Souvenirs d’un Amiral/I/01

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SOUVENIRS
D'UN AMIRAL

PREMIERE PARTIE
LA JEUNESSE D'UN HOMME DE MER

I.
UNE EDUCATION MARITIME D'AUTREFOIS.



Ce n’est pas dans la bravoure innée de nos soldats, dans la perfection de leurs armes, dans la vigueur de notre organisation militaire, ce n’est pas même dans l’habileté de nos officiers qu’il faut chercher la véritable force de notre armée de terre : cette force réside avant tout dans la puissance des traditions qui donnent à nos troupes un incontestable ascendant sur les autres années de l’Europe. Notre marine est loin de posséder le même avantage : si elle a le légitime orgueil de sa valeur présente, elle ignore ce qu’elle pourrait puiser de confiance dans une histoire dont elle ne connaît guère que les malheurs. Les fastes de la grande guerre dont la révolution a donné le signal sont remplis de tristes et féconds enseignemens que nous avons mis à profit. L’organisation actuelle de la flotte est le fruit de ces leçons. Il ne reste plus aujourd’hui qu’à réconcilier notre jeune marine avec ses ancêtres et à lui montrer qu’à côté des grands événemens qui tournèrent contre nous, il s’accomplit une foule de faits d’armes dont nous pouvons invoquer les souvenirs à notre avantage. Ces chroniques survivaient, il y a quelques années encore, dans la mémoire de nombreux officiers. Il est à craindre qu’elles ne s’évanouissent bientôt, si l’on ne s’empresse de les recueillir. Ce serait, je le dis hardiment, une perte regrettable. Les officiers que nous avons remplacés n’avaient point l’esprit organisateur qui s’est depuis quelques années développé parmi nous : ils avaient des vertus militaires dont nous aurions bien tort de répudier l’héritage. Pour chercher des modèles d’intrépidité, de pur et noble patriotisme, on n’a point à rétrograder jusqu’aux temps de la vieille monarchie ; on n’a qu’à se reporter d’un demi-siècle en arrière. On trouvera dans le corps mutilé qui soutint si courageusement un conflit inégal des caractères qui ne le cèdent en rien pour l’élévation des sentimens aux plus généreux esprits d’une autre époque. Je ne conseillerais point de prendre exemple sur la naïve confiance avec laquelle nos pères se présentaient à l’ennemi, n’attendant la victoire que de leur courage et négligeant trop ce qui pouvait la préparer ; mais je crois qu’on ne saurait mieux faire que de s’inspirer de l’ardeur chevaleresque qui les animait. J’ajouterai même que, comme marins, ces vaillans officiers avaient des qualités que pour ma part je leur ai souvent enviées. Apprendre ce qu’ils ont fait n’est donc point inutile, apprendre comment ils ont été conduits à le faire me paraît plus profitable encore.

J’ai trouvé dans des souvenirs qui me sont précieux à plus d’un titre les élémens d’un récit qui peut en quelque sorte servir de prélude aux chroniques dont je déplorais tout à l’heure l’absence. Ce travail retrace dans ses détails les plus intimes et les plus familiers une éducation maritime. C’est le rude noviciat par lequel ont passé la plupart des capitaines qui ont joué un rôle important dans les guerres du commencement de ce siècle que je me propose de faire connaître ici à une génération qui ne s’endurcit plus en de pareilles épreuves. Pour offrir de cet apprentissage un tableau plus exact, j’ai voulu laisser la parole à l’officier qu’une destinée laborieuse devait faire arriver de degré en degré, de campagne en campagne, jusqu’aux premiers emplois de son arme. Je n’ai point cependant juge à propos de franchir pour le moment la période où ces souvenirs prennent un caractère à la fois plus historique et plus personnel. J’ose espérer qu’on n’en retrouvera pas moins dans les pages qu’on va lire la physionomie générale d’une époque qui compte encore en France plus d’un contemporain. C’est à ces glorieux survivans d’un autre âge qu’il appartiendra de dire si j’ai tracé un portrait idéal ou fidèle des marins avec lesquels ils ont combattu, si dans l’officier, fils patient de ses œuvres, à qui j’ai laissé le soin de raconter ses premières campagnes, ils ne reconnaissent pas les traits de toute une pléiade d’héroïques capitaines, devenus, après ; la dispersion des compagnons de d’Estaing et de Suffren, la consolation de la république, l’espoir et l’orgueil de l’empire.


I

Je ne semblais point destiné à servir sur les vaisseaux du roi. Ma famille, de vieille bourgeoisie et jouissant depuis longtemps d’une honorable aisance, habitait une de ces provinces de l’intérieur de la France ou jamais le flot de mars [1] ne s’était fait sentir, et qui n’avait rien à démêler avec les institutions de Colbert. Quelques années avant la révolution, des revers de fortune décidèrent mon père à solliciter une place dans l’administration de la marine. De tous les biens qu’il avait possédés, il ne lui restait plus que les noms de diverses petites fermes par lesquels il continua, suivant l’usage du temps, de distinguer encore ses nombreux enfans, réservant pour l’aîné seul le simple nom de la famille. Dans cette triste situation, il se trouva fort heureux d’être attaché au port de Rochefort en qualité de commis aux appointemens de 1,200 francs. C’est avec une aussi modique ressource qu’il dut songer à élever sa nombreuse famille, qui se composait alors de six garçons et d’une fille. Bien que notre détresse fut déjà très grande, cela n’empêcha pas ma mère de donner le jour à un huitième enfant, c’est-à-dire à une seconde fille. L’arrivée de la nouvelle venue en ce monde fut accueillie avec joie ; mais la santé de ma mère ne lui permettant pas de donner à sa fille les premiers soins, il fallut avoir recours à une nourrice de la campagne. Ce surcroît de charge nous imposa l’obligation d’apporter dans les dépenses de la maison une extrême économie. Ma mère, qui n’avait connu jusqu’alors que les jouissances d’un tranquille bien-être, eut non-seulement le courage de se condamner à toute espèce de privations, mais encore de travailler jour et nuit à l’entretien des vêtemens de ses enfans. Mon père, de son côté, se dévoua à notre instruction. Chaque soir, des leçons, qu’il savait varier suivant notre âge et nos aptitudes, développèrent les dispositions de chacun de nous. C’est peut-être à cette éducation domestique, la seule que sa position de fortune lui permît de nous donner, qu’il faut attribuer la satisfaction que lui ont toujours causée ses enfans. Jamais aucun d’eux n’a eu à se reprocher une action répréhensible.

Le mérite personnel de mon père, son exactitude à remplir ses devoirs et la constante dignité de sa conduite ne tardèrent pas à lui concilier l’intérêt de ses supérieurs. Son fils aîné fut admis dans les bureaux du port aux appointemens de 400 francs ; le second fut embarqué en qualité de pilotin. Nos ressources étaient notablement augmentées. Mon troisième frère continuait ses études au collège de notre ville natale : ma grand’mère et une de nos tantes s’étaient chargées de pourvoir aux frais de son éducation ; de rapides progrès lui permirent de venir bientôt se joindre à nous, et dès son arrivée à Rochefort, il fut employé dans les bureaux de la marine avec un traitement de 300 francs. Le travail et une sévère économie éloignèrent peu à peu la gêne de notre intérieur. Tout était en commun entre nous : moi-même, j’apportais à la masse les 10 francs de solde qui m’étaient alloués en qualité de mousse attaché à l’atelier de la garniture. Je profitais en outre des leçons d’hydrographie et de dessin qui étaient données gratuitement tous les matins aux enfans de la ville.

Nous commencions à être heureux lorsqu’en 1786 une affreuse épidémie vint jeter le deuil dans la ville de Rochefort. Le frère qui venait immédiatement après moi en fut atteint et succomba au bout de quelques jours. Ma plus jeune sœur éprouva le même sort. En supputant les dates, nous reconnûmes avec la plus profonde douleur qu’un de mes frères, le second de la famille, qui était embarqué sur la flûte le Rhône en qualité de volontaire, et qui était à la veille d’obtenir le grade de sous-lieutenant, était mort d’une maladie de langueur à peu près à la même époque. La mort de ce frère qui donnait les plus belles espérances inspira à mon père de fortes préventions contre la marine. Il ne voulait plus qu’aucun de ses enfans entrât dans cette fatale carrière, et il ne fallut rien moins que ma persévérance, je dirai même mon opiniâtreté, pour changer ses résolutions. Après une longue résistance, il finit par consentir à mon embarquement en qualité de pilotin sur la corvette du roi la Favorite, qui devait aller rejoindre l’escadre d’évolutions que l’on réunissait en ce moment à Brest. J’étais d’une constitution si chétive, que sans la protection du lieutenant en pied de cette corvette, ami particulier de ma famille, j’aurais vainement sollicité l’honneur de faire partie de son équipage.

La Favorite portait vingt canons du calibre de 8. Sa carène présentait des formes favorables à la marche, ses œuvres mortes étaient peu élevées au-dessus de l’eau, mais le gréement était lourd et mal tenu. Nous étions à peine en mer que des vents contraires soufflèrent avec force. Le régime du bord ne s’accordait sans doute pas avec ma frêle santé ; je tombai malade pendant la traversée, et il fallut m’envoyer à l’hôpital dès notre arrivée à Brest. Le vif chagrin que j’en éprouvai aggrava mon indisposition. Je reçus des sœurs hospitalières des soins si empressés et si touchans, que mon rétablissement fut plus prompt qu’on n’aurait pu raisonnablement l’espérer. En moins d’un mois, je fus en état de m’embarquer sur le brick le Héros, qui faisait habituellement les transports de Brest à Rochefort. J’avais été chaudement recommandé au sous-lieutenant qui nous servait de capitaine. Soit que ma physionomie lui déplût, ou qu’il fît peu de cas des recommandations de mes protecteurs, nous n’étions pas en dehors du goulet, qu’il me signifia l’ordre de rester sur le gaillard d’avant. Aucune place ne me fut assignée pour me coucher ; on ne me donna pas même la ration qui me revenait comme passager. Je serais probablement mort de faim, si un jeune officier n’avait eu pitié de moi, et si quelques matelots, plus humains que leur capitaine, n’avaient suivi ce généreux exemple. Heureusement la traversée fut courte. Le sixième jour, nous remontâmes la Charente, et nous vînmes prendre le mouillage de Martrou. L’ancre était à peine au fond, que je sollicitais la permission de descendre à terre avec l’officier qui allait rendre compte au commandant de la marine de l’arrivée du bâtiment. J’obtins cette faveur non sans peine, et, me jetant à la hâte dans le canot, je trouvai, grâce à l’exiguïté de ma taille, le moyen de m’y blottir sans gêner personne. Je fus ainsi déposé sur le rivage, à deux lieues environ de Rochefort, avec le sac de toile qui renfermait tout mon petit bagage de matelot. C’était la charge d’un homme et non celle d’un enfant ; mais j’avais été habitué de bonne heure à ne trouver d’assistance que dans mon courage et mon industrie. Je me mis donc en route, traînant bravement mes richesses après moi. Avertie de mon retour, mon excellente mère s’était empressée de venir à ma rencontre : elle me trouva assis sur mon sac, accablé de fatigue et inondé de sueur. N’écoutant que son amour maternel, elle voulut prendre sa part du fardeau qui avait épuisé mes forces. Malgré nos efforts réunis, nous serions cependant difficilement sortis d’embarras sans le secours d’un robuste jeune homme qui, pour un léger salaire, se chargea de faire à lui seul ce que nous étions dans l’impossibilité d’accomplir à nous deux. Mon retour dans la maison paternelle fut un sujet de grande joie pour la famille. Mon père et mes frères ne se lassaient pas de me témoigner le plaisir qu’ils en ressentaient ; mais, à les en croire, l’indisposition que j’avais éprouvée dans ce premier essai de la navigation devait me faire renoncer à la carrière de la marine. Je résistai à tous leurs raisonnemens, si fondés qu’ils pussent paraître alors, et je parvins encore une fois à vaincre leurs préventions.

Une ordonnance du roi, en date du 1er janvier 1786, contre-signée par M. de Castries, venait de réorganiser le corps de la marine et de modifier dans plusieurs de ses dispositions essentielles l’ordonnance du 14 septembre 1764, contre-signée par M. le duc de Choiseul. En 1764, le corps de la marine se recrutait exclusivement dans les rangs de la, noblesse. Les volontaires gentilshommes pouvaient seuls aspirer à l’honneur de servir en qualité d’officiers sur les vaisseaux du roi. Les jeunes gens de bonne famille qui étaient admis, concurremment avec les jeunes gentilshommes, à naviguer sur les bâtimens de sa majesté dans l’emploi de volontaires n’étaient destinés, ce noviciat expiré, qu’à commander les bâtimens des particuliers. En temps de guerre, sa majesté délivrait à un certain nombre de ces capitaines marchands, formés à l’école de la marine royale, des commissions d’officier. L’accès du grand corps n’était définitivement ouvert qu’à ceux qui, pendant l’emploi provisoire que le roi avait daigné faire de leurs services, avaient pu par de belles actions mériter cette insigne faveur. M. de Castries effaça la distinction établie par l’ordonnance de 1764 entre les volontaires gentilshommes et ceux qui ne l’étaient pas. Les fils de « sous-lieutenans de vaisseau ou de port, de négocians en gros, d’armateurs, de capitaines marchands, et de gens vivant noblement, » purent briguer, après six ans de service dans l’emploi de volontaire, le grade de sous-lieutenant de vaisseau. Les volontaires remplissaient à bord des bâtimens du roi les mêmes fonctions que les élèves de la marine ; ils vivaient à la même table et portaient le même uniforme. Placés sous la police immédiate des majors ou premiers lieutenans, ils étaient subordonnés au maître d’équipage, au maître pilote et au maître canonnier. Après six ans de navigation, s’ils préféraient la carrière de la marine marchande à celle de la marine royale, ils pouvaient être reçus capitaines au long cours à l’âge de vingt-trois ans, le roi ayant daigné déroger en leur faveur aux règlemens d’après lesquels ce brevet ne pouvait être obtenu avant l’âge de vingt-cinq ans.

Le frère que j’avais perdu était sur le point de profiter du bénéfice de ces dispositions libérales : une mort prématurée avait brisé les espérances que nous fondions sur son avenir ; j’avais l’ambition de remplacer ce frère si regretté, et mon amour-propre était vivement excité par la pensée de faire un jour partie d’un corps qui, depuis le règne de Louis XIV, était considéré comme le premier corps militaire du royaume ; mais, pour être inscrit sur les registres des volontaires, il fallait seize ans accomplis, il fallait avoir navigué douze mois au moins sur les bâtimens du roi ou du commerce. Les jeunes gens qui, comme moi, n’avaient pas encore l’âge ou le temps de navigation exigé, n’étaient admis que provisoirement au service sous le titre d’aspirans volontaires.

Grâce à la protection du commandant du port, je fus embarqué en cette qualité, à l’âge de quatorze ans et demi, le 3 novembre 1787, sur la petite frégate la Reconnaissance. Cette frégate, qui était armée de vingt-six canons du calibre de 8, avait été donnée à la France par les Américains. C’était un bâtiment de construction très soignée. Les formes en étaient gracieuses, les emménagemens fort bien entendus. La dunette qui servait de logement au capitaine était parfaitement dissimulée. Le faux-pont et la batterie avaient partout une hauteur suffisante. La tenue du bâtiment n’était guère en harmonie par malheur avec ces élégans dehors. Tout était à bord dans le plus grand désordre ; le branle-bas ne se faisait que dans la batterie ; on ne s’occupait jamais du faux-pont, où les hamacs demeuraient constamment suspendus. Cette insouciance se manifestait dans toutes les parties du service. On ne faisait ni exercices d’artillerie ni exercices de manœuvre. Aussi l’équipage était-il fort ignorant, et cependant la frégate, avant son départ, venait de passer plus de six mois sur les vases de la Charente, en face du port des Barques. Il ne faut pas croire que ce qui se passait à bord de la Reconnaissance fût une exception. C’est là qu’en était généralement, pour les soins donnés à l’instruction du personnel et à l’organisation intérieure du navire, cette belle marine qui venait de balancer la fortune de l’Angleterre dans les mers des Antilles et de l’Inde. Les Anglais heureusement n’étaient pas sur ce point plus avancés que nous. Après les premières années des grandes guerres de la république, ils comprirent les vices d’un pareil système, et s’occupèrent de les réformer. Nous restâmes stationnaires. Aussi les résultats de la nouvelle lutte furent-ils bien différens de ce qu’ils avaient été à l’époque où la négligence dans les deux marines était la même.

Le temps que nous eussions pu consacrer à l’instruction militaire de nos jeunes marins ne se passait pas toutefois dans un far-niente complet. On l’employait à faire de magnifiques parties de barres, où nous apportions le même entrain que les midshipmen anglais dans leurs parties de cricket ; La plaine qui avoisine l’île Madame était le théâtre de nos joutes d’agilité. L’équipage était divisé en deux camps, et chacun faisait ses efforts pour, assurer le triomphe de son parti. Les succès étaient annoncés par des coups de pierriers ou par des roulemens de tambour. Ces distractions étaient considérées comme le meilleur moyen d’entretenir la santé des équipages, et en effet elles n’auraient point été un mauvais emploi de nos loisirs, si l’on eût su y mêler quelques occupations plus sérieuses. Tout le monde, sans distinction de grades, se rangeait dans un camp ou dans l’autre. La familiarité inséparable d’un jeu où l’émulation finit par être si vivement excitée n’altéra cependant pas la discipline, et les subordonnés n’en furent pas, durant la campagne, moins respectueux envers leurs supérieurs.

Nul n’admire plus que moi les progrès remarquables que notre marine a réalisés depuis vingt-cinq ans ; mais peut-être, en voulant éviter les fautes des anciens temps, est-on tombé dans une exagération contraire. À un relâchement absolu on a fait succéder des habitudes de service si froides, si compassées, si perpétuellement méthodiques, que l’ennui et le dégoût sont devenus les hôtes de nos casernes flottantes. L’emploi de chaque instant y a été réglé avec l’uniformité la plus désespérante d’un bout de l’année à l’autre. Les exercices ne sont point une diversion à cette existence monotone, parce qu’ils sont répétés avec une régularité routinière, sans un but bien défini et sans espoir d’en voir jamais le terme. Les officiers, distraits par les plaisirs qu’ils vont chercher à terre ou par les occupations studieuses qu’ils savent se créer à bord, ne s’aperçoivent pas de la nostalgie qui envahit les équipages confiés à leurs soins. Ils s’étonnent de l’éloignement que des hommes bien nourris, bien vêtus, bien payés, soumis à une discipline indulgente, manifestent pour le service des bâtimens de guerre. Ils ne voient point que ce service est surtout odieux au matelot parce qu’il n’a jamais rien d’imprévu, qu’il lui demande tous les jours exactement la même chose, et que, s’il lui épargne les fatigues de la navigation marchande, il le laisse pour ainsi dire périr de langueur. Aussi tout ce qui arrache nos marins à cette atonie est-il accueilli par eux avec empressement. Les joutes de canots, les séances solennelles d’escrime, les manœuvres d’infanterie, sont des distractions qui ont bien leur prix, mais qui ne valent pas encore, suivant moi, ces belles parties de barres auxquelles l’équipage et l’état-major de la Reconnaissance se livraient avec tant d’ardeur.

Dans les premiers jours du mois d’avril 1788, la Reconnaissance reçut les derniers ordres qu’elle attendait pour mettre sous voile. Notre mission n’était pas sans intérêt. Nous devions visiter les divers établissemens que la France possédait sur les côtes occidentales d’Afrique, et y déposer des troupes destinées à en renforcer les garnisons. Les incidens de ce voyage furent assez pénibles et assez multipliés pour décourager la vocation la plus robuste. Ils peuvent donner une idée du désordre qui régnait à cette époque sur les frégates du roi. Un de ces incidens faillit me coûter la vie. Nous avions jeté l’ancre, à l’entrée de la nuit, devant Portandic, le premier des comptoirs où nos bâtimens de commerce faisaient avec les Maures la traite de la gomme, quelquefois aussi, mais plus rarement, la traite des esclaves. Au point du jour, le vent s’éleva, et la mer grossit subitement d’une façon inquiétante. Le commandant prit le parti d’appareiller. Nous éprouvions des tangages extrêmement violens, et il importait de ne lever l’ancre qu’avec de grandes précautions. On montra malheureusement en cette occasion l’incurie dont j’avais eu déjà tant de preuves depuis mon embarquement sur la frégate. Au moment de déraper, il fallut appeler sur le pont une grande partie des hommes qui étaient au cabestan, afin de border les huniers et de hisser les focs. À la suite d’un violent coup de tangage, les barres du cabestan, qu’on avait négligé d’unir entre elles par une corde, furent lancées de tous côtés par l’action de la force centrifuge. Plus de vingt personnes furent tuées ou blessées très grièvement. Je fus moi-même rudement frappé par le capitaine d’armes, qui, atteint par le bout d’une barre, se mit à pirouetter, les bras écartés, et me lança sans connaissance sur la culasse d’un canon. Les soins qui me furent donnés me rétablirent promptement, mais j’avais reçu une leçon que je n’oubliai pas : il faut bien payer son éducation.

En quittant ce funeste mouillage, nous suivîmes la côte d’Afrique, en nous arrêtant d’abord à Saint-Louis et dans l’île de Gorée, où nous débarquâmes sans encombre des troupes destinées à fortifier nos garnisons coloniales. La frégate se dirigea ensuite vers les établissemens hollandais d’Axim et d’El-Mina, qui méritaient à plus d’un titre de fixer l’attention d’un équipage français. Le fort d’El-Mina, armé de cent pièces de canon, était le chef-lieu des nombreux comptoirs que les Hollandais possédaient alors dans cette partie du monde. La population d’El-Mina se composait à cette époque presque entièrement de noirs. Les cases y étaient nombreuses, mais peu commodes, et plutôt faites pour loger des abeilles que des hommes. La compagnie hollandaise avait créé, à quelque distance du fort, un immense jardin dans lequel, avec ce génie de l’horticulture particulier à la race batave, elle avait creusé de vastes bassins destinés à conserver les eaux pluviales et à faciliter ainsi en tout temps l’arrosage. La puissance de végétation dont ce jardin offrait le spectacle était pour nous un perpétuel sujet d’étonnement. Des orangers, plantés de manière à former de longues avenues, y avaient acquis une élévation qu’on pouvait comparer à celle de nos arbres de haute futaie. Le jardin d’El-Mina, presque négligé quand nous le visitâmes, suffisait à donner une idée des produits que pourrait fournir une terre à laquelle il ne manque que des bras pour la mettre en culture.

Au moment où nous allions quitter le mouillage d’El-Mina, nous fûmes joints par un navire de commerce français chargé de vivres destinés à ravitailler la Reconnaissance. Le transbordement de ces vivres eut lieu pendant que nous étions à l’ancre. Cette circonstance donna aux agens préposés pour les recevoir la facilité d’en détourner une portion considérable, qu’ils vendirent à terre, ou laissèrent à bord du bâtiment qui les avait apportés, fraude odieuse qui devait nous condamner bientôt aux plus terribles privations.

À quelques lieues du fort d’El-Mina et dans la même baie, les Anglais avaient élevé une forteresse non moins considérable, connue sous le nom d’établissement du Cap-Coast. Cette forteresse était le chef-lieu militaire des Anglais. Annamabou, situé dix milles plus à l’est, était leur grand marché d’esclaves. C’est là que la puissante tribu des Ashantis, ainsi que les Fantis, leurs alliés et courtiers, qui occupaient la côte, dirigeaient les nombreux captifs qu’ils allaient enlever dans le pays des Chambas. Ces esclaves étaient fort recherchés, car les Chambas sont un peuple agriculteur, doux, traitable et inoffensif ; mais, à défaut de prisonniers faits chez ces voisins timides, les Fantis et les Ashantis vendaient aux négriers leurs propres compatriotes. Les prétextes ne leur manquaient jamais pour trouver des esclaves, et quand les criminels se faisaient rares, le frère amenait son frère au marché la chaîne au cou ; le père de famille y amenait ses enfans. Les Fantis et les Ashantis, qu’on pouvait à la rigueur considérer comme une seule et même nation, étaient d’un noir de jais, musculeux, marqués de trois incisions verticales à chaque tempe et sur le derrière du cou. Leur humeur sournoise et chagrine inquiétait fort les capitaines négriers. Si quelque révolte éclatait à bord, c’était toujours à ces esclaves turbulens qu’il fallait s’en prendre. Heureusement les Chambas, que les Fantis et les Ashantis affectaient de dédaigner, les haïssaient cordialement de leur côté. Dans la plupart des soulèvemens, ils restaient neutres ou faisaient cause commune avec l’équipage du navire pour comprimer la révolte.

Privés du commerce des esclaves, les nègres d’Annamabou et du Cap-Coast se sont, depuis l’époque où je visitai l’Afrique, adonnés, comme ceux d’El-Mina, au commerce de l’huile de palme et de la poudre d’or. La population noire d’Annamabou compte encore aujourd’hui trois ou quatre mille âmes. La tribu des Ashantis est devenue la plus redoutable tribu de la côte occidentale d’Afrique, et serait sans rivale si l’empire despotique du roi de Dahomey, après s’être étendu jusqu’au golfe de Bénin, n’eût grandi plus rapidement encore que cette république fédérative.

Le mouillage d’Amokou, rade foraine près de laquelle la France venait de fonder un comptoir, fut marqué pour moi, comme celui de Portandic, par un de ces malheurs qui servent à l’instruction du marin. J’appris à n’aborder qu’avec une extrême circonspection les côtes que bat en brèche la houle de l’Atlantique. Le grand canot de la frégate s’approcha sans les précautions nécessaires de la plage : une lame l’enveloppa, et il disparut à l’instant. On parvint à sauver une partie de l’équipage ; mais deux de nos meilleurs matelots, qui nageaient cependant parfaitement, furent ensevelis dans les sables que la mer, lorsqu’elle déferle avec violence, soulève et roule sur le rivage.

Peu de jours après cet accident, nous appareillâmes d’Amokou pour continuer notre campagne. Perdant rarement la côte de vue, nous laissâmes successivement tomber l’ancre devant les différens comptoirs anglais, hollandais, danois, portugais, qui se trouvaient sur notre route. Des pirogues chargées de fruits, de volailles et d’oiseaux venaient sans cesse à bord échanger leur cargaison contre de vieilles hardes, des bouteilles vides, du tabac ou des pipes. Nous pûmes ainsi remplir à peu de frais nos cages, et nous assurer pour quelque temps une nourriture plus saine et plus abondante. À Acra surtout, situé à vingt-cinq lieues environ à l’est du fort d’El-Mina, dans cette baie où les Anglais possédaient le fort James, les Hollandais le fort de Crève-Cœur, les Danois Christianborg, on se montra si empressé aux échanges, que plusieurs poules étaient offertes pour un objet de la plus mince valeur. Le nombre des perroquets gris à queue rouge, des perruches-moineaux à tête écarlate, s’accroissait tous les jours à bord, et cette cohue babillarde, qui semblait avoir pris possession de l’entre-pont et de la batterie, ne contribuait pas peu à donner à notre frégate une parfaite ressemblance avec l’arche de Noé. Nous atteignîmes enfin dans les premiers jours de juillet le golfe de Bénin, et nous jetâmes l’ancre devant Whydah, entre l’embouchure de la Volta, distante de Whydah d’une vingtaine de lieues, et les rivières qui viennent se décharger à travers de vastes marécages à Lagos. Whydah était le terme de l’exploration qui nous avait été prescrite. Pendant les vingt-trois jours que nous passâmes à ce triste mouillage, la mer fut toujours grosse et la barre tellement forte, que les premières pirogues qui tentèrent de la franchir firent gribou, c’est-à-dire furent renversées de l’avant à l’arrière : chavirer est un accident plus commun, qui consiste à verser sur le côté. Le premier pilote de la frégate, qui s’était embarqué dans une de ces pirogues, eut la cuisse cassée. Cet exemple nous fit sentir la nécessité d’attendre un temps plus propice pour descendre à terre, et ce ne fut que le huitième jour après notre arrivée que nous pûmes communiquer avec l’établissement français de Whydah, situé à un mille et demi du rivage. Débarqués sains et saufs sur la plage, nous pûmes d’abord à faire près d’un quart de mille dans un sable mouvant ; puis il nous fallut traverser à gué la lagune avant d’arriver à notre comptoir, séparé par une portée de fusil à peine des comptoirs appartenant aux Anglais et aux Portugais. Le pavillon de ces deux puissances y flottait, ainsi que le nôtre, sous la protection ou plutôt sous la tutelle du roi de Dahomey, dont les états, fort étendus déjà, s’augmentaient chaque jour de nouvelles conquêtes. La traite des nègres était la branche la plus lucrative du commerce que faisait ce prince avec les Européens ; la poudre d’or, l’ivoire et la cire ne donnaient lieu qu’à d’insignifians échanges, tandis que la vente des esclaves attirait chaque année devant Whydah un assez grand nombre de navires.

Nous nous éloignâmes sans regret d’une rade qui nous offrait, chaque fois que nous voulions descendre à terre, un double péril à courir : celui de nous noyer et celui de servir de pâture aux requins. En partant de Whydah, il ne nous restait plus qu’à nous rendre à l’île du Prince, possession portugaise d’où nous devions, après quelques jours de repos, faire voile pour France ! On craignait que les courans qui règnent sur cette côte ne nous entraînassent dans le golfe de Biafra, d’où nous aurions, disait-on, beaucoup de peine à sortir. On dirigea donc la frégate de manière à prévenir ce danger un peu imaginaire, et la première terre que nous aperçûmes fut l’île d’Annobon, qui est fort élevée et boisée jusqu’à son sommet. Annobon est à soixante-sept lieues de l’île du Prince, mais dans le sud-sud-ouest, et par conséquent au vent de cette dernière île. Le chemin que nous avions fait inutilement n’allongea donc notre traversée que de quelques jours. Aux approches de l’île du Prince, le temps se mit à l’orage. Ce fut à la lueur des éclairs que nous découvrîmes le rocher du Diamant, qui marque l’entrée du port de Santo-Antonio. La pluie tombait par torrens, et nous masquait presque complètement la vue de la côte. Nous continuâmes néanmoins à courir vers la terre pour la bien reconnaître, et vînmes prendre mouillage vers le fond de la baie.

Les rues de Santo-Antonio sont spacieuses ; les habitations n’y manquent pas d’une certaine élégance. La population de cette ville comptait alors près de dix mille âmes : elle se composait de quelques Portugais, de nègres, et surtout de métis indigènes. Les habitudes sociales n’établissaient pas d’ailleurs de distinctions bien marquées entre ces trois races. Les noirs qui n’étaient pas esclaves jouissaient des mômes prérogatives que les autres habitans. Ce n’est qu’à Santo-Antonio que j’ai rencontré des prêtres noirs, qui m’ont paru, je dois le dire, fort jaloux de leurs droits. Chaque fois qu’un Européen se trouvait sur leur passage, ils ne manquaient pas, suivant la coutume portugaise, de lui présenter leur main à baiser. Cette exigence pouvait sembler singulière à des Français ; les recommandations qui furent faites à ceux de nos marins qui obtinrent l’autorisation de descendre à terre prévinrent tout scandale. Les plus délicats et les plus railleurs se soumirent, ou évitèrent des rencontres qui ne pouvaient être que fort désagréables. La nation portugaise est peut-être de toutes les nations européennes celle à laquelle les préjugés de race sont le plus étrangers. C’est aussi la seule qui ait su rendre la condition de l’esclave supportable. Dans les colonies qu’elle a fondées, on rencontre plutôt le spectacle de la vie patriarcale que celui d’une exploitation. Les nègres y font partie de la famille du maître, et l’on n’exige d’eux qu’un travail modéré.

Le port de Santo-Antonio est le meilleur point de relâche que l’on puisse trouver sur la côte d’Afrique. Il est si bien fermé, que l’on peut y stationner dans toutes les saisons sans y être exposé à aucun danger. On n’y éprouve jamais la moindre houle, et l’on peut y entreprendre en toute sécurité les réparations les plus importantes. À cet avantage il faut joindre celui, non moins appréciable, de pouvoir s’y approvisionner avec la plus grande facilité d’une eau pure et limpide qui ne se corrompt jamais. Située sous l’équateur, l’île du Prince eût pu devenir, à l’époque surtout où je la visitai, une colonie des plus importantes. Tombée sous le régime indolent des Portugais, elle ne tirait aucun parti des nombreux élémens de richesse qu’elle renferme. La seule source de revenu, suffisante d’ailleurs pour subvenir aux dépenses locales, était le droit d’ancrage imposé aux bâtimens négriers qui, après avoir complété leur chargement sur la côte d’Afrique, venaient à Santo-Antonio chercher des rafraîchissemens et y mettre à terre pendant quelques jours leur cargaison d’esclaves pour les préparer à supporter les fatigues du voyage aux Antilles ou aux îles Sous-le-Vent. Aujourd’hui l’île du Prince offrirait encore, en cas de guerre maritime, une position militaire d’un très grand intérêt. On pourrait de ce poste avancé expédier des croiseurs qui commanderaient la grande route de l’Inde, et trouveraient dans le port de Santo-Antonio un excellent lieu de recel pour leurs prises.

Lorsque nous eûmes renouvelé notre provision d’eau et embarqué quelques vivres frais, nous songeâmes à reprendre le chemin de la France. Les ordres qu’avait reçus notre commandant à son départ lui prescrivaient de ramener la frégate au port de Brest, où l’on devait en effectuer le désarmement. Nous éprouvâmes des calmes sous la ligne, et après le calme, des vents de nord. Ces contrariétés allongèrent singulièrement notre traversée. Dans les parages des Açores, j’eus encore un exemple d’un de ces accidens de la vie maritime que la moindre lenteur dans les précautions à prendre transforme aisément en d’irréparables malheurs. Un de nos matelots était tombé à la mer. Fort heureusement pour lui, il nageait comme un poisson. Il semblait naturel d’envoyer un canot à son secours, et faute d’avoir pris à temps ce dernier parti, nous pûmes craindre que ce pauvre diable ne fût victime de la gaucherie de notre manœuvre. Déjà les personnes placées sur le pont l’avaient perdu de vue. La bouée de sauvetage avait été détachée au moment même de l’accident et filée à la mer avec la ligne de sonde qui y était fixée. La longueur de cette ligne devenant insuffisante, on y joignit les drisses de bonnettes, les drisses même des huniers. Tout était inutile. La dérive de la frégate entraînait la bouée trop vite, et le nageur faisait de vains efforts pour l’atteindre. Du reste, le désordre abord était complet. On jetait à l’eau tout ce qui se trouvait sous la main, les bailles à drisses, les cages à poules, les bancs de quart, en un mot tout ce qui pouvait flotter. On ne s’avisa enfin d’expédier une embarcation que lorsqu’on perdit tout espoir. On mit dans ce canot une boussole, et du haut des mâts de la frégate on indiqua au patron le point de l’horizon vers lequel il devait se diriger. L’homme fut sauvé ; mais au moment où l’embarcation arriva près de lui, ses forces étaient épuisées : quelques minutes encore, il allait disparaître.

Lorsque nous nous présentâmes à l’est du golfe de Gascogne, nous étions à la veille de manquer de vivres par suite de l’odieux détournement commis près de la rade d’El-Mina. Nous avions cependant rencontré déjà deux bâtimens qui avaient bien voulu venir à notre aide, l’un français, parti du Havre et allant aux Antilles, l’autre anglais, se rendant à la Jamaïque. Tous deux nous avaient donné toutes les provisions, dont ils pouvaient disposer sans compromettre leur voyage. Les équipages de ces navires étaient si peu nombreux, qu’un mois de leurs vivres n’était qu’une ressource insignifiante pour nous, qui comptions environ deux cent-cinquante hommes. La ration, depuis plusieurs jours, n’était plus que de huit onces de pain ou de biscuit. Il fallut successivement la réduire à six, à quatre, enfin à deux onces. On était au mois de novembre : le froid était extrême et les vents, toujours contraires, nous menaçaient de toutes les horreurs de la famine. Chacun de nous cherchait à assouvir ou à tromper sa faim par tous les moyens imaginables. Pour moi, je poursuivais dans les haubans de la frégate les oiseaux jetés au large par le vent. Mon agilité m’était en ces tristes conjonctures d’un grand secours ; je réussis à faire quelques bonnes captures. Quand après plusieurs heures de poursuite j’avais enfin saisi quelque oiseau, j’étais si affamé que je ne prenais pas le temps de le plumer : je le présentais au feu de la cuisine, qui le plumait et le cuisait tout à la fois.

Nous n’approchions des côtes de France qu’avec une extrême lenteur. Aussi ne cessions-nous d’explorer l’horizon dans l’espoir d’y voir apparaître quelque bâtiment qui pût nous assister dans notre détresse. Une galiote hollandaise fut enfin signalée ; nous lui donnâmes la chasse et ne tardâmes pas à l’atteindre. Ce bâtiment, parti de Rotterdam, se rendait à La Rochelle. Nous lui prîmes la majeure partie de ses vivres, ne lui en laissant tout juste que pour un mois, Nos scrupules, si nous en éprouvâmes, furent bien vite étouffés. Nous étions en effet dans la dure nécessité de mettre à contribution les navires moins à plaindre que nous ou de mourir de faim. Cet impôt prélevé sur la pauvre galiote, dont l’équipage ne se composait que de sept hommes, apporta d’ailleurs peu de changement dans notre position. Les forces de nos hommes s’épuisaient ; on ne pouvait plus manœuvrer sans appeler tout le monde sur le pont, et souvent on voyait des matelots tomber de faiblesse. Pour les ranimer, on leur donnait alors une cuillerée de vin, dont le commandant possédait encore quelques bouteilles. La neige et le verglas rendaient la manœuvre si pénible, qu’il fallut faire coucher les matelots dans la grande chambre et placer des factionnaires à la porte. Sans cette sage mesure, on eût dû renoncer à brasser les vergues, à augmenter du à diminuer de voiles. Il eût fallu se laisser aller à la merci du vent. Enfin après bien des jours d’intolérables souffrances nous aperçûmes la terre. Notre pilote côtier nous dirigeait de façon à donner dans l’Iroise, lorsqu’on reconnut, mais trop tard, que l’on avait gouverné sous le vent de la passe. Il nous fallut venir au plus près et recommencer à louvoyer. Par une fatalité bien extraordinaire, aucun des officiers ne pouvait ce jour-là réussir à faire virer la frégate vent devant. Nos évolutions maladroites entraînaient peu à peu la pauvre Reconnaissance vers les écueils qui environnent l’île d’Ouessant. Déjà on pouvait prévoir le moment du naufrage, lorsqu’un coup de vent se déclara avec la plus grande violence et nous éloigna de terre. Il fallut aussitôt fuir vent arrière et à sec de voiles. La mer devint prodigieusement grosse. La lame augmentait encore notre sillage, qui était de plus de douze nœuds à l’heure. Nous franchîmes en peu de temps l’espace qui sépare la côte de Bretagne de la côte d’Espagne, et la première terre que nous aperçûmes fut le cap Ortegal. À l’approche de ce cap, la force du vent diminua ; un pilote vint à bord et conduisit la frégate à La Corogne. Les vents d’est continuant à régner avec force, il fallut attendre deux mois le moment où le retour en France ne présenterait plus des difficultés insurmontables. Il n’y eut pas jusqu’à ce séjour à La Corogne qui ne faillit nous être funeste. Faute d’avoir observé les précautions nécessitées par un brusque changement de régime, l’équipage eut à souffrir de graves indispositions qui vinrent ajouter de nouveaux maux à ceux qu’il avait déjà éprouvés. On partit enfin, mais c’est en vain que l’on comptait sur une traversée exempte des vicissitudes qui avaient signalé le cours de notre campagne. Nous n’étions pas à vingt lieues de notre point de départ, que les vents changèrent de nouveau. La mer devint très grosse ; des grains accompagnés de neige et de grêle ne nous permettaient de porter que peu de voiles. La frégate, n’étant pas appuyée, éprouvait parfois des mouvemens de roulis si violens, qu’on pouvait craindre que sa mâture n’y résistât pas. Néanmoins ces nouvelles contrariétés nous semblaient bien légères quand nous les comparions aux épreuves que nous venions de subir. Cette fois nous avions des vivres, et nous pouvions attendre patiemment un temps favorable. Nous luttâmes plusieurs jours contre les vents contraires. Rebutés enfin par tant d’efforts inutiles, nous renonçâmes à gagner le port de Brest, et nous vînmes mouiller sur la rade de l’île d’Aix, d’où la chaloupe et le grand canot furent expédiés à Rochefort. Un grand nombre de personnes obtinrent la permission de profiter du départ de ces embarcations, et j’y fus compris. En donnant en rivière, nous trouvâmes que les glaces interceptaient complètement le passage. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que nous parvînmes à prendre terre à la hauteur du port des Barques, éloigné de Rochefort d’environ trois lieues. La rivière étant glacée, nous en suivions à pied toutes les sinuosités. Pour nous réchauffer, nous marchions très vite, et les plus robustes ne tardèrent pas à prendre une grande avance sur les plus faibles. J’étais de ces derniers et je restais en arrière, lorsque le commis aux revues de la frégate me pria de vouloir bien tenir pour un instant un gros sac d’argent qu’il avait à la main. A. peine eus-je imprudemment accédé à sa demande, qu’il se mit à marcher à grands pas ; j’eus beau l’appeler, il fit le sourd. Le froid m’engourdissait les mains, et le poids qu’il me fallait porter m’était doublement incommode. Vingt fois il me vint dans la pensée de jeter là le maudit sac ; mais, quoique je ne fusse encore qu’un enfant, je sentis que si je ne remettais pas ce dépôt à celui qui me l’avait confié avec tant de perfidie, on pourrait m’en faire un crime. Je le conservai donc, tout insupportable que me parût pendant une si longue course un pareil fardeau. Nous ne pûmes traverser la rivière sur la glace qu’à l’entrée même de l’arsenal, en face du vaisseau amiral. J’allais entrer chez mon père, lorsque le commis aux revues vint réclamer son sac d’argent. L’impatience de revoir ma famille me fit oublier les reproches que je m’étais promis de lui adresser. Depuis, j’ai réfléchi que cet argent pouvait bien être le produit de quelque connivence dans la vente illicite des vivres dont nous avions été privés à la fin de notre voyage. Le scandaleux déficit qui avait failli avoir des suites si funestes ne manqua pas en effet d’éveiller l’attention des autorités du port. Une enquête eut lieu, et le commis aux vivres, agent spécialement préposé sur chaque navire au service des subsistances, fut traduit devant un conseil de guerre. Il fut condamné à deux ans de prison et déclaré indigne de servir sur les bâtimens de sa majesté. Ni le commis aux revues ni le lieutenant en pied ne furent mis en cause. On serait moins indulgent aujourd’hui.

Le rude apprentissage auquel je venais d’être soumis n’avait pas diminué mon goût pour la marine. Convaincu désormais que j’obéissais à une vocation bien décidée, mon père ne songea plus qu’à me fournir les moyens de parcourir honorablement cette périlleuse carrière. Il avait quelques amis dans l’expérience desquels il avait la plus entière confiance : il les consulta, et, suivant les idées généralement répandues à cette époque, on lui persuada que, pour devenir un véritable homme de mer, il fallait avoir passé un certain temps à bord des navires du commerce[2]. Un armateur de La Rochelle voulut bien promettre de m’embarquer sur le premier navire qu’il expédierait. L’occasion malheureusement ne se fit pas attendre. Une lettre vint annoncer à mon père qu’un navire était en partance pour la côte d’Angola, où il allait faire la traite des noirs, et qu’une place m’y avait été réservée. Ce départ si précipité m’affligea. Les efforts que je faisais pour dissimuler mon chagrin n’échappèrent pas à mon père, et il fut le premier à me proposer de renoncer à un projet dont l’accomplissement paraissait m’être si pénible ; mais la carrière que j’avais choisie n’était guère compatible avec l’excès de sensibilité dont je n’avais pu me défendre. Je le compris, et pour la troisième fois, à l’âge de seize ans, après deux mois à peine de congé, je m’éloignai de la maison paternelle, sinon sans verser quelques larmes, du moins sans laisser soupçonner que le moindre sentiment de découragement eût trouvé place dans mon cœur. Le soir même de mon arrivée à La Rochelle, je me rendis à bord du bâtiment, où m’attendaient les épreuves d’un second noviciat, sans lequel mon éducation eût été considérée comme incomplète. Quelques heures après, nous étions sous voiles.


II

En 1788, l’Inde et le Canada étaient perdus pour la France. Les Antilles seules entretenaient le mouvement de notre navigation marchande. Pourvoir ces colonies d’esclaves, en échanger les produits contre ceux de la métropole, tel était avant la révolution le principal rôle de notre marine commerciale. J’avais appris sur une frégate du roi à protéger la traite avant de la faire moi-même sur un bâtiment du commerce. Il ne faut donc pas s’étonner si je n’éprouvais pas pour cet odieux trafic la profonde répugnance que tout cœur bien né éprouverait aujourd’hui.

Les nègres n’avaient pas encore trouvé à la fin du XVIIIe siècle les puissans avocats qu’ils ont rencontrés de nos jours. Peu de gens faisaient alors difficulté de reconnaître dans la malheureuse descendance de Cham une famille d’un ordre inférieur et justement condamnée à la servitude. Sans cette opinion si commode, qu’auraient fait les Européens de ce Nouveau-Monde dont ils avaient en moins d’un siècle exterminé ou usé les habitans ? Les conquérans n’étaient pas d’humeur à prendre eux-mêmes la bêche et la faucille ou à fouiller de leurs propres mains les entrailles de la terre. L’eussent-ils voulu, leurs forces les auraient trahis. Ils vinrent donc demander au continent africain des bras plus vigoureux que ceux des Indiens et des Caraïbes. La traite des noirs devint un trafic annuel et régulier. Comme toutes les autres branches du commerce, elle eut ses périodes d’activité et de stagnation. La paix européenne la fit fleurir, la guerre et la piraterie arrêtèrent ses progrès. En 1788, elle était à son apogée. Presque toutes les nations maritimes, la France, l’Angleterre, la Hollande, le Danemark, le Portugal, avaient des comptoirs sur la côte d’Afrique. L’Espagne seule recevait la majeure partie de ses esclaves par des navires étrangers. Le droit d’approvisionner les immenses possessions coloniales de cette puissance avait d’abord appartenu aux Portugais. La présence d’un prince français sur le trône de Madrid nous l’avait assuré ; en 1713, nous avions dû le céder à l’Angleterre : ce fut une des conditions de la paix d’Utrecht. Aussi, pendant que nous n’occupions que deux comptoirs dans le golfe de Guinée, Whydan et Amokou, les Anglais étaient-ils obligés d’en posséder quarante, mais là même où la France ne possédait aucun comptoir, ses bâtimens n’en poursuivaient pas leurs opérations avec moins d’activité. Cent navires jaugeant environ trente mille tonneaux partaient chaque année de Nantes, de La Rochelle, du Havre, de Saint-Malo et de Dunkerque, pour se rendre sur la côte d’Afrique, soit au nord, soit au sud de l’équateur. Ces navires transportaient dans nos colonies, particulièrement à Saint-Domingue, près de quarante mille esclaves. C’était un voyage de sept mois environ qui, à moins de quelque chance malheureuse, donnait à l’armateur et au capitaine de très beaux bénéfices. Les nègres achetés 400 francs sur la côte d’Afrique se vendaient jusqu’à 2,500 francs à Saint-Domingue. Le gouvernement de son côté encourageait fort ce trafic, et une prime de 40 livres par tonneau était accordée aux arméniens de traite. Les établissemens anglais et hollandais sur la côte occidentale d’Afrique appartenaient à des compagnies privilégiées. La France, qui avait également à l’origine adopté ce système, fort en vogue au XVIIe siècle, l’avait abandonné après la ruine de plusieurs compagnies, et avait trouvé de grands avantages à substituer les primes d’encouragement aux concessions de privilège, qui entravaient la liberté du commerce.

Une longue expérience avait révélé aux navigateurs les aptitudes des diverses tribus africaines. On savait sur quel marché il fallait aller chercher des laboureurs, sur quel autre on trouverait des artisans ou des serviteurs intelligens et dociles. La côte d’Or fournissait de rudes travailleurs, mais des caractères opiniâtres et enclins à la révolte ; le Congo et la côte d’Angola offraient des captifs moins robustes, peu propres aux travaux de la terre, très portés en revanche aux travaux des ateliers ou aux soins de la domesticité, joyeux et insoucians dans la servitude. Bien des nègres d’ailleurs arrivaient de contrées inconnues. Il en venait des bords du lac Tchad et des sources du Niger. Plusieurs de ces caravanes avaient passé des mois entiers en voyage, et avaient parcouru des espaces de deux et trois cents lieues avant d’atteindre le bord de la mer. Des courtiers, sortis pour la plupart de la tribu des Mandingues, dont le berceau est situé sur la rive droite de la Cazamance, près de la frontière orientale de la Sénégambie, se chargeaient de l’achat et de la conduite de ces captifs. Ils allaient les chercher sur les lieux mêmes de provenance, et les amenaient sur le marché le moins éloigné ou le plus avantageux. Un homme armé d’une lance et d’un fouet suffisait généralement à conduire une file de sept esclaves dont chacun avait le cou enclavé dans une fourche, et portait sur l’épaule l’autre bout de la fourche qui servait de carcan à son voisin. Ces caravanes faisaient d’ordinaire des étapes de dix ou douze lieues par jour. On reconnaissait facilement la longueur du voyage à la maigreur et à l’épuisement des captifs ; mais mieux valait encore des esclaves fatigués d’une longue route que ces nègres de rebut ramassés dans les provinces voisines de l’équateur, dont le front déprimé, ovale et fuyant, les yeux rapprochés, la mâchoire saillante, la poitrine étroite, les extrémités inférieures plus courtes que le torse, les longs bras, les jambes sans mollets et l’abdomen protubérant indiquaient que dans cette exploitation séculaire de l’Afrique on avait enfin rencontré le dernier échelon de la race humaine.

Ce fut sans doute une noble inspiration que la pensée d’abolir l’esclavage des noirs et la traite. L’honneur en revient à la révolution française : elle l’a, ce me semble, payé assez cher pour qu’on ne le lui conteste pas. Abandonné par nous, ce principe fut recueilli par l’Angleterre, qui en 1815 réussit à le faire triompher. Cependant, malgré l’accord et les sermens de la plupart des nations maritimes, trente ou quarante mille esclaves n’ont pas cessé, pendant plus d’un quart de siècle, d’être exportés annuellement de la côte d’Afrique sur les rivages du Nouveau-Monde. Seulement, en raison des dangers et des chances désavantageuses qu’il fallait courir, le prix du noir avait baissé sur le marché africain de 400 francs à 150 et 140 ; il s’était élevé, sur le marché où on l’importait, de 1,200 fr. à 1,500 francs. Il restait ainsi assez de bénéfices pour encourager la spéculation. Les croiseurs se consumaient donc en efforts impuissans pour mettre un terme à des fraudes qui trouvaient partout des complices. Le golfe de Bénin, le Congo et la côte d’Angola étaient devenus les principaux foyers de traite ; le Portugal et l’Espagne fournissaient les plus effrontés négriers ; le Brésil et Cuba étaient les deux gouffres où allaient encore s’engloutir en 1848 plus de soixante mille captifs[3]. Les progrès de la marine à vapeur, qui ont résolu tant de problèmes, ont aussi eu cet heureux effet de rendre la répression d’un trafic mis au ban des nations plus efficace à la fois et plus facile. Le Brésil et Cuba, gorgés d’esclaves, ont trouvé plus de risques que de profits dans ces opérations, qui les exposaient en outre aux réclamations, de jour en jour plus vives, de l’Angleterre. La traite, on peut le dire ; est aujourd’hui complètement supprimée : admirable résultat de l’union cordiale et sincère de ces deux grands peuples dont l’alliance sera toujours le gage le plus assuré des progrès de la civilisation ! Je n’aurais pas tenu ce langage il y a cinquante ans. J’avais alors pour les Anglais les sentimens que Nelson avait pour nous ; mais les temps sont changeans et les cœurs des nations aussi.

Le Bon-Père, — tel était le nom du bâtiment sur lequel j’avais obtenu d’être embarqué, — était un grand brick percé de seize sabords et armé de six canons. Bien qu’on prétendît qu’il avait été jadis construit pour la course, sa marche était au-dessous des plus médiocres. Son équipage était composé de quarante-cinq hommes, officiers et capitaine compris. J’étais porté sur le rôle comme volontaire aux appointemens de 30 francs par mois, et admis, ainsi que toutes les personnes de l’état-major, à la table du capitaine. Cette faveur ne laissa pas de me faire des envieux. J’avais d’ailleurs le tort d’appartenir à la classe des volontaires de la marine royale, et à ce titre il me fallait supporter les plaisanteries de tous mes compagnons. Ma docilité et l’égalité de mon caractère ne tardèrent pas cependant à changer les injustes préventions qu’on avait conçues contre moi, et je n’eus bientôt que des amis à bord.

À la hauteur du cap Finistère, nous essuyâmes un violent coup de vent. Le bâtiment fuyait vent arrière, et dans un mouvement de roulis le grand mât de hune cassa, entraînant dans sa chute la rupture du petit mât de perroquet et de la vergue du petit hunier. Nous eûmes le bonheur de ne perdre personne au milieu de ces avaries. Avant la nuit, tout était réparé : chacun avait mis la main à l’œuvre, et le capitaine lui-même, qui avait remplacé le timonier à son poste, n’avait pas un instant quitté le gouvernail. On n’eût pas si bien fait à bord d’un brick de la marine royale.

En approchant de la ligne, nous rencontrâmes les calmes habituels et des brises souvent contraires. Les efforts que nous fîmes pour serrer la côte d’Afrique furent inutiles : nous fûmes forcés de prendre la grande route, c’est-à-dire de nous porter au sud pour y chercher les vents variables. Notre traversée fut très longue, et notre capitaine aurait eu sans doute à regretter l’insuffisance de ses provisions de table, si nous n’eussions été constamment accompagnés de bancs de thons, de bonites et de dorades, qui nous offrirent une précieuse ressource sur laquelle nous n’avions pas compté.

À cette époque, on ne savait en général naviguer que sur l’estime. L’usage des chronomètres et des observations astronomiques n’était pas répandu comme il l’est aujourd’hui. On se croyait ainsi souvent très en avant, souvent très en arrière de sa véritable position. Les atterrages exigeaient donc la plus grande surveillance. Depuis plusieurs jours, nous courions sur la terre, et aucun indice ne nous en avait encore signalé la proximité, lorsqu’au milieu de la nuit on entendit la mer briser avec force sur la plage. L’inquiétude que l’on manifesta ne me parut pas réfléchie. À midi, nous avions eu une bonne latitude : nous ne pouvions donc avoir beaucoup d’incertitude sur notre position. Les vents nous donnaient d’ailleurs toute facilité pour nous éloigner de terre. Aussi jugeai-je, quoique très jeune et peu expérimenté encore, qu’on se montrait à bord du Bon-Père bien prompt à s’effrayer. Le jour, attendu avec anxiété, parut enfin. Nous vîmes une terre haute et boisée que nous reconnûmes pour le morne Sombrero, situé, par 12 degrés 35 minutes de latitude australe, à l’entrée de la baie de Saint-Philippe-de-Benguela. Les Portugais, qui possédaient cet établissement, défendaient aux navires étrangers d’y aborder. Pendant deux jours, nous prolongeâmes la côte d’assez près, poussés par une belle brise de sud qui nous fit rapidement remonter vers le nord. Nous passâmes devant Saint-Paul-de-Loando, chef-lieu des possessions portugaises sur la côte d’Afrique, sans nous y arrêter, et nous laissâmes enfin tomber l’ancre sur la rade d’Ambriz. Le Portugal avait bien aussi quelques prétentions sur ce point, où la traite amenait annuellement de trois à quatre mille captifs ; mais ce ne fut qu’en 1791 qu’il essaya de les faire valoir. Les réclamations de la cour de Londres et celles de notre ambassadeur à Lisbonne l’obligèrent d’ailleurs à se désister. Nous trouvâmes devant Ambriz plusieurs bâtimens avec lesquels nous entrâmes en relations de commerce. Les capitaines de ces bâtimens nous cédèrent douze esclaves, au nombre desquels se trouvaient trois jeunes femmes que les gens habitués à ce triste métier déclarèrent sans hésiter fort jolies. Ce premier acte de traite fut considéré comme étant d’un augure favorable pour l’avenir.

Notre traversée, qui eût dû s’accomplir en cent ou cent vingt jours, avait duré quatre mois et demi : aussi notre équipage avait-il grand besoin de quelques rafraîchissemens et d’un peu de repos. Nous nous arrêtâmes donc près d’une semaine devant Ambriz, mais ce n’était pas sur ce point, où tant de navires nous avaient devancés, que nous pouvions avoir l’espérance d’opérer notre chargement. Dès que les épreuves de notre long voyage furent un peu oubliées, nous reprîmes la mer, et le surlendemain de notre départ nous nous trouvâmes devant l’embouchure du Zaïre. Ce fleuve était déjà connu comme un des plus grands fleuves de l’Afrique. Nous remarquâmes en effet de nombreux indices de la rapidité de son cours et du volume considérable de ses eaux. Une teinte jaune et bourbeuse s’étendait à plusieurs lieues au large, et des îles flottantes arrachées par le courant aux deux rives du fleuve étaient entraînées jusque sur la route de notre navire, obligé de les éviter comme des écueils. Nous savions que des négriers avaient autrefois remonté le Zaïre jusqu’à une assez grande distance de l’embouchure. L’insalubrité du climat ayant souvent compromis le succès de ces expéditions, on avait renoncé depuis quelques années à braver un danger inutile. Les marchands d’esclaves, après avoir descendu le fleuve, amenaient par terre leurs captifs aux divers comptoirs de la côte.

Ce qui valut au Zaïre, même après que le congrès de Vienne eut proclamé l’abolition de la traite, l’honneur d’explorations spéciales, ce fut la croyance où l’on était généralement que l’embouchure de ce grand cours d’eau devait être celle du fleuve mystérieux qui passait à Tombouctou. C’était l’opinion de Mungo-Park, et bien qu’il eût fallu, pour admettre cette hypothèse, accorder au Niger un cours plus étendu qu’au Mississipi, au Nil ou au fleuve des Amazones, les raisonnemens ne manquaient pas pour démontrer la vraisemblance d’une pareille supposition. Aujourd’hui la question n’est plus à résoudre. On sait que le Zaïre, si large, si profond et si rapide à son embouchure, n’a cependant qu’un cours égal en étendue à celui du Danube, double de celui du Rhin, inférieur de plus de moitié à celui du Nil ou du fleuve des Amazones. Ce n’en est pas moins une artère importante de l’Afrique centrale, et si jamais la civilisation acquiert dans ce vieux continent le développement qu’elle a pris en quelques années dans le Nouveau-Monde, le Zaïre verra s’élever sur ses bords des cités non moins florissantes que la Thèbes aux cent portes, que Babylone ou que Ninive.

C’était à Kabenda, à cinquante-cinq lieues au nord d’Ambriz, à quinze lieues tout au plus de l’embouchure du Zaïre, que nous devions, suivant l’expression consacrée, établir notre comptoir de traite. La baie de Kabenda, formée par le promontoire de ce nom, offre un excellent mouillage aux plus gros bâtimens. Les embarcations, chose rare sur la côte d’Afrique, y peuvent de tout temps communiquer avec la terre, grâce à un banc de vase distant d’un demi-mille environ du rivage, qui forme dans la baie même un précieux abri intérieur. On y trouve de l’eau douce, une grande abondance de poisson, et les captifs y valaient en 1788 de 400 à 450 livres, prix courant. Ces esclaves n’étaient pas moins chers que ceux qu’on se procurait sur la côte d’Or : ils étaient, je l’ai dit déjà, beaucoup moins robustes ; mais, comme ils étaient en même temps intelligens, dociles et inoffensifs, on ne laissait pas de les rechercher beaucoup dans nos colonies par la même raison qui fait qu’on y recherche aujourd’hui les engagés hindous. Les captifs de Kabenda étaient pour la plupart d’une taille au-dessous de la moyenne, d’apparence plutôt délicate que chétivé. Leur physionomie joyeuse, placide et insouciante semblait indiquer que dans la servitude ils ne redoutaient guère que l’obligation du travail. Nulles tribus africaines ne savouraient en effet plus délicieusement le bonheur de la paresse que celles qui habitaient, au temps où je visitai cette partie du monde, la côte du Congo et la côte d’Angola. Elles cultivaient, il est vrai, le manioc, le maïs, les ignames et les courges, mais en quantité à peine suffisante pour subvenir à leurs propres besoins. Sur les autres points de la côte d’Afrique, les négriers achetaient sans peine des provisions pour la nourriture de leurs esclaves. Le Sénégal leur fournissait du millet, la côte d’Or et le golfe de Bénin du maïs et des courges, le golfe de Biafra des ignames. Sur les côtes du Congo et d’Angola, plus d’un capitaine s’était mal trouvé d’avoir trop compté sur les ressources du pays.

Toute cette région, où la France avait ses marchés favoris, était divisée en petites souverainetés tributaires du roi de Loango, dont les états, situés plus au nord, s’étendaient presque jusqu’à l’équateur. Kabenda dépendait de la principauté de N’Goy, qui n’avait pour limites au sud que le cours du Zaïre, et qui confinait au nord à la principauté de Makongo, dont le port était Malemba, distant de sept ou huit lieues de Kabenda. La traite avait jeté là de si profondes racines, que cette partie du continent africain a été, avec le golfe de Bénin, le point d’où les croiseurs français et anglais ont eu le plus de peine à l’extirper. Les marchands de Kabenda et de Malemba, initiés aux belles manières par nos négriers, avaient contracté dans ce long commerce certaines habitudes d’élégance qui contrastaient avec l’apparence sordide des habitans relégués sur la rive méridionale du Zaïre et réduits à n’avoir de communications qu’avec les marchands ou les moines portugais.

Dès que nous eûmes jeté l’ancre dans la baie de Kabenda, nous songeâmes à regagner par notre activité le temps que les contrariétés de notre traversée nous avaient fait perdre, et pas un mousse ne demeura oisif à bord. Il fallut s’occuper avant tout de faire à notre bâtiment les réparations que ses fatigues et sa vétusté rendaient indispensables. Nous faisions beaucoup d’eau : pour en découvrir la cause, nous fîmes incliner le navire sur un bord, puis sur l’autre ; nous lui donnâmes ce que, dans le langage des marins, on appelle une forte demi-bande, et nous reconnûmes que les coutures au-dessous de la flottaison étaient trop larges pour retenir les étoupes : preuve incontestable que le Bon-Père, avant d’entreprendre ce nouveau voyage, avait déjà gagné ses invalides. Il fallut recouvrir ces coutures avec des lattes de bois et clouer par-dessus de fortes bandes de toile goudronnée. Grâce à cette opération, nous fûmes dispensés, pendant le reste de la campagne, de la pénible obligation de pomper presque constamment. Ce travail n’employa d’ailleurs qu’une partie de l’équipage ; l’autre fut occupée à préparer le terrain sur lequel nous devions installer nos magasins et à l’enclore d’une palissade assez élevée pour en défendre l’accès.

Notre capitaine, qui avait une grande expérience des campagnes de traite, avait envoyé au chef noir qu’il savait le plus influent sur les marchands, d’esclaves des émissaires chargés de lui offrir des cadeaux dont l’effet séduisant n’était pas douteux : — quelques pièces d’étoffe de soie, de la poudre à canon et de l’eau-de-vie au degré le plus élevé. Ce dernier présent ne pouvait manquer d’assurer au capitaine du Bon-Père une préférence marquée sur tous ses concurrens. Lorsque notre comptoir fut installé, le capitaine s’établit à terre avec un officier, laissant le second et le reste de l’état-major à bord du bâtiment. Dès lors la traite commença. Les captifs arrivèrent d’abord en petit nombre. Les courtiers de ce commerce voulaient naturellement ménager tous les navires qui se trouvaient sur rade, et cherchaient à faire croire à la rareté de leur marchandise pour établir une concurrence qui tournât à leur profit.

L’arrivée des esclaves au comptoir est certainement la plus horrible chose qu’on puisse imaginer. Ces malheureux, formés en caravanes, sont liés par le cou les uns aux autres au moyen de ces grandes fourches de bois dont j’ai déjà parlé. Le poids et le frottement de ces entraves, qui semblent avoir suggéré aux Chinois le supplice de la cangue, condamnent les captifs à d’atroces souffrances, surtout lorsqu’ils ont une longue route à parcourir. Le bien-être que ces pauvres gens éprouvent à être débarrassés de leur collier de misère, les soins dont ils deviennent l’objet de la part de leur nouveau maître expliquent la résignation dont ils font généralement preuve. Quelques-uns cependant appartenant à des tribus anthropophages, telles que les Monsombés et les Mondongues, que l’on reconnaît à leurs incisives limées et aiguisées en pointe, s’imaginent qu’on ne les achète que pour les manger. Ceux-là résistent souvent à toute espèce d’encouragement. Ils ne profèrent pas une plainte, mais ils serrent les dents et se laissent mourir de faim.

Avant la révolution française, la traite était non-seulement un commerce légal, mais encore un commerce très honoré et encouragé par de fortes primes. N’ayant point à cacher ses opérations et à fuir la rencontre des bâtimens de guerre, le négrier n’était pas obligé d’entasser comme aujourd’hui les esclaves sur des navires de marche rapide et de petites dimensions ; on n’avait de précautions à prendre que contre la révolte de la cargaison, on n’avait d’autre préoccupation que celle de préserver de tout déchet la marchandise. Les bâtimens destinés à ce trafic avaient en conséquence adopté des dispositions toutes particulières. Le pont était divisé en deux parties par une forte rambarde élevée de huit pieds et débordant la muraille du navire des deux côtés, de manière à rendre le passage de l’avant à l’arrière impossible : dans cette rambarde était pratiquée, une porte, qui ne s’ouvrait que pour les gens de l’équipage, et un certain nombre de créneaux étaient incessamment garnis de pierriers et d’espingoles chargés jusqu’à la gueule. En dehors du bâtiment, deux plates-formes à jour servaient aux ablutions des hommes et des femmes, toujours impitoyablement séparés. C’est là que chaque matin les captifs recevaient plusieurs seaux d’eau de mer sur le corps, qu’on les obligeait à se rincer la bouche avec de l’eau douce mêlée de jus de citron, et qu’on leur frottait tout le corps d’huile de coco pour éloigner d’eux la piqûre des insectes et leur rendre la peau à la fois douce et luisante.

Les esclaves faisaient deux repas par jour. Leur nourriture consistait principalement dans une soupe très compacte, nommée macondia, où l’on faisait entrer des fèves, du riz, du biscuit pilé, et même, lorsqu’on le pouvait, des ignames, des patates ou des bananes. Un noir libre, parlant les différens idiomes de la langue congo, était chargé de la police des captifs. Il désignait parmi eux les plus intelligens pour le seconder et faisait reconnaître leur autorité par les autres esclaves. Muni d’un sifflet semblable à celui des maîtres d’équipage, il appelait les nègres sur le pont aux heures fixées par le capitaine et donnait lui-même le signal de la danse. Le premier, il entonnait la chanson dont le rhythme cadencé exerce une irrésistible influence sur les populations de la côte d’Afrique. Les esclaves qu’il s’était adjoints la répétaient après lui, et bientôt tous les autres, entraînés par cet exemple, frappant des pieds et des mains en mesure, s’animaient de telle sorte qu’en peu d’instans leur corps nu était couvert de sueur. Tous ces soins, inspirés par une basse cupidité, n’avaient rien de bien méritoire, mais on ne peut nier qu’ils ne fussent parfaitement entendus pour entretenir la santé parmi les malheureux sur la bonne mine desquels reposait tout l’espoir de l’expédition.

Nous avions trouvé, à notre arrivée sur la rade de Kabenda, deux bâtimens français avec lesquels nous étions immédiatement entrés en concurrence. Celui dont le chargement était le plus avancé éleva ses prix et obtint ainsi une préférence qui lui permit de partir, peu de jours après, pour sa destination. L’autre, pendant près de deux mois, essaya de lutter contre nous. Peu scrupuleux sur le choix des moyens, son capitaine expédiait des canots sur les différens points de la côte pour gagner les marchands dont nous attendions l’arrivée et intercepter les captifs qui nous étaient promis. Nous étions obligés de déployer non moins d’activité pour déjouer autant que possible ces manœuvres. Nuit et jour nos embarcations étaient en course. Ce fut dans une de ces circonstances que le second du Bon-Père s’aperçut que je me servais assez gauchement de mon aviron. Comme il n’était rien moins que d’humeur facile, il jura de ne pas me laisser croupir dans cette ignorance et profita de l’absence du capitaine pour faire de moi un canotier en titre. Pendant plus d’un mois, il me fallut faire le plus rude des apprentissages. Le capitaine, venant un jour à bord, remarqua, non sans étonnement, mon excessive maigreur. Lorsqu’il en connut la cause, il fut fort mécontent et décida que, pour me rétablir, je serais attaché au service du comptoir. En effet dès le jour même je descendis à terre, et je crois n’avoir jamais mieux dormi de ma vie.

Depuis près de trois mois, nous étions sur la rade de Kabenda, et nous n’avions encore rassemblé qu’un nombre insuffisant d’esclaves. La saison des pluies venait de commencer. Une vaste tente couvrait une partie du pont de notre navire. C’est sous cet abri que couchaient les hommes de l’équipage, leur santé étant sans doute réputée moins précieuse que celle des captifs qui promettaient de si beaux bénéfices, et auxquels était en conséquence réservé l’entrepont tout entier. On calculait déjà avec une satisfaction expansive les profits que produirait la vente d’une si riche cargaison. Pour ne pas compromettre de si beaux résultats par des délais qui pouvaient avoir des suites funestes, on accorda aux marchands des prix bien supérieurs à ceux qu’on leur avait offerts jusque-là. Cette mesure eut le succès qu’on devait en attendre. Les captifs arrivèrent en foule, et comme la cupidité des chefs de ce triste pays ne connaît pas de bornes, quelques-uns, sous prétexte d’un beau zèle pour nos intérêts, allèrent jusqu’à offrir de nous vendre leurs femmes. J’étais présent lorsqu’un de ces misérables, ivre d’eau-de-vie, vint faire une proposition de ce genre à notre capitaine. Les observations qui lui furent faites ne servirent qu’à l’affermir dans sa résolution : il voulait, disait-il, ou vendre sa femme ou la tuer. La certitude qu’il prendrait ce dernier parti si l’on n’accédait pas à sa proposition détermina le capitaine. L’esclave qu’on lui offrait était d’ailleurs jeune, grande, bien portante et jolie. Toutes ces perfections firent évanouir les derniers scrupules qu’éprouvait encore le commandant du Bon-Père : il paya le prix demandé, et la princesse fut envoyée à bord, où elle ne tarda pas à prendre les habitudes résignées des autres captives. Il est impossible de rencontrer sur la surface du globe une race plus ignorante et plus dépravée que celle dont à cette époque le trafic des esclaves exploitait les vices. On a peine à comprendre qu’une société chrétienne ait pu pendant plusieurs siècles encourager cette odieuse industrie, et que des hommes fort honorables d’ailleurs en aient fait l’objet de spéculations dont il ne leur vint jamais la pensée de rougir. Il est vrai que ces temps de barbarie ne sont pas si loin de nous qu’on pourrait le supposer, et j’ai vu depuis cinquante ans bien des notions nouvelles succéder à des préjugés contre lesquels protestaient seuls avant la révolution quelques esprits supérieurs.

Dès que notre cargaison de bois d’ébène fut complète, nous nous rendîmes sur la rade de Malemba, distante de sept lieues environ de la rade de Kabenda. Nous y trouvâmes une douzaine de navires français, armés, comme le Bon-Père, pour la traite. Le but de notre apparition devant Malemba n’était pas de nous procurer de nouveaux esclaves, mais de chercher à connaître la destination de chacun des navires dont nous avions à craindre la concurrence, ainsi que l’époque présumée de leur arrivée dans les colonies. Ces renseignemens devaient déterminer nos conditions de vente lorsque nous arriverions à Saint-Domingue, car le commerce des nègres avait à cette époque, aussi bien que celui des blés, du coton ou du sucre, ses hausses inespérées et ses dépréciations subites.

La falaise argileuse qui commence au promontoire de Kabenda atteint, avant de s’abaisser vers l’embouchure de la Luisa-Loango, une élévation de cent pieds au moins. Ce n’est que par un sentier sinueux creusé dans cette argile qu’on atteignait le plateau sur lequel était bâti le village de Malemba, placé sous la domination du chef de Makongo. Ce chef ne résidait pas à Malemba, mais à Chingelé, village considérable situé à vingt milles environ dans l’intérieur. En arrivant au sommet de la falaise, on découvrait, aussi loin que la vue pouvait s’étendre vers l’est et vers le sud, une belle et vaste plaine, non moins plate et non moins unie que les steppes de la Tartarie ou les prairies du Nouveau-Monde. Une herbe luxuriante couvrait cette savane africaine, parsemée à de rares intervalles de bouquets d’arbres qui semblaient avoir été plantés par la main des hommes. Du côté du nord, l’uniformité monotone qui eût pu gâter la beauté d’un pareil paysage était heureusement brisée par les détours capricieux de la Luisa-Loango, dont le méandre s’égarait, entre deux rives boisées, jusqu’au bord de la mer.

Le climat de Malemba est, dit-on, très salubre, du moins si on le compare au climat des autres points de la côte occidentale d’Afrique. C’est un avantage que Malemba paraît devoir à la sécheresse habituelle de l’atmosphère et du sol, et surtout à l’absence de ces épaisses forêts où couvent tant de miasmes funestes. Malemba fut désigné, il y a une trentaine d’années, au gouvernement anglais par le capitaine John Adams, comme le point de la côte d’Afrique sur lequel une colonie européenne aurait le plus de chances de prospérer ; ce projet ne fut point accueilli, et jusqu’à ces derniers temps Malemba n’a vu d’autre établissement européen que les barracons des marchands d’esclaves espagnols, brésiliens et portugais. Du reste, en refusant de prêter l’oreille aux suggestions du capitaine Adams, le gouvernement britannique me paraît avoir fait acte de sagesse. Fonder des colonies en quelque lieu que ce soit sous les tropiques aujourd’hui que la traite et l’esclavage des noirs sont également abolis, cela me paraît une entreprise fort aventureuse, à moins que ces colonies, réduites autant que possible dans leur étendue et dans leurs dépenses, ne soient tout simplement des centres commerciaux ou des postes militaires.

Nous ne restâmes que quelques jours au mouillage de Malemba. Au moment où nous allions mettre sous voiles, une scène affreuse, dont le souvenir me fait encore frissonner, vint suspendre notre appareillage. Une malheureuse négresse avait par accident reçu toute une chaudière d’eau bouillante sur le corps. Les médecins la guérirent, ses douleurs cependant avaient été si vives qu’elle perdit la raison. Il fallut la séparer de ses compagnes et l’enfermer dans la sainte-barbe. Laissée un moment sans surveillance, la pauvre folle courut au sabord, réussit à l’ouvrir, et, croyant probablement s’évader, se précipita à la mer. Avant même qu’on pût songer à la secourir, les requins étaient autour d’elle. Elle nageait parfaitement, et pendant quelque temps elle réussit à éviter les gueules béantes prêtes à la saisir. Tout à coup on l’entendit pousser un cri déchirant, et elle disparut sous l’eau, comme entraînée par une force invisible. Une embarcation avait été amenée : quand on arriva sous la poupe, à l’endroit où l’on avait vu la négresse tomber et se débattre, on ne trouva plus qu’une large tache de sang. La sensibilité de nos matelots était depuis trop longtemps émoussée pour qu’un pareil épisode pût leur causer une impression bien vive et surtout bien durable. L’équipage, qui s’était porté tout entier sur le gaillard d’arrière, instinctivement attiré par cet affreux spectacle, fut renvoyé avec quelques jurons énergiques au cabestan et aux écoutes des huniers, et le Bon-Père, dont une fraîche brise ne tarda pas à enfler les voiles, cingla presque en droite ligne vers l’ouest, de manière à couper l’équateur par 20 ou 25 degrés de longitude, et à gagner le plus promptement possible le chef-lieu militaire de notre colonie de Saint-Domingue.

La traversée fut souvent contrariée par des calmes et des orages. Pendant une nuit obscure, le brick, surpris par un grain des tropiques, faillit chavirer. Des matelots descendirent dans les parcs, et à grands coups de fouet ils firent remonter tous les esclaves. Le bâtiment se redressa, et la trombe fut bientôt suivie d’un calme plat dont on profita pour rétablir l’ordre. Nous jetâmes enfin l’ancre devant Saint-Domingue dans les premiers jours du mois d’avril 1790. il nous restait deux cent soixante-dix esclaves, dont cent vingt-huit femmes. Nous n’avions perdu depuis notre départ de Kabenda que dix de nos captifs, et encore dans ce nombre quelques-uns, cédant à la nostalgie, s’étaient-ils laissés mourir d’inanition.

Nous arrivions à Saint-Domingue dans les circonstances les plus favorables. Le commerce français, n’ayant point à craindre la concurrence des navires étrangers, faisait durement la loi aux colonies. En vain les Anglais offraient-ils d’introduire à Saint-Domingue trois ou quatre mille nègres au prix de 1,200 ou 1,400 livres, prix courant du commerce interlope : nos capitaines, sûrs de leur monopole, s’obstinaient à exiger par tête de noir 2,500 et jusqu’à 2,800 livres. Un nègre de choix, qui ne coûtait, dans les premiers temps de la colonie, que 100 écus, en valait plus de 1,000 en 1790. Aussi les colons, désespérés de cette progression si rapide, demandaient-ils à grands cris que l’on prît des mesures pour abaisser les prétentions exorbitantes de nos armateurs, déclarant que si le gouvernement n’y mettait bon ordre, il fallait s’attendre à voir bientôt, faute d’acheteurs, cesser complètement le commerce des nègres. Le ministre de la marine, aimant mieux avoir à supporter les criailleries des colons, qui lui arrivaient fort affaiblies par la distance, que les réclamations des armateurs, faisait la sourde oreille et laissait tranquillement les choses suivre leur cours. La navigation réservée venait cependant de subir un échec malgré la protection dont l’entourait le gouvernement de la métropole. N’ayant importé en 1789 à Saint-Domingue que 3,000 quintaux environ de morue alors que les nègres, dont cette denrée composait presque exclusivement la nourriture, en consommaient chaque année 27,000 quintaux au moins, l’administration coloniale avait pris une résolution énergique. Les ports de Saint-Domingue devaient rester ouverts aux navires des États-Unis tant que le déficit ne serait pas comblé ; mais c’eût été méconnaître les droits les plus incontestés de la mère-patrie que d’étendre cette mesure jusqu’à l’importation des noirs sous un autre pavillon que le pavillon français. Si quelques esclaves étaient introduits furtivement à Saint-Domingue par la navigation étrangère, ce commerce frauduleux était sans importance, et ne pouvait porter que faiblement atteinte aux intérêts qu’on n’hésitait point alors à faire passer avant les intérêts les plus légitimes des colonies.

Le Bon-Père était donc assuré de trouver un placement, avantageux de sa cargaison. La guerre ayant interrompu pendant cinq ans les communications avec la côte d’Afrique, le chiffre de la population noire avait baissé à Saint-Domingue, de 1780 à 1785, de près de cent cinquante mille âmes. C’était ce vide que les habitans avaient hâte de remplir, et qui, depuis quelques années, maintenait les prix à un taux si élevé. Comme au demeurant les colons, bien qu’endettés pour la plupart, n’en faisaient pas moins de magnifiques récoltes et étaient toujours très disposés à augmenter leur exploitation, il n’était pas probable qu’ils voulussent, malgré toutes leurs plaintes, refuser de bons et joyeux noirs tels que ceux que nous apportions, — de francs Congos, des Congos mangeurs de bananes, comme on disait à Saint-Domingue, pour distinguer les esclaves venus des royaumes de Congo et d’Angola de ceux qu’on avait achetés entre Kabenda et Ambriz. Les acquéreurs en effet s’empressèrent à bord du Bon-Père. On eut la précaution de ne leur montrer que les esclaves de qualité inférieure, sachant bien qu’on trouverait toujours à se défaire aisément des autres. De jeunes et jolies créoles, non point de la plus haute classe il est vrai, mais parées cependant d’élégantes toilettes, se mêlaient à la foule des acheteurs, et semblaient, je dois le dire à regret, n’éprouver d’autre crainte que celle de faire un mauvais marché. Cet oubli si complet des bienséances n’était d’ailleurs qu’une conséquence toute naturelle de l’esclavage et des préjugés coloniaux de l’époque. Les créoles, qu’elles appartinssent ou non à l’aristocratie de la colonie, étaient toutes un peu marquises à Saint-Domingue : elles croyaient, — et il eût fallu en ce temps-là être un grand philosophe pour songer à les contredire, — qu’un esclave noir avait encore moins de droits qu’un jardinier à être considéré comme un homme.

La vente de nos esclaves n’avançait guère cependant. Plusieurs bâtimens négriers venaient d’arriver, et il y avait pour le moment encombrement sur le marché. Notre capitaine prit donc le parti de se rendre avec son navire à Port-au-Prince dans l’espoir d’y trouver moins de concurrence et d’y obtenir aussi à de meilleures conditions un chargement de sucre, de café et de coton, pour opérer son retour en France. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi.


III

L’île de Saint-Domingue était alors au plus haut point de sa prospérité. Tout y respirait l’orgueil d’une facile opulence. Cette colonie méritait bien alors le nom qu’elle avait reçu de reine des Antilles ; mais ses jours étaient déjà comptés, et une sourde fermentation commençait à présager les terribles événemens qui allaient causer sa ruine. Trois fois dans ma vie et à des époques bien différentes, les hasards de ma carrière m’ont ramené dans les ports de Saint-Domingue. Après avoir admiré l’édifice dans toute sa majesté, j’en ai pu à loisir contempler les débris. Je ne crois pas qu’on puisse imaginer un spectacle plus navrant et mieux fait pour inspirer l’horreur des révolutions. Ce désastre si complet, dont l’effrayant tableau provoque encore le dégoût et l’indignation, porte cependant avec lui son enseignement. Il nous apprend qu’il ne faut jamais rien fonder sur une injustice, car les injustices aboutissent plus souvent à des catastrophes qu’à des réformes. Or tout était injuste dans le régime colonial : l’esclavage, sans lequel aucune colonie n’aurait pu exister, — le système prohibitif, sans lequel aucune métropole n’aurait voulu avoir de colonies. Aussi, dès que la fièvre révolutionnaire eut éclaté en France, on vit se passer à Saint-Domingue quelque chose d’analogue à ce qui se passait au sein de la mère patrie. D’imprudens raisonneurs donnèrent à des sauvages les premières leçons de révolte. On se prit à discourir en tous lieux du redressement des abus, comme si le plus flagrant des abus à Saint-Domingue n’était pas la servitude des noirs et la condition humiliante des hommes de couleur ; on ne craignit point d’afficher le mépris de l’autorité dans un pays où l’on n’avait d’autre force que le respect inspiré par cette autorité même. Les conséquences d’une pareille conduite ne se firent pas longtemps attendre. Au mois d’octobre 1789 ; une démonstration des créoles du Cap obligeait l’intendant, M. Barbé de Marbois, à s’embarquer pour la France ; au mois d’août 1791 éclatait le premier soulèvement des noirs.

Ceux qui n’ont point vu Saint-Domingue au temps de sa grandeur se feront difficilement une idée de l’importance que cette colonie avait acquise dans l’espace de cinquante ou soixante ans. Java seule et Cuba aujourd’hui ont atteint à ce degré de richesse. Avec Saint-Domingue, la France pouvait se consoler de la perte de l’Inde et du Canada. Saint-Domingue produisait annuellement 80 millions de kilogrammes de sucre, 34 millions de kilogrammes de café, sans parler du coton, de l’indigo, du cacao, des bois d’ébénisterie. La valeur de ces produits s’élevait presque à 200 millions de francs, quatre ou cinq fois la valeur des exportations de la Martinique et de la Guadeloupe réunies. En échange des précieuses denrées qu’attendaient les entrepôts de nos ports, quatre cent soixante-dix navires français, jaugeant plus de 130,000 tonneaux, apportaient à Saint-Domingue des esclaves, de la farine, des salaisons, de la morue, des vins, des eaux-de-vie, des mousselines de l’Inde, des armes, des cordages et des voiles. Cette colonie était à la fois le pivot de notre industrie et de notre navigation marchande. Et cependant qu’elle était loin d’avoir reçu toute l’extension dont elle était susceptible !

La superficie de Saint-Domingue ou de Haïti, si on veut l’appeler de son nom moderne, est à peu près celle du royaume de Bavière, le septième environ de la France. Nous possédions à peine le tiers de cette île, car l’Espagne en avait conservé la majeure partie pour y dépenser chaque année en pure perte près de 1,500,000 francs. Nous n’en occupions pas moins à Saint-Domingue un territoire encore aussi vaste que celui de la Sicile ou de la Sardaigne.

Ce n’était pas sans une juste fierté que les créoles de Saint-Domingue montraient à la France l’œuvre de leur industrie. Dans la partie de l’île où s’étaient maintenus les Espagnols, on ne voyait encore que des forêts impénétrables ou d’immenses savanes livrées aux bestiaux, qui composaient toute la richesse d’une race indolente. Dans la partie française, le sommet des mornes, couronné de sapins, d’acajous, de gaïacs, d’ébéniers, était presque seul demeuré inaccessible. Partout ailleurs, là même où le sol n’avait point encore été soumis à la culture, la main de l’homme avait déjà imprimé sa trace et marqué les défrichemens à venir. Des routes bordées de haies de citronniers, d’orangers, d’acacias, de bois de campêche, s’enfonçaient jusque dans la montagne ; des plantations de cafiers entremêlées de vergers couvraient le flanc des collines ; d’immenses champs de cannes ondulaient à perte de vue dans la plaine. Pour apprécier le mouvement commercial de Saint-Domingue, il était inutile d’en visiter tous les ports secondaires : le fort Louis, le port de Paix, le môle Saint-Nicolas, les Gonaïves, Saint-Marc, Léogane, le grand et le petit Goave, Jérémie, les Cayes et Jacmel. Il suffisait de se transporter sur les quais du Cap et sur ceux de Port-au-Prince, car les trois quarts au moins des exportations avaient lieu par ces deux ports. Il était rare qu’il y eût moins de cent soixante-dix navires à la fois sur la rade du Cap, moins de cent vingt sur celle de Port-au-Prince. La position centrale de cette dernière ville lui avait valu l’honneur de devenir en 1751 la capitale de la colonie ; mais en temps de guerre le siège du gouvernement se fixait de nouveau dans la ville du Cap, parce que c’était sur la côte septentrionale que venaient atterrir tous les bâtimens arrivant de France, et parce que le Cap était alors le seul point où l’autorité coloniale pût se concerter avec les commandans de nos escadres pour défendre nos possessions ou pour menacer celles de l’Angleterre. Saint-Domingue n’est qu’à trente-six lieues de la Jamaïque. Le voisinage de la seule rivale que la reine des Antilles eût alors au monde, — Cuba et Porto-Rico ne cultivaient pas encore la canne à sucre, — devenait pour notre colonie, aussitôt que les hostilités étaient déclarées, un danger incessant ou un sujet perpétuel de projets offensifs. Deux ou trois mille hommes de troupes régulières et cent cinquante-six compagnies de milice pourvoyaient en temps ordinaire à la garde de l’île ; pendant la guerre maritime qui remplit les dernières années du siècle, au mois d’avril. 1782, après la défaite de M. de Grasse dans le canal de la Dominique, on avait vu plus de cinq cents bâtimens rassemblés sur la rade du Cap et vingt mille hommes de troupes françaises ou espagnoles distribués dans la ville et dans les environs.

Deux ou trois ans à peine après mon départ de Saint-Domingue, tout vestige de cette opulence que j’avais tant admirée avait disparu. Nos malheureux compatriotes, réfugiés pour la plupart aux États-Unis, avaient échangé une fortune évaluée à plus d’un milliard et demi pour le pain de l’exil et de l’aumône. Leur imprudence seule, aidée comme elle le fut par les décrets versatiles de la métropole, n’aurait point suffi pour consommer si rapidement un pareil désastre : il fallut que la guerre éclatât, que l’hostilité des Espagnols et des Anglais vînt en aide à la révolte des noirs ; mais, une fois que cette population d’esclaves avait goûté à l’indépendance, comment la ramener sous le joug, que ce joug s’appelât le travail ou l’esclavage ? Et sans le travail des nègres que sont les colonies ? Aussitôt que la paix maritime eut rouvert à nos bâtimens l’accès des Antilles, un grand effort fut tenté pour rendre Saint-Domingue à la France. On sait l’issue de cette entreprise. Saint-Domingue devint, suivant l’expression de l’amiral La Touche-Tréville, qui, lorsqu’il écrivait cette lettre, se déclarait prêt à mourir sur la brèche, un filtre d’hommes et d’argent. Je n’ignore pas qu’on a cherché à atténuer le chiffre de nos pertes, que sous la restauration même, alors qu’on voulait pousser le gouvernement à reprendre la conquête d’Haïti, on ne les évaluait qu’à douze mille hommes. J’ai été chargé de dire au premier consul, vers la fin de l’année 1803, que, depuis le commencement de l’expédition, nous avions perdu soixante-six mille soldats ou marins. Les Africains, comme les Asiatiques, sont faciles à vaincre ; mais ils ont un climat qui les venge.

Les premiers momens perdus pour la répression, le sacrifice était consommé. Saint-Domingue avait cessé pour jamais d’appartenir à la France. D’ailleurs, je le répète, qu’était Saint-Domingue sans les noirs ? La propriété foncière des colons n’était estimée que 342 millions ; c’étaient les nègres, c’était la population esclave qui valait 1,137 millions, et qui donnait à la propriété foncière sa valeur. Il est des malheurs qu’il faut savoir accepter quand on n’a pas su.les prévenir, car ils sont de leur nature même irréparables. La révolution nous a fait payer bien1 cher les services incontestables qu’elle nous a rendus. De tous les désastres dont elle a été l’origine ou la cause, je n’en connais aucun de plus digne de pitié que celui de la colonie de Saint-Domingue. Les colons haïtiens n’avaient pas créé l’esclavage, ils l’avaient accepté comme une institution du temps où ils vivaient, et, quoi qu’on ait pu dire, ils n’en avaient pas abusé. Au prix de longs efforts et de mille dangers, ils s’étaient moins enrichis qu’ils n’avaient enrichi la France. Immolés aux principes qui devaient triompher pour l’honneur de la civilisation, ce sont peut-être les seules victimes de la révolution qu’une équité tardive n’ait point dédommagées. L’obole même promise à leur détresse n’a fait qu’ajouter à toutes les épreuves qu’ils avaient subies l’amertume d’une déception nouvelle. C’est ainsi que l’humanité marche où Dieu la dirige, insouciante des ruines qu’elle laisse sur son passage. Qui se souvient aujourd’hui des colons de Saint-Domingue ? Qui voudrait accorder encore quelque intérêt à leur sort ?

Cette admirable colonie, que l’Angleterre nous enviait, et qui faisait notre orgueil, n’a compté en réalité qu’un siècle d’existence, de 1690 à 1791 : elle a eu le développement hâtif et la fin prématurée de tout ce qui grandit sous les tropiques. Fondée par une troupe d’aventuriers, elle est sortie d’un misérable germe pour périr, sans avoir eu de déclin, au premier souffle de l’orage. En tombant, elle sembla entraîner dans sa chute l’avenir colonial et la puissance maritime de la France. À partir de dette époque, nous, dûmes chercher ailleurs que dans les possessions lointaines nos conditions de grandeur. Peut-être aujourd’hui ne faut-il pas trop nous en plaindre. Les questions redoutables qui pèsent sur les États-Unis, sur l’Espagne, sur la Hollande, sur l’Angleterre elle-même, se sont trouvées de bonne heure résolues pour nous. Notre position, à tout prendre est encore la meilleure de toutes.

Les bâtimens négriers, surtout ceux qui avaient sujet de se féliciter de leur voyage, ne partaient pas pour la France sans faire, avant de lever l’ancre pour la dernière fois, quelques frais de toilette. L’extérieur du navire recevait à cette occasion une nouvelle couche de peinture. Ce travail était ordinairement confié aux jeunes gens de l’état-major, qui l’exécutaient sous la surveillance du second. Pendant que je m’acquittais consciencieusement de ma tâche, un de mes camarades, plus âgé et bien plus robuste que moi, trouva plaisant de se servir de son pinceau pour m’en barbouiller la figure. Je fis tous mes efforts pour lui rendre la pareille ; outré de n’y pouvoir réussir, je me vengeai de mon impuissance par des injures, et je finis par une provocation formelle. Mes menaces ne me valurent que de nouvelles railleries. J’avais oublié cette querelle, lorsqu’au bout de huit jours l’adversaire que j’avais imprudemment appelé sur le terrain vint me rafraîchir la mémoire. Il me proposa de descendre à terre avec lui et d’y acheter des fleurets dont nous ferions sauter les boutons. Il ne lui manquait que de l’argent pour faire cette acquisition : j’en avais, et je pris volontiers la dépense à ma charge, car tous mes ressentimens s’étaient à l’instant ranimés. Nous sortîmes de la ville tous les deux, et là, sans témoins, nous nous mîmes bravement à ferrailler. Mon adversaire avait tout l’avantage sur moi ; il était beaucoup plus grand, et avait dans le poignet une force double au moins de la mienne. Heureusement les fleurets dont nous avions cassé les boutons à la hâte n’étaient pas assez aigus pour pénétrer bien avant dans les chairs. Je recevais des coups sur le ventre ou dans la poitrine qui ne laissaient d’autres traces que de larges égratignures. J’étais furieux de mon infériorité, et je voulais à toute force voir à mon tour sur le corps de mon antagoniste les preuves de mon adresse. Je me précipitai sur lui avec tant de rage que je parvins à l’effrayer, même avant d’avoir pu lui porter une seule botte. Il fut le premier à me proposer de cesser le combat-Je dictai les conditions de la capitulation, et j’exigeai de lui l’engagement de ne jamais parler de cette affaire. Le traître le promit, mais il ne me tint pas longtemps parole. Un jour que nous faisions assaut de rimes et qu’il avait épuisé tout son vocabulaire, il ne craignit pas d’abuser de mon nom pour faire une sanglante allusion à notre duel et se vanta effrontément de m’avoir crevé la bedaine. Nous étions alors en route pour la France. Lorsque nous y arrivâmes, le temps, mieux encore que ses justifications, avait dissipé ma colère. Ce brave garçon a été plus tard embarqué sous mes ordres en qualité d’enseigne de vaisseau, et je lui ai prouvé que je ne lui gardais rancune ni de son indiscrétion ni de sa leçon d’escrime.

Quand le Bon-Père eut bien séché sa peinture et envergué ses voiles les plus neuves, nous partîmes de la rade de Port-au-Prince, et nous débouquâmes par le canal des Cayes avec des vents favorables. Notre traversée n’en fut pas cependant plus courte, conséquence naturelle de la mauvaise marche de notre bâtiment. Notre navigation ne fut d’ailleurs signalée par aucun incident, si ce n’est toutefois au moment de notre atterrage sur la côte de France. Nous avions pris connaissance de l’île d’Yeu, et nous faisions route pour donner dans le pertuis breton. Le vent s’était élevé, la mer était devenue grosse. Nous passâmes probablement trop près de l’extrémité du banc qui s’étend au large de la pointe de la Baleine, car nous reçûmes tout à coup plusieurs lames qui causèrent à bord une grande épouvante. Nous étions sous l’influence de la sinistre réputation que tant de naufrages ont value à ces dangereux écueils, et nous crûmes un instant que nous n’avions échappé à tous les périls de notre campagne que pour venir périr à l’entrée du port. Nous en fûmes heureusement quittes pour la peur ; le soir même, nous laissions tomber l’ancre sur la rade des Basques. Deux jours après, nous étions dans le port de La Rochelle, où se termina ce pénible voyage, qui n’avait pas duré moins de dix-sept mois.

Aussitôt que je fus débarqué du Bon-Père, je m’empressai de me rendre à Rochefort. J’y trouvai toute ma famille réunie et en parfaite santé. Il y a dans les premières impressions du retour un bonheur que les marins peuvent seuls connaître. Mon instruction se ressentait de mes longues absences de la maison paternelle. Je me mis courageusement à l’étude. Un professeur de navigation qui avait la réputation de faire en peu de temps de bons élèves me donna des leçons de mathématiques. Mes progrès furent rapides. Dans l’espace de trois mois, j’étais en état d’être le répétiteur de mes nombreux camarades d’école. J’avais sur eux l’avantage d’avoir déjà fait plusieurs campagnes ; les notions que j’avais acquises à la mer me donnaient une grande facilité pour comprendre et démontrer les problèmes qu’il faut résoudre par le calcul. Comme témoignage irrécusable de ma science, j’emportai le 23 avril 1791 l’attestation de M. Fradin, sous-lieutenant de vaisseau, professeur de l’école publique d’hydrographie à Rochefort, qui certifiait que « M. P. J… avait suivi ses leçons avec une attention et une application peu communes, qu’il était très en état de résoudre toutes questions relatives au point du vaisseau à la mer, tant sur le quartier de réduction que sur les cartes, les questions et calculs astronomiques, les différens cas de variation, les calculs de latitude, la petite navigation par le calcul ordinaire et celui des tables, l’échelle des cordes, les différens problèmes de navigation, questions astronomiques et autres y relatives par les logarithmes. Il joint à tout ceci, — ajoutait mon digne maître, — une parfaite connaissance des calculs de la longitude des vaisseaux à la mer par la distance de la lune au soleil ou à une étoile. » C’est avec ce mince bagage scientifique que je suis arrivé au grade d’officier-général, que j’ai commandé des vaisseaux et des escadres. Je ne sais trop ce que j’aurais gagné à pousser plus loin mes études. Si l’on en croyait certaines gens, la marine deviendrait une succursale de l’Académie des Sciences : j’aime mieux qu’elle demeure ce qu’elle était avant la révolution, — le premier de nos corps militaires. L’honnête Iago, après tout, a raison ; ce n’est point un arithméticien que le More devait choisir pour son lieutenant dans le commandement de la flotte vénitienne.

Le bonheur dont je jouissais ne me faisait pas oublier cependant le désir de poursuivre ma carrière. On parlait beaucoup depuis quelque temps d’un projet de voyage autour du monde. Une parelle campagne était trop dans mes goûts pour que je ne sollicitasse pas la faveur d’être embarqué sur un des deux bâtimens qui venaient d’être désignés, et que l’on armait à Brest pour remplir cette mission. Grâce à la recommandation d’un de mes parens, le chef de l’expédition voulut bien accéder à ma prière. Je sortais à peine de l’enfance ; mais la rude école de l’adversité avait fait de moi un homme : je m’en sentais le courage, et j’acceptais avec joie la perspective des dangers que nous allions courir, car j’espérais y trouver l’occasion de me distinguer. Je fis donc immédiatement mes préparatifs de départ. La stricte économie que me commandait impérieusement notre position de fortune me détermina à éviter les frais qu’eût entraînés un voyage par terre. Le transport le Singe allait appareiller pour se rendre à Brest : j’obtins passage sur ce bâtiment, et quelques jours après, le 2 août 1791, je me présentais au commandant de la Durance, qui me remettait, avec mon ordre d’embarquement sur “cette corvette, le brevet de volontaire de première classe.

La campagne que j’allais entreprendre n’a pas employé moins de cinq années de mon existence : elle m’a initié à tous les secrets du métier et à toutes les épreuves de la vie. Ce fut pour moi la campagne décisive.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.


  1. On sait que les anciennes lois qui régissaient l’inscription maritime étendaient les obligations de ce régime, exceptionnel non-seulement jusqu’aux embouchures des fleuves, mais jusqu’aux limites extrêmes où les marées d’équinoxe, les plus fortes marées de l’année, produisaient deux fois l’an une élévation dans le niveau des eaux.
  2. Était-ce vraiment un préjugé, comme on serait tenté de le croire aujourd’hui ? En tout cas, ce préjugé, avant la révolution, régnait en Angleterre aussi bien qu’en France. « Je fus embarqué, dit Nelson dans l’esquisse qu’il a tracée lui-même des débuts de sa carrière, à bord d’un navire de commerce qui faisait les voyages des Indes occidentales et qui appartenait à la maison Hibbert. Si je ne revins de ce voyage ni plus policé ni plus savant, j’en revins du moins un bon et vrai matelot, plein d’horreur pour la marine royale, et répétant à tout propos ce dicton, en grande vogue alors chez les marins anglais : « C’est sur le gaillard d’arrière qu’on porte l’épaulette ; mais c’est sur le gaillard d’avant qu’on sait son métier. » Il me fallut plusieurs semaines pour me réconcilier avec un navire de guerre… » C’est un très mauvais sentiment que cette horreur du service militaire, et, comme on le contracte souvent dans la marine marchande, je comprends qu’on ne se soit point soucié d’assujettir nos jeunes gens à ce noviciat. Il n’en faut pas moins avouer que les officiers qui ont fait leur apprentissage sur les navires du commerce, if they did not improve in their éducation, comme dit Nelson, se sont presque toujours montrés practical seamen, pour emprunter encore les expressions du grand amiral anglais.
  3. L’importation des Africains au Brésil a été en 1842 de 17,000, en 1843 de 19,000, en 1844 de 22,000, en 1845 de 29,000, en 1846 de 50,000, en 1847 de 56,000, en 1848 de 60,000, en 1849 de 54,000. À dater de 1849, la période décroissante commence ; l’importation au Brésil n’est plus : en 1850 que de 23,000 esclaves, en 1851 de 3,000 en 1852 de 700. En 1853, l’importation parait avoir complètement cessé.