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Sous l’invocation de Clio/Farinata degli uberti ou la guerre civile

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FARINATA DEGLI UBERTI
OU LA GUERRE CIVILE
Ed ei s’ergea col petto e con la fronte,
Come avesse lo inferno in gran dispitto.
      Inferno, c. 10°.

Assis sur la terrasse de sa tour, le vieux Farinata degli Uberti enfonçait son regard aigu dans la ville hérissée de créneaux. Debout près de lui, Fra Ambrogio regardait le ciel où foisonnaient les roses du soir et qui couronnait de ses fleurs ardentes les collines enlacées en cercle autour de Florence. Des berges prochaines de l’Arno le parfum des myrtes montait dans l’air paisible. Les derniers cris des oiseaux avaient jailli du toit clair de San Giovanni. Soudain, le pas de deux chevaux sonna sur les cailloux aigus qu’on avait arrachés au lit du fleuve pour en paver les chaussées, et deux jeunes cavaliers, beaux comme deux saint Georges, débouchant d’une rue étroite, passèrent devant le palais sans fenêtres des Uberti. Quand ils furent au pied de la tour gibeline, l’un cracha en signe de mépris, et l’autre, levant le bras, mit le pouce entre l’index et le doigt du milieu. Puis tous deux, éperonnant leurs chevaux, gagnèrent au galop le pont de bois. Spectateur de l’outrage fait à son nom, Farinata demeura tranquille et muet. Ses joues desséchées tressaillirent et une larme de plus de sel que d’eau vint lentement couvrir ses prunelles jaunes. Enfin il secoua par trois fois la tête et dit :

— Pourquoi ce peuple me hait-il ?

Fra Ambrogio ne répondit point. Et Farinata continua de regarder la ville, qu’il ne voyait plus qu’à travers l’âcre nuage qui lui brûlait les paupières. Puis tournant vers le moine sa maigre face où s’attachaient fortement un nez en bec d’aigle et des mâchoires menaçantes, il demanda encore : — Pourquoi ce peuple me hait-il ? Le moine fit le geste de chasser une mouche. — Que vous importe, messer Farinata, l’insolence obscène de deux jouvenceaux nourris dans les tours guelfes d’Oltarno ?

FARINATA.

Je me soucie peu, en effet, de ces deux Frescobaldi, mignons des Romains, fils d’entremetteurs et de prostituées. Je ne crains pas le mépris de ceux-là. Il n’est possible ni à mes amis, ni surtout à mes ennemis de me mépriser. Ma douleur est de sentir sur moi la haine du peuple de Florence.

FRA AMBROGIO.

La haine règne dans les villes depuis que les fils de Caïn y portèrent l’orgueil avec les arts, et que les deux chevaliers thébains rassasièrent dans leur sang leur haine fraternelle. De l’injure naît la colère, et de la colère l’injure. Avec une infaillible fécondité la haine engendre

la haine.
FARINATA.

Mais comment l’amour peut-il engendrer la haine ? et pourquoi suis-je odieux à ma ville bien-aimée ?

FRA AMBROGIO.

Je vous répondrai donc puisque vous le voulez, messer Farinata. Mais vous ne tirerez de ma bouche que des paroles de vérité. Vos concitoyens ne vous pardonnent pas d’avoir combattu à Montaperto, sous la bannière blanche de Manfred, le jour où l’Arbia fut rougie du sang des Florentins. Et ils jugent qu’en ce jour, dans la vallée funeste, vous ne fûtes pas l’ami de votre ville.

FARINATA.

Quoi ! je ne l’ai pas aimée ! Vivre de sa vie, ne vivre que pour elle, souffrir la fatigue, la faim, la soif, la fièvre, l’insomnie, et la peine sans pareille, l’exil ; affronter la mort à toute heure et risquer de tomber vivant aux mains de ceux qui ne se seraient point contentés de ma mort ; tout oser, tout endurer pour elle, pour son bien, pour l’arracher à mes ennemis, qui étaient les siens, pour l’affranchir de toute honte, pour l’amener de gré ou de force à suivre les avis salutaires, à prendre le bon parti, à penser ce que je pensais moi-même avec les plus nobles et les meilleurs, la vouloir toute belle et subtile et généreuse, et sacrifier à cet unique vouloir mes biens, mes fils, mes proches, mes amis ; me faire selon ses seuls intérêts libéral, avare, fidèle, perfide, magnanime, criminel, ce n’était pas aimer ma ville ! Mais qui donc l’aima, si je ne l’aimai pas ?

FRA AMBROGIO.

Hélas ! messer Farinata, votre impitoyable amour arma contre la cité la violence et la ruse et coûta la vie à dix mille Florentins.

FARINATA.

Oui, mon amour pour ma ville fut aussi fort que vous dites, Fra Ambrogio. Et les actions qu’il m’inspira sont dignes d’être données en exemple à nos fils et aux fils de nos fils. Pour que le souvenir ne s’en perdît point, je les ferais moi-même écrire, si j’avais la tête aux écritures. Quand j’étais jeune, je trouvais des chansons d’amour dont s’émerveillaient les dames et que les clercs mettaient dans leurs livres. À cela près, j’ai toujours méprisé les lettres à l’égal des arts et je ne me suis pas plus soucié d’écrire que de tisser la laine. Que chacun, à mon exemple, agisse selon sa condition. Mais vous, Fra Ambrogio, qui êtes un scribe très savant, ce serait à vous de faire un récit des grandes entreprises que j’ai conduites. Il vous en reviendrait de l’honneur, si toutefois vous les contiez non en religieux, mais en noble, car ce sont des gestes de noble et de chevalier. On verrait par ce discours que j’ai beaucoup agi. Et de tout ce que j’ai fait je ne regrette rien.

J’étais banni, les guelfes avaient massacré trois de mes parents. Sienne me reçut. Mes ennemis lui en firent un tel grief qu’ils excitèrent le peuple florentin à marcher en armes contre la ville hospitalière. Pour Sienne, pour les bannis, je demandai secours au fils de César, au roi de Sicile.
FRA AMBROGIO.

Il n’est que trop vrai : vous fûtes l’allié de Manfred, l’ami du sultan de Luceria, de l’astrologue, du renégat, de l’excommunié.

FARINATA.

Alors nous buvions comme de l’eau l’excommunication pontificale. Je ne sais si Manfred avait appris à lire les destinées dans les étoiles, mais il est vrai qu’il faisait grand cas de ses cavaliers sarrasins. Il était aussi prudent que brave, sage prince, avare du sang de ses hommes et de l’or de ses coffres. Il répondit aux Siennois qu’il leur donnerait secours. Il fit la promesse grande pour inspirer une égale reconnaissance. Quant à l’effet, il le tint petit par cautèle et de peur de se démunir. Il envoya sa bannière avec cent cavaliers allemands. Les Siennois, déçus et dépités, parlaient de rejeter ce secours dérisoire. Je sus les rendre mieux avisés et leur enseignai l’art de faire passer un drap dans une bague. Un jour, ayant gorgé de viande et de vin les Allemands, je les fis sortir sur un si mauvais avis et si mal à propos qu’ils tombèrent dans une embuscade et furent tous tués par les guelfes de Florence, qui prirent la bannière blanche de Manfred et la traînèrent dans la boue à la queue d’un âne. Aussitôt, j’instruisis le Sicilien de l’insulte. Il la ressentit comme j’avais prévu qu’il la ressentirait, et il envoya, pour en tirer vengeance, huit cents cavaliers, avec bon nombre de fantassins, sous le commandement du comte Giordano, que la renommée égalait à Hector de Troie. Cependant Sienne et ses alliés rassemblaient leurs milices. Bientôt nous fûmes forts de treize mille hommes de guerre. C’était moins que n’en avaient les guelfes de Florence. Mais, parmi eux, se trouvaient de faux guelfes qui n’attendaient que l’heure de se montrer gibelins, tandis qu’à nos gibelins ne se mêlaient point de guelfes. De la sorte, ayant de mon côté, non pas toutes les chances favorables (on ne les a jamais), mais de grandes, et de bonnes et d’inespérées, qu’on ne retrouverait plus, j’étais impatient de livrer une bataille qui, heureuse, détruirait mes ennemis, et, malheureuse, n’accablerait que mes alliés. De cette bataille j’avais faim et soif. Pour y attirer l’armée florentine j’usai du meilleur moyen que je pus découvrir. J’envoyai à Florence deux frères mineurs avec mission d’avertir secrètement le Conseil que, touché d’un vif repentir et désireux d’acheter par un grand service le pardon de mes concitoyens, j’étais prêt à leur livrer, contre dix mille florins, une des portes de Sienne ; mais que, pour le succès de l’entreprise, il était nécessaire que l’armée florentine s’avançât, aussi forte que possible, jusqu’aux bords de l’Arbia, sous le semblant de porter secours aux guelfes de Montalcino. Mes deux moines partis, ma bouche cracha le pardon qu’elle avait demandé, et j’attendis agité d’une terrible inquiétude. Je craignais que les nobles du Conseil ne comprissent quelle folie c’était que d’envoyer l’armée sur l’Arbia. Mais j’espérais que ce projet plairait aux plébéiens par son extravagance et qu’ils l’adopteraient d’autant plus volontiers qu’il serait combattu par les nobles, dont ils se défiaient. En effet, la noblesse flaira le piège, mais les artisans donnèrent dans mes panneaux. Ils formaient la majorité du Conseil. Sur leur ordre, l’armée florentine se mit en marche et exécuta le plan que j’avais tracé pour sa perte. Qu’il fut beau ce lever du jour, quand, chevauchant avec la petite troupe des bannis au milieu des Siennois et des Allemands, je vis le soleil, déchirant les voiles blancs du matin, éclairer la forêt des lances guelfes qui couvraient les pentes de la Malena ! J’avais amené mes ennemis sous ma main. Encore un peu d’art et j’étais sûr de les détruire. Par mon conseil, le comte Giordano fit défiler trois fois à leur vue les fantassins de la commune de Sienne, en changeant leurs casaques après le premier et le second tour, afin qu’ils parussent trois fois plus nombreux qu’ils n’étaient ; et il les montra aux guelfes d’abord rouges en présage de sang, puis verts en présage de mort, enfin mi-blancs mi-noirs en présage de captivité. Présages véritables ! Ô joie ! quand, chargeant la cavalerie florentine, je la vis fléchir et tournoyer ainsi qu’un vol de corneilles, quand je vis l’homme payé par moi, celui dont je ne prononce pas le nom de peur de souiller ma bouche, abattre d’un coup d’épée le gonfalon qu’il était venu défendre, et tous les cavaliers, cherchant dès lors en vain, pour s’y rallier, les couleurs blanches et bleues, fuir éperdus, s’écraser les uns les autres, tandis que, lancés à leur poursuite, nous les égorgions comme des porcs au marché. Les artisans de la commune tenaient seuls encore ; il fallut les tuer autour du caroccio ensanglanté. Enfin, nous ne trouvâmes plus devant nous que des morts, et des lâches, qui se liaient entre eux les mains pour venir plus humblement nous demander grâce à genoux. Et moi, content démon ouvrage, je me tenais à l’écart.

FRA AMBROGIO.

Hélas ! vallée maudite de l’Arbia ! On dit qu’après tant d’années elle sent la mort encore et que, déserte, hantée des bêtes sauvages, elle s’emplit, la nuit, du hurlement des chiennes blanches. Votre cœur fut-il assez dur, messer Farinata, pour ne pas se fondre en larmes, quand vous vîtes, en cette journée scélérate, les pentes fleuries de la Malena boire le sang florentin ?

FARINATA.

Ma seule douleur fut de penser qu’ainsi j’avais montré à mes ennemis la voie de la victoire et que je leur faisais pressentir, en les abattant après dix ans de puissance et de superbe, ce qu’ils pouvaient espérer à leur tour d’un même nombre d’années. Je songeai que, puisque avec mon aide un tel tour avait été donné à la roue de Fortune, cette roue tournerait encore et mettrait les miens à bas. Ce pressentiment couvrit d’une ombre l’éclatante lumière de ma joie.

FRA AMBROGIO.

Il m’a paru que vous détestiez, et non certes à tort, la trahison de cet homme, qui fit choir dans la boue et le sang l’étendard sous lequel il était venu combattre. Moi-même, qui sais que la miséricorde du Seigneur est infinie, je doute si Bocca n’a point sa part dans l’enfer avec Caïn, Judas et Brutus le parricide. Mais si le crime de Bocca est à ce point exécrable, ne vous repentez-vous point de l’avoir causé ? Et ne croyez-vous pas, messer Farinata, que vous-même, en attirant dans un piège l’armée des Florentins, vous avez offensé le Dieu juste, et fait ce qui n’était pas permis ?

FARINATA.

Tout est permis à celui qui agit par vigueur de pensée et force de cœur. En trompant mes ennemis je fus magnanime et non traître. Et si vous me faites un crime d’avoir employé au salut de mon parti l’homme qui renversa le gonfalon des siens, vous aurez grand tort, Fra Ambrogio ; car c’est la nature et non moi qui l’avait fait infâme, et c’est moi et non la nature qui tournai à bien son infamie.

FRA AMBROGIO.

Mais, puisque vous aimiez votre patrie même en la combattant, il vous fut douloureux sans doute de ne l’avoir vaincue qu’avec l’aide des Siennois, ses ennemis. De cela ne vous vint-il point quelque vergogne ?

farinata.

Pourquoi aurais-je eu honte ? Pouvais-je rétablir autrement mon parti dans ma ville ? Je me suis allié à Manfred et aux Siennois. Je me serais allié, s’il eût fallu, à ces géants africains qui n’ont qu’un œil au milieu du front et qui se nourrissent de chair humaine, ainsi que le rapportent les navigateurs vénitiens qui les ont vus. La poursuite d’un tel intérêt n’est point un jeu qu’on joue selon les règles, comme les échecs ou les dames. Si j’avais estimé que tel coup est permis et tel autre défendu, pensez-vous que mes adversaires eussent joué de même ? Non certes, nous ne faisions pas au bord de l’Arbia une partie de dés sous la treille, avec nos tablettes sur nos genoux et de petits cailloux blancs pour marquer les points. Il fallait vaincre. Et cela, l’un et l’autre parti le savait.

Pourtant, je vous accorde, Fra Ambrogio, qu’il eût mieux valu vider notre querelle seuls entre Florentins. La guerre civile est affaire si belle et généreuse et si fine chose, qu’il n’y faudrait point employer, s’il était possible, des mains étrangères. On la voudrait remettre toute à des concitoyens et de préférence à des nobles, capables d’y travailler avec un bras infatigable et un esprit délié.

Je n’en dirai pas autant des guerres extérieures. Ce sont des entreprises utiles ou même nécessaires, qu’on fait pour maintenir ou étendre les limites des États, ou pour favoriser le trafic des marchandises. Il n’y a, le plus souvent, ni bon profit ni grand honneur à faire soi-même ces grosses guerres. Un peuple avisé s’en décharge volontiers sur des mercenaires et en remet l’entreprise à des capitaines expérimentés, qui savent beaucoup gagner avec peu d’hommes. Il n’y faut que des vertus de métier et il convient d’y répandre plus d’or que de sang. On n’y peut mettre du cœur. Car il ne serait guère sage de haïr un étranger parce que ses intérêts sont opposés aux nôtres, tandis qu’il est naturel et raisonnable de haïr un concitoyen qui s’oppose à ce qu’on estime soi-même utile et bon. C’est seulement dans la guerre civile qu’on peut montrer un esprit pénétrant, une âme inflexible et la force d’un cœur tout plein de colère et d’amour.

FRA AMBROGIO.

Je suis le plus pauvre des serviteurs des pauvres. Mais, je n’ai qu’un maître, qui est le Roi du Ciel ; je le trahirais si je ne vous disais, messer Farinata, que le seul guerrier digne d’une entière louange est celui qui marche sous la croix en chantant :

Vexilla regis prodeunt.

Le bienheureux Dominique, dont l’âme, comme un soleil, se leva sur l’Église obscurcie par la nuit du mensonge, enseigna que la guerre contre les hérétiques est d’autant plus charitable et miséricordieuse qu’elle est plus âpre et véhémente. Celui-là certes le comprit qui, portant le nom du prince des apôtres, fut la pierre de fronde qui frappa comme un Goliath l’hérésie au front. Il souffrit le martyre entre Côme et Milan. De lui mon ordre s’honore grandement. Quiconque tire l’épée contre un tel soldat est un autre Antiochus au regard de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais ayant institué les empires, les royaumes et les républiques, Dieu souffre qu’on les défende par les armes, et il regarde les capitaines qui, l’ayant invoqué, tirent l’épée pour le salut de leur patrie temporelle. Il se détourne au contraire du citoyen qui frappe sa ville et la saigne, comme vous fîtes d’un si grand vouloir, messer Farinata, sans craindre que Florence, par vous épuisée et déchirée, n’eût plus la force de résister à ses ennemis. On trouve dans les chroniques anciennes que les villes affaiblies par des guerres intestines offrent une proie facile à l’étranger qui les guette.

FARINATA.

Moine, est-ce quand il veille ou quand il dort qu’on fait bien d’attaquer le lion ? Or, j’ai tenu éveillé le lion de Florence. Demandez aux Pisans s’ils eurent à se réjouir de l’avoir assailli dans le temps que je l’avais rendu furieux. Cherchez dans les vieilles histoires et vous y trouverez peut-être aussi que les cités qui bouillonnent au dedans sont toutes prêtes à échauder les ennemis du dehors, mais que la gent tiédie par la paix est sans ardeur pour combattre hors de ses portes. Sachez qu’il faut craindre d’offenser une ville assez vigilante et généreuse pour soutenir la guerre intérieure, et ne dites plus que j’ai affaibli ma patrie.

FRA AMBROGIO.

Pourtant, vous le savez, elle fut près de périr après la journée funeste de l’Arbia. Les guelfes épouvantés étaient sortis de ses murailles et avaient pris d’eux-mêmes le chemin douloureux de l’exil. La diète gibeline, convoquée à Empoli par le comte Giordano, décida de détruire Florence.

FARINATA.

Il est vrai. Tous voulaient qu’il n’en restât pas pierre sur pierre. Ils disaient tous : « Écrasons ce nid de guelfes. » Seul, je me levai pour la défendre. Et seul, je la préservai de tout dommage. Les Florentins me doivent le jour qu’ils respirent. Ceux-là qui m’outragent et qui crachent sur mon seuil, s’ils avaient quelque piété au cœur, m’honoreraient comme un père. J’ai sauvé ma ville.

FRA AMBROGIO.

Après l’avoir perdue. Toutefois, que cette journée d’Empoli vous soit comptée en ce monde et dans l’autre, messer Farinata ! Et veuille saint Jean-Baptiste, patron de Florence, porter à l’oreille du Seigneur les paroles que vous avez prononcées dans l’assemblée des gibelins ! Répétez-moi, je vous prie, ces paroles dignes de louanges. Elles sont diversement rapportées, et je voudrais les connaître avec exactitude. Est-il vrai, comme plusieurs le disent, que vous prîtes texte de deux proverbes toscans dont l’un est de l’âne et l’autre de la chèvre ?

FARINATA.

De la chèvre il ne me souvient guère, mais de l’âne j’ai meilleure mémoire. Il se peut, ainsi qu’on l’a dit, que j’aie brouillé les deux proverbes. De cela je n’ai nul souci. Je me levai et parlai à peu près de la sorte :

« L’âne hache les raves comme il sait. À son exemple, vous hachez sans discernement, le lendemain de même que la veille, ignorant ce qu’il convient de détruire et ce qu’il convient de respecter. Mais sachez que je n’ai tant souffert et combattu que pour vivre dans ma ville. Je la défendrai donc et mourrai, s’il le faut, l’épée à la main. »

Je n’en dis pas davantage et je sortis. Ils coururent sur mes pas et, s’efforçant de m’apaiser par leurs prières, ils jurèrent de respecter Florence.


fra ambrogio.

Puissent nos fils oublier que vous fûtes à l’Arbia et se rappeler que vous fûtes à Empoli ! Vous vécûtes dans des temps cruels, et je ne crois pas qu’il soit facile tant à un guelfe qu’à un gibelin de faire son salut. Dieu, messer Farinata, vous garde de l’enfer et vous reçoive, après votre mort, en son saint Paradis !


farinata.

Le paradis et l’enfer ne sont que dans notre esprit. Épicure l’enseignait et beaucoup d’autres après lui le savent. Vous-même, Fra Ambrogio, n’avez-vous pas lu dans votre livre : « L’homme meurt de même que la bête. Leur condition est la même » ?

Mais si, comme les âmes communes, je croyais en Dieu, je le prierais de me laisser, après ma mort, ici tout entier, et d’enfermer mon âme avec mon corps dans mon tombeau, sous les murs de mon beau San Giovanni. A l’entour, on voit des cuves de pierre taillées par les Romains pour leurs morts, et maintenant ouvertes et vides. C’est dans un de ces lits que je veux me reposer enfin et dormir. Dans ma vie j’ai souffert cruellement de l’exil, et je n’étais qu’à une journée de Florence. Plus éloigné d’elle, je serais plus malheureux. Je veux rester toujours dans ma ville bien-aimée. Puissent les miens y rester aussi !

FRA AMBROGIO.

Je vous entends avec épouvante blasphémer le Dieu qui fit le ciel et la terre, les montagnes de Florence et les roses de Fiesole. Et ce qui m’effraye le plus, messer Farinata degli Uberti, c’est que votre âme communique au mal un noble caractère. Si, contrairement à l’espoir que je garde encore, la miséricorde infinie vous abandonnait, je crois que l’enfer tirerait de vous quelque honneur.