui me ravis le jour !
État cruel, affreux, ténèbres exécrables,
Hélas ! vous punissez des maux irréparables !
Hélas ! cent fois hélas ! que de remords rongeurs
Réveillent à la fois mes maux et mes douleurs,
Plus que l’aiguillon d’or qui m’arracha la vue !

LE CHŒUR.
Par l’excès du malheur ton âme est abattue,...

De plus, tu sens tes maux ; tu te plains justement,
Œdipe, d’être en proie à ce double tourment[134].

ŒDIPE.
Quoi ! mes amis, malgré ma destinée amère,

Vous ne me quittez point, privé de la lumière !
Quoique mes yeux au jour soient à jamais fermés,
Je connais votre voix ; mes enfants bien-aimés,
Votre pitié me touche.

LE CHŒUR.
Ah ! quelle barbarie !

Quel Dieu cruel sur toi dirigea sa furie ?

ŒDIPE.
Phébus m’a, chers amis, par ces maux éprouvé,

Mais mon bras seul, mon bras de mes yeux m’a privé.
Pour les autres ce jour, en agréments fertile
Eût accru mes douleurs ! La vue est inutile
À qui n’a plus à voir que malheurs et fléaux !

LE CHŒUR.
Hélas ! il est trop vrai qu’elle accroîtrait tes maux !


ŒDIPE.
Qu’ai-je encore en effet à voir, aimer, entendre

Qui puisse m’inspirer quelque sentiment tendre ?
Rien ! tout m’est interdit. Hâtez-vous, mes amis,
Que ce monstre au plus tôt soit loin de ce pays !
Chassez un parricide, un odieux coupable
Que les Dieux ont chargé de leur haine implacable !

LE CHŒUR.
Œdipe, je voudrais que jamais à mes yeux

Ne se fût présenté d’homme si malheureux !

ŒDIPE.
Qu’il tombe anéanti sous le courroux céleste

Le mortel qui, touché d’une pitié funeste,
À délivré mes pieds de leurs liens cruels
Et conservé des jours malgré moi criminels !
Sur mes amis, sur moi, que de douleurs amères
N’auraient jamais pesé !

LE CHŒUR.
Tes affreuses misères

M’obligent de souscrire à ces vœux de ton cœur.

ŒDIPE.
D’assassiner mon père aurais-je eu le malheur ?

M’aurait-on vu souillé par un inceste infâme !
Et ma mère l’eût-on nommée un jour ma femme ?
Serais-je le mortel le plus infortuné,

Fils impur de parents impurs[135], et condamné
Par le sort à s’unir par des liens coupables
Aux flancs qui l’ont porté. Fléaux épouvantables,
Vous êtes tous tombés, vous pesez tous sur moi !

LE CHŒUR.
Mais quels que soient les maux qu’on voit fondre sur toi,

Je ne puis approuver cette horreur inouïe,...
Se mutiler ainsi !... mieux vaut perdre la vie !

ŒDIPE.
Qu’on cesse de parler des maux que j’ai soufferts,

Ils sont selon mes vœux. De quel œil aux enfers
Aurais-je regardé ma mère infortunée,
Mon père assassiné ?... Ma triste destinée
Était de me punir des forfaits inouïs
Que sur l’un et sur l’autre hélas ! j’avais commis.
Aurais-je pu vivant voir mon affreuse engeance
Souillée avec horreur de sa seule naissance ?
Non, non, je ne verrai jamais devant mes yeux
Ces enfants, ni ces murs, ni ces autels des Dieux !
Malheureux ! je me suis banni de ma patrie,
Où jadis, dans le sein d’une cité chérie,
Plein de gloire et d’honneur, je coulais d’heureux jours !
Je ne verrai donc plus ces palais ni ces tours !
J’ai déversé sur moi l’opprobre et l’anathème.
Le criminel, fût-il du sang de Laïus même !
Ai-je dit, ô Thébains ! il doit être chassé
De vos murs, vil mortel par vous tous repoussé !
C’en est fait ; je voudrais encor perdre l’ouïe,
Pour fermer toute entrée à la crainte inouïe
Des nouvelles horreurs qui peuvent m’arriver.
O Cithéron !... pourquoi du trépas me sauver[136] ?

Pourquoi ne m’a-t-on pas étouffé dès l’enfance ?
Qui jamais eût connu ma fatale naissance ?…
O Polybe ! ô palais que je crus paternel !
O Corinthe ! quel monstre et quel impur mortel[137]
Tu nourris dans ton sein !… sous l’apparence vaine
D’un fils de ton monarque et de ta souveraine !…
Que reste-t-il enfin de cet éclat trompeur ?
Un fils coupable issu d’une race en horreur.
O chemin de Daulis ! route fatale, affreuse,
Buisson, sentier étroit et forêt ténébreuse,
D’un père assassiné vous avez bu le sang ;
Voit-on la trace encor d’un fait si flétrissant,
Prélude des forfaits commis dans ma patrie ?
« Hymen, fatal hymen, tu m’as donné la vie[138] ;

Mais dans ces mêmes flancs où je fus renfermé
Tu fais rentrer ce sang dont tu m’avais formé ;
Par là naissent impurs et des fils et des pères,
Des frères, des époux, des femmes et des mères, »
Et tout ce qu’on peut voir de désordres affreux
Surgir d’un même lit, de parents monstrueux !
C’en est trop ! rougissons de ces horreurs sans nombre,
Amis, indiquez-moi quelque retraite sombre
Ou faites-moi mourir ; lancez-moi sans retard
Dans un gouffre profond, pour que de mon regard
Nulle personne ici ne soit plus profanée !
Ah ! veuillez accomplir ma triste destinée !
Venez, d’un malheureux sans crainte approchez-vous[139],
Sur lui seul doit tomber le céleste courroux !...

LE CHŒUR.
Seigneur, voici Créon ; la nation thébaine

Vient de lui confier la garde souveraine
Du royaume ; il peut seul ou seconder tes vœux,
Ou t’accorder encor ses conseils généreux ;
C’est à lui que tu dois adresser ta prière.

ŒDIPE.
Pour moi, dites, Thébains, que pourrait-il donc faire ?

Injuste à ton égard, si coupable jadis !
Oui, sans doute, Créon ! frère, tu me maudis !


Scène III.

LES MÊMES, CRÉON.
CRÉON.
Ne crois point qu’à des maux que mon âme déplore

Je voudrais insulter pour les accroître encore,
Œdipe, je te plains... Quant à vous, ô Thébains !
Si vous ne craignez pas les regards des humains,
Ah ! respectez au moins cette pure lumière
De l’astre qui vous voit et féconde la terre[140].
Rougissez d’exposer au dedans de ces murs,
Voilez à tous les yeux des objets trop impurs ;
La terre ne peut plus porter cette victime
Que poursuivent les Dieux d’un courroux légitime ;
L’eau ne peut l’arroser, et la clarté du ciel
Ne doit plus éclairer ce profane mortel.

Au palais à l’instant il convient qu’on l’emmène,
C’est à ses parents seuls à soulager sa peine !

ŒDIPE.
Puisque dans ton palais je puis être accueilli,

Que tu souffres des maux dont je suis assailli,
Accorde-moi, seigneur, une faveur dernière.

CRÉON.
Que veux-tu ?


ŒDIPE.
Jette-moi dans un coin de la terre

Où je puisse à jamais vivre loin des humains.

CRÉON.
Prince, je l’aurais fait : les oracles divins[141]

Ont parlé, je ne puis. Le respect, la tendresse,
Et ton malheureux sort surtout qui m’intéresse,
Tout m’engage à les faire encore s’expliquer.

ŒDIPE.
Et quel autre que moi peuvent-ils indiquer ?

Oui tout est éclairci : je suis ce parricide,
Ce sacrilège impie et ce monstre perfide...

CRÉON.
Ce que tu dis est vrai, mais ton sort odieux

Comme le nôtre aussi demande que des Dieux
La volonté pour nous soit manifeste et claire.

ŒDIPE.
Est-ce sur un mortel en proie à leur colère

Qu’il faut l’interroger ?

CRÉON.
Oui, ton sort inouï

À l’oracle a donné le plus solide appui.

ŒDIPE.
Écoute-moi : voici la grâce que j’implore

D’un prince dont le cœur si dignement l’honore :
Dépose en un tombeau les restes de ta sœur[142]
Qui gît en ce palais témoin de son malheur.
Pour moi, ne souffre plus que ta belle patrie
Par mon indigne aspect soit encore flétrie ;
Ne permets plus, seigneur, que j’habite ces lieux
Qui pourraient se souiller de mon souffle odieux !
Laisse-moi désormais habiter les montagnes
Du Cithéron, ses bois et ses sombres campagnes !
Ah ! fais-moi, je t’en prie, en ces tristes déserts
Ensevelir ma honte et mes affreux revers !
Là, déjà, quand j’ouvrais les yeux à la lumière,
Ma tombe était marquée ! ô destinée amère !
Hélas ! sans la pitié, sans un fatal secours,
À peine à mon berceau j’aurais fini mes jours !
Je ne le sais que trop : ma vie infortunée,
Au céleste courroux en naissant condamnée,
Devait souffrir des maux plus affreux que la mort !
Quelque cruel qu’il soit, j’accomplirai mon sort...
Je suis père, ô Créon ! de ta noble assistance
Mes fils n’ont point besoin ; leur âge et leur vaillance
Leur promettent partout la gloire et le bonheur.
Mais je sens la pitié, la tendresse en mon cœur,
Prince, se réveiller, pour ces filles chéries
Que mes soins paternels à ma table ont nourries[143].

Que vont-elles, hélas ! désormais devenir ?
Puisses-tu leur créer un heureux avenir[144] !
Que je les touche encore et déplore avec elles
Du sort qui m’accabla les rigueurs trop cruelles ;
Mes enfants de mes maux portent aussi le poids ;
Laisse-les m’embrasser pour la dernière fois !
O prince ! en les serrant, sur ma poitrine émue,
Il pourra me sembler peut-être qu’à leur vue
Mes yeux se sont rouverts !... Mais quelle voix, seigneur,
A frappé mon oreille ? et quels cris de douleur ?...
Créon a-t-il été touché de mes misères ?
Ne sont-ce point les cris de mes filles si chères ?
Ah ! si je disais vrai ! si c’étaient mes enfants ?


Scène IV.

LES MÊMES, LES FILLES D’ŒDIPE.
CRÉON.
Oui, seigneur, les voilà ! De tes maux accablants,

De ton sort trop cruel, mon âme déchirée
T’accorda cette grâce ardemment implorée.

ŒDIPE.
Ah ! puisses-tu jouir d’un règne plus heureux

Que le mien ! Que les Dieux daignent combler tes vœux !...
O mes filles ! mes sœurs ! touchez ces mains sinistres[145]
Et qui, de mes fureurs exécrables ministres,

Ont plongé votre père en cet horrible état.
Reconnaissez celui dont l’infâme attentat,
Par un crime inouï qui souilla cette terre,
Vous fit naître des flancs d’une coupable mère !
Combien sur votre sort mes yeux versent de pleurs !
Je pressens de vos jours les amères douleurs.
Quelles solennités, par les Thébains données,
Pourront vous réjouir, filles infortunées !
Vous n’en reviendrez point sans honte, sans chagrin...
Plus tard, quand vous serez à l’âge de l’hymen ,
O mes chères enfants ! hélas ! quelles familles
Se chargeraient d’opprobre en admettant mes filles ?...
Car quel forfait, quel crime ici n’a-t-on point vu ?
Vous avez dû le jour au sein qui m’a conçu !...
Fruits de l’inceste, enfants d’un parricide père,
Pour dot qui recevrait de vous honte et misère ?
O mes filles, personne !... Un mépris éternel,
Vierges, vous flétrira d’un célibat cruel..
Mais vous serez leur père, ô fils de Ménécée !
Nulle par vous jamais ne sera délaissée !
Elles sont votre sang et n’ont d’espoir qu’en vous,
Sans biens et sans amis, sans soutiens, sans époux...
Vous ne souffrirez point que la faible innocence
Comme un coupable père éprouve la souffrance.
Donnez-moi votre main, ô mortel généreux !
Pour gage que par vous seront remplis mes vœux.
Sans leur âge si tendre, à des filles si chères
Que j’aurais à donner de conseils salutaires !
Voici mon dernier vœu : Daigne les préserver
Le ciel de tous ces maux qu’il me fit éprouver !...

CRÉON.
Seigneur, retirons-nous, c’est trop verser de larmes,

Rentre dans le palais, dissipe tes alarmes !

ŒDIPE.
J’obéis, quoi qu’il puisse en coûter à mon cœur.


CRÉON.
Il te faut modérer ta cuisante douleur.



ŒDIPE.
J’y consens, mais j’implore une grâce dernière.


CRÉON.
Laquelle ?


ŒDIPE.
Que je sois banni de cette terre !


CRÉON.
Mais des Dieux seuls tu peux avoir cette faveur

si triste.

ŒDIPE.
Et moi qui vis à leurs yeux en horreur !


CRÉON.
C’est pourquoi tu verras ta prière exaucée.


ŒDIPE.
Peux-tu me l’assurer ?


CRÉON.
Oui, telle est ma pensée.


ŒDIPE.
Prince, il suffit : fais-moi mener hors de ces lieux.


CRÉON.
Viens ; laisse tes enfants.


ŒDIPE.
Ce bien si précieux[146]

Ne me le ravis point.

CRÉON.
Chasse à jamais l’envie

De dominer : ce fut le malheur de ta vie.

LE CHŒUR.
Vous l’avez sous les yeux, ce monarque, ô Thébains !

Que le ciel semblait mettre au-dessus des humains :
Il devait sa puissance à sa seule sagesse
Et non point au hasard, au sang, à la richesse.
L’esprit rare et prudent de ce divin mortel
L’avait rendu vainqueur de ce monstre cruel
Dont il sut dévoiler les sanglantes énigmes.
Voyez l’amas d’horreurs où l’ont plongé ses crimes !
Apprenez, ô mortels ambitieux et vains !
Que nul ne peut juger du bonheur des humains
Avant que l’on n’ait vu s’achever leur carrière[147]
Sans crimes et sans maux jusqu’à l’heure dernière.


FIN DE L’ŒDIPE-ROI, DE SOPHOCLE,
MIS EN VERS FRANÇAIS.
  1. Cette pièce est nommée Œdipe-Roi pour la distinguer de l’Œdipe à Colone, où ce prince n’est plus qu’un vieillard aveugle et proscrit.
  2. Sophocle, fils de Sophile, naquit au bourg de Colona, non loin d’Athènes, 498 ans avant J. C., lorsque Æschyle avait 27 ans. Il signala son courage en diverses occasions, et fut général de l’armée athénienne avec Périclès. Il composa 120 tragédies, dont il ne nous reste que 7, qui sont des chefs-d’œuvre. On dit qu’à 85 ans, l’Homère de la tragédie, le philosophe de la scène, ayant remporté le prix aux jeux olympiques, en mourut de joie ; mais Sotade, cité par Stobée, dit qu’il périt suffoqué par un grain de raisin.
  3. Racine a imité ou plutôt traduit ce vers avec toute la grâce de l’admirable antithèse de Sophocle :
    De l’antique Jacob jeune postérité.
    ESTHER, I. 1.
    Chénier l’a rendu beaucoup moins heureusement par :
    Enfants, du vieux Cadmus postérité nouvelle.
    Rochefort traduit ou travestit : Infortunés enfants, tendre race de l’antique Cadmus. Τροφή offre l’idée non de ce qui a été, de l’auteur de la race, mais de ce qui en provient, mais des jeunes rejetons de cette race.
    Le traducteur allemand, M. Donner, rend ce premier vers presque aussi littéralement que nous :
    O kinder, ihr, des alten Kadmos junger Stamm.
    Ὦ τέκνα, Κάδμου τοῦ πάλαι νέα τροφή
    Voici le commencement de l’Edipo—Re, d’0rsatto Giustiniano :
    O figli miei Tebani, de l’antico
    Cadmo stirpe novella, qual cagione
    Or fa voi qui seder col capo cinto
    Di supplicanti frondi ? e la cittade
    Di vapori odoriferi ripiena
    Risonar d’Inni, e gemiti dolenti ?
    Ainsi que nous, il a conservé le νέα, nova, comme Racine et Chénier, qui
    commence si malheureusement par Enfants du vieux Cadmus !! ! Ce νέα a quelque chose de touchant : une peste cruelle désole Thèbes et moissonne la fleur de la jeunesse. Les scholiastes grecs, dont les notes et les commentaires respirent rarement le bon goût et un jugement sain et sûr, en donnent une ici dont il faut leur savoir gré : οἰκτρόν τι τό νέα.
  4. Par le mot enfants, Œdipe s’adresse à la foule entière, enfants et
    vieillards : c’est un terme de caresse et de bienveillance.
  5. C’étaient des branches d’olivier entourées de laine. Les anciens Grecs portaient à la main ou sur la tête des rameaux et des bandelettes, quand
    ils allaient demander quelque faveur considérable ou aux dieux ou aux
    hommes.
  6. Les Pœans, dans Sophocle, sont des prières, des hymnes en l’honneur d’Apollon surtout et des autres divinités. Ce n’étaient pas toujours des chants d’allégresse, mais souvent, comme ici, des plaintes lugubres.
  7. Voltaire a ridiculisé à tort ce passage. Ignorant la langue grecque, comme nous avons déjà eu l’occasion de le prouver ailleurs, il a dû se fier à une mauvaise traduction, où il a lu : « Je suis Œdipe si vanté par tout le monde… »
    Il y a apparence, dit-il, que les Thébains n’ignoraient pas qu’il s’appelait Œdipe. Non, certes ; mais Voltaire ignorait l’antiquité, et faisait dire à Sophocle ce qu’il ne dit pas. Que dirait-on de celui qui reprocherait à Racine ce vers :

    Oui, c'est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille !

    L’énigme seule du sphinx avait rendu Œdipe célèbre, et l’on sait d’ailleurs que les anciens, aux mœurs plus simples et plus franches qu’à notre époque de raffinement et de fausse modestie, ne faisaient aucune difficulté d’avouer que leur nom était connu, nobile.
    Virgile ne fait-il pas dire à son héros :

    Sum pius Æneas fama super œthera notus.

    Ce qui est bien plus fort que les paroles d’Œdipe.
    Il n’y a donc point d’orgueil dans ce que ce monarque dit de lui-même, comme il n’y a point de simplicité grossière dans la manière dont il se nomme, comme il n’y a rien de déplacé à faire la peinture des maux qui accablent Thèbes. Au contraire, ils font plaisir au lecteur sensible, ces sortes de développements si naturels à ceux qui sont dans le malheur.
  8. Les questions d’Œdipe ne doivent pas faire supposer qu’il ignorait le sujet de la consternation publique : il s’en explique assez quelques vers plus bas ; mais le concours de tout ce peuple autour de son palais pouvait lui faire craindre qu’il ne fût encore arrivé de nouveaux désastres. On voit bien, à son langage seul, qu’il connaissait le malheureux état ou les Thébains étaient réduits.
  9. Dacier et d’autres philologues ont raison de ne pas admettre l’interprétation par laquelle ce passage : « Voici des prêtres courbés sous le poids des années » ne devrait s’entendre que du grand prêtre qui parlerait de lui seul au pluriel, et serait ainsi le seul vieillard avec les enfants. Dacier est d’accord avec l’excellent traducteur italien, O. Giustiniano :
    Alcuni poi son sacerdoti d’anni gravi.
    Quelques prêtres aussi courbés par les années.
  10. Les anciens Grecs étaient dans l’usage de s’asseoir à terre, quand ils venaient demander une grâce. L’usage de se prosterner était réservé aux Orientaux. Le mot s’humilier (humi, à terre) rend seul à peu près l’idée du mot grec s’asseoir à terre.
    Il y avait à Thèbes deux temples de Pallas, l’un connu sous le nom de Minerve onca, ou secourable ; l’autre, sous celui de Minerve isménienne, à cause du fleuve Isménos, qui traversait Thèbes et qui a encore son ancien nom. On appelait aussi cette cité cadméenne, à cause de Cadmus. Des critiques prétendent qu’il ne s’agit ici que de celui des deux temples qu’on voyait dans la place publique : il était consacré à Minerve secourable et s’appelait double, à cause de ses deux ailes.
  11. Isménos, rivière béotienne, aujourd’hui desséchée, selon Dodwell, Tour through Greece, T. I., 1819. Le temple d’Apollon était situé sur ses bords.
    La cendre prophétique ; cendre est mis, par une belle et riche métonymie, pour autel sacré.
    Le texte dit : Sur la cendre fatidique, μαντεία σποδός, de l’Isménos. Ce vers sublime ne demandait qu’à être rendu presque mot à mot. Ce mot cendre est ici employé parce que l’avenir se dévoilait, se prédisait dans ce temple, en consultant le feu ou plutôt les cendres des victimes brûlées en l’honneur du dieu.
  12. Cette déesse, ce dieu, λοιμὸς, la peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom, ἔχθιστος λοιμὸς ; suspension d’un heureux effet imitée par Lafontaine.
    Quelle harmonie lente et lugubre dans ces mots :
    ῍Αιδης στεναγμοῖς καὶ γόοις πλουτίζεται,
    Qui ont encore inspiré ce beau vers à Lafontaine :
    Capable d’enrichir en un jour l’Achéron.
    ῍Αιδης est fort heureusement précédé de μίλας qui signifie noir, profond, et a peut—être la force des deux idées ensemble.
  13. Voilà ce qui contribue avec art à rendre l’action plus tragique ; car cet Œdipe, si grand, si renommé, si loué, si adoré de son peuple, regardé sinon comme égal aux dieux, du moins comme le premier des hommes, doit bientôt en devenir l’exécration.
  14. On connaît le beau vers que Voltaire a pris à Corneille :
    Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion.
    Le sphinx de Sophocle avait la tête et le sein d’une vierge, les griffes d’un lion, le corps d‘un chien, une queue et des ailes de dragon.
  15. Ce mot de tribut fait assez entendre que les Thébains étaient obligés de présenter de temps en temps quelqu’un qui s’efforçât de deviner l’énigme : sans quoi personne n’eût osé l’entreprendre, à la vue de tous ceux que le sphinx avait mis en pièces.
  16. Nous avons respecté le fameux Οἰδίπου κάρα, Œdipi Caput.
  17. Sophocle dit : « De sorte que, certes, vous ne me réveillez pas, dormant d’un sommeil. » On se rappelle ici l’expression hardie de Bossuet : « Dormez votre sommeil, grands de la terre ! » Ma prudence, dit Œdipe, ne s’endort point sur ce qui vous touche ; vos cris ne l’ont pas réveillée. C’est là sans doute le sens délicat qui a échappé à beaucoup d’interprètes. Orsatto Giustiniano a suivi le sens que nous avons adopté. La traduction vulgaire est ridicule : « Ne croyez pas que vos cris m’aient éveillé. »
  18. La couronne de laurier qu’on portait en revenant de Delphes marquait
    donc que l’on y avait reçu une réponse favorable.
  19. C’est le sens littéral, expressément vague et ambigu. Créon, qui ne sait pas s’il doit s’expliquer devant le peuple, trouve le moyen de répondre sans rien dire : il excite ainsi la curiosité et l’attention. « Si les malheurs (c’est-à-dire, la cause des malheurs) sont écartés, dit-il, tout ira bien. »
    Ce n’est point là la réponse de l’oracle, mais la pensée de Créon, qui en interprète le sens. Quant aux paroles mêmes de la réponse d’Apollon Pythien, elles sont rapportées un peu plus loin.
  20. Laïus, roi de Thèbes, fils de Labdacus, a donné son nom à la race des Labdacides. Labdacus était petit-fils de Cadmus, fils d’Agénor et de Téléphane. Polydore, fils de Cadmus et d’Harmonie, succéda à son père.
  21. Laïus est-il tombé dans son palais ou aux champs ? dit le texte. Il était sans raison qu’Œdipe eût été si longtemps marié avec Jocaste, sans avoir su ni recherché comment avait péri cet ancien roi. Nous avons déjà dit, dans nos prolégomènes, qu’on ne peut excuser ce défaut visible, mais nécessaire. Sophocle l’a sauvé le mieux possible, en le rendant en quelque sorte si étranger à son action, qu’on ne s’avise pas de l’y trouver sans y réfléchir.
  22. Nous avons laissé subsister ce beau mot de théore : on appelait ainsi celui qui allait consulter les dieux ou leur faire des offrandes ; on nommait théorie un députation religieuse envoyée dans le même but.
  23. Ce rapport est inexact. Mais si Phorbas, qui a abandonné son maître dans le danger, eût raconté le fait tel qu’il s’était passé, on l’aurait accusé de lâcheté : il exagérait le péril pour excuser sa fuite.
  24. Il s’agirait donc ici de séduction à force d’argent. Plusieurs ont pensé à tort que le sens du texte était que Laïus, marchant sans ses trésors, on n’avait pas d’intérêt à l’attaquer ; aussi soupçonna-t-on quelque autre motif. Ce premier soupçon prépare, sans le justifier, l’emportement d’Œdipe contre Tirésias et contre Créon.
  25. Le sphinx et ses pièges cruels, ses énigmes enveloppées. Sophocle, par cette réponse, a voulu repousser ou prévenir la critique fondée sur ce qu’il n’était pas naturel qu’on eût négligé si longtemps la recherche des assassins de Laïus.
    On sait l’histoire curieuse du sphinx. Les uns disent que ce fut une flotte qui s’empara de la Béotie et infesta le pays thébain, sous la conduite d’une femme cruelle qu’Œdipe tua. D’autres prétendent que le sphinx était une fille naturelle de Laïus, laquelle fit mourir ceux des Thébains qui alléguaient l’oracle d’Apollon à Cadmus sur la succession de ses enfants, pour empêcher les fils illégitimes de régner ; que cette ville voulut qu’on produisit cet oracle ; qu’Œdipe, instruit en songe, le récita et fit mourir sa sœur.
    Il y a mainte explication, antique ou moderne, de l’idée mystique et symbolique du sphinx. (V. le livre Ier et l’épilogue d’ANTIGONE par Ballanche.)
  26. Le chœur est le personnage moral des tragédies anciennes : c’est, pour ainsi dire, la personnification des pensées morales qu’inspire l’action, l’organe des sentiments du poète parlant au nom de l’humanité tout entière.

    Les poètes Grecs introduisaient le chœur sur la scène et le liaient avec leurs fictions ; on voulait que dans chaque pièce, quelque rôle particulier qu’il y jouat d’ailleurs, il fût avant tout le représentant de l’esprit national et ensuite le défenseur des intérêts de toute la société humaine. Le chœur était, en un mot, le spectateur idéal, il modérait les impressions excessivement violentes ou douloureuses d’une action quelquefois trop voisine de la réalité, et en offrant au spectateur véritable le reflet de ses propres émotions, il les lui renvoyait adoucies par le charme d‘une expression lyrique et harmonieuse. (Voyez Schlegel.)

    Le chœur était placé dans l’orchestre, sur le devant de la scène, auprès du thymélé, espèce d’autel autour duquel il exécutait ses évolutions.

    Dans la tragédie grecque, dit Marmontel, les personnes qui composaient le chœur exécutaient une espèce de marche, d’abord à droite et puis à gauche, et ces mouvements qui figuraient, dit-on, ceux de la terre (d’un tropique à l’autre) se terminaient par une station. Or, la partie du chant qui répondait au mouvement du chœur allant à droite, s’appelait strophe ; celle qui répondait à son retour s’appelait antistrophe, et la 3e qui répondait à son repos, s’appelait épode ou clôture. Il n’y avait quelquefois qu’un seul mouvement. Le chef du chœur se nommait Coryphée : quand le chœur se séparait en deux fractions, il y avait deux coryphées.

    (στροφή) Demetrius-Triclinus, dans son curieux ouvrage sur les vers de Sophocle, dit que la strophe se chantait par le chœur, qui marchait tourné vers la droite, qu’il se tournait vers la gauche pour chanter l’antistrophe et qu’enfin il chantait l’épode après la strophe et l’antistrophe en se tenant immobile. On prétend que, par ces évolutions empruntées à l’Égypte, la Grèce voulait comme elle marquer le cours des astres. Ainsi la strophe et le tour à droite signifiaient le mouvement des étoiles fixes ; l’antistrophe et le tour à gauche indiquaient le cours des planètes ; enfin, l’épode et sa situation avaient trait à l’état fixe de la terre. Pindare a fait passer les mêmes tours et retours dans ses odes, apparemment parce qu‘en les chantant on faisait les mêmes évolutions. Thésée, de retour de Crète, inventa une danse qui consistait à tournoyer en diverses manières, en mémoire du Labyrinthe. À l’égard des mouvements du chœur à droite et à gauche, ils sont assez difficiles à concevoir.

    « Je crois, dit Dacier, que le chœur était partagé en deux bandes comme chez les Hébreux ; la troupe à droite commençait, s’avançant vers la gauche jusqu’à la moitié du théâtre : c’était la strophe ; l’autre troupe faisait de même, c’était l’antistrophe. »|0}}{{g|Les vers de ce Pœan chantés à l’occasion de la peste de Thèbes, sont appelés monostrophiques. Des hellénistes, notamment Fr. Thiersch, le partagent cependant en trois strophes, dont ils donnent la mesure.

  27. O douce voix de Jupiter ! c’est-à-dire, l’oracle d’Apollon, car ce Dieu n’était que le prophète, l’interprète de son père, le ministre de ses conseils.
     
    Un oracle, pour faire cesser la peste, était arrivé de Delphes à Thèbes : le chœur désire en avoir connaissance. Cette voix était douce, puisqu’elle promettait la délivrance des Thébains. Pythos est un ancien nom de Delphes. Le temple était enrichi de dons innombrables, et depuis, le lieu de l’oracle fut bâti de mille tuiles d’or qu’envoya Crésus.

  28. L’oracle pouvait à l’instant procurer des secours ou indiquer les mesures qui pourraient dans la suite faire cesser la contagion. Cet oracle est représenté comme une personne.
  29. Un dieu de feu, a dit déjà Sophocle πυρφόρος θεός : du vers 27 ; il le nomme ici plus loin, c’est la peste même.
  30. Vers traduits à peu près de même dans la Henriade.
  31. Ce Mars sans bouclier, ce nouveau Mars, est mis ici pour le mal personnifié et non pas seulement pour le fléau de la guerre. Aussi n’apparaît-il point ici comme dans les combats, tout armé, mais sans bouclier, entouré de cris ou de plaintes.
  32. Le chœur invoque aussi Diane ou Hécate, qui était censée agiter les hommes par des fureurs, aussi bien que Bacchus. Cette Diane était une des divinités qui portaient des flambeaux. On invoque plutôt ses feux, ses rayons qui portent la flamme, aussi bien que ceux du Bacchus Thébain, à qui l’on donne ici une mitre d’or (chrysomitra), χρυσομίτραν, épithète qu’il a sans doute conservée comme signe de son origine orientale.
  33. On sait que les Bacchantes célébraient avec des torches, pendant la nuit, les fêtes de Bacchus ; de là vient que l’on a donné cet attribut à ce Dieu, sur les traits duquel se montrait une ivresse délirante, comme le signifie l’épithète οἰνῶπα, au vers 211 ; Le vin qui nous anime et excite l’épanchement de l’âme, faisait naître une foule d’inspirations propres à la haute poésie lyrique et desquelles Bacchus, si honoré à Thèbes, était la cause naturelle.
  34. Ce Dieu du mal est la peste même, ce Mars, ce fléau qu’on doit sans doute trouver indigne d’être mis au rang des dieux.
  35. Ces imprécations, lancées par la bouche même d’Œdipe, vont nous peindre au naturel l’excommunication des anciens, châtiment terrible dans le paganisme. Euripide entre encore dans de plus grands détails dans son Iphigénie en Tauride.
  36. De ces libations qu’on versait sur la terre ou sur le front de la victime, comme on le voit pratiqué dans Homère, dont Sophocle a imité les expressions. Il y eut ensuite un autre usage, qui était exprimé dans les mêmes termes, et consistait à se servir ensuite de cette eau lustrale, pour arroser et purifier les assistants. (V. Athénée, liv. IX.)
  37. Œdipe parle sans le savoir de lui-même, c’est-à-dire du fils de Laïus. Damier blâme à propos un scholiaste qui trouvait ces sortes de pensées peu nobles. On ne pourrait guère reprendre, dans ce passage de Sophocle, que l’épithète όμόσπορος, de même semence, intraduisible d’ailleurs en français. Toutes les autres pensées sont très-belles et fort propres aux mouvements du théâtre. Euripide en est plein, tandis que l’auteur d’Œdipe les emploie sobrement et uniquement pour émouvoir.
  38. Il veut venger comme son père un roi dont il se trouve à la fin et le fils et le meurtrier !!
  39. Il parait que le peuple se retire après avoir reçu les ordres du roi. Le chœur, composé des plus anciens et des plus respectables citoyens de la nation, reste et répond pour le peuple.
  40. Le texte dit : « Quand même une troisième réflexion (un troisième conseil ou expédient) se présenterait, n’omets pas de le dire. » Le traducteur italien a dit : « Giungi la terza ancor se in pronto l’hai. » Joignez-y la troisième encore si vous l’avez prête.
  41. Tirésias était de Thèbes en Béotie, fils d’Évère et de la nymphe Chariclo. Il vit Pallas au bain, disent Callimaque et Properce : pour sa punition, moindre que celle d’Actéon, il fut privé de l’usage des yeux. La déesse même en eut compassion et lui donna la science de l’avenir. Selon Ovide, il devint aveugle au sujet d’un différend entre Jupiter et Junon, laquelle le punit pour n’avoir pas décidé en sa faveur. Jupiter, pour le dédommager, lui accorda le privilège de lire dans l’avenir.
  42. Pas un mot de ce vers n’est inutile, car il jette les fondements des soupçons d’Œdipe contre son beau-frère, et prépare les auditeurs à les voir naître sans surprise.
  43. Brumoy traduit froidement cette beauté caractéristique, cette expression énergique, heureuse et sublime à la fois : « Et vous comptez pour rien la colère qui vous transporte. » Il faut être souvent plus hardi que cela en traduisant ou en faisant passer dans d’autres langues, d’aussi grands génies
    que Sophocle.
    Au reste, ces mots de Tirésias sont terribles par tout ce qu’ils disent et annoncent. C’est la colère obstinée d’Œdipe qui sera cause que ses crimes passés vont être dévoilés à ses yeux ; c’est cette colère, devenue fureur, qui va décider de ses destinées.
  44. C’est très-littéral. La liberté du prophète est justifiée par la colère d’Œdipe. Cette scène est si bien conduite, que Tirésias parle à découvert et annonce au roi son destin, sans qu’Œdipe doive le croire. Il a sujet de penser que tout ceci est l’effet de la fureur et du complot de Tirésias, d’autant plus qu’il se croit fils du roi de Corinthe et non de Laïus.
  45. Veux-tu m’éprouver ? Est-ce pour me tendre un piège ?... c’est-à-dire, est-ce pour voir si je ne varierai point, si je ne changerai point de langage.
  46. Il est de toute impossibilité parfois de rendre littéralement le texte de Sophocle. Il y a ici, par exemple : Apollon est suffisant, pour : est seul mon garant ; seul il s’est réservé le soin d’accomplir ces choses, c’est-à-dire de te punir. Rochefort a adopté la correction admise par Brunck et qui lui a paru seule capable de donner quelque sens à la réponse de Tirésias et à ce qu’Œdipe vient de dire. Brumoy traduit : « Mon sort n’est pas entre vos mains ; Apollon est mon garant ; il aura soin de mes jours. » Ce sens, qui lui parait simple et vrai, n’est pas plus exact que celui du traducteur italien,
    Orsatto Giustiniano :
    Il possente Apollo oura
    C’est là une grande leçon !

    Créon, dit fort bien Dacier, craint avec raison qu’en l’état où il est, un moment de désespoir ne le porte à ajouter le meurtre de ses enfants à ses autres crimes.
    La scène est vide ; il ne reste que le chœur livré aux puissantes impressions des faits déroulés devant lui, lesquelles il résume dans les derniers vers de cette touchante et sublime tragédie.

  47. La moralité a son tour après les larmes. Cette même idée a été exprimée plusieurs fois par Sophocle et par Euripide. Il n’y avait rien de plus ordinaire dans la tragédie grecque, dont c’était la leçon constante. C’est la réponse de Solon à Crésus, qui n’en reconnut la vérité que dans son infortune.
    (Voyez Hérodote, I, 29-33.) Cette leçon a été tournée ainsi par Ovide :
    …Sed scilicet ultima semper
    Expectanda dies homini est, dicique beatus
    Ante obitum nemo supremaque funera debet.
    M. III, 135.
    Ausone a dit aussi :
    Spectandum dico terminum vitæ prius,
    Tunc judicandum, si manet felicitas.
    LUD. VII.
    Comparez encore ce que Sophocle lui-même met dans la bouche de Déjanire, au commencement de sa tragédie des Trachiniennes.

    Après la manière dont le chœur résume ici l’effet moral de la pièce, on ne saurait douter que le véritable but de Sophocle dans cette pièce ainsi que dans toutes les autres, ne fût de montrer aux Athéniens le grand tableau des révolutions de la fortune, pour servir à la fois de leçon aux gens heureux et de consolation aux infortunés. C’était, pour ainsi dire, l’essence de la philosophie pratique des premiers temps.