Souvenirs d’Orient (1829)

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SOUVENIRS D’ORIENT.
(1829.)


Now Athenian mountains they descry
And o’er the suge Colonna frowns on high ;
Beside the cape’s projecting verge are plac’d
A range of columns long by time defaced.
Falconnier. The Shipwreck, Cant. 3.

Épidémie d’Égine. — Départ pour Smyrne. — Tempête. — Relâche à Sunium. — Pêcheurs Albanais. — Mines. — Temple de Minerve Suniade. — Zéa. — Carysto. — Andros. — Pirates. — Ipsara. — Fogliéri. — Cimetière. — Monument inconnu. — Passage de l’Hermus — Village de Grecs réfugiés. — Kara Gueuzlu — Menimen Iskelesi. — Caravenserail.

Une épidémie désolait le Péloponèse et l’île d’Égine durant l’automne de 1829 ; elle n’avait pas même respecté les champs d’Épidaure. C’était une fièvre typhoïde, développée par l’extrême sécheresse, les émanations marécageuses, une épizootie, et surtout par l’état horrible de misère dans lequel la Grèce se trouvait plongée. Chaque jour enlevait douze à quinze victimes sur une population d’environ dix mille âmes. L’horrible tableau de la peste, si énergiquement tracé par le poète Manzoni dans ses Fiancés, pourrait seul donner une idée de celui que nous avions alors sous les yeux. À chaque heure, on entendait tinter le glas de l’agonie auquel succédaient bientôt ces myriologues funéraires que les Grecs, et particulièrement les Ipsariotes, psalmodient sur le cadavre de leurs amis ; puis venaient les chants lugubres du rituel oriental, entonnés par la voix criarde et glapissante des papas, se mêlant impassiblement au cri de désespoir des familles. Soit que la répétition continuelle de ces scènes de désolation, et l’état de souffrance de ceux qui m’entouraient agissent sur mon système nerveux, soit que les eaux et l’air exerçassent sur ma santé une influence funeste, je tombai bientôt dans un état de mélancolie et de marasme qui me mit dans la nécessité de quitter cette île que j’habitais depuis cinq mois. Je pris passage à bord d’une goëlette de guerre autrichienne la Fenice, capitaine Morati, qui devait mettre à la voile pour Smyrne. Le commandant du Palinure, brick français, se proposait de faire route pour les mêmes parages ; mais comme il devait d’abord aller prendre à Ténédos les ordres de son amiral, je préférai le bâtiment de S. M. Apostolique, bien qu’il fût d’une très-petite dimension.

Nous appareillâmes par un temps superbe ; une brise de N. O. nous portait rapidement vers l’Asie. Bientôt nous prîmes connaissance d’une flotte danoise, composée de deux frégates, de deux corvettes et un schooner, qui se dirigeaient sur le golfe de Naupli ; plus tard nous rencontrâmes un vaisseau et une frégate russe faisant voile pour Poros, car dans ce moment la marche des Russes sur Constantinople avait amené dans ces eaux les forces navales de toutes les puissances maritimes. Tout semblait nous présager une heureuse traversée, mais vers midi la brise halait le nord en fraîchissant, l’horizon était rougeâtre, des nuages blancs, alongés comme des fuseaux, étaient superposés au lit du vent, les mouettes, et les alcyons regagnaient rapidement les côtes en faisant entendre à de longs intervalles leurs cris rauques et sauvages. Effectivement, deux heures après, un de ces coups de vent de nord, si terribles dans l’Archipel, commençait à s’annoncer avec force : la frégate russe qui nous restait encore en vue eut un de ses huniers emportés par une rafale. On apercevait au loin une longue trace blanche, formée par la vapeur de l’eau soulevée en tourbillons dans le canal de Macronisi. Nous prîmes successivement tous les ris ; mais reconnaissant l’impossibilité de tenir la mer avec une aussi frêle embarcation, le capitaine ordonna de gouverner sur le cap Sunium, où se trouve un mouillage d’une assez mauvaise tenue, le seul qu’il nous fût possible d’aborder. Vers trois heures, nous avions doublé le retranchement de Patrocle surnommé Gaidaronisi (l’île aux ânes), et jeté l’ancre par sept brasses de fond.

Le Palinure voulut essayer de continuer sa route ; nous le vîmes successivement carguer ses voiles hautes, prendre des ris dans ses basses voiles et faire toutes ses dispositions pour lutter contre l’ouragan. La nuit nous le fit perdre de vue, mais nous apprîmes plus tard qu’il avait payé cher son obstination.

Le lendemain, la tempête étant dans toute sa force, il eût été impossible de mettre une barque à la mer pour aller visiter le rivage. Je me contentai donc de lire Platon en présence des lieux même où il enseignait ses disciples. Je savourais en égoïste le plaisir de me sentir abrité contre la fureur des vents déchaînés ; de pouvoir contempler avec tranquillité cet élément furieux qui mugissait autour de nous et dont la veille nous étions le jouet ;

Suave mari magno turbantibus acquora ventis,
Et terra magnum alterius spectare laborem
[1].

Mais, vers cinq heures après midi, je vis le pilote jeter la sonde avec une expression d’inquiétude que les physionomies mobiles des Italiens peignent mieux que nos figures flegmatiques du Nord : — Ancora, lui dit le capitaine. — Sempre, répliqua le pilote d’un air triste. Il se fit un moment de silence ; puis, même demande et même réponse. Je reconnus alors qu’au moyen d’une sonde fixée sur le fond on mesurait la route que le bâtiment, cédant à la violence du vent, faisait en s’éloignant du mouillage. « Allons, dit le capitaine prenant enfin son parti, nous chassons sur nos ancres, il n’y a pas à reculer, il faut mettre à la voile malgré le temps. » Le sifflet du maître d’équipage appelle sur le pont les matelots étonnés qu’on leur commandât l’appareillage au milieu d’une épouvantable tempête. On leur apprend que le bâtiment dérape ; en un instant, quelques voiles sont mises dehors, et la goëlette fuit avec rapidité sous les rafales qui l’entraînent au large. « Je vais tenter de louvoyer pour regagner un mouillage plus rapproché de terre, me dit alors le capitaine ; mais si je ne puis le faire, il faudra fuir devant le temps et subir cette nuit toute la violence de l’ouragan. »

C’est une douce chose que de passer subitement d’un état d’agitation violente au calme si agréable du mouillage ; nous éprouvions alors la sensation opposée, mais celle-là aussi a ses charmes. On ne peut se défendre de je ne sais quel sentiment d’orgueil, en résistant ainsi au déploiement de toutes les forces de la nature qui semble chercher à vous accabler : lorsque le navire englouti, suivant l’expression de Falconner, entre deux montagnes flottantes[2], se relève ensuite, et s’élance sur les sommets des vagues couvert d’écume, on éprouve un indicible plaisir à lui voir dompter l’élément terrible qui rugit impuissant autour de lui. La goëlette orientée au plus près avec tous ses ris, serrait le vent en pliant sous les rafales qui désolent le cap Sunium ; tantôt, lorsque le temps devenait maniable, une bordée semblait nous rapprocher ; mais d’autres fois il fallait tout carguer, et nous perdions alors en quelques instans par la dérive tout ce que nous avions laborieusement acquis. Nous passâmes le reste de la journée dans cette lutte pénible contre les flots et les vents conjurés. La perspective d’aller courir la nuit au milieu de l’Archipel n’avait rien de bien séduisant pour l’équipage ; aussi chaque matelot sentant l’importance de la manœuvre, y apportait toutes ses forces et toute son attention. Leurs efforts cependant eussent été inutiles, si vers le soir la violence du vent n’eût faibli. Quelques bordées heureuses permirent alors d’atteindre le fond de la baie, où nous nous affourchâmes avec soin sur nos deux ancres.

J’étais impatient d’aller visiter les restes du temple de Minerve Suniade, dont j’apercevais dans le lointain les blanches colonnes, rangées sur une seule file et dominant les sommités d’une colline assez élevée. En descendant à terre, nous trouvâmes un sol calcaire, couvert de petits bouquets d’arbustes et de quelques plantes, parmi lesquels nous remarquâmes le myrte, le thym et la sauge. Parvenus au sommet du mouvement du terrain qui contournait la baie, nous vîmes une fondrière à travers laquelle quelques lièvres s’enfuirent épouvantés, puis une plaine qui se prolongeait vers le nord. Du reste, pas une habitation, pas un habitant, pas un pouce de terre cultivée. Les bergers, en Grèce, sont dans l’usage de mettre le feu aux arbres, afin d’obtenir des rejets tendres que leurs chèvres puissent brouter ; et cette déplorable coutume a dépeuplé presque toutes ses provinces des bois qui en faisaient l’ornement et la fertilité. La colline sur laquelle était situé le temple se trouvait presque séparée de terre par une petite crique où cinq barques étaient venues chercher un refuge : elles étaient montées par des Albanais d’Hydra. Nous nous rendîmes à leur bord ; on est frappé de l’extrême ressemblance de toutes ces physionomies, qui semblent moulées sur le même type dans quelques lieux qu’on les retrouve. Ils s’occupaient à prendre du poisson. C’est vraiment une chose étonnante que l’abondance de la pêche sur ces côtes désertes. Leurs lignes avaient à peine le temps de tomber à fond qu’elles rapportaient de suite une proie : ils amorçaient d’abord avec des vers pour prendre un poisson très-petit ; puis changeant de station, ils se servaient de celui-ci comme d’appât, après l’avoir écorché, pour en pêcher de plus gros, et tous mordaient à l’hameçon avec une facilité et une promptitude qui tenait vraiment du prodige : on se serait cru volontiers sur l’étang enchanté des Mille et une Nuits. Notre barque, en tournant les rochers du promontoire fit lever une volée considérable de tourterelles, qui se trouvent aussi en grande quantité sur ces côtes, et nichent dans les rochers. Parvenus aux parvis du temple, nous pûmes admirer la parfaite conservation de ses colonnes. Un des passagers de notre bord nous donna l’assurance qu’en 1824, l’amiral Paulucci, en avait fait enlever deux pour les transporter à Venise ; mais probablement il s’était contenté des blocs renversés, car nous retrouvâmes bien entière la façade décrite par tous les voyageurs. On lisait sur un socle ces vers français, qui paraissaient d’une date assez récente :


Toi qui viens visiter ces restes solitaires,
De la mort et du temps éternelles leçons,
Homme, dépose ici l’orgueil de tes chimères,
Tout est vain ici-bas : Dieu reste, et nous passons.


Cet écho des hautes méditations de Platon nous parut heureusement placé sur les ruines de Sunium. Les colonnes d’ordre dorique qui font face à la mer, sont dans un parfait état de conservation. Leur marbre a gardé sa blancheur, mais je suis étonné que la foudre les ait laissées debout au sommet d’une colline isolée, et dans une disposition qui semble faite pour l’attirer. Les orages sont d’une violence extraordinaire dans ces parages, et nous pouvons, afin d’en donner une idée, citer un fait que toute la division de M. l’amiral Rosamel attesterait au besoin. Dans l’hiver de 1829, le vaisseau que montait cet officier-général était mouillé dans la baie de Navarin ; le tonnerre tombait dans toutes les directions avec un épouvantable fracas ; il atteignit un magasin où se trouvaient plusieurs milliers de poudre dont l’explosion fit sauter en l’air la citadelle qui les renfermait et la garnison française placée dans le fort : eh bien ! les habitans de Navarin ainsi que tous les officiers de la flotte confondirent le bruit causé par un tel désastre avec les coups de tonnerre qui l’avaient suivi et précédé.

La journée du 3 octobre fut par nous consacrée à la recherche des mines de fer et d’argent qui se trouvent dans le voisinage de Sunium : bien qu’elles soient beaucoup moins riches que celles de Siphno, nous étions curieux d’examiner si les nouveaux procédés appliqués à leur exploitation ne pourraient point offrir à la Grèce, ou à quelque compagnie, des résultats avantageux. La quantité prodigieuse de broussailles qui couvrent de tous côtés le pays ne nous permit pas, malgré nos recherches, d’en reconnaître l’ouverture. Aucun habitant ne se trouvait dans le voisinage pour nous les indiquer, et les pêcheurs ne connaissaient point leur situation. L’un d’eux nous apprit seulement qu’un jeune officier anglais débarqué à Port-Mandrier, en chassant avec trop d’ardeur, avait subitement disparu, et était tombé dans un des grands puits couverts de verdure qui se trouve dans les environs du cap.

La durée des tempêtes de nord n’excède guère ordinairement trois journées ; cependant nous étions dans la saison des équinoxes, et le mauvais temps pouvait se prolonger. J’envoyai mon domestique grec au village d’Alopexi, pour se procurer des provisions fraîches et du pain ; car, d’après les habitudes de la marine autrichienne, nous ne mangions à bord que du biscuit. Il rencontra dans ce village, situé à douze milles au nord-est du lieu de débarquement, quelques matelots du Palinure. Ce brick, après avoir fait plusieurs avaries et passé une nuit affreuse, avait été trop heureux de pouvoir se réfugier à Port-Mandrier. Mon domestique ne trouva d’autres provisions que quelques œufs et une cruche d’un miel délicieux. Je nolisai alors une barque, et l’expédiai à l’île Longue (Macronisi). Il me protesta de l’empressement qu’il mettrait à revenir nous apporter des vivres, et s’engagea par les sermens les plus saints. Nous ne le revîmes plus, et j’appris qu’effrayé par la tempête, il avait trouvé plus commode de retourner m’attendre à Égine, où il savait que je devais revenir.

Cependant le vent s’était un peu calmé ; nous appareillâmes avec deux ris dans les voiles, le cap sur Zéa (l’ancienne Céos). Nous apercevions depuis long-temps les hauts sommets grisâtres de cette île montueuse, qui donna le jour au poète Simonide, et qui vit le pasteur Aristée se livrer à l’éducation des abeilles. Yolis, et les quatre villes florissantes que renfermait l’antique Céos, sont maintenant remplacées par une petite bourgade d’une fort médiocre apparence, située au fond d’une baie profonde. Les bâtimens craignent de s’engager dans ce hâvre, parce qu’il leur est très-difficile d’en sortir lorsqu’ils y sont entrés : on préfère en général le beau mouillage de Port-Mandrier, qui offre un abri non moins sûr, mais dont la sortie est beaucoup plus commode. C’était là que le Palinure s’était réfugié. Il appareilla en même temps que nous, et entra dans le golfe formé par les terres de l’Attique, l’Eubée, Andros et Zéa.

Nous approchions du cap d’Oro ; ce cap, où fut dispersée la flotte des alliés au retour de la guerre de Troie, est peut-être le point de la Méditerranée le plus redouté des marins ; heureusement le vent du nord avait épuisé sa violence. Une molle brise d’est nous força de louvoyer et d’aller reconnaître la petite ville de Carysto, qui est située au pied d’une très-haute montagne ; elle nous parut entourée de pâturages fertiles, et dans une situation très-pittoresque. C’était là que les Grecs avaient tenté leur malencontreuse expédition de l’Eubée ; les hautes murailles dont la ville est entourée, son assiette favorable à la défense, et la résistance courageuse des Turcs avaient fait complètement échouer cette équipée.

Une seconde bordée nous ramena sur le cap d’Andros, île célèbre dans les temps anciens par sa fontaine de vin, et le culte qu’elle avait voué à Bacchus ; plus célèbre encore dans les temps modernes par la rudesse de ses habitans et le culte qu’ils ont voué à la piraterie. Rien n’égale la stupidité de ces barbares : comme des vautours avides, tombant sur une proie où tous les produits de l’industrie européenne se trouvaient réunis, ils confondaient, dit-on, de la manière la plus plaisante, la destination des objets livrés au pillage. Les tablettes de chocolat devenaient pour eux des pierres à repasser les rasoirs. Ils prenaient les bouteilles de champagne pour des provisions de guerre, et n’osaient braver leur explosion. Dans les belles pièces de draps qu’ils se partageaient, ils se disputaient surtout la lisière dorée, et rien n’était plus ordinaire que de voir un caravokiris[3] orgueilleusement vêtu d’une veste brillante sur laquelle on lisait empreinte l’adresse des maisons Ternaux, Bacot, Gerdret ou Jourdain-Ribouleau. Leur inexpérience leur coûtait cher quelquefois. Un jour quelques-uns d’entre eux s’étant emparés d’une provision d’huile de ricin pour la pharmacie pensèrent qu’elle était destinée à être employée comme comestible, et s’avisèrent d’en assaisonner une salade. Ils concevaient, disaient-ils en la mangeant, pourquoi les Francs s’empressaient de venir acheter des huiles dans leur pays ; mais l’horrible purgation qui fut la suite de leur repas, les dégoûta pour jamais des comestibles venus d’Europe.

Une expédition française avait châtié depuis peu de temps leur insolent brigandage, et brûlé une partie de leurs mistiks.

L’éloignement et l’obscurité nous firent perdre de vue les noires montagnes d’Andros. Nous voguâmes toute la nuit vent arrière, et le lendemain matin nous avions pris connaissance d’Ipsara et de Chio. La première de ces îles est maintenant presque inhabitée ; nous passâmes assez près pour apercevoir cependant quelques barques de pêcheurs au fond de la baie près de laquelle la ville est située.

On s’étonne, en voyant l’extrême aridité de ce petit rocher, qui peut à peine nourrir quelques chèvres, qu’une population aussi nombreuse que celle qui l’habitait avant le désastre, eût pu amasser tant de richesses. Elle les devait particulièrement au commerce de grains qu’elle avait fait sous pavillon neutre, pendant nos guerres, avec d’immenses avantages.

On nous fit remarquer vers l’extrémité orientale de l’île le point que les Albanais, vendus aux Turcs, avaient livré au capitan-pacha. Sur tous les autres, Ipsara est entièrement inabordable.

Nous étions destinés aux tempêtes. À peine avions-nous dépassé Ipsara, qu’une brise de sud-sud-est se déclara avec violence ; c’est le terrible sirocco. Il ne nous empêcha pas pourtant de doubler le cap Carabournou, et de gagner le port de Foglieri, où le Palinure nous avait précédés de quelques heures.

Comme il était tout-à-fait impossible d’entrer dans le golfe, notre goëlette et le Palinure jetèrent l’ancre dans la baie de Foglieri, située sur les ruines de l’ancienne Phocée, de cette cité qui colonisa Marseille. Placée à l’extrémité occidentale du golfe de Smyrne, elle offre un vaste et excellent mouillage, parfaitement abrité de tous les points du compas. Elle est défendue par un château-fort, situé à droite du canal, et par les remparts de Foglieri. Je ne sais si déjà je me trouvais sous l’influence d’un prestige, mais ce petit hâvre me parut charmant : ses cyprès s’allient si bien aux minarets qu’ils avoisinent, il y a dans cet ensemble quelque chose de si oriental, que l’on s’aperçoit facilement de la transition de l’Europe à l’Asie.

La possession de Foglieri serait, en cas de guerre, un point fort important. Ce port est d’une très-facile défense ; il commande l’entrée du golfe de Smyrne, tient en observation les îles de Samos et Mételin, et peut même servir utilement en cas de blocus des Dardanelles, puisque Ténédos n’offre qu’un mouillage peu sûr et mal abrité.

Nous descendîmes à Foglieri vers le soir. Notre intention était de faire une visite au bey. Il était à la campagne. Nous parcourûmes ensuite les environs dans l’espoir de retrouver quelques ruines de l’ancienne Phocée ; nous ne découvrîmes, au milieu de l’amas irrégulier de petites maisons turques que renferment ces murs, aucun vestige d’antiquité. Mais par l’examen des localités, nous reconnûmes l’erreur des géographes qui supposent que l’emplacement de Foglieri pouvait former une île, et appartenir à l’ancienne Leuce ; l’aspect du pays rend cette hypothèse complètement inadmissible.

La population de cette ville, toute musulmane, paraît être de trois à quatre mille âmes. Les rues sont étroites, tortueuses, sans pavé. La plupart des habitations sont fort mesquines ; ceux qui les occupent ont un aspect assez misérable ; un grand nombre appartiennent à la race nègre. Avant d’arriver à la porte, nous avions trouvé près du débarcadère un cloaque fétide qui doit rendre ce séjour malsain.

Chandler témoignait, dans son Voyage, le regret de n’avoir pu visiter la portion occidentale de l’Ionie, où nous nous trouvions alors[4]. Bien que très-rapprochée d’un comptoir européen, elle est peu fréquentée par les voyageurs, à cause des brigands qui infestent souvent ces parages[5], et des difficultés que présente l’Hermus, qu’il n’est pas toujours possible de passer à gué. J’étais bien aise de pouvoir reconnaître cette portion du pays, et je proposai au docteur P., que j’avais déterminé à m’accompagner à Smyrne, de prendre cette route pour nous y rendre. Il accepta ma proposition ; nous fîmes demander des chevaux et un Tartare, et quittâmes Foglieri le 8, à six heures du matin. La douane turque est d’une extrême facilité ; elle ne s’enquit point de notre bagage. Nous lui donnâmes pour tout régal un sabahunuz khair olsoum[6], dont elle se contenta. Un doganiere italien ne nous en eût pas tenu quittes à si bon marché. Le plus despotique de tous les gouvernemens n’exigea non plus ni visa, ni passeport, et, libres comme l’air, nous prîmes possession des champs de l’Asie.

Après avoir franchi un petit ruisseau, et rencontré à notre droite un très-vaste cimetière orné de nombreux turbehs qui semblent annoncer une population plus opulente et beaucoup plus considérable que celle de Foglieri, nous commençâmes à gravir une haute colline. Nous laissions derrière nous de longues troupes de chameaux attachés à la file, et marchant d’un pas grave sous la direction d’un petit ânon, qui, plus intelligent qu’eux, leur sert toujours de guide. Les chameliers, aussi graves que leurs caravanes, chantaient, sur une mesure qui s’accordait merveilleusement avec la solennité du pas de leurs bêtes, des chansons dont je ne pus saisir les paroles. Pour notre malheur, l’exemple devint contagieux ; et notre Tartare, jusqu’à ce moment fort silencieux, parut piqué d’honneur ; il commença dès lors à entonner, de son côté, un air monotone dont il ne cessa de fatiguer nos oreilles tout le reste de la route.

Parvenus au bas du versant opposé de la colline, nous entrâmes dans une petite plaine parsemée de quelques maisons, plantée d’un petit nombre d’oliviers et en partie cultivée. À son extrémité se trouvait un second mouvement de terrain. Nous le franchîmes, et dès lors nous cheminâmes à travers une plaine inculte, où l’on n’apercevait ni arbre ni habitation. Nous marchions depuis environ deux heures dans l’est, lorsque sur la droite de la direction que nous suivions, nous aperçûmes un monument élevé au-dessus d’un léger monticule ; je me dirigeai aussitôt avec empressement de ce côté : il fallut traverser le lit d’un torrent desséché. « N’approchez pas, Effendi, se mit alors à crier mon guide ; n’approchez pas, c’est le monument des génies. » On pense bien que cette invitation ne fit que hâter ma marche ; en quelques instans j’étais arrivé. Son aspect présentait quelque chose de mystérieux. C’était une élévation de rocher d’une pierre noire basaltique, taillée à l’extérieur de manière à présenter l’apparence de trois masses cubiques, dont deux auraient été juxtaposées, et dont la troisième, élevée par quelques marches, aurait été posée sur la première. J’entrai dans les chambres intérieures, elles étaient complètement vides. Pendant que nous étions occupés à lever des plans[7], un Arménien, qui fut fort étonné de rencontrer des Francs dans ce lieu, vint nous rejoindre. Je tâchai d’obtenir de lui quelques explications sur le nom de monument des génies donné à cette construction ; il ne nous répondit rien de satisfaisant. Il était évident que la partie antérieure, faisant face à l’est, avait contenu autrefois une inscription. Les tenons sculptés dans l’encadrement ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard, mais vainement cherchâmes-nous dans les environs des débris de marbre. Il y avait beaucoup de cailloux roulés, mais rien qui ressemblât à une plaque pouvant conserver des fragmens de lettres. Aussitôt après mon arrivée à Smyrne, je demandai à mon savant collègue, M. Fauvel, s’il connaissait ce monument : il en ignorait l’existence. On peut donc le considérer comme entièrement neuf, et c’est là ce qui me décide à en publier la coupe et l’élévation. Il y a tout lieu de présumer qu’il était destiné à servir de tombeau ; mais à quel siècle rapporter cette construction singulière ? C’est ce que je crois difficile de décider d’une manière satisfaisante. Toutefois sa nature et son caractère, la difficulté qu’a dû présenter son exécution, démontrent jusqu’à la dernière évidence qu’elle appartient à une époque extrêmement reculée. Façonné dans le roc vif, ce monument demeure impérissable.



Nous entrâmes bientôt dans une grande plaine marécageuse, à l’extrémité de laquelle on apercevait, tout-à-fait dans le lointain, les montages de Cara-Agatch. De petits mouvemens de terrain, qui avaient la forme de tumuli, nous séparaient sur la droite des rivages de la mer. La nature du sol laissait facilement reconnaître les traces de fréquentes inondations. Il était couvert de joncs, et souvent il offrait si peu de solidité, que les pieds de nos chevaux enfonçaient profondément dans la terre qui nous parut d’une excellente qualité. Nous ne tardâmes pas à traverser l’Hermus, sur un pont de bois à demi ruiné. Ce fleuve roule dans un lit assez creux ses eaux fangeuses confondues avec celles du Pactole ; il paraît d’une assez grande profondeur. Sa largeur est d’environ ving-cinq à trente pieds.

L’exercice avait aiguisé notre appétit. Nous aperçûmes donc avec plaisir, à quelques milles en avant, un petit village. Je piquai des deux, au grand désespoir de mon guide, qui ne voulut jamais consentir à faire prendre le galop à son cheval, et j’allai descendre dans la maison qui me parût la plus propre. Elle était habitée, comme presque toutes les chaumières voisines, par de pauvres Grecs. Leurs pères avaient fui la Morée dans des temps de troubles, vers 1790, et ils étaient venus s’établir dans ces plaines marécageuses dont la culture appartient au premier occupant. Nos hôtes nous servirent des œufs ; c’étaient toutes leurs richesses. Nous y joignîmes quelques tablettes de chocolat de Marquis ; ils parurent fort étonnés de nous voir manger cette préparation dont ils n’avaient aucune idée. Pendant qu’assis par terre, nous dévorions notre modeste repas, un Turc assez sale entra, prit notre cruche, et sans plus de cérémonie, se mit à boire l’eau qu’elle contenait. Indigné de cette insolence, je la pris et la brisai à ses pieds. Il fut très-surpris de cette action, trouvant sans doute la sienne fort naturelle, et ne concevant pas ce qui avait pu motiver mon emportement.

Nous donnâmes à nos hôtes des nouvelles de leur pays : à l’indifférence que la plupart d’entre eux montrèrent, il nous parut qu’ils avaient conservé pour lui peu d’attachement. Quelques-uns cependant nous firent des questions sur l’état actuel de leurs compatriotes, et parurent apprendre avec plaisir l’expulsion des Turcs de Morée.

Il était trois heures après-midi quand nous remontâmes à cheval : la chaleur était très-supportable ; à deux milles du village que nous quittions, nous traversâmes de nouveau l’Hermus à gué. Le fleuve était assez profond ; et malgré les soins de notre guide, qui cherchait les points guéables, nos chevaux durent se mettre à la nage. Comme le courant avait très-peu de rapidité, ils atteignirent facilement l’autre bord. Nous avions eu à la vérité de l’eau jusqu’aux hanches, mais le moyen de regretter un bain pris dans les eaux illustres de l’Hermus, mêlées aux flots sacrés du Pactole. Nous sommes maintenant du reste à même d’assurer que ceux-ci ont singulièrement perdu de leur vertu : loin de convertir en or tout ce que depuis nous avons touché, que de fois nous avons vu, par un destin contraire, nos riches sequins convertis en cuivre ! C’est à quelques financiers de nos jours qu’il faut redemander le secret que Midas laissa dans le fleuve. Chryserme assure aussi que les bords de ce fleuve voyaient autrefois croître une plante qu’il était facile de convertir en un riche métal, nous n’en vîmes d’aucune espèce ; seulement nous ne tardâmes pas à entrer dans un bois de pins, à travers lequel nous marchâmes pendant un mille. À cinq heures, nous traversions le petit village de Cara-Gueuzlu, et à six heures et demie, après avoir suivi quelque temps les bords d’un marais fétide, nous atteignîmes Menimen-Iskelessi. Nos chevaux étaient couverts de sueur et de sang, car nous avions bon gré mal gré déterminé notre guide à presser le pas. Il reçut son salaire sans faire une seule observation.

Il fallut traverser un troupeau de plus de cent chameaux accroupis par terre, avant d’arriver au caravenserail où nous nous proposions de passer la nuit. Je faillis tomber à la renverse en y entrant : sur un plancher élevé en estrade, un nombre infini de chameliers et de voyageurs pressés les uns contre les autres, fumaient ou la pipe, ou de mauvais narguilehs. Un nuage d’une épaisse fumée permettait à peine d’apercevoir au fond de la vaste salle un jeune homme qui servait de petites tasses de café à ceux qui en demandaient. J’aurais cent fois mieux aimé partager le lit des chameaux que celui de leurs maîtres, et je sortis du caravenserail avec autant d’empressement que j’y étais entré. J’aperçus heureusement à droite une petite maison avec des vitres ; on me dit que c’était la demeure de Joussouf-Agha, chef de la douane. Certains qu’un Turc ne refusait jamais l’hospitalité, nous nous rendîmes chez lui. Il nous offrit de lui-même de partager son tapis ; et, il faut le dire à la honte de notre Europe civilisée, j’y connais peu de pays où l’on proposât un logement à un étranger inconnu, quand il trouve les auberges trop malpropres pour y passer la nuit.

Joussouf nous fit servir à souper : on disposa le soffrah par terre, et nous nous étendîmes gravement sur le plancher, autour d’un vaste pilaw ; je trouvais cela fort pittoresque, et j’étais enchanté, mais mon enivrement oriental fut un peu modéré quand je vis notre hôte démembrer gravement une volaille avec les doigts, et nous en servir les morceaux. Cette naïve simplicité des premiers âges, bien que fort asiatique en elle-même, me fit éprouver un léger dégoût, et je me serais volontiers accommodé de l’usage, moins romantique peut-être, mais un peu plus propre, d’une fourchette et d’un couteau.

J’offris du vin de Bordeaux à Joussouf ; il le refusa sans affectation. Le Prophète (que le salut soit sur lui !) nous dit-il, a proclamé que le vin, les dez… étaient l’œuvre du démon. Vous savez peut-être que c’est en Perse que ce breuvage fut inventé. Le vieux Djemchyd, monarque de ce royaume, mit quelques grappes de raisin à macérer dans un bocal, afin de voir quel résultat elles produiraient. Il avait écrit sur l’étiquette zeher, (poison), afin que personne ne fût tenté d’y toucher. Dans un accès de mélancolie, une de ses femmes, résolue de mettre un terme à sa vie, court au bocal où se trouvait l’effrayante étiquette, et le vide d’un trait. Tandis qu’elle attend la mort avec impatience, elle est tout étonnée de sentir sa gaîté renaître ; vainement elle veut prendre un ton lugubre pour faire ses adieux à ses compagnes ; bon gré mal gré, elle rit aux éclats, s’efforçant inutilement de leur peindre tout l’excès de sa douleur et de son désespoir : la joie l’emporte enfin ; la malade fut guérie par le remède, et depuis ce temps, les Persans, nos voisins, ont conservé au vin le nom que lui donna leur vieux roi Djemchyd, zeher-i-khoch, le doux poison.

Après avoir peigné sa barbe, et religieusement accompli les pratiques de sa loi, récité son fatha et fumé son tchibouk, notre hôte s’étendit sur son tapis en nous invitant à imiter son exemple, sans plus de cérémonie. Quoique privés du doux balancement de la Fenice, nous n’en dormîmes pas plus mal, et nous ne nous réveillâmes qu’au grand jour.

Le bord de la mer était alors couvert d’une multitude de barques venues de Smyrne, pour chercher des provisions. Nous nolisâmes celle qui nous parut la mieux installée et elle nous fit faire le trajet en une heure et demie. Ces caïques, semblables à ceux de Constantinople, ont une marche supérieure ; mais ils chavirent facilement.

On a souvent comparé le golfe de Smyrne à celui de Naples ; la comparaison est tout-à-fait à l’avantage de ce dernier. Où retrouver ici le Vésuve et ses teintes violette au soleil couchant, Portici et ses riches palais, Sorrente et ses orangers embaumés, la pâle et sauvage Caprée, Ischia et ses campagnes verdoyantes ?

Mais en revanche combien Smyrne elle-même l’emporte sur la capitale des Deux-Siciles ! Là se retrouve l’Asie tout entière ! là se réalisent les brillantes fictions des contes arabes ! là se développe l’Orient avec ses pompes, sa magnificence, ses formes pittoresques, son antique majesté. Ces longs cyprès, ces minarets élancés, ces kiosques aux mille couleurs, ces Djanicheh, où sous un large turban brillent les yeux noirs des gracieuses vierges de l’Ionie ; ces nombreuses caravanes chargées des riches produits de la Perse, de l’Égypte, de l’Arabie et de l’Inde ; cette multitude d’Arméniens, de Juifs, d’Arabes, de Turcs, de Maures, de Grecs, de Persans, tous vêtus de costumes à la fois éclatans et variés ; ces muezzins chantant le Coran d’une voix grave et sonore sur le sommet des mosquées ; tout frappe le voyageur de surprise, de plaisir et d’admiration. Sous l’empire de ces impressions nous vînmes descendre au Khan des Roses (Gul Mahalessi), où mon ami le comte de C. m’attendait avec impatience, et nous oubliâmes promptement avec lui dans ce terrestre paradis les ennuis du séjour de la Grèce et les fatigues de la traversée.

E. Gauttier d’Arc.


  1. Lucret. Cant. 2 ad. Princ.
  2. Ingulf’d beneath two fluctuating hills.

    Falconner, Cant. 2.
  3. Capitaine de barque.
  4. Tome I, page 166. – Édit. De 1806.
  5. Sur le rivage opposé du golfe, la Contemporaine, arrivant d’Égypte et se rendant de Tchesmeh à Smyrne, fut dévalisée, peu de temps après mon départ, par une bande de Samiens, tant la malheureuse Ida paraît vouée par le destin aux grandes aventures.
  6. Bien le bonjour.
  7. Longueur,
    8 mètres 65

    Hauteur,
    6 mètres 48

    Largeur,
    5 mètres 85
    Ouverture,
    0 mètres 45