Souvenirs (Tocqueville)/02/01

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 87-98).

I

Mon jugement sur les causes du 24 février et mes pensées sur ce qui allait en sortir.

Voilà donc la monarchie de Juillet tombée, tombée sans lutte, en présence plutôt que sous le coup des vainqueurs, aussi étonnés de leur victoire que les vaincus de leurs revers. J’ai entendu plusieurs fois, depuis la révolution de Février, M. Guizot et même M. Molé et M. Thiers dire qu’il ne fallait attribuer cet événement qu’à une surprise et ne le considérer que comme un pur accident, un coup de main heureux et rien de plus. J’étais toujours tenté de leur répondre, ainsi que le misanthrope de Molière à Oronte :

Pour en juger ainsi, vous avez vos raisons ;

car ces trois hommes avaient dirigé les affaires de la France sous la main du roi Louis-Philippe pendant dix-huit ans, et il leur était difficile d’admettre que le mauvais gouvernement de ce prince eût préparé la catastrophe qui l’a précipité du trône.

Quant à moi qui n’ai point les mêmes motifs de croyance, je ne saurais être tout à fait du même avis. Ce n’est pas que je croie que les accidents n’ont joué aucun rôle dans la révolution de Février ; ils en ont eu au contraire un très grand, mais ils n’ont pas tout fait.

J’ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques, qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les événements sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidents particuliers, et que les petits ressorts, qu’ils faisaient sans cesse jouer dans leurs mains, étaient les mêmes que ceux qui font remuer le monde. Il est à croire que les uns et les autres se trompent.

Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles, et que beaucoup d’autres restent inexplicables ; qu’enfin le hasard ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes, que nous appelons ainsi faute de savoir le démêler, entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde ; mais je crois fermement que le hasard n’y fait rien, qui ne soit préparé à l’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état des mœurs, sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et nous effraient.

La révolution de Février, comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut parler ainsi, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de la faire découler nécessairement des premières, que de l’attribuer uniquement aux seconds.

La révolution industrielle qui, depuis trente ans, avait fait de Paris la première ville manufacturière de France, et attiré dans ses murs tout un nouveau peuple d’ouvriers, auquel les travaux des fortifications avaient ajouté un autre peuple de cultivateurs maintenant sans ouvrage ; l’ardeur des jouissances matérielles qui, sous l’aiguillon du gouvernement lui-même, enflammait de plus en plus cette multitude ; le malaise démocratique de l’envie qui la travaillait sourdement ; les théories économiques et politiques, qui commençaient à y pénétrer et qui tendaient à lui faire croire que les misères humaines étaient l’œuvre des lois et non de la Providence, et qu’on pouvait supprimer la pauvreté en changeant la société d’assiette ; le mépris dans lequel était tombée la classe qui gouvernait et surtout les hommes qui marchaient à sa tête, mépris si général et si profond qu’il paralysa la résistance de ceux mêmes qui avaient le plus d’intérêt au maintien du pouvoir qu’on renversait ; la centralisation qui réduisit toute l’opération révolutionnaire à se rendre maître de Paris et à mettre la main sur la machine toute montée du gouvernement ; la mobilité enfin de toutes choses, institutions, idées, mœurs et hommes dans une société mouvante, qui a été remuée par sept grandes révolutions en moins de soixante ans, sans compter une multitude de petits ébranlements secondaires : telles furent les causes générales sans lesquelles la révolution de Février eût été impossible. Les principaux accidents qui l’amenèrent furent les passions de l’opposition dynastique qui prépara une émeute en voulant faire une réforme ; la répression de cette émeute d’abord excessive, puis abandonnée ; la disparition soudaine des anciens ministres venant rompre tout à coup les fils du pouvoir, que les nouveaux ministres, dans leur trouble, ne surent ni ressaisir à temps ni renouer ; les erreurs et le désordre d’esprit de ces ministres si insuffisants à raffermir ce qu’ils avaient été assez forts pour ébranler ; les hésitations des généraux, l’absence des seuls princes qui eussent de la popularité et de la vigueur ; mais surtout l’espèce d’imbécillité sénile du roi Louis-Philippe, faiblesse que nul n’aurait pu prévoir, et qui reste encore presque incroyable après que l’événement l’a montrée.

Je me suis demandé quelquefois ce qui avait pu produire dans l’âme du roi cet accablement soudain et inouï ? Louis-Philippe avait passé sa vie au milieu des révolutions et ce n’était assurément ni l’expérience, ni le courage, ni l’esprit qui lui manquaient, bien qu’ils lui aient fait si complètement défaut ce jour-là. Je crois que sa faiblesse vint de l’excès de sa surprise ; il fut terrassé avant d’avoir compris. La révolution de Février fut imprévue pour tous, mais pour lui plus que pour aucun autre ; nul avertissement du dehors ne l’y avait préparé, car, depuis plusieurs années, son esprit s’était retiré dans cette espèce de solitude orgueilleuse, où finit presque toujours par vivre l’intelligence des princes longtemps heureux, qui, prenant la fortune pour le génie, ne veulent plus rien écouter, parce qu’ils croient n’avoir plus rien à apprendre de personne. Louis-Philippe d’ailleurs avait été déçu, comme j’ai déjà dit que ses ministres le furent, par cette lueur trompeuse que jette l’histoire des faits antérieurs sur le temps présent. On pourrait faire un tableau singulier de toutes les erreurs qui se sont ainsi engendrées les unes des autres sans se ressembler. C’est Charles Ier poussé à l’arbitraire et à la violence par la vue des progrès qu’avait faits l’esprit d’opposition en Angleterre, sous le règne bénin de son père ; c’est Louis XVI déterminé à tout souffrir parce que Charles Ier avait péri en ne voulant rien endurer ; c’est Charles X provoquant la révolution, parce qu’il avait eu sous les yeux la faiblesse de Louis XVI ; c’était enfin Louis-Philippe le plus perspicace de tous, se figurant que, pour rester sur le trône, il suffisait de fausser la légalité sans la violer, et que, pourvu qu’il tournât lui-même dans le cercle de la Charte, la nation n’en sortirait pas. Détourner l’esprit de la constitution sans en changer la lettre ; opposer les vices du pays les uns aux autres ; noyer doucement la passion révolutionnaire dans l’amour des jouissances matérielles : telle avait été l’idée de toute sa vie ; elle était peu à peu devenue non seulement la première mais l’unique. Il s’y était renfermé ; il y avait vécu ; et lorsqu’il s’aperçut tout à coup qu’elle était fausse, il fut comme un homme qui est réveillé la nuit par un tremblement de terre et qui, sentant au milieu des ténèbres sa maison croulante et le sol même qui semble s’abaisser sous ses pieds, demeure éperdu dans cette ruine universelle et imprévue.

Je raisonne aujourd’hui fort à mon aise, sur les causes qui ont amené la journée du 24 février, mais dans l’après-midi de ce jour-là, j’avais bien d’autres choses en tête ; je songeais à l’événement lui-même et je cherchais moins ce qui l’avait produit que ce qui allait le suivre.

Je revins lentement chez moi. J’expliquai, en peu de mots, à madame de Tocqueville ce que je venais de voir, et me mis dans un coin à rêver. Je crois que jamais je ne me sentis l’esprit plus plein de tristesse. C’était la seconde révolution que je voyais s’accomplir, depuis dix-sept ans, sous mes yeux !

Le 30 juillet 1830, au lever du jour, j’avais rencontré, sur les boulevards extérieurs de Versailles, les voitures du roi Charles X, portant leurs écussons déjà grattés, marchant, à pas lents, à la file, avec un air de funérailles ; à ce spectacle, je n’avais pu retenir des larmes. Cette fois, mon impression était d’une autre nature, mais plus vive encore. Ces deux révolutions m’avaient affligé ; mais combien les impressions causées par la dernière étaient plus amères ! J’avais ressenti, jusqu’à la fin, pour Charles X un reste d’affection héréditaire, mais ce roi tombait pour avoir violé des droits qui m’étaient chers, et j’espérais encore que la liberté de mon pays serait plutôt ravivée qu’éteinte par sa chute. Aujourd’hui, cette liberté me paraissait morte ; ces princes qui fuyaient ne m’étaient rien, mais je sentais que ma propre cause était perdue.

J’avais passé les plus belles années de ma jeunesse au milieu d’une société qui semblait redevenir prospère et grande en redevenant libre ; j’y avais conçu l’idée d’une liberté modérée, régulière, contenue par les croyances, les mœurs et les lois ; les charmes de cette liberté m’avaient touché ; elle était devenue la passion de toute ma vie ; je sentais que je ne me consolerais jamais de sa perte, et qu’il fallait renoncer à elle.

J’avais acquis trop d’expérience des hommes pour me payer cette fois de vains mots ; je savais que, si une grande révolution peut fonder la liberté dans un pays, plusieurs révolutions qui se succèdent y rendent pour très longtemps toute liberté régulière impossible.

J’ignorais encore ce qui sortirait de celle-ci, mais j’étais sûr déjà qu’il n’en naîtrait rien qui pût me satisfaire ; et je prévoyais que, quel que fût le sort réservé à nos neveux, le nôtre désormais était de consumer misérablement notre vie, au milieu de réactions alternatives de licence et d’oppression.

Je me mis à repasser dans mon esprit l’histoire de nos soixante dernières années, et je souris amèrement en remarquant les illusions qu’on s’était faites à la fin de chacune des périodes de cette longue révolution ; les théories dont ces illusions s’étaient nourries ; les rêveries savantes de nos historiens, et tant de systèmes ingénieux et faux, à l’aide desquels on avait tenté d’expliquer un présent que l’on voyait encore mal, et de prévoir un avenir qu’on ne voyait pas du tout.

La monarchie constitutionnelle avait succédé à l’ancien régime ; la république, à la monarchie ; à la république, l’empire ; à l’empire, la restauration ; puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives, on avait dit que la révolution française, ayant achevé ce qu’on appelait présomptueusement son œuvre, était finie : on l’avait dit et on l’avait cru. Hélas ! je l’avais espéré moi-même sous la restauration, et encore après que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la révolution française qui recommence, car c’est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s’éloigne et s’obscurcit. Arriverons-nous, comme nous l’assurent d’autres prophètes, peut-être aussi vains que leurs devanciers, à une transformation sociale plus complète et plus profonde que ne l’avaient prévue et voulue nos pères, et que nous ne pouvons la prévoir nous-mêmes ; ou ne devons-nous aboutir simplement qu’à cette anarchie intermittente, chronique et incurable maladie bien connue des vieux peuples ? Quant à moi, je ne puis le dire, j’ignore quand finira ce long voyage ; je suis fatigué de prendre successivement pour le rivage des vapeurs trompeuses, et je me demande souvent si cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe en effet, ou si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer !

Je passai le reste de cette journée avec Ampère, mon confrère à l’Institut et l’un de mes meilleurs amis. Il venait savoir ce que j’étais devenu dans la bagarre, et me demander à dîner. Je voulus d’abord me soulager en lui faisant partager mon chagrin ; mais j’aperçus presque aussitôt que son impression n’était pas semblable à la mienne, et qu’il voyait d’un autre œil la révolution qui s’opérait. Ampère était un homme d’esprit et, ce qui vaut mieux, un homme plein de cœur, d’un commerce doux et sûr. Sa bienveillance le faisait aimer ; il plaisait par une conversation variée, spirituelle, amusante, sans méchanceté, dans laquelle il lançait une foule de traits, dont aucun, à la vérité, n’allait bien haut, mais qui tous étaient très agréables à voir passer. Malheureusement il était fort enclin à transporter dans la littérature l’esprit des salons, et dans la politique l’esprit littéraire. Ce que j’appelle l’esprit littéraire en politique consiste à rechercher ce qui est ingénieux et neuf plus que ce qui est vrai, à aimer ce qui fait tableau plus que ce qui sert, à se montrer très sensible au bien jouer et au bien dire des acteurs, indépendamment des conséquences de la pièce, et à se décider enfin par des impressions plutôt que par des raisons. Je n’ai pas besoin de dire que ce travers se rencontre ailleurs que dans les académiciens. À vrai dire, toute la nation en tient un peu, et le peuple français, pris en masse, juge très souvent en politique comme un homme de lettres. Ampère méprisait fort le gouvernement qui tombait, et les derniers actes de ce gouvernement l’avaient beaucoup irrité. Il venait d’ailleurs d’être témoin, parmi les insurgés, de traits de désintéressement, de générosité même et de courage : l’émotion populaire l’avait gagné.

Je vis que non seulement il n’entrait pas dans mon sentiment, mais qu’il était disposé à en prendre un tout contraire ; cette vue fit tourner, tout à coup, contre Ampère tous les sentiments d’indignation, de douleur et de colère qui s’accumulaient depuis le matin dans mon cœur ; et je lui parlai avec une violence de langage, que je me suis rappelée souvent depuis avec un peu de honte, et qu’une amitié aussi sincère que la sienne pouvait seule excuser. Je me souviens, entre autres, que je lui dis : « Vous ne comprenez rien à ce qui ce passe ; vous en jugez en badaud de Paris ou en poète. Vous appelez cela le triomphe de la liberté ; c’est sa dernière défaite. Je vous dis que ce peuple, que vous admirez si naïvement, vient d’achever de montrer qu’il était incapable et indigne de vivre libre. Montrez-moi ce que l’expérience lui a appris ? Quelles sont les vertus nouvelles qu’elle lui a données ; les anciens vices qu’elle lui a ôtés ? Non, vous dis-je, il est toujours le même ; aussi impatient, aussi irréfléchi, aussi contempteur de la loi, aussi faible devant l’exemple et téméraire devant le péril que l’ont été ses pères. Le temps n’a rien changé en lui et l’a laissé aussi léger dans les choses sérieuses, qu’il l’était jadis dans les futiles. » Après avoir beaucoup crié, nous finîmes par en appeler tous les deux à l’avenir, juge éclairé et intègre, mais qui arrive, hélas ! toujours trop tard.