Souvenirs d'un voyage en Allemagne

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Souvenirs d'un voyage en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 594-619).
SOUVENIRS
D’ALLEMAGNE

BATAILLE DE LÜTZEN. — M. FRIES. — M. SULPICE BOISSEREE. — M. CREUZER. — M. HEGEL.

Comment passer quelques jours à Leipzig et se dérober au souvenir de la gigantesque bataille où succomba la fortune de la France? J’ai beau me dire que cette catastrophe était l’inévitable châtiment de l’ambition désordonnée de Napoléon, et qu’il serait absurde d’en vouloir à l’Allemagne parce qu’elle a énergiquement revendiqué son indépendance et secoué le joug qui pesait sur elle. Non, l’impartiale histoire ne peut absoudre Napoléon ni dans son dessein de la monarchie universelle, ni encore moins peut-être dans les moyens d’exécution. Un certain équilibre européen, avec quelques agrandissemens mesurés, selon les circonstances, voilà le seul plan juste et raisonnable au XIXe siècle. Ce plan pouvait d’autant plus suffire à une noble ambition que le premier consul trouvait la France sortie victorieuse d’une longue lutte, se pouvant enorgueillir de conquêtes légitimes et solennellement reconnues, en possession de frontières que Henri IV, Richelieu et Mazarin avaient à peine osé rêver, et que la révolution française, leur héritière, avait si promptement atteintes. Ainsi pense et parlerait au besoin le philosophe; mais le Français en moi souffre cruellement à la vue de ces lieux qui me rappellent de récens et lamentables désastres. Du haut de la tour de l’observatoire de Leipzig, j’aperçois distinctement le théâtre de la funeste bataille. Les alliés avaient, dit-on, trois cent cinquante mille hommes; les Français n’en comptaient pas deux cent mille. Nous venions de Dresde poursuivis par l’ennemi. Nous occupions les devans et toutes les portes de la ville. C’est à la porte de Grimma que se passa le plus sanglant de l’affaire, et aussi vers celle qui conduit à Lützen. La bataille perdue, nous n’avions pour nous retirer sur la route de Francfort que le pont de l’Elster. Ce pont, rompu à contre-temps, avant que l’armée entière fût passée, coûta la liberté ou la vie à plus de vingt mille hommes, contraints de demeurer prisonniers ou de tenter à la nage le passage de l’Elster, petit fleuve assez profond et dont les bords sont escarpés. Que de braves périrent dans cet effort désespéré! C’est à cette place que l’infortuné Poniatowski, déjà mortellement blessé, s’élança à cheval dans le fleuve, et, n’ayant pu gagner la rive opposée, resta enseveli dans les flots.

Parti de Leipzig le lendemain pour arriver le soir même à Iéna, sur toute la route, à chaque pas, je rencontre des lieux qui renouvellent en moi les pensées de la veille. En approchant de Lützen, je sens augmenter mon émotion. Les souvenirs les plus divers se disputent mon âme. Je ne puis échapper à ceux de 1813, si glorieux, mais si tristes, où la victoire d’un jour cache mal les prochains désastres, qu’en évoquant d’autres fantômes aussi grands, aussi illustres, sans être douloureux à mon patriotisme. Je pense à une autre guerre, égale à toutes celles de la révolution et de l’empire, à cette guerre de trente ans qu’ici tout me rappelle, et Gustave-Adolphe m’arrache à Napoléon.

Lützen, aujourd’hui encore une très petite ville, n’était alors qu’un pauvre village sur le chemin de Leipzig à Weissenfelds. Des deux côtés de ce chemin, voilà bien ces plaines que j’ai si souvent rêvées en lisant Schiller; plaines vastes, découvertes, tout unies, qui semblent naturellement faites pour servir de théâtre à une grande bataille, comme Bossuet le dit de la plaine de Rocroi.

Les deux champions qui s’y mesurèrent étaient dignes l’un de l’autre par des qualités contraires : l’un réfléchi, profond, voulant en quelque sorte forcer la fortune à rendre hommage à ses calculs et présidant à la guerre sans presque y prendre part; l’autre encore plus consommé dans la science militaire où il a marqué sa place par des inventions considérables[1], et en même temps aussi soldat que capitaine et payant héroïquement de sa personne. Les deux causes engagées étaient bien grandes aussi : ici l’unité catholique, l’ordre ancien inauguré par Charlemagne, maintenu par Charles-Quint, et qui avait si longtemps couvert l’Europe de bienfaits; là, datant d’hier, mais grandissant chaque jour dans la lutte, la jeune liberté, fière de ses derniers succès et déjà sûre de ses destinées. Ni l’une ni l’autre ne triomphèrent à Lützen, mais la cause protestante y gagna l’honneur des armes. Wallenstein fit deux fautes : il se tint trop à l’écart du combat, demeurant dans sa litière[2], et de là donnant ses ordres et guidant ses lieutenans avec une force d’esprit admirable, mais n’animant pas ses troupes en se montrant à leur tête, au moins sur la fin de la bataille, pour disputer obstinément et peut-être arracher la victoire à l’ennemi. Puis, le combat à peine terminé, il laissa si vite le champ de bataille aux Suédois que lui-même il sembla se reconnaître vaincu. Gustave-Adolphe ne fit qu’une faute en sens contraire, faute héroïque, mais irréparable, et qui faillit devenir funeste à son armée et à sa cause : abusant de sa maxime que celui-là n’est pas digne de commander à des soldats qui ne leur donne pas l’exemple[3], au lieu de laisser s’engager l’affaire sous des chefs tels que ceux qu’il avait choisis et d’attendre le moment d’intervenir lui-même pour décider la victoire, il se jeta d’abord dans la mêlée comme s’il eût été un simple colonel et se fit tuer presque au début. Et quels hommes encore Gustave et Wallenstein n’avaient-ils pas avec eux! Les lieutenans du généralissime autrichien étaient Papenheim, Piccolomini, Galas, Colloredo, Holck, Mérode, Isolani, etc. Gustave-Adolphe, comme tout grand général, tenait en son camp école de guerre; c’est ainsi qu’il avait formé cette suite de capitaines éminens qui, après lui, sauvèrent la Suède et le protestantisme. Bornons-nous à citer Bernard de Saxe-Weimar. Du petit monticule où je suis, avec une carte passable, on se peut donner aisément le spectacle de la bataille et de ses principales scènes[4]. L’année 1632 touchait à sa fin. L’électeur de Saxe, Jean-George, un des chefs de la ligue protestante, sauvé l’année précédente par Gustave-Adolphe des mains de Tilly, était dans la Haute-Saxe avec son général d’Arnheim, gardant la ligne de l’Elbe et occupant Dresde, Torgau, Wittemberg. Wallenstein, duc de Friedland, généralissime de l’empereur, crut le moment venu de frapper un grand coup. Il se jeta sur la Saxe, prit Leipzig et s’y établit fortement, dans le dessein d’inquiéter les derrières de l’électeur, tandis qu’il envahirait la Basse-Saxe, restée presque sans défense. Jean-George effrayé avait appelé à son secours son allié, le vainqueur de Tilly, le roi de Suède, Gustave-Adolphe. Celui-ci achevait alors la conquête de la Bavière. Au lieu d’aller attaquer la ligue catholique dans son chef et de marcher sur Vienne, comme le voulait le profond et politique Oxenstiern, le roi avait mieux aimé écraser l’électeur de Bavière, Maximilien; il s’était emparé de Munich, sa capitale, et lui prenait successivement toutes ses villes, afin de n’avoir plus devant lui qu’un seul ennemi debout, l’empereur; mais, en apprenant l’invasion subite de la Saxe, il avait été contraint d’abandonner la Bavière : il s’était rendu à Erfurt, et, après y avoir embrassé et mis à l’abri du danger sa femme bien-aimée qui le suivait dans toutes ses campagnes, il accourut à marches forcées à travers d’affreux chemins dans la Basse-Saxe. Il arriva le 1er novembre à Naumbourg. Là on lui dit que le meilleur des lieutenans de Wallenstein, le comte de Papenheim, venait de quitter l’armée impériale avec un corps nombreux pour aller faire une pointe en Westphalie et délivrer Cologne menacée. Sur-le-champ il prend la résolution de profiter de cette circonstance, et, tournant Weissenfelds dont le général autrichien Colloredo s’était déjà emparé, il s’avance sur le chemin de Leipzig et trouve à Lützen Wallenstein, décidé de son côté à accepter la bataille. Elle eut lieu le 6 novembre 1632.

Les deux armées étaient fort inégales en nombre : les Suédois n’étaient pas plus de vingt mille; les impériaux avaient de trente à trente-deux mille hommes. Le théâtre de l’afifaire était la grande route de Leipzig à Weissenfelds : les Suédois au nord, les impériaux au midi, et les uns et les autres touchant à Lützen, ceux-ci par leur droite, ceux-là par leur gauche.

Il fallut attendre que les brouillards du matin fussent dissipés, et le combat ne commença que vers onze heures. Wallenstein avait fait tous ses préparatifs. Sur le bord du chemin qui le séparait de l’ennemi, il avait creusé deux grands fossés et çà et là hérissé le terrain de retranchemens habilement disposés. Nous ignorons comment il avait distribué les postes entre ses différens généraux; mais nous savons que Gustave-Adolphe avait confié son aile gauche au duc Bernard de Saxe-Weimar, son centre à Nicolas de Brahé, la réserve à Kniphausen avec les Écossais d’Henderson; il s’était réservé la droite.

Vêtu d’un justaucorps de buffle, sans cuirasse ni casque, et avec un simple chapeau, la prière achevée, l’ardent monarque courut à cheval de rang en rang, adressant à tous les paroles les plus capables d’enflammer les courages, tandis qu’après avoir donné ses ordres et dit brièvement ce qu’il fallait dire, Wallenstein, « par sa seule présence et la sévérité de son silence, semblait faire entendre à ses soldats de son regard qu’il les récompenserait ou les châtierait, selon qu’ils auraient bien ou mal fait en cette importante occasion[5]. »

Sur un mot du roi, le duc de Saxe-Weimar engagea l’action. Il avait à sa gauche Lützen, occupé par l’ennemi, et en tête une artillerie formidable. Il lui fallut les plus grands efforts pour se soutenir contre elle, et il ne parvint à se délivrer des attaques qui partaient sans cesse de Lützen qu’en mettant le feu au village. Gustave-Adolphe, s’élançant à travers le grand chemin, vint tomber sur l’armée impériale; il s’empara des deux fossés, des nombreux canons qui les défendaient et qu’il tourna sur-le-champ contre les Autrichiens, mit en fuite et dispersa les Croates d’Isolani. Là il s’arrêta, chargea un de ses généraux, le maréchal de Horn, d’achever la déroute de l’aile gauche impériale, et se dirigea au secours du duc de Weimar. Il arrive ainsi devant ces murailles vivantes, les cuirassiers de Piccolomini. Il se jette sur leur première ligne et l’enfonce; mais la seconde fait ferme et donne à la première le temps de se rallier. À cette vue, les Suédois s’arrêtent. Gustave crie au régiment de Steinbock d’avancer et de le suivre; lui-même il se porte en avant, accompagné seulement de quelques domestiques et du jeune duc Albert de Saxe-Lawenburg, personnage équivoque sur lequel pèsent de terribles et vraisemblablement injustes soupçons[6].

En ce moment, dit la tradition la plus accréditée, le roi reçut un coup de mousquet qui lui cassa le bras. On s’écrie autour de lui : Le roi est blessé! De peur que ses soldats ne s’intimident, le roi se faisant violence et tâchant de reprendre le visage riant et serein qu’il gardait dans les plus grands dangers : Ce n’est rien, dit-il, suivez-moi et chargez; mais, se penchant à l’oreille du duc Albert, il lui dit : Mon cousin, j’ai mon compte, tirez-moi d’ici sans qu’on s’en aperçoive. Au même instant, une autre balle lui brise les reins. Il tombe de cheval, prononçant ces mots : Mon Dieu, mon Dieu! Une mêlée effroyable s’engagea autour de lui. Il fut massacré, dépouillé, et les Suédois eurent bien de la peine à regagner le corps de leur souverain.

La relation de Wallenstein, qui nous a été conservée, est différente. « Le roi[7] voulant venir au secours de ses troupes qui pliaient, un caporal des troupes impériales prit un mousquetaire par la main et lui dit, voyant que chacun faisait place au roi : Tire sur celui-là y car c’est assurément quelque gros collier; sur quoi le mousquetaire, ayant couché enjoué, tira si juste qu’il cassa le bras au roi. A l’instant même, un de nos escadrons conduit par un homme vêtu d’une cuirasse luisante, qu’on croit avoir été le lieutenant-colonel de Falckenberg, enveloppa le roi, et ledit lieutenant-colonel lui tira un coup à la tête dont il tomba mort, et sur-le-champ il fut dépouillé. Les Suédois ayant ensuite rechassé les impériaux et recouvré le corps de leur roi, Falckenberg fut tué en vaillant homme sur la même place où il avait tué le roi. »

Tel est le premier acte de la bataille, qui semblait alors perdue ou bien compromise. En voici le second :

Après un premier moment de consternation, l’armée suédoise fut saisie d’une fureur héroïque qui changea la face de l’affaire, et parmi les lieutenans de Gustave-Adolphe il s’en trouva un qui se montra digne de lui. Le duc Bernard de Saxe-Weimar prit le commandement de l’armée. Le major-général Kniphausen, qui était à la tête de la réserve, lui montrant ses troupes intactes et dans le meilleur état, lui dit qu’il pouvait faire une belle retraite. « Non, répondit le duc Bernard; il ne s’agit pas de retraite; il faut périr ou gagner la bataille et venger le roi. »

Là-dessus il ordonna au régiment qu’il avait sous la main de le suivre, et, le colonel de ce régiment paraissant hésiter, il lui passa son épée à travers le corps[8]; puis, allant successivement aux autres régimens de l’armée, il leur communiqua son âme. La droite de Wallenstein fut attaquée de nouveau avec tant de furie qu’elle s’ébranla. L’infanterie de Nicolas de Brahé chargea les gros bataillons carrés du duc de Friedland et les rompit. Enfin la victoire commençait à pencher du côté des Suédois, quand tout à coup Papenheim arriva.

Dès qu’il avait été décidé dans le conseil de Wallenstein qu’on livrerait bataille, le généralissime s’était hâté de faire courir après Papenheim et de le rappeler avec la division qu’il avait emmenée. Papenheim était à Halle, et faisait le siège d’une petite place. Il quitta tout, prit avec lui six régimens de cavalerie, et, après avoir ordonné aux autres régimens de le suivre le plus tôt possible, il se précipita sur le chemin de Lützen. L’arrivée d’un tel général avec des troupes fraîches changea encore une fois la fortune du combat. Aussi célèbre par sa dévotion exaltée que par sa bravoure téméraire, Papenheim apparut aux yeux de l’armée impériale comme un sauveur envoyé de Dieu. Un phénomène singulier ajoutait à la terreur qu’il inspirait : la nature l’avait marqué au front d’une tache rouge de la forme de deux sabres en croix. Ce signe fatal lui donnait l’air d’un homme destiné à l’extermination des ennemis de l’église. Ses exploits dans cette grande journée, les ravages qu’il porta dans les rangs des protestans répondirent à l’espérance de ses fanatiques soldats, et vraisemblablement l’affaire aurait mal tourné pour les Suédois, si un coup de canon ne fût venu frapper mortellement le redouté général. On dit qu’avant d’expirer il prononça ces paroles : « Je meurs content, puisque l’implacable ennemi de ma religion est mort avant moi. »

Il était deux heures après midi lorsque Papenheim fut tué[9]. Cette perte imprévue troubla autant les impériaux que la mort de Gustave avait animé les Suédois. Ceux-ci, un moment étonnés de la soudaine attaque de Papenheim et forcés de reculer devant la supériorité du nombre, reprirent l’offensive avec une ardeur nouvelle. Il y eut là une dernière lutte acharnée et un carnage affreux. Enfin, à la chute du jour, les impériaux accablés de fatigue plièrent; mais au lieu de profiter des ténèbres naissantes pour aller à quelque distance prendre une autre position, s’y reposer quelque temps et s’apprêter à recommencer le combat le lendemain, ils s’enfuirent jusqu’à Leipzig, abandonnant leurs canons et leurs bagages, et convertissant ainsi la retraite honorable qu’ils auraient pu faire en une défaite et une déroute. Wallenstein arriva le soir à Leipzig, et quelques heures après il était sur la route de la Bohême, tandis que les Suédois, harassés aussi de fatigue et ayant perdu beaucoup de monde, demeurèrent et couchèrent sur le champ de bataille.

Le combat avait duré six heures. Toute la plaine était couverte de morts, de mourans et de blessés. Dix ou douze mille hommes avaient péri. Les généraux s’étaient battus comme des soldats; tous étaient blessés, plusieurs avaient succombé. Isolani, le chef de la cavalerie croate, était resté sur la place. Brahé, le digne commandant de l’infanterie suédoise, était mort de ses blessures. Piccolomini s’était couvert de gloire à la tête de ses cuirassiers : sept fois il avait eu son cheval tué sous lui et il avait reçu six coups de mousquet. Le duc Bernard avait fait des merveilles de courage et d’habileté; quoique blessé grièvement, il n’avait voulu se retirer qu’après avoir vu les impériaux lâcher pied. Le plus fameux régiment de l’armée suédoise, le régiment jaune, n’était plus : il fut trouvé le lendemain étendu tout entier sur le champ de bataille, dans l’ordre même et sur la place où il avait combattu; mais l’armée, consternée, ne ressentait qu’une seule perte, celle de son roi. On avait recueilli son corps défiguré et méconnaissable. On le transporta à Weissenfelds, où on lui rendit les honneurs suprêmes. La reine sa femme y accourut d’Erfurt pour voir encore une fois son héroïque époux. Le duc Bernard, reconnu officiellement pour le chef de l’armée, ordonna que pendant quinze jours ce corps glorieux fût porté en triomphe au milieu des troupes, escorté de tout ce qui restait des deux régimens de ses gardes[10]. C’est ainsi que successivement il reprit Leipzig avec les autres villes de la Basse-Saxe tombées au pouvoir de l’ennemi, et vers la fin de novembre l’électorat tout entier était rétabli dans son premier état.

De ces événemens illustres et du grand homme qui en est le héros, quelles traces reste-t-il dans ces vastes plaines alors si agitées, aujourd’hui paisibles et silencieuses? Le temps a fait un pas et le monde a été renouvelé. D’autres guerres ont succédé à la guerre de trente ans; d’autres héros ont remué et bouleversé ces champs, et de nouvelles ruines sont venues recouvrir les ruines anciennes. Autrefois, à la place où l’on supposa que Gustave-Adolphe avait perdu la vie, on avait placé une grande pierre, dite la Pierre suédoise. C’était un haut et large caillou terminé en pointe et mis de champ tout près de Lützen[11]. Aujourd’hui, à vingt pas au-dessous du chemin où se livra la bataille, est le simple monument qui conserve la mémoire du grand roi. J’en approche et l’examine avec un respect religieux. Ce sont quelques pierres à peu près disposées en croix. Celle du milieu est debout avec cette inscription en gros et vieux caractères :

G. A.
1632

Ne serait-ce pas là le gros caillou pointu et mis de champ dont parle la tradition ? Sur la pierre qui forme la tête de la croix, et qui est couchée à terre, on lit ces mots :

GUSTAV ADOLPH

KOENIG VON SWEDEN
FIEL HIER
IM KAMPFE
FÜR GEISTES FREYHEIT

ANNO 1632[12].

Iéna, 13 octobre 1817.

Depuis près d’un demi-siècle, l’université d’Iéna a jeté un grand éclat en philosophie. Elle a été le foyer des diverses doctrines qui tour à tour ont fait le plus de bruit, et c’est là, dans cette petite enceinte, que s’est accomplie l’histoire entière de la philosophie allemande. Le savant Eichetœdt, professeur de littérature ancienne, rédacteur de la Gazette littéraire et président de la Société latine d’Iéna, m’a assuré qu’on avait même manqué d’attirer ici et de posséder Kant : la chaire de philosophie étant devenue vacante, on l’offrit à l’illustre philosophe, qui ne l’accepta pas en s’excusant sur son âge, anecdote que je n’ai vue nulle autre part, que personne ne m’a confirmée, et que je suis tenté de rapporter au zèle du vieux philologue pour la gloire de l’université dont il est chargé d’écrire les annales. C’est du moins d’Iéna qu’une voix s’est élevée pour apprendre à l’Allemagne qu’elle avait à Kœnigsberg un homme de génie. Léonard Reinhold, né à Vienne en 1758, étant venu à Iéna vers 1784, et de catholique s’étant fait protestant, on le nomma professeur vers 1787, et pendant sept années il enseigna la philosophie critique avec les plus grands succès, qu’il soutint et accrut par ses fameuses Lettres sur la philosophie de Kant. Ses lucides et ingénieuses leçons conquirent la vieille université au nouveau système. Fichte, qui succéda à Reinhold, ne se contenta pas de maintenir à Iéna la doctrine victorieuse, il la poussa à ses dernières limites. Kant avait déjà fort subjectivé, comme on dit en Allemagne, toutes les connaissances humaines; Fichte alla jusqu’à les déduire directement du moi, et aboutit à cette formule suprême : moi=moi. De là cet idéalisme transcendantal où le non-moi, la nature et Dieu lui-même ne sont plus que des développemens du sujet-moi, lequel, à la place d’objets réels, n’a plus que des idées, c’est-à-dire ses propres créations, en sorte qu’il est ou paraît être à lui-même tout son univers, son unique dieu, l’être unique[13]. Voilà le second pas de la philosophie allemande. Il s’accomplit en quelque sorte à son heure, de 1793 à 1799, pendant l’orageuse période de la révolution française, quand l’ordre ancien succombait tout entier pour ne laisser, ce semble, sur la terre que la république universelle. Cette apothéose de la personne humaine, avec ses conséquences sociales et religieuses, ne pouvait manquer d’effrayer le gouvernement grand-ducal. Alors se fit, au commencement du XIXe siècle, le troisième et dernier pas de la philosophie allemande, assez semblable dans la science à celui que faisaient de leur côté la France et l’Europe dans l’ordre politique. Un homme qui commença par être le disciple de Fichte, qui bientôt après devint son adversaire, opposa à l’idéalisme transcendantal un système tout contraire, dont il marqua nettement le caractère en l’appelant la Philosophie de la nature, et c’est encore d’Iéna que partit ce grand changement.

M. Schelling, né en Würtemberg en 1775 et élevé au séminaire théologique de Tübingen, s’était rendu à Iéna pour y achever ses études, attiré par la renommée de Fichte. Il s’éprit d’abord de l’idéalisme transcendantal, et il en fit profession dans un écrit qu’il composa à l’âge de vingt ans et publia en 1795 sous ce titre : Du moi comme principe de la philosophie[14]; mais le jeune philosophe avait l’esprit trop juste pour ne pas reconnaître bientôt qu’il est impossible de s’en tenir à un point de vue aussi étroit, aussi peu compatible avec le sens commun et tous les instincts de l’humanité; il avait d’ailleurs l’âme trop sensible au beau pour fermer longtemps les yeux au spectacle du monde. Il se mit donc, par une réaction inévitable, à étudier la physique, la physiologie, la médecine, et dès l’année 1797 il mit au jour ses Idées pour une philosophie de la nature[15]. Sa mâle éloquence lui donna bien vite de nombreux auditeurs, et en 1798 il fut nommé professeur extraordinaire de philosophie. C’est alors que survinrent les tristes démêlés de Fichte avec le gouvernement de Saxe-Weimar.

Plus tard, quand j’eus fait à Munich la connaissance de M. Schelling, il me raconta ces démêlés, auxquels il avait assisté. Fichte était le plus sincère, le plus noble, le plus vertueux, mais aussi le plus obstiné des hommes. Il portait l’admiration de la révolution française, tout en ayant horreur de ses excès, jusqu’à des apparences fâcheuses. Sa théodicée ne pouvait guère être du goût du clergé saxon. Une affligeante polémique s’engagea sur ce terrain délicat. Goethe, l’ami, le favori, le ministre du grand-duc, était à la tête de l’instruction publique. Sa tolérance était égale à son intelligence ; mais il lui fallait bien remplir les devoirs de sa charge, et puis jamais deux hommes ne se convinrent moins que le grand poète et le grand philosophe. L’un était un ardent adorateur et l’autre presque un contempteur de la nature. L’austère prédicateur de la volonté libre était tout le contraire d’un spinoziste, et l’ami de Lessing ne dissimulait pas son penchant pour la doctrine du philosophe hébreu. Fichte ne savait pas un mot de physique, et n’attachait d’importance qu’à la haute psychologie et à la morale. Goethe embrassait le domaine entier des sciences, surtout des sciences physiques et naturelles, et il ne semblait porter qu’un médiocre intérêt aux grandes causes qui agitaient l’humanité. A cette vaste, puissante et calme intelligence, Fichte préférait de beaucoup les aspirations libérales, l’âme émue et passionnée de Schiller. Il était lui-même, ainsi que Schiller à cette époque de sa vie, une sorte de marquis de Posa[16], enthousiaste de tout ce qui avait un air de justice et de grandeur. Ses leçons étaient pleines d’un souffle généreux qui des lèvres du professeur passait -dans le cœur du jeune auditoire. Le héros de l’idéalisme considérait son excellence M. le ministre de l’instruction publique comme un sublime indifférent, né pour le culte des arts, mais incapable de ressentir les saintes flammes de la vertu et du patriotisme. Et Goethe de son côté était tenté de prendre l’auteur de la Science de la science pour un esprit étroit, un puritain ignorant et fanatique dont l’enseignement n’était guère propre à inspirer à la jeunesse ce goût de l’harmonie et de la mesure en toutes choses où lui-même plaçait la perfection de la culture humaine. Il ne put donc obtenir de l’inflexible stoïcien d’adoucir un peu ses principes, de faire à ses ennemis et à la paix les concessions nécessaires, et Fichte dut aller porter ailleurs, dans la capitale de la Prusse, ce viril et ardent génie qui lui donna tant d’ascendant sur la jeunesse allemande, quand vinrent les grandes luttes de 1813 et 1814, où lui-même paya de sa personne et perdit la vie en prenant soin des blessés et des malades accumulés dans les hôpitaux de Berlin.

Pendant que M. Schelling régnait en quelque sorte à Iéna après le départ de Fichte, un de ses compatriotes et amis, M. Hegel, était venu le trouver et s’établir à côté de lui, suivant ses cours, partageant ses idées, marchant dans la même direction. Depuis on sait si le disciple s’est séparé du maître, au moins pour la forme et la méthode; mais il est bien digne de remarque qu’Iéna ait possédé et l’inventeur du système et celui qui a prétendu l’avoir porté à sa perfection. Enfin, pour que rien ne manque à l’honneur de l’université d’Iéna, quand la philosophie de la nature, après avoir comme enivré l’Allemagne, souleva une énergique résistance, c’est encore Iéna qui se mit à la tête de cette opposition, et j’y rencontrai, en 1817, en possession d’une popularité immense, M. Fries, l’adversaire le plus autorisé de M. Schelling.

J’avais un billet pour M. Fries. Je courus chez lui, pressé de voir et d’entendre un personnage très diversement jugé, que les uns traitaient d’esprit médiocre, mais que d’autres m’avaient donné comme un second Kant. Je savais qu’il était l’auteur d’une Nouvelle critique de la Raison[17], et que dans la querelle récente de M. Schelling et de M. Jacobi il s’était hautement prononcé pour ce dernier[18]. Pour moi, sans prendre parti dans des débats auxquels j’étais encore trop peu initié, je me présentai à M. Fries comme un très sincère admirateur de Kant, et je lui gagnai le cœur en lui disant que cette année même à Paris j’avais fait un cours assez fréquenté sur la doctrine du grand philosophe de Kœnigsberg.

M. Fries était alors un homme de quarante à quarante-cinq ans, de taille moyenne et d’une mine assez chétive. Il était très simple dans ses manières, paraissait doux et bon, mais la vivacité de ses yeux trahissait l’activité de son âme. Je lui demandai quels perfectionnemens il avait apportés à la Critique de la raison, et quels emprunts il avait faits à M. Jacobi. Je comptais sur un entretien intéressant et utile. Mon attente fut déçue. Le même obstacle qui s’était déjà mis entre plusieurs de mes interlocuteurs et moi me priva des explications que j’espérais. M. Fries répugnait trop à compromettre ses idées en les exprimant dans une langue qu’il savait trop imparfaitement pour y bien rendre les distinctions délicates et subtiles que demandait la réponse à mes questions. Malgré toute sa bonne volonté, je n’en pus tirer rien de fort net, sinon l’expression d’une profonde antipathie contre M. Schelling et le dessein de former une ligue d’un bout de l’Allemagne à l’autre contre la philosophie de la nature, sous les auspices de Kant et de Jacobi, qu’il appelait les deux véritables maîtres de la philosophie allemande.

M. Fries n’était pas seulement un métaphysicien distingué, c’était aussi un mathématicien et un physicien d’un savoir et d’un mérite reconnus. Il était tout à fait newtonien et partisan prononcé des mathématiques en physique. La physique sans mathématiques de M. Schelling était aux yeux de M. Fries un abaissement déplorable de la science. Il distinguait deux parties dans l’ouvrage de Goethe sur les couleurs, l’une qui est expérimentale et qu’il approuvait, et l’autre qui lui paraissait un tissu de chimères.

Mais c’est surtout dans la politique et particulièrement dans celle du temps présent que M. Pries me laissa voir toute son âme. Lui que j’avais trouvé presque timide dans nos conversations philosophiques, s’anima jusqu’à la passion dès qu’il fut question des affaires du jour. L’Allemagne entière, me dit-il, veut la liberté; mais une aristocratie aussi insolente que celle de vos ultra de France pèse sur nous. Les petits états sont bien contraints de suivre le mouvement rétrograde imprimé par les grands. Nous sommes en proie à une réaction honteuse. Les provinces du Rhin sont très mécontentes : elles qui ont tant souffert sous Napoléon regrettent les institutions libérales qu’elles devaient à l’empire. — Vous êtes satisfaits de votre charte, mais il faut la développer dans le sens libéral. — Nous avons tous en Allemagne les yeux sur la France, cette France qui, la première, proclama en 1789 la liberté et les droits de l’homme, non pas seulement pour elle, mais pour tout le genre humain. — Plus heureux que nous, vous êtes une nation. Présentez nos hommages à vos amis de la chambre, à M. Royer-Collard et à M., de Serre. Ils ne disent pas une parole qui ne retentisse dans nos cœurs !

Le 15 octobre au soir, M. Fries vint m’annoncer qu’il partait pour Eisenach où devait se célébrer une grande fête patriotique en souvenir de la délivrance de l’Allemagne et de la bataille de Leipzig. « Il ne sera pas prononcé, me dit-il, un seul mot contre votre pays. On n’y parlera que contre nos petits princes. La révolution française en avait abattu quelques-uns, j’espère bien que l’avenir nous délivrera des autres. On rappellera à la Prusse et à l’Autriche qu’elles étaient par terre, que c’est le peuple allemand qui les a relevées et sauvées, et qu’il est bien temps de lui donner les institutions qui lui ont été promises. »

J’accompagnai de tous mes vœux le généreux philosophe, et quelques années à peine écoulées j’appris sans étonnement qu’une triste influence s’étant particulièrement étendue à la surveillance des universités, M. Fries, resté patriote un peu véhément, avait été accusé de menées démagogiques comme tant d’autres, contraint de renoncer à sa chaire de philosophie pour en prendre une de mathématiques et de physique où il s’est fait beaucoup d’honneur, et a pu se montrer impunément le défenseur de la physique mathématique de Newton, le pouvoir qui dominait alors en Allemagne ayant bien voulu ne pas l’interdire.

Heidelberg, 26 octobre-14 novembre.

Le 26 octobre, descendu des hauteurs de Wurzbourg, je vins, à travers des montagnes arides et trois ou quatre petites villes insignifiantes, tomber au milieu du duché de Bade et regagner le chemin de l’université d’Heidelberg, par où j’avais commencé et me proposais de finir cette première course en Allemagne. Je retrouvai avec plaisir les personnes que j’avais entrevues quelques mois auparavant, surtout M. Hegel, vers lequel me ramenaient une sympathie et une curiosité plus vives que jamais; M. Creuzer, professeur de littérature ancienne, déjà célèbre par ses travaux sur la philosophie néo-platonicienne et sur l’histoire des religions de l’antiquité; M. Sulpice Boisserée, artiste et antiquaire, qui depuis a attaché son nom à une admirable histoire de la cathédrale de Cologne, et demeurait alors à Heidelberg, occupé de mettre en ordre et de restaurer des tableaux de la vieille école allemande qu’il avait recueillis dans un assez long séjour sur les bords du Rhin. Je résolus de passer les derniers beaux jours d’automne dans cette société savante et aimable, au sein d’une nature dont je n’avais encore goûté que les premières douceurs, et qui me pénétra de plus en plus du charme inexprimable de la grandeur unie à la grâce.

M. Sulpice Boisserée avait un frère qui vivait avec lui, spirituel aussi et plein de goût, et tous deux me firent à l’envi les honneurs de leur curieuse collection. Que d’heures agréables et instructives j’ai passées là dans la contemplation de ces toiles précieuses qui me révélaient un art tout nouveau pour moi ! Bien novice encore dans l’histoire des arts en général, j’ignorais entièrement celle de l’art allemand. Mon humble érudition en ce genre ne remontait guère au-delà d’Albert Durer, et je savais tout au plus le nom des van Eyck. C’est chez les frères Boisserée que je commençai à m’orienter un peu dans les obscures origines de la peinture allemande. J’y acquis la conviction qu’avant tout commerce avec l’Italie il y avait eu en Allemagne une école originale de peinture, née sur les bords du Rhin au XIVe siècle, et qui y fleurit pendant toute l’étendue du XVe tout à fait indépendante de celle de Cimabué et de Giotto. Les véritables pères de cette vieille peinture allemande sont les mêmes que ceux de la première peinture italienne, des artistes grecs de Constantinople qui, venus en Europe au moyen âge, nous apportèrent l’art byzantin, débris de l’art antique et fondement du nôtre. Les Byzantins ont été nos premiers précepteurs, et c’est par eux que le flambeau des arts a passé des anciens Grecs jusqu’à nous. Ces maîtres s’établirent partout où ils rencontraient un peu de civilisation, et pouvaient espérer des encouragemens et des récompenses : au midi, dans la belle Toscane et l’opulente Venise; au nord, dans le puissant duché de Bourgogne et dans les riches cités de la Flandre et du Bas-Rhin. Ainsi s’est formée l’école de Cologne, dont le chef ou du moins le représentant le plus connu, maître Guillaume, paraît dans l’histoire vers 1380. L’école de Cologne étendit ses rameaux de tous côtés autour d’elle. En Allemagne, elle monta jusqu’à Nuremberg, où elle posa le germe d’une autre école qui se développa vite, et d’où sont sortis successivement et celui qu’on nomme le vieux Wohlgemüth et Albert Dürer, qui commença à entrer en relation avec l’Italie. En Belgique, l’école de Cologne trouva aisément des disciples dans la belle et industrieuse cité de Bruges : de là les frères van Eyck, qui, sans avoir jamais connu l’Italie, découvrirent la peinture à l’huile, et franchirent les limites où s’enfermait l’art byzantin. Gardons-nous d’oublier leur admirable compatriote Jean Hemling. Je n’ai vu chez MM. Boisserée aucune œuvre de maître Guillaume, l’auteur de la grande école qui produisit toutes les autres et remplit le XIVe siècle et même les commencemens du XVe; mais on m’y a montré divers morceaux de cette école, dans tous le même caractère purement byzantin : fond doré, couleurs éclatantes un peu crues, plus ou moins habile emploi d’encaustiques qui les maintiennent et les relèvent; l’unique procédé est toujours la détrempe. MM. Boisserée possédaient aussi quelques tableaux de l’école de Nuremberg avant Albert Durer; mais c’est celle de Bruges qui faisait la richesse et l’honneur de leur galerie. Comme je n’avais pas encore été en Belgique, les premiers ouvrages de Jean van Eyck et de Jean Hemling qu’il m’était donné de voir me transportèrent d’admiration. Jean van Eyck est un grand artiste par la puissance du coloris et par le fini merveilleux de l’exécution. On dirait un Vénitien égaré dans le nord. Quoique Jean Hemling n’ait pas connu la peinture à l’huile, que son pinceau est doux et pénétrant! Quelle mystique profondeur dans la composition, quel charme dans les moindres détails! Donnons ici une idée rapide des tableaux de van Eyck et d’Hemling qui m’ont alors le plus frappé.

L’Adoration des Mages passe pour un des derniers chefs-d’œuvre de Jean van Eyck, qui l’aurait achevé à l’âge de soixante-neuf ans. C’est un travail très considérable et d’une rare perfection. L’ensemble a une grandeur frappante, et dans les détails l’habileté technique approche déjà de ses dernières limites.

Sur le devant, au milieu, attachée au mur d’un temple ruiné et couvert de chaume, est une crèche où repose l’enfant Jésus, auprès de lui la Vierge, et à la crèche, derrière la Vierge, un taureau et un onagre; à droite, les trois rois mages, revêtus des plus magnifiques costumes de l’Orient, en adoration dans des postures différentes. Le premier et le plus âgé baise à genoux la main du Sauveur du monde : la figure de ce noble vieillard est celle de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Le second roi s’incline et laisse paraître les traits énergiques de Charles le Téméraire. Le troisième est presque debout; il doit représenter quelque personnage historique que nous n’avons pu reconnaître. A quelque distance, un groupe d’Arabes qui s’arrêtent avec respect, suivis du cortège des trois rois. A gauche, deux personnes différentes d’aspect et d’attitude : la première est un vieillard qui, debout, regarde cette scène avec un air réfléchi et recueilli; la seconde prie. Des deux côtés du tableau, à droite, près de la crèche, un édifice qui commence à sortir de terre, mystique image de la nouvelle église qui s’élève sur les ruines de l’ancienne, figurée par les débris du temple auquel, comme nous l’avons dit, la crèche est adossée; à gauche, Jérusalem se prolonge circulairement. La perspective, déjà bien marquée, porte au-delà de Jérusalem sur des montagnes bleuâtres.

Voici maintenant deux autres morceaux que MM. Boisserée attribuaient aussi à van Eyck. A Dieu ne plaise que j’oppose le jugement d’un écolier à celui de connaisseurs tels que ceux-là! Mais ces deux ouvrages me semblèrent d’une tout autre manière, ou du moins d’une manière plus naïve. Ils se font pendant l’un à l’autre. Ce sont l’Annonciation et la Présentation au Temple. Ici, une petite chambre et un lit rouge cramoisi; à droite, la Vierge à genoux qui prie, et se retourne pour voir l’ange qui remplit tout l’espace gauche; le coloris est d’une finesse extrême, mais il y a peu d’expression. La Vierge est une jeune fille innocente qui n’a pas encore la conscience de sa sublime mission. Là, Marie est mère et par conséquent déjà grave. Un temple et un autel; saint Joseph avec la Vierge qui présente l’enfant; sur le devant, une jeune fille qui porte la lumière et un vase plein d’eau.

Les trois tableaux d’Hemling que je rencontrai à Heidelberg ne sont assurément pas inférieurs à ceux que je viens de décrire. Je remarque d’abord une tête de Jésus-Christ d’un caractère extraordinaire. Est-ce un reste ou une imitation de l’art byzantin qui, comme l’église orientale, considérait dans Jésus-Christ le Dieu plutôt que l’homme? Jésus est représenté calme, serein, majestueux comme le Jupiter-Sérapis. Ce n’est pas le Verbe fait chair, exprimant en lui les tristesses de la condition humaine; c’est en quelque sorte le Verbe transfiguré, réuni à son Père, et portant déjà l’empreinte de l’éternelle tranquillité.

La pièce de leur cabinet qu’estimaient le plus MM. Boisserée était un saint Christophe qui, revêtu d’un manteau de pourpre, appuyé sur un grand bâton et portant l’enfant Jésus sur ses épaules, marche péniblement sur la mer écumante entre deux rochers placés sur le premier plan aux deux côtés du tableau. La scène est éclairée par l’aurore. Le saint retourne un peu la tête pour regarder le merveilleux fardeau dont il est dépositaire, et dans le lointain le soleil se levant sur la mer y produit des accidens de lumière les plus variés et les plus harmonieux. C’est un Claude Lorrain du plus grand éclat avec une teinte mystique. Sulpice Boisserée ne tarissait pas en éloges sur la perfection de l’ensemble et des détails de cette brillante composition.

Pour moi qui n’avais pas les connaissances techniques de mon hôte, et que mon goût, d’accord avec mon ignorance, porte à rechercher surtout dans les œuvres d’art leur côté moral, mon tableau de prédilection était une Mort de Marie, sujet si bien fait pour la peinture, si souvent traité au moyen âge, et qui depuis a comme échappé à l’art moderne. Il semble que nous nous refusions à laisser mourir comme une simple femme celle que nous honorons, que nous adorons presque comme la mère de Dieu, et en fait, depuis le XVIe siècle, je ne connais point de tableau célèbre qui reproduise cette grande scène. On n’est pas bien sûr du véritable auteur de celui-ci. MM. Boisserée le donnent à Hemling, et on peut très bien y retrouver en effet sa manière pleine d’onction et sa touche pathétique.

L’ouvrage a environ cinq pieds de large sur quatre de haut. Marie est le centre de la composition. Elle est couchée sur un grand lit rouge surmonté d’un dais de même couleur; mais ses vêtemens et les oreillers sont blancs, image de sa pureté sans tache au milieu des agitations de sa vie. A droite et sur les bords du lit, les apôtres en diverses postures donnent tous les signes de la plus violente douleur; à gauche, saint Jean, loin de s’abandonner au désespoir, porte un regard plein de foi sur celle qui fut la mère de son maître bien-aimé, et il place dans sa main inanimée un flambeau, symbole de l’espérance. Le visage de Marie semble avoir été peint par Jean de Fiesole ou par Lesueur : il a déjà la pâleur de la mort; les lèvres s’entr’ouvrent légèrement pour laisser passer l’âme sainte qui retourne vers son Fils[19].

MM. Boisserée étaient trop artistes pour ne pas aimer passionnément la riche nature qui avait inspiré leurs peintres favoris. Souvent nous faisions ensemble avec quelques amis de petites courses sur les bords du Rhin, où nous nous plaisions à contempler le beau fleuve couvert de toute sorte d’embarcations, — et qui à toute heure nous offrait un spectacle toujours nouveau, — ou bien nous nous dirigions vers les sources du Neckar, et nous allions dîner à Neckargemünd. Quelquefois aussi nous visitions Schwetzingen, superbe maison de plaisance dont le parc immense est une promenade célèbre près de Manheim; nous poussions même jusqu’à cette charmante petite ville, assise au confluent du Neckar et du Rhin, dont les remparts, détruits par la guerre, sont aujourd’hui remplacés par d’agréables jardins, et qui possède de riches cabinets d’histoire naturelle, une bibliothèque considérable, un observatoire, un musée de sculpture et aussi de peinture rempli de tableaux de tout pays et de toute époque, pour lesquels MM. Boisserée n’auraient pas donné la moindre pièce de leur petite, mais précieuse collection, et où pourtant, faute de mieux, M. Creuzer ne dédaignait pas d’aller voir les plus célèbres statues antiques modelées en stuc sur les originaux.

George-Frédéric Creuzer, né à Marburg en 1771, était encore en 1817 dans toute l’ardeur de ses travaux. Il avait embrassé dans sa jeunesse la philosophie de la nature, jeune aussi, et qui dès son début avait ravivé l’étude de l’antiquité en rappelant l’attention sur les religions de la nature, auxquelles s’appliquait tout particulièrement la philosophie nouvelle. M. Schelling lui-même avait donné l’exemple en 1793 par un écrit fort remarqué sur les mythes, écrit qu’il venait de développer en 1815 dans un mémoire où il tentait de porter la lumière dans la très obscure mythologie de Samothrace[20]. Entré de bonne heure dans la nouvelle voie ouverte à l’érudition, M. Creuzer avait publié en 1810 et 1812 un ouvrage considérable : Symbolique et mythologie des anciens peuples et surtout des Grecs[21]. Il y avait dans cet ouvrage infiniment d’esprit et de sagacité, beaucoup d’imagination, peu de critique, et une explication des religions anciennes assez semblable à celle de l’école d’Alexandrie. Aussi dans ces derniers temps le savant philologue s’était-il fort occupé de cette école; il préparait une édition nouvelle de Plotin, et il y avait préludé en 1814 en mettant au jour, avec un immense commentaire, le chapitre célèbre de Plotin sur la beauté. L’auteur me fit cadeau à Heidelberg de ce gros volume. Comme j’en étais alors à mes premières études sur Platon, les recherches passionnées de M. Creuzer sur toute l’école néoplatonicienne venaient comme à point pour m’intéresser, et je passais peu de jours sans aller consulter celui qui me tenait lieu pour ainsi dire à Heidelberg d’un philosophe et d’un mystagogue alexandrin. C’est de là que j’ai pris le goût de la philosophie alexandrine, et je le pris si bien qu’à mon tour j’entrai dans l’arène et entrepris de publier les œuvres inédites de Proclus, le plus illustre philosophe de cette école après Plotin, à l’aide des manuscrits que contenait la bibliothèque de Paris. Cependant je ne tardai pas à reconnaître que l’interprétation des religions de l’antiquité donnée par M. Creuzer n’était rien moins que sûre; je doutai fort que les premiers cultes de la Grèce eussent été saisis et expliqués par les alexandrins dans l’esprit simple et naïf qui avait inspiré ces cultes, et je restai convaincu que le symbolisme de Proclus et d’Olympiodore exprimait bien plus le caractère de leur temps et de leur école que celui de ces vieilles légendes, auxquelles déjà peut-être Homère et surtout Hésiode avaient apporté bien des altérations, chacun à sa manière[22]. Mais en 1817, à Heidelberg, je n’y regardais pas de si près, et je me laissais aller à l’attrait de ces études nouvelles. M. Creuzer se complaisait à m’instruire, et j’aimais bien mieux l’écouter que de lui faire des objections. Un peu de bon sens naturel me suggérait bien quelques défiances que le temps a depuis confirmées; je les retenais alors, et les sacrifiais volontiers à la conscience de ma propre faiblesse et à l’admiration sincère que j’éprouvais pour ce grand connaisseur de l’antiquité, doué d’une si riche imagination, et qui n’était guère moins artiste et poète que philologue et antiquaire[23].

Je suivis à peu près la même conduite avec M. Hegel : j’essayai de l’entendre plutôt que de le juger. Il venait de publier son Encyclopédie des sciences philosophiques à l’usage de ceux qui fréquentaient ses cours. Je me jetai avidement sur ce livre; mais il résista à tous mes efforts, et je n’y vis d’abord qu’une masse compacte et serrée d’abstractions et de formules bien autrement difficiles à pénétrer que les traités les plus hérissés de la philosophie scolastique. Les ouvrages de saint Thomas et de Duns Scott sont des badinages en comparaison de celui-là. Heureusement je rencontrai chez M. Hegel un étudiant de mon âge, jeune homme instruit et aimable, M. Carové, né à Trêves, et qui, déjà pourvu en son pays d’une petite place de judicature, l’avait quittée pour venir écouter M. Hegel à Heidelderg, s’attacha à sa fortune, le sui- vit à Berlin et fut quelque temps privat docent et même, je crois, professeur extraordinaire à l’université de Breslau. C’est lui qui a bien voulu traduire en allemand mes premiers essais, et dans cet automne de 1817 il me rendit le service de lire avec moi quelques chapitres de la terrible Encyclopédie. Plusieurs fois par semaine nous nous réunissions le matin, et à travers les ruines du vieux château, ou par ce sentier charmant que tout le monde connaît à Heidelberg sous le nom de Sentier des Philosophes, nous nous promenions, le manuel de M. Hegel à la main, moi lui adressant des questions, lui me répondant avec une complaisance infatigable; mais en vérité le jeune maître n’était guère plus avancé que son écolier : mes questions restaient souvent sans réponse, et le soir nous allions ensemble prendre le thé chez M. Hegel, à la manière allemande, et interroger l’oracle, qui lui-même ne m’était pas toujours fort intelligible. Je vis bien que cette visite à Heidelberg, nécessairement très rapide, puisque le terme de mes vacances approchait, ne pouvait qu’être insuffisante, et je me promis de revenir dans ce beau lieu si près de la France, à la fin de la tournée que je projetais pour l’année suivante dans le midi de l’Allemagne. Là je devais voir l’auteur même du système, ainsi que son rival M. Jacobi; je serais bien plus en état de comprendre son disciple, devenu à son tour un maître célèbre, et de mieux juger des changemens et des perfectionnemens qu’il avait apportés à la philosophie de la nature. Ainsi décidé à revenir bientôt à Heidelberg, je me bornai à y prendre cette fois un simple avant-goût de cette doctrine qui devait faire un jour tant de bruit en Allemagne.

George-Guillaume-Frédéric Hegel était né dans le Wurtemberg, à Stuttgart, le 27 août 1770. Il fit au gymnase de sa ville natale d’excellentes études, et à dix-huit ans il entra au séminaire théologique de Tübingen, où il rencontra son compatriote Schelling, plus jeune que lui de quelques années, mais que son esprit inventif et hardi avait rapidement porté à la tête de ses condisciples. Les deux jeunes gens y formèrent une amitié qui semblait devoir être d’autant plus solide que le nœud en était précisément dans le parfait contraste de leur caractère et de leurs qualités, celui-ci doué d’un coup d’œil perçant, celui-là d’une rare puissance d’attention et de réflexion, tous les deux se trouvant ainsi utiles, nécessaires même l’un à l’autre. Ils restèrent plusieurs années dans l’austère et docte maison que l’année suivante je me complus à aller visiter à Tübingen, et qui renferma quelque temps sous son humble toit les deux hommes qui devaient plus tard jeter un si grand éclat et achever le cycle de la philosophie allemande ouvert par Kant et développé par Fichte.

M. Schelling s’étant rendu à Iéna et s’y étant fait vite une haute situation, M. Hegel, à la mort de son père, qui lui laissa un bien très médiocre, alla rejoindre son ami, et, étant promptement entré dans ses récentes opinions, il lui servit de second dans les combats qu’eut à soutenir la philosophie nouvelle. C’est là qu’il fit ses premières armes et commença à se faire connaître par un petit écrit destiné à établir la Différence du Système de Fichte et de celui de Schelling. Il rédigea ensuite avec M. Schelling un Journal critique de philosophie. Il n’était encore en 1801 que privat docent, et il ne devint professeur extraordinaire qu’en 1805.

M. Hegel demeura à Iéna jusqu’à la bataille qui, en 1806, mit fin au vieux prestige militaire de la Prusse. Il m’a souvent raconté que c’est la veille même de cette bataille qu’il termina son premier grand ouvrage. Retiré la nuit dans un pavillon solitaire, il était occupé à en corriger les dernières feuilles, lorsqu’il entendit les premiers coups de canon. Cet ouvrage était la Phénoménologie de l’esprit, qui parut en 1807 sans faire beaucoup de bruit au milieu des tempêtes qui bouleversaient l’Allemagne.

Tels ont été les commencemens de M. Hegel et ses débuts dans la carrière qu’il devait parcourir avec tant de gloire. La guerre ayant dispersé l’université d’Iéna, il se chargea en 1808 de la direction du gymnase de Nuremberg, jusqu’à ce qu’en 1816 il fût appelé à la chaire de philosophie de l’université d’Heidelberg. Il y faisait depuis une année des leçons très suivies, dont l’Encyclopédie était le résumé.

M. Hegel était alors dans toute la plénitude de ses forces. En possession d’un système dont le principe ne lui appartenait pas, il mettait ses soins et son orgueil à imprimer à ce système une forme de plus en plus régulière et méthodique, ainsi qu’à l’enrichir et à le répandre en l’appliquant à toutes les sciences qu’on enseigne dans une université, comme déjà M. Schelling en avait donné le précepte et l’exemple dans ses Leçons sur les études académiques[24].

Du premier coup d’œil qu’on jette sur l’Encyclopédie des sciences philosophiques, et avant même d’en avoir sondé les profondeurs, on ne peut s’empêcher de rendre hommage à l’étonnante puissance d’esprit qui éclate partout, préside à la construction et à l’exposition du système. Le caractère le plus frappant de ce système est une symétrie, un parallélisme, un ordre inflexible, qui des grandes divisions de l’Encyclopédie se réfléchit dans leurs principales subdivisions, et de celles-ci dans leurs applications et jusque dans les moindres détails. Cet ordre est l’ordre ternaire. Tout se fait, tout marche, tout se développe trois par trois. C’est précisément ce bel ordre qui éveilla mes premiers ombrages et me rendit suspect le système entier.

Selon M. Hegel, la philosophie a trois grandes parties : 1° la logique, qui roule sur les idées entendues au sens de Platon, à savoir, les essences des choses; 2° la philosophie de la nature; 3° la philosophie de l’esprit. Voilà la première et fondamentale trinité. Puis, dans la première partie de cette triade, la logique, il y a trois parties encore, ensuite dans chacune de ces trois nouvelles parties trois autres subdivisions, et toujours ainsi jusqu’à la fin. En vérité, si toutes ces divisions et subdivisions ternaires sont vraies, l’auteur des choses a été bien complaisant pour la philosophie : il a merveilleusement servi le besoin qu’elle a d’un arrangement régulier et de classifications commodes.

Abordons la première partie du système, la logique. Cette première partie se compose de trois termes : 1° l’être en soi, das Seyn ; 2° l’être déterminé, l’existence proprement dite, das Daseyn ; 3° l’être qui est pour lui même, das Fürsichseyn.

Examinons de près l’ordre de ces trois termes. On peut demander si l’ordre dans lequel ils sont ici présentés exprime celui dans lequel nous les acquérons, ou l’ordre même de la nature tel qu’il est en dehors de nous. Si c’est l’ordre d’acquisition de nos connaissances, que de raisons de douter que l’esprit humain procède ainsi! L’idée générale de l’être en soi, de l’être pur et indéterminé, sans aucune qualité, das in sich Seyn, ne nous est pas donnée la première; elle ne vient qu’après l’idée particulière de tel ou tel être déterminé, quel qu’il soit. Il répugne que l’esprit débute par une négation à la fois et par une abstraction. Un tel ordre est à nos yeux le renversement de l’ordre vrai. Et si on répond, comme on le fait, qu’il s’agit de l’ordre réel des êtres, il est encore bien plus douteux que tel soit le développement naturel de ces trois termes. Il y a ici, ce semble, une irréparable solution de continuité entre le premier terme et le second. L’être en soi, l’être pur et indéterminé, ne peut produire l’être déterminé, à moins qu’on ne mette déjà dans l’être en soi et indéterminé une secrète et invisible puissance de détermination. Or on ne l’y peut supposer sans détruire l’hypothèse même dont on part, celle d’un être indéterminé sans qualité ni quantité, par conséquent sans causalité aucune, la catégorie de la causalité venant bien plus tard dans les classifications de M. Hegel, c’est-à-dire à la fin de la seconde partie de la logique.

Il faut à l’origine des choses une puissance déterminée et déterminatrice, pour expliquer plus tard un déterminé quelconque, et par exemple ce qu’il y a de plus déterminé qui est moi-même. Cette puissance déterminatrice, efficace par elle-même, à laquelle appartient l’initiative de l’action, M. Hegel ne la rencontre que dans le développement lointain de l’être, tandis que sans elle, sans ce moteur primitif, je ne conçois qu’une masse indéterminée et à jamais indéterminable.

Cette objection, si elle est fondée, est grave et porte loin, car l’ordre faux de cette première triade, passant dans toutes les autres formées sur ce modèle, atteint toute la série des triades et frappe au cœur le système, convaincu de débuter ou par un paralogisme ou par une impossibilité.

Je n’insistai point sur cet argument, qui est gros de tant d’autres et se présente de lui-même au sens commun : je me bornai à remarquer que toutes ces classifications si uniformément ordonnées de triades qui se suivent et s’engendrent les unes les autres sont bien arbitraires, bien artificielles, et je n’osais pas dire à M. Carové, mais je me disais à moi-même que, si j’avais à choisir entre les principes généraux de l’illustre professeur et les diverses applications qu’il en fait, ce sont ces dernières que je préférerais, et c’était aussi de ce côté que je dirigeais la conversation.

Je n’y avais pas grand’peine. M. Hegel lui-même aimait fort à causer d’art, de religion, d’histoire, de politique. Il m’était ici bien plus accessible, et nous étions plus aisément d’accord. Ses assertions même les plus hasardées supposaient des connaissances aussi solides qu’étendues. J’étais ravi de l’entendre me parler de toutes les grandes choses qu’avait faites l’humanité depuis son apparition sur la terre jusqu’à son développement actuel, depuis les pagodes de l’Inde et de la Chine et les temples gigantesques de l’Egypte jusqu’aux temples harmonieux d’Athènes et de Rome, jusqu’aux majestueuses cathédrales du moyen âge, depuis les épopées indiennes et homériques et les tragédies de Sophocle dont M. Hegel avait un sentiment exquis jusqu’au poème lyrique de Dante et au Paradis perdu de Milton, aux drames de Shakspeare, de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Schiller et de Goethe, — depuis la guerre médique et les entreprises militaires d’Alexandre et de César jusqu’à la guerre de trente ans et celles de la révolution et de l’empire.

En politique, M. Hegel est le seul homme d’Allemagne avec lequel je me suis toujours le mieux entendu. Il était, comme moi, pénétré de l’esprit nouveau : il considérait la révolution française comme le plus grand pas qu’eût fait le genre humain depuis le christianisme, et il ne cessait de m’interroger sur les choses et les hommes de cette grande époque. Il était profondément libéral sans être le moins du monde républicain. Ainsi que moi, il regardait la république comme ayant peut-être été nécessaire pour jeter bas l’ancienne société, mais incapable de servir à l’établissement de la nouvelle, et il ne séparait pas la liberté de la royauté. Il était donc sincèrement constitutionnel et ouvertement déclaré pour la cause que soutenait et représentait en France M. Royer-Collard. Il me parlait de nos affaires comme M. Fries à Iéna, avec moins de vivacité et d’enthousiasme sans doute, mais avec un sentiment profond. Je puis attester qu’ayant souvent revu M. Hegel depuis 1817 jusqu’à sa mort survenue en 1831, je l’ai toujours trouvé dans les mêmes pensées, à ce point que la révolution de 1830, qu’il ne désapprouvait pas en principe, lui semblait très dangereuse en ce qu’elle ébranlait trop la base sur laquelle repose la liberté. Et lorsque, deux mois avant sa mort, je pris congé de lui à Berlin, il était aussi sombre sur notre avenir que M. Royer-Collard lui-même et par les mêmes motifs. Il craignait de jour en jour davantage que la royauté résistât mal à l’épreuve qu’elle traversait. Je me souviens très distinctement que je lui fis un sensible plaisir en lui apprenant que le grand ministre qui tenait alors si fermement les rênes du gouvernement français avait tout fait pour sauver l’ancienne dynastie et empêcher jusqu’au dernier moment une révolution, que le général Sébastiani, que M. Hegel avait vu chez moi à Paris en 1827, avait pensé et agi comme M. Casimir Perier, qu’ainsi, tant qu’il verrait ces deux hommes d’état à la tête de nos affaires, il ne devait pas désespérer de la France.

En religion, nos sentimens n’étaient pas fort différens. Nous étions tous les deux convaincus que la religion est absolument indispensable, et qu’il ne faut pas s’abandonner à la funeste chimère de remplacer la religion par la philosophie. Dès lors j’étais fort partisan d’un concordat sincère entre ces deux puissances, l’une qui représente les aspirations légitimes d’un petit nombre d’esprits d’élite, l’autre les besoins permanens de l’humanité. M. Hegel était bien de mon avis. Il poussait même le goût de cette conciliation si désirable jusqu’à faire toute sorte d’efforts pour gagner à la cause de la philosophie des théologiens tels que Daub à Heidelberg et plus tard Marheinecke à Berlin. Je possède encore une médaille frappée en son honneur à Berlin, en 1830, sur le revers de laquelle M. Hegel est représenté en philosophe antique, écrivant sous la dictée d’un ange, qui lui-même s’appuie sur la Religion tenant entre ses bras la croix de Jésus-Christ. Mais il ne croyait pas qu’aucune conciliation entre la religion et la philosophie pût s’accomplir ailleurs que dans le cercle du protestantisme; dès qu’il était question du catholicisme, M. Hegel oubliait nos communs principes, et quelquefois il se livrait à des emportemens assez peu dignes d’un philosophe. Un jour, à Cologne, allant ensemble à la cathédrale revoir le premier chef-d’œuvre de Rubens, et trouvant dans le parvis des femmes et des vieillards déguenillés étalant leurs misères et faisant marchandise de petites médailles bénites et autres objets d’une dévotion superstitieuse, il me dit avec colère : « Voilà votre religion catholique et les spectacles qu’elle nous donne! Mourrai-je avant d’avoir vu tomber tout cela? » Je n’étais pas embarrassé pour lui répondre, et il finissait par reconnaître et par convenir que le christianisme, étant la philosophie des masses en même temps qu’il est la religion des philosophes, ne peut pas rester sur les hauteurs où nous élèvent saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas et Bossuet, et qu’il lui faut bien aussi se faire peuple avec le peuple. Cependant le vieux luthérien murmurait toujours, et en dépit de toutes ses lumières M. Hegel demeurait une sorte de philosophe du XVIIIe siècle.

Il l’était en effet, et ni l’âge ni l’expérience ne l’avaient délivré des préjugés de la philosophie de sa jeunesse. Le temps et des instincts d’une incomparable grandeur ont pu conduire M. Schelling dans la dernière partie de sa vie à des vues nouvelles, plus hautes et selon moi plus philosophiques : jamais ni l’esprit ni l’âme de M. Hegel n’ont un moment changé; il ne dissimulait pas ses sympathies pour les philosophes du dernier siècle, même pour ceux qui avaient le plus combattu la cause du christianisme et celle de la philosophie spiritualiste. Comme Goethe, il défendait jusqu’à Diderot, et il me disait quelquefois : Ne soyez pas si sévère, ce sont les enfans perdus de notre cause.

On pense bien que l’histoire de la philosophie tenait une grande place dans nos entretiens. Je dois l’avouer, M. Hegel penchait plus du côté d’Aristote que du côté de Platon, ce qui était juste l’opposé de mes instincts et de mes goûts, quoique assurément j’admirasse beaucoup Aristote, et que depuis j’aie contribué, je crois, à le remettre en honneur parmi nous[25]. Et M. Hegel ne parlait pas de ces deux grands hommes sur la foi des historiens : il les avait lus, et il était familier avec leurs écrits les plus célèbres. Aussi m’encouragea-t-il beaucoup dans mon dessein de m’occuper sérieusement de philosophie ancienne, et il approuva fort que j’étudiasse les alexandrins sous les auspices de notre ami Creuzer. Il n’avait aucune connaissance directe de la philosophie scolastique, mais il était tout pénétré de Descartes; il n’hésitait pas à le proclamer le père de toute la philosophie moderne. Que de fois ne m’a-t-il pas dit : « La France a fait assez pour la philosophie en lui donnant Descartes! » Quand plus tard j’entrepris une édition complète des ouvrages du grand métaphysicien, il m’en félicita avec effusion. Et ce qu’il admirait et célébrait le plus en lui, ce n’était pas sa sagacité, son audace, ses découvertes de toute sorte : il vantait surtout sa clarté, sa précision, sa simplicité, et il mettait dans cet éloge un accent tout particulier, comme s’il m’eût dit : Quant aux idées, j’ai les miennes, que je ne crois pas inférieures à celles de Descartes; mais que n’ai-je comme lui l’art de les exposer ! Une chose bien surprenante, c’est que M. Hegel n’éprouvait pas une très vive admiration pour Leibniz ; il ne paraissait pas même en avoir une connaissance approfondie, et plus d’une fois j’ai dû prendre la défense de l’immortel fondateur de la philosophie en Allemagne contre son dernier et illustre successeur. M. Hegel avait soumis l’histoire de la philosophie à des classifications systématiques où les individus n’étaient plus que les représentans et pour ainsi parler les ombres de catégories métaphysiques, et perdaient toute physionomie particulière, à l’exception de quelques personnages privilégiés qui imposaient à leur historien une étude spéciale et développée, tels que Socrate, Platon, Aristote, Descartes, et M. Hegel ne mettait pas l’auteur de la Théodicée dans cette grande compagnie.

On peut dire que M. Hegel régnait dans ce royaume des abstractions et des généralités qu’on appelle la philosophie de l’histoire. Il se mouvait avec la plus parfaite aisance dans cette espèce de géométrie ou plutôt de scolastique appliquée à l’histoire de l’humanité. Toutes les difficultés qui arrêtent les historiens ordinaires disparaissaient devant lui, et pour vous expliquer les grandes choses et les grands hommes il vous présentait les formules les plus extraordinaires sans le moindre embarras, et comme s’il vous eût tenu les propos les plus simples. Son visage était l’image de sa pensée. Ses traits prononcés et sévères, mais tranquilles et sereins, son parler lent et rare, mais ferme, son regard calme, mais décidé, tout en lui était l’emblème d’une réflexion profonde, d’une conviction parfaitement arrêtée, exempte de toute incertitude et de toute agitation, arrivée à la paix du plus absolu dogmatisme. On n’imaginait pas que, dans quelque condition où le sort l’eût jeté, il eût jamais pu faire autre chose que réfléchir et penser, et M. Hegel était né métaphysicien comme Goethe était né poète et Napoléon général.


VICTOR COUSIN.

  1. C’est à Gustave-Adolphe qu’on rapporte l’invention ou du moins le développement et l’heureux emploi de l’artillerie légère.
  2. Le Soldat suédois. Rouen, 1633, p. 474 : « La goutte, ne lui permit pas de se montrer en une autre posture qu’en une litière. Cet équipage fut sujet à diverses interprétations : les uns crurent qu’en effet il sentait les atteintes d’un mal qui lui était fort familier; les autres trouvèrent cette posture de mauvaise grâce en un jour de bataille, et jugèrent que Wallenstein avait envie de se conserver à son maître et à son parti. » — Voyez la même accusation dans les mêmes termes, Mercure de France, 1632, p. 672.
  3. Mémoires de Richelieu, t. VII, p. 266 : « Il avait accoutumé de dire qu’un roi n’était pas digne de porter la couronne sur la tête, qui faisait difficulté de la porter partout où un simple soldat pouvait aller. »
  4. On peut en général se fier au récit de Schiller, qui, pour être éloquent et pathétique, n’en est pas moins clair et exact. Pour de plus amples informations et la critique des points incertains, voyez l’ouvrage classique d’Arkenholtz, Histoire de Gustave-Adolphe, in-4o, 1704. Arkenholtz s’appuie presque toujours sur Khevenhuller, lequel a connu et cité la relation même de Wallenstein tirée des archives impériales. Il ne faut pas négliger non plus le témoignage de Richelieu, allié et admirateur de Gustave-Adolphe, qui écrivait ayant sous les yeux les dépêches des agens envoyés par lui auprès du roi de Suède, Charnacé, peut-être, Feuquières ou Arnauld, tous les trois gens de guerre expérimentés.
  5. Richelieu, t. VII, p. 258.
  6. Les historiens discutent encore pour savoir si le duc de Lawenburg ne conduisit pas le roi à sa perte par une trahison préméditée; mais la mort d’un général de l’humeur de Gustave-Adolphe s’explique assez par sa témérité et les accidens naturels de la guerre.
  7. Arkenholtz, p. 562.
  8. Richelieu.
  9. Richelieu.
  10. Richelieu.
  11. Arkenholtz, p. 561.
  12. C’est-à-dire : Gustave-Adolphe, roi de Suède, est tombé ici, combattant pour la liberté de l’esprit, en l’année 1632.
  13. Sur Fichte, voyez nos Fragmens de philosophie contemporaine, Introduction aux œuvres de M. Maine de Biran, p. 333.
  14. Vom Ich als Princip der Philosophie oder über das Unbedingte in menschlichen Wissen.
  15. Ideen zu einer Philosophie der Natur.
  16. Un des personnages de Don Carlos.
  17. Neue Kritik der Vernunft, 1807.
  18. Von deutscher Philosophie, Art und Kunst, ein Votum für Jacobi gegen Schelling, 1812.
  19. Les tableaux des frères Boisserée ont été plus tard achetés par le roi de Bavière, et forment aujourd’hui une des plus précieuses parties de la pinacothèque de Munich.
  20. Uber die Gottheiten von Samothrake.
  21. Symbolik und Mythologie der alten Volker, besonders der Griechen.
  22. Sur la mythologie alexandrine, voyez FRAGMENS DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, Olympiodore sur le Gorgias, p. 392-417, surtout Olympiodore sur le Phédon, p. 452 : « Des savans de l’ordre le plus élevé, frappés de l’évidente profondeur des interprétations alexandrines, n’ont pas hésité à demander à cette école des lumières sur les anciennes religions grecques et asiatiques, et selon nous, en suivant ces interprétations, ils ont souvent prêté aux cultes antiques et à l’art, qui a servi d’interprète à ces cultes, des intentions raffinées, inconciliables avec les faits et même avec l’état de la civilisation à ces époques reculées, etc. »
  23. Quelques années après, en 1819-1821, M. Creuzer a donné une nouvelle édition très améliorée de la Symbolique, et c’est sur cette édition qu’a été faite la belle traduction de M. Guigniaut avec des changemens, des additions et des notes qui rendent cette traduction bien supérieure à l’original.
  24. Vorlesungen uber die Methode des academischen Studiums, Tübingen 1803, et 2e édit. 1813.
  25. Osons dire que depuis deux siècles il n’y avait pas eu en France une étude un peu sérieuse d’Aristote avant le concours ouvert par l’Académie des sciences morales et politiques sur la Métaphysique d’Aristote. Voyez FRAGMENS DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, p. 109, etc.