Souvenirs d’un Diplomate - Le Blocus d’Athènes en 1886

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SOUVENIRS D’UN DIPLOMATE

LE BLOCUS D’ATHÈNES
EN 1886

La crise orientale de 1885-1886, dont le point de départ a été la révolution bulgare, et qui, par l’enchaînement des circonstances, a eu pour conclusion le blocus de la Grèce par l’escadre combinée des grandes Puissances, hormis la France, est, à divers points de vue, l’un des incidens considérables de l’histoire diplomatique contemporaine. Elle a développé d’abord les conséquences de la situation nouvelle faite aux États balkaniques après un siècle de luttes et de négociations engagées autour de ce fameux principe de « l’intégrité de l’Empire ottoman » qui ressemble à un vieux tableau défiguré par des retouches successives. Elle a fait voir ensuite que, dans les affaires du Levant, les Cours européennes, sans règle fixe, s’inspirent uniquement des intérêts et convenances du moment et cherchent plutôt à éluder les difficultés qu’à les résoudre. Dans un ordre d’idées plus général, elle a été un signe des temps troublés où nous sommes, une des nombreuses manifestations de la politique incertaine et flottante que le conflit des principes anciens et modernes suggère aux différens Cabinets : on y retrouve en effet l’action confuse de théories contradictoires, du droit conventionnel, et du droit des nationalités, et aussi du droit de la force. De là, des complaisances et des rigueurs également étranges où se révèlent les tendances indéterminées d’une époque transitoire. Enfin le dénouement n’a donné aucun résultat utile, et n’a servi qu’à démontrer une fois de plus les divergences et la fragilité du concert européen.


I

Avant de retracer ces péripéties dont j’ai été témoin, étant alors ministre de France en Grèce, et que j’essayerai d’exposer d’après mes souvenirs personnels et les documens publics, je dois dire quelques mois de la situation antérieure pour faire bien comprendre les événemens. Le traités de Berlin et les actes subséquens, en présence des nationalités constituées dans la péninsule des Balkans aux dépens de la Porte par une série d’affranchissemens partiels, constatés par des formules spéciales, avaient consacré l’ensemble des faits accomplis, précisé quelques délimitations arbitraires ou ethnographiques, et constitué dans un certain équilibre les États chrétiens, indépendans ou autonomes, et les territoires directement soumis au sultan. Sans doute ce travail avait été gêné par diverses considérations : en premier lieu, par la nécessité de laissera la Turquie des possessions et des droits assez étendus pour qu’elle pût subsister ; puis, par le désir de diminuer l’influence que la Russie s’était attribuée dans le traité de San-Stefano, sans toutefois lui faire perdre tout le fruit de sa victoire ; enfin par les intérêts particuliers, présens et futurs, de chaque puissance en Orient. Néanmoins ces arrangemens, tout incomplets qu’ils fussent et précaires, semblaient devoir satisfaire, au moins pour quelque temps, les diverses races, en contre-balançant leurs moyens d’action et de propagande, et en atténuant les plus menaçans antagonismes. On avait ainsi établi un modus vivendi et formé un ensemble où les élémens bulgares, grecs, serbes et ottomans étaient répartis, sinon en proportions égales ou conformes aux prétentions réciproques, du moins d’une façon assez équitable et pondérée pour qu’on pût bien espérer de celle œuvre. La Bulgarie avait été séparée en deux parties : l’une était érigée en principauté vassale de la Porte sous l’autorité d’un prince élu et même éventuellement héréditaire ; l’autre, désignée sous le nom de Roumélie orientale, demeurait sous la souveraineté du sultan, mais devenait autonome et administrée par un vali chrétien nommé pour cinq années ; de plus, elle était dotée d’un règlement organique très libéral, élaboré par une Commission européenne. Le Monténégro obtenait l’accès à la mer ; la Serbie, constituée en royaume s’agrandissait sensiblement au Sud. La Turquie rentrait en possession de la Macédoine. La Grèce, renonçant à l’Epire qui lui avait été préalablement promise, s’annexait la Thessalie. L’Europe croyait avoir ainsi fait à tous leur part, soustrait les Bulgares à l’action exclusive de la Russie, réservé autant que possible les droits du sultan, et contenté les principales ambitions des populations chrétiennes (1878-1881).

Ce fut donc avec une très vive émotion qu’on apprit tout à coup, en septembre 1885, qu’un coup de main révolutionnaire s’était produit en Roumélie orientale. Le 17 de ce mois, à Philippopoli, chef-lieu de cette province, une troupe séditieuse, à la fois civile et militaire, avait expulsé, le vali chrétien et ottoman. Gavril Pacha, constitué un gouvernement provisoire, et proclamé l’union avec la principauté bulgare ; la population avait adhéré au mouvement. Tout s’était d’ailleurs passé sans lutte, la Porte n’ayant point de troupes dans la province. Évidemment, cette insurrection était concertée avec le prince Alexandre de Bulgarie, car celui-ci avait immédiatement accepté ; le fait accompli, pris possession du pouvoir à Philippopoli trois jours après, et télégraphié aussitôt aux grandes Cours pour les en aviser il ajoutait, il est vrai, qu’il reconnaissait la suzeraineté du sultan, mais convoquait le Sobranié pour ratifier les événemens. Cette assemblée, réunie d’urgence, approuvait la conduite du prince ; les paysans bulgares entraient en Roumélie et fraternisaient avec les habitans. L’Europe et la Porte étaient placées ainsi en face d’une révolution achevée, soutenue à la fois par les groupes populaires de Roumélie et par les troupes de la Principauté. Le traité de Berlin et les conventions annexes étaient ouvertement violés : il s’agissait de savoir quelle serait l’attitude des Cours signataires, de la Turquie souveraine en Roumélie, de la Serbie et de la Grèce, États voisins et directement intéressés dans la question.

Au premier abord, il ne semblait pas qu’il pût y avoir le moindre doute : on croyait que les Puissances réagiraient contre la violation du traité de Berlin et contre la reconstitution de la grande Bulgarie qu’elles avaient expressément voulu détruire ; on s’attendait, en revanche, à voir la Russie sympathique au mouvement qui restaurait l’œuvre de San-Stefano. On espérait que la Serbie et la Grèce attendraient prudemment les décisions de l’Europe : mais on était convaincu que la Porte, indignée, d’une insurrection qui lui enlevait une de ses provinces, la réprimerait par les armes avec d’autant plus d’empressement que le traité de Berlin J’autorisait à faire entrer ses troupes en Roumélie, dans le cas de troubles, et à y rétablir l’ordre légal.

Toutes ces prévisions, parfaitement logiques, furent cependant démenties par les faits, et l’on vit ainsi combien les théories modernes et les événemens avaient modifié la politique orientale. Les Cabinets qui avaient, en 1878, poursuivi avec le plus grand zèle la division de la Bulgarie montrèrent, dès leurs premiers pourparlers, des dispositions assez froides pour la conservation de leur œuvre. Après avoir, bien entendu, infligé un blâme sévère au soulèvement rouméliote, ils laissèrent voir une étonnante indulgence, parlèrent de mesures conciliantes, d’arrangemens favorables aux vœux des populations. La Russie, au contraire, se plaça résolument sur le terrain du Congrès de Berlin, et se déclara le champion de l’état de choses qu’on avait alors organisé contre elle. Les Grecs et les Serbes manifestèrent une irritation impatiente et l’intention d’entrer immédiatement en campagne. Quant à la Turquie, au lieu d’user de sa force supérieure et de son droit, elle s’abstint d’occuper la province rebelle, et se contenta d’invoquer cette même intervention européenne contre laquelle elle n’a jamais cessé de protester.

C’était là un spectacle singulier. Que la France, l’Italie et même l’Allemagne, assez indifférentes aux affaires bulgares, ne prissent aucune initiative, on se l’expliquait aisément. Mais que l’Angleterre, promoteur à Berlin de la décision qui avait créé la Roumélie orientale ; que l’Autriche, si sympathique aux intérêts serbes et si jalouse de sa situation sur le Danube, parussent presque bienveillantes aux prétentions des Bulgares, on avait lieu d’en être surpris. On ne supposait pas davantage que le mécontentement des Serbes et des Grecs prît sur-le-champ un caractère belliqueux : la longanimité de la Porte, et surtout l’opposition passionnée de la Russie, déconcertaient tous les calculs.


II

Des motifs de haute valeur dirigeaient cependant la conduite des États intéressés. Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, aucun système, soit traditionnel, soit libéral, n’étant généralement admis, chacun deux ne suivait que sa pensée particulière et le cours des circonstances : or, les affaires bulgares se présentaient dans des conditions tout autres qu’en 1878. On avait voulu prévenir alors dans ces contrées la prédominance exclusive du Cabinet de Saint-Pétersbourg ; mais, depuis, le gouvernement du prince Alexandre et la pratique des institutions libres avaient écarté ce danger : le sentiment national avait pris le dessus : la Russie subissait de ce côté une déception profonde, et cette évolution qui déroutait les plans du tsar avait du même coup rassuré les autres Cours en leur inspirant de meilleurs sentimens envers les élémens bulgares. Elles envisageaient donc une combinaison plus ou moins unitaire avec un certain calme, et ne songeaient certes pas à s’y opposer par les armes. La Russie en jugeait autrement : l’union bulgare, faite en dehors d’elle et par l’initiative de populations qui échappaient à sa tutelle, prenait un caractère imprévu qui justifiait ses défiances. La question avait changé de face : l’Europe ne craignait plus de fortifier un peuple qui voulait jouer un rôle personnel : en le laissant devenir compact et se soustraire ainsi de plus en plus à la direction de Saint-Pétersbourg, elle arrivait au résultat qu’elle avait cherché à Berlin par le système inverse. L’hostilité du tsar était significative et encourageait à Vienne et à Londres des intentions moins sévères. L’Allemagne et l’Italie en jugeaient de même, et le gouvernement de la République, fidèle à ses principes, se prononçait contre la répression des vœux exprimés par les populations.

La Turquie, au fond, estimait moins qu’on ne le croyait la souveraineté factice et aléatoire qui lui avait été réservée en Roumélie orientale. Instruite, d’ailleurs, par une longue expérience, des fâcheuses conséquences que ses procédés sanglans dans les districts rebelles lui ont souvent suscitées, elle hésitait à s’y exposer et à provoquer ainsi peut-être des ingérences indéfinies : elle pouvait croire en outre que les Puissances ayant constitué la province autonome auraient à cœur d’y rétablir l’ordre légal et dispenseraient ainsi le sultan d’une tache périlleuse. Sans doute elle fût entrée en Roumélie, si elle eût espéré y restaurer le plein et absolu gouvernement de l’Islam, mais, comme le meilleur succès qu’elle eût à attendre n’était que la confirmation d’une autonomie suspecte, elle considérait que ce résultat ne valait pas les risques de la lutte dans une province qui ne serait certainement plus soumise aux lois générales de l’Empire. Elle préférait donc surseoir, en appeler simplement aux grandes Cours et se faire même un mérite auprès d’elles de sa déférence et de ses lenteurs.

La Serbie et la Grèce se voyaient beaucoup plus atteintes, non pas dans leurs possessions effectives, mais dans l’influence de leurs races, par la concentration des groupes bulgares. Elles disaient, et non sans raison, que l’accroissement de la Principauté romprait l’équilibre des États chrétiens dans la péninsule des Balkans, et qu’en doublant le chiffre des populations confiées sous une forme quelconque à l’administration du prince Alexandre, on assurerait aux Bulgares des forces réelles et des ressources de propagande funestes à la situation des deux royaumes. On réclamait donc hautement, à Athènes et à Belgrade, soit le maintien du statu quo, soit des compensations légitimes, et la fièvre patriotique y était arrivée sur-le-champ à une telle intensité que l’on prenait ouvertement des dispositions militaires sans écouter les représentations prodiguées par les Cours. Loin d’attendre, comme on l’avait cru, ce que ferait la diplomatie, les Serbes et les Grecs, se déclarant diminués par l’accroissement d’un État voisin et surtout par la cohésion d’une race rivale, repoussaient d’avance toute solution favorable aux Bulgares.

La Serbie était cependant alors plus impétueuse que la Grèce, et aussi mieux préparée pour une action soudaine. Bien que la cause des deux pays fut la même en principe, chacun d’eux se trouvait dans des conditions géographiques et militaires spéciales. Leurs champs de bataille et leurs adversaires étaient distincts. Les Serbes prétendaient s’agrandir aux dépens de la Principauté ; ils se regardaient comme prêts, et en mesure de lutter facilement contre le prince Alexandre : leur entreprise leur paraissait donc avoir d’autant plus de chance de réussir qu’elle serait immédiate. Les Grecs, au contraire, qui convoitaient des territoires turcs, devaient se trouver en présence de l’armée ottomane, ce qui était bien différent : ils avaient, par conséquent à poursuivre des préparatifs financiers et militaires fort coûteux et prolongés. La Grèce, État ancien déjà, gouverné par des hommes expérimentés, par un Roi allié aux grandes familles royales de l’Europe, était tenue à montrer plus de mesure et à ne pas engager des intérêts aussi considérables que ceux de l’Hellénisme avec un empressement téméraire. En tout cas, une offensive rapide lui était manifestement impossible. Ses protestations se produisaient, il est vrai, avec plus d’ardeur qu’on ne l’avait d’abord supposé ; mais, soit par la force des choses, soit par prudence, elle laissait volontiers les Serties risquer les premiers une aventure dont l’issue, quelle qu’elle fût, serait pour elle instructive, et utile peut-être.


III

En résumé, peu de jours après l’insurrection de Philippopoli, dès le commencement d’octobre, les positions respectives se déterminaient très nettement. La Russie restait ouvertement hostile à l’évolution bulgare : les Puissances, malgré leurs blâmes officiels et prévus, étudiaient les formes possibles d’une entente : la Porte observait une immobilité provisoire ; le prince Alexandre affirmait et démontrait par ses préparatifs l’intention irrévocable de persévérer ; la Grèce envisageait avec fermeté l’éventualité d’une guerre, et la Serbie annonçait sa prochaine entrée en campagne. De ce côté, l’orage était imminent ; il fallait donc, comme notre ministre des Affaires étrangères, M. de Freycinet, le conseillait avec instance, que le langage des Cabinets fut à la fois très prompt et très pratique pour conjurer la crise et indiquât une solution équitable pour consolider la paix.

Mais ceux-ci n’étaient fixés ni sur le fond de la question, ni sur les voies et moyens. On s’attardait à discuter, les termes d’une déclaration des ambassadeurs à Constantinople, et comme ce document, une fois achevé, n’avait qu’un caractère spéculatif, il ne produisit aucun effet sur les intéressés. Tandis que la Porte affectait de croire que le prince Alexandre, converti par ces phrases, « respecterait les traités et rentrerait en Bulgarie, » celui-ci, loin d’en être ému, invoquait « le concours des Puissances pour obtenir du sultan la reconnaissance de l’union, » et même adjurait le tsar d’y consentir. Bien plus, il appelait toute la population sous les drapeaux et se disait prêta combattre jusqu’à la dernière extrémité. De leur côté, et en même temps que les Grecs réclamaient avec un redoublement de véhémence le maintien du statu quo, les Serbes concentraient leur armée sur la frontière, à la distance où, comme on dit, « les fusils partent tout seuls. » Les Cabinets de Sofia et de Belgrade multipliaient à l’envi les proclamations arrogantes, s’accusaient réciproquement d’incidens provocateurs, rejetaient l’un sur l’autre la responsabilité de l’agression et de la guerre. Ils énonçaient même tous deux, — ce qui était assez piquant, — la prétention inattendue d’être les défenseurs des intérêts de la Turquie : le roi Milan se posait en champion de la Porte, puisqu’il protestait contre l’insurrection rouméliote, et le prince Alexandre affirmait qu’en repoussant l’invasion de sa principauté, il préservait un territoire, « partie intégrante de l’empire ottoman. » Il semblait vraiment qu’à Constantinople, on n’eût qu’à se féliciter de tant de zèle.

Bientôt, au cours de ces démonstrations diverses, et pendant que l’Europe préparait une conférence sans savoir au juste si ses plénipotentiaires auraient à prendre des mesures décisives ou se borneraient à « légiférer, » l’exaltation des Serbes et des Bulgares les emportait aux faits décisifs : des attaques plus ou moins justifiées étaient signalées aux avant-postes ; les deux adversaires publiaient des manifestes de dernière heure où ils résumaient leurs griefs, invoquaient la justice de leur cause, se promettaient l’un et l’autre la victoire « avec l’aide de Dieu ; » et enfin, le 14 novembre 1885, se déclaraient ouvertement en état de guerre. L’Europe, devancée par les événemens, n’avait plus qu’à eu attendre l’issue.

Les deux armées paraissant de force à peu près égale, on craignait que la lutte ne fut assez prolongée : mais on se trompait encore sur ce point, car peu de campagnes ont été aussi rapides. Je dois ajouter qu’on général on croyait au succès des Serbes. Ceux-ci, en effet, avaient envahi la Principauté avec des troupes fort nombreuses et un élan de bon augure. Toutefois, cou Irai renient à ces prévisions, leur marche par Tsaribrod et Radomir rencontra des obstacles qu’ils ne purent surmonter. Ils se heurtèrent aux positions fortifiées qui couvraient Sofia, et lurent repoussés sur tous les points. Ils subirent enfin, le 17 novembre, à Slivnitza, un échec sanglant. Ainsi désorganisés au premier choc, et même hors d’état d’empêcher le prince Alexandre d’entrer sur leur territoire, ils ne furent pas plus heureux du côté de Widdin, de sorte que, peu de jours après, leur défaite était irréparable.

Les Puissances et la Porte saisirent l’occasion pour proposer un armistice que le roi Milan s’empressa d’accepter. Le prince Alexandre, qui, par la prise de Pirot, s’était ouvert la route de Nisch et se flattait d’atteindre promptement Belgrade, n’entendait pas, au contraire, interrompre le cours de ses succès : mais un fait inattendu changea soudain l’aspect des choses. Le Cabinet de Vienne, qui regarde avec raison la Serbie corn me un élément essentiel de sa politique danubienne, ne pouvait souffrir que ce royaume fût trop profondément atteint par ses revers. Déjà, en 1876, il avait arrêté l’année ottomane victorieuse et menaçant Belgrade ; il agit cette fois de même, non moins promptement, et fit savoir au vainqueur en termes exprès que s’il continuait d’avancer sur le territoire serbe, « il se trouverait en présence de l’armée austro-hongroise. » Le prince ne pouvait résister à un argument aussi catégorique : il s’inclina, avec colère sans doute, mais, devant un tel ordre, il dut accueillir l’armistice. Le 30 novembre, c’est-à-dire quinze jours après l’ouverture des hostilités, elles furent définitivement suspendues.


IV

Tout semblait simplifié ; bien que la discussion sur les conditions de l’armistice fût assez confuse, en fait on n’avait plus à se préoccuper de l’incident belliqueux qui avait surtout ému les Cours. Mais les événemens les amenaient à ce moment particulièrement délicat où il faut, pour conclure une affaire, renoncer aux vagues pourparlers et prendre des décisions pratiques. Or, à ce point de vue, la question subsistait non moins complexe qu’auparavant. La victoire des Bulgares écartait en effet tout péril du côté de Belgrade, mais elle diminuait la liberté d’action à l’égard du prince Alexandre ; on avait perdu la ressource du maintien du statu quo, car il devenait désormais impossible de lui refuser tout le bénéfice de son succès et de contraindre les Rouméliotes à rentrer sous la domination ottomane. On voyait bien qu’il faudrait s’éloigner du traité de Berlin, mais comment et dans quelle mesure ? Une concession trop accentuée au principe des nationalités risquait de pousser à bout la Turquie, dont l’intervention armée eût singulièrement compliqué le problème. De plus, en suivant celle voie, on autorisait en quelque sorte la Grèce à présenter des revendications fondées sur la même théorie, qu’il était difficile de reconnaître à Sofia et de désavouera Athènes ; dans cette hypothèse, on devait s’attendre à une crise qui mettrait en conflit les Hellènes et le sultan, et serait beaucoup plus dangereuse que l’affaire serbe. D’autre part, le Cabinet de Saint-Pétersbourg, si flatteuse, que fût pour lui la victoire de l’armée bulgare formée et instruite par des officiers russes, ne s’en montrait pas moins toujours hostile aux prétentions du prince Alexandre.

Il était urgent toutefois de prendre un parti. À Berlin, on affectait de dédaigner ces querelles, et l’on semblait disposé à « laisser la situation se débrouiller lentement, » mais les autres Cours ne jugeaient point prudent d’abandonner à eux-mêmes tant d’adversaires irrités, et voulaient à tout prix les mettre d’accord. Elles procédèrent donc entre elles à un échange d’idées, et s’arrêtèrent, faute de mieux, à un compromis dont on avait parlé déjà quelque temps avant la guerre serbe, et qui leur parut concilier, par un détour ingénieux, le traité de Berlin avec les nécessités présentes, en préserver, sinon l’esprit, du moins le texte. Or, que disait l’article 17 ? « Le gouverneur général de la Roumélie orientale sera nommé par la Porte, avec l’assentiment des Puissances pour un terme de cinq ans ; » il suffisait donc, puisque nulle restriction n’était indiquée pour le choix de la personne, que le sultan désignât le prince Alexandre : de la sorte les deux provinces bulgares étaient réunies, selon leurs vœux, sous le même gouvernement, par un acte qui pouvait être indéfiniment renouvelé, et le traité ne subissait, en apparence, aucune atteinte. Il est vrai que cette combinaison était absolument contraire à la pensée des négociateurs qui avaient voulu séparer la Principauté de la province autonome, et qu’on détruisait ainsi l’économie et le sens même du traité dont on n’altérait point la forme littérale. Il y avait toutefois un précédent : en 1859, la Moldavie et la Valachie, en élisant le même prince, avaient déjoué les conventions diplomatiques qui les avaient séparées. Quoiqu’on usant aujourd’hui de ce procédé, les Cabinets, contraires jadis à l’élection roumaine, comprissent parfaitement le caractère captieux d’un subterfuge analogue, ils ne voyaient pas d’autre moyen de satisfaire les Bulgares et de laisser intacte la rédaction de Berlin. En vérité, — et c’était là le point capital de la question, — ils se trouvaient appelés à opter entre l’autorité des contrats et la volonté populaire. Or, ne voulant se prononcer résolument pour l’une ou pour l’autre, ils envisageaient avec faveur une transaction de circonstance. Ils accueillirent donc cette interprétation sophistique, mais extérieurement légale et correcte, puisqu’elle ; respectait les termes écrits d’un pacte international : en outre, si l’on voulait bien n’y pas regarder de trop près, elle réservait les droits souverains du sultan, et assurait au prince Alexandre, sinon l’étiquette officielle, du moins les avantages matériels de l’union. Enfin une telle combinaison, par son aspect ambigu, représentait fidèlement les incertitudes doctrinales de la diplomatie contemporaine.

Elle avait cependant un côté faible ; elle ne visait que les intérêts bulgares et soulevait ainsi une difficulté très grave. Elle blessait profondément la Grèce, dont la situation se trouvait diminuée par l’accroissement accordé à un État, son rival. Les Hellènes ne recevaient, aucune compensation, et même aucune espérance d’en obtenir. Ils ne pouvaient s’abuser sur le véritable sens de la subtile décision des Cours : en fait, la conjonction administrative des pays bulgares en constituait l’unité : le statu quo était modifié au profit de Sofia et de Philippopoli et au détriment d’Athènes ; l’incident se terminait par l’établissement d’un état de choses pénible pour les Grecs dans le présent et redoutable dans l’avenir, et l’on provoquait un soulèvement de l’opinion hellène qu’il eût été préférable de ménager au moins par des pourparlers bienveillans. On résolut néanmoins de passer outre ; en se flattant de l’intimider : mais elle était trop aigrie et trop agitée pour se soumettre : son indignation se manifesta par les réclamations les plus vives, et la question grecque, substituée à la question bulgare, prit alors le premier rang dans les préoccupations de l’Europe.


V

Lorsque j’étais rentré en Grèce dans les premiers jours qui suivirent l’insurrection rouméliote, j’avais trouvé le gouvernement, les hommes politiques, le pays entier, anxieux et irrités. Les esprits, alarmés dès les premiers jours par la seule perspective de concessions faites à la nationalité bulgare, devenaient de plus en plus impatiens, à mesure que diminuait l’espoir d’une répression, ou la perspective d’un remaniement territorial destiné à reconstituer l’équilibre sur d’autres bases. Lorsque la défaite des Serbes eut écarté l’hypothèse du statu quo et rendu presque certaine notre condescendance aux ambitions du prince Alexandre, l’effervescence populaire et l’émotion du gouvernement se développèrent avec une inquiétante intensité. On n’admettait pas d’autre alternative que l’attribution à la Grèce d’un accroissement parallèle, ou une guerre entreprise pour le conquérir. Ces dispositions s’accusèrent plus énergiquement encore, quand on apprit l’intention des Puissances de tolérer, sous la forme d’une administration temporaire, l’annexion réelle de la Roumélie à la principauté bulgare. On ne parlait dans Athènes que de la lutte prochaine contre la Turquie pour lui enlever tout au moins l’Epire, jadis octroyée au royaume par les actes de Berlin : l’effectif militaire s’augmentait de jour en jour, des troupes nombreuses se dirigeaient vers les points stratégiques ; et, si onéreux qu’ils fussent, les sacrifices exigés par les circonstances étaient acceptés partout avec une satisfaction bruyante. En pressant la réunion des contingens, en consacrant toutes les ressources aux achats d’armes et de munitions, en affirmant la légitimité des prétentions hellènes et la volonté de les soutenir de vive force, le ministère présidé par M. Delyannis répondait évidemment au vœu unanime de la nation.

C’était donc par la Grèce que la paix était désormais compromise, et beaucoup plus sérieusement qu’en 1881 : alors, en effet si les Hellènes devaient renoncer à l’espoir d’annexer l’Epire, ils avaient, pour se consoler, la réunion de la Thessalie : maintenant, au contraire, le succès de leurs rivaux n’était compensé par aucun avantage. Nos craintes se concentraient sur Athènes avec d’autant plus de raison que la Turquie se montrait cette fois résolue à se défendre, et qu’une agression contre l’empire ottoman peut toujours être le point de départ de complications fort périlleuses. On devait en conséquence mettre en œuvre les ressources de la diplomatie pour calmer les Grecs, les rassurer autant que possible sur les suites de la transaction rouméliote, et les détourner d’une aventure qui, selon toutes les apparences, leur serait plus nuisible que la nouvelle organisation des groupes bulgares.

Il était malaisé d’y parvenir par la discussion théorique : sur ce terrain, les Grecs gardaient l’avantage. Ainsi que M. Delyannis le faisait remarquer dans ses circulaires, le droit des traités exigeait le maintien du statu quo ante, et, quant au principe des nationalités, on ne pouvait, l’appliquant aux Bulgares, en refuser le bénéfice aux Epirotes. Ce raisonnement était irréfutable, mais en politique les formules précises sont rarement d’accord avec les nécessités du moment et les intérêts en cause : aussi les Cabinets s’abstenaient-ils de s’engager dans des dissertations contradictoires, et préféraient, sans s’expliquer davantage, repousser simplement les réclamations hellènes en vertu de leur autorité souveraine. Ajoutons qu’ils inclinaient d’autant plus en ce sens qu’ils voyaient avec dépit qu’un État aussi faible que la Grèce se permit de leur faire obstacle et de déprécier leurs combinaisons. C’est pourquoi, — et nous sommes ici au point de départ de toutes les négociations et de tous les incidens ultérieurs, — leur langage à Athènes dépassa vite le ton des remontrances fermes et sévères, pour dégénérer en insinuations menaçantes. Il s’ensuivit qu’une telle forme de l’intervention révolta la fierté nationale, accrut la fermentation publique et obligea eu quelque sorte le gouvernement royal à la résistance. La politique française, en ces conjonctures, avait été, dès l’origine de l’affaire bulgare, parfaitement habile et correcte. Assez indifférens aux incidens de Philippopoli, nous désirions uniquement sauvegarder la paix, d’accord avec les autres Puissances. Nous nous étions donc associés à toutes leurs démarches et à toutes leurs résolutions : nous avions fait entendre à Athènes, aussi bien qu’à Sofia et à Belgrade, les mêmes exhortations et les mêmes conseils. Depuis que la question grecque était passée au premier plan et concentrait les inquiétudes de l’Europe, nous avions continué de nous exprimer à Athènes en termes courtois, mais très précis contre l’exaltation et les arméniens de la Grèce. Les instructions que M. de Freycinet m’avait données avant mon départ ne laissaient aucun doute à cet égard : je devais m’unir à mes collègues dans un commun effort, pour amener une détente, une conclusion conforme à nos désirs, qui se confondaient avec ceux des Puissances.

Sans doute, la méthode brusque et hautaine que celles-ci estimaient être la meilleure n’agréait pas dès lors à l’esprit prudent et fin de M. de Freycinet, qui eût préféré des formes plus douces et plus persuasives : mais cette appréciation personnelle ne modifiait en rien notre conduite, qui devait être la même que celle de l’Europe tant qu’on resterait dans l’ordre des idées purement diplomatiques. En revanche, M. de Freycinet avait un sentiment trop élevé de la politique traditionnelle de la France et aussi des principes qui sont la base du gouvernement républicain, pour accepter éventuellement l’emploi de la force contre un peuple indépendant. D’autre part, il regardait le prestige de la Grèce comme un élément essentiel des affaires orientales, et n’envisageait pas sans inquiétude des procédés susceptibles de le diminuer ; enfin il était persuadé que le concert européen, manifesté avec une énergie décisive en même temps qu’avec une cordialité rassurante pour la dignité des Hellènes, suffirait pour les détourner d’une entreprise hasardeuse. De toute façon, la contrainte lui paraissait, en ce qui nous concerne, tout à fait inadmissible, et il était si décidé à n’y point recourir qu’il avisa sur-le-champ les autres Cours de nos répugnances. On pouvait lui objecter que nous nous exposions à nous séparer d’elles à un moment donné, mais M. de Freycinet pensait avec raison que le concert européen n’oblige aucune Puissance à abdiquer sa liberté d’action quand des considérations supérieures lui imposent de la reprendre. On sait d’ailleurs qu’à l’occasion, cette doctrine fort sage est appliquée par tous les Cabinets. Notre programme était donc extrêmement clair : nous donnions notre concours le plus loyal et le plus dévoué à toutes les démarches pacifiques, même quand elles ne nous convenaient qu’à demi, et nous le donnions pour trois motifs de haute valeur : d’abord en vue de préserver l’accord international ; ensuite parce que nous avions à cœur de détourner la Grèce de revendications inutiles et d’arméniens ruineux ; enfin parce que l’efficacité de la procédure amiable dont nous étions les partisans eût justifié notre attitude et prévenu notre isolement. Mais, en même temps, nous ne voulions pas recourir à des menaces irritantes et encore moins participer à des mesures coercitives. Il est superflu d’ajouter que, sur ce dernier point, nous n’avions pas à nous expliquer avec le Cabinet d’Athènes, de peur d’encourager ses illusions et de gêner ainsi l’action diplomatique et collective dont nous souhaitions, au contraire, faciliter et assurer le succès.


VI

J’ai indiqué plus haut combien la tâche confiée à mes collègues et à moi était devenue plus rude au lendemain de Slivnitza : les passions n’étant plus contenues par l’espoir d’un incident heureux, M. Delyannis paraissait considérer comme inévitable une guerre à laquelle il serait amené, disait-il, « par les circonstances, qui seraient les plus fortes. » M. Tricoupis, au nom de l’opposition, affirmait « la pairie en danger » et aussi « l’impérieux devoir de défendre les droits imprescriptibles de l’Hellénisme. » On prétendait porter les contingens au chiffre de 80 000 et même de 100 000 hommes ; on négociait de nouveaux emprunts. Les conseils de patience et de prudence, présentés, il faut le dire, d’une manière peu engageante, et dont la plupart des Cours ne laissaient que trop pressentir le caractère comminatoire, étaient paralysés par les ironies et les exhortations ardentes de la presse, contrecarrés par les défiances de tout un peuple qui ne consentait pas au triomphe des Bulgares, ses ennemis héréditaires dès le temps de l’Empire byzantin. Nos paroles se perdaient dans le bruit.

En présence d’un tel état de choses, aggravé encore par les instances de la Porte, qui rassemblait ostensiblement des troupes considérables sur la frontière, les Cabinets jugèrent que le moment était venu de corroborer l’action quotidienne de leurs agens par un avertissement plus solennel. Cette pensée était juste, mais la forme qui fut adoptée devait plutôt indisposer les Grecs que les persuader. Comme les négociations engagées entre Serbes et Bulgares pour le rétablissement officiel de leurs relations traînaient en longueur, on décida d’adresser des observations péremptoires a. Solia, Belgrade et Athènes dans un document identique. Or, l’on confondait ainsi deux affaires très différentes : on usait des mêmes expressions envers les Bulgares, qui avaient audacieusement troublé la paix et discutaient l’étendue de leurs bénéfices, et les Grecs, qui n’avaient encore rien entrepris, dont les réclamations étaient fondées sur les actes de Berlin, et qui méritaient, à ce double litre, des égards particuliers, d’autant plus qu’on faisait appel uniquement, et les mains vides, à leur résignation.

M. de Freycinet eût souhaité qu’on ne fût pas entré dans cette voie, et qu’on eût envoyé à Athènes une note spéciale, rédigée avec vigueur, mais en termes sympathiques. Une communication ainsi appropriée aux circonstances eût été en effet appréciée par les Grecs, qui eussent pu y voir un témoignage d’intérêt pour leurs épreuves. Le style impérieux de la note s’appliquait bien aux prétentions abusives des Bulgares, mais non point aux Hellènes déçus. Les Puissances, animées du louable désir d’en finir avec des difficultés importunes, prétendaient l’emporter de haute lutte : elles croyaient ainsi aller plus vile : nous étions convaincus qu’elles prenaient le chemin le plus long.

Néanmoins, et quelles que fussent ses prévisions, la France n’éleva point d’objections, ne voulant pas retarder une démarche approuvée par les autres gouverne mens et encourir le reproche de nuire au succès de leurs efforts. Nous n’entendions exclure que les actes matériels. Ainsi que nous l’avions pensé, cette communication n’amena aucun résultat heureux. Chacun des trois États qui la reçurent subordonna son assentiment à celui des deux autres, ce qui équivalait à une réponse négative. Il n’y avait pas à attacher grande importance aux argumens des Serbes et des Bulgares : ceux-ci étaient satisfaits et ceux-là épuisés, de sorte qu’ils ne songeaient pas sérieusement à reprendre les hostilités : mais l’obstination des Grecs qu’on invitait à une soumission plus difficile parut, non sans cause, beaucoup plus inquiétante, et à tel degré que l’Angleterre, renonçant aux simples représentations diplomatiques, proposa de prendre envers eux une mesure tout à fait extraordinaire. La majorité des Puissances se montra favorable à ce projet et résolut de substituer aux paroles une ingérence réelle, et de déclarer au gouvernement hellène que la guerre maritime lui serait interdite.

Il faut bien reconnaître que celle décision était à la fois insuffisante en fait et inadmissible en droit. En fait, elle devait exaspérer la Grèce et non pas la réduire ; et si l’on voulait recourir à des moyens arbitraires, il eût mieux valu tout de suite, au lieu de ne s’engager qu’à demi, opposer un veto absolu à toute espèce d’agression, soit sur nier, soif sur terre. La violence eût été la même et le procédé plus franc. En droit, comment justifier un acte aussi partial ? On attentait ouvertement à l’indépendance des Grecs en leur enlevant la libre disposition de leurs forces, en les empêchant de contre-balancer dans l’Archipel les chances fort incertaines de la campagne sur le continent. Les cuirassés ottomans, assez mal équipés et commandés, immobiles depuis de longues années dans le Bosphore, n’effrayaient pas les marins hellènes, et, sans remonter aux souvenirs de Salamine, on évoquait couramment à Athènes les exploits de Canaris et les perspectives d’incidens heureux provoqués par une diversion navale. En privant la Grèce de son escadre, on la plaçait dans l’état d’un lutteur à qui l’on commence par lier l’un de ses bras. Ces considérations n’échappaient pas assurément à la perspicacité des Puissances, mais elles n’en furent point troublées, croyant ainsi rendre la guerre impossible : une telle déclaration, tout à fait abusive dans l’hypothèse d’un conflit certain, leur paraissait excellente pour le prévenir.

C’est en interprétant en ce sens leurs intentions que le gouvernement français, bien qu’il ne fût pas à cet égard sans inquiétude, consentit à signer la note qui serait adressée au Cabinet d’Athènes pour lui en faire part. Il considéra qu’après tout, si cette démarche laissait pressentir des actes plus graves, aucune exécution n’était proposée, et que l’on s’en tenait encore à une injonction qui pouvait être écoutée et n’avoir point de suites. Comme nous étions décidés à ne pas aller plus loin, M. de Freycinet, qui désirait concourir à une conclusion prompte et pacifique, ne se refusa point à donner un nouveau témoignage de déférence, et m’invita à me joindre à mes collègues. Cependant, pour éviter tout malentendu, il me prescrivit de « veiller à ce que le texte ne contînt pas quelque formule qui nous engagerait personnellement dans le sens d’un recours à la force. » J’eus soin, en conséquence, au cours de la discussion sur la rédaction définitive du projet préparé par l’un des ministres, de renouveler expressément nos réserves. Je demandai même et j’obtins, non sans peine, une modification de forme qui en atténuait quelque peu la violence : la phrase principale était ainsi conçue : « Aucune attaque navale de la Grèce contre la Turquie ne sera tolérée, » ce qui impliquait une répression effective. Mes collègues consentirent, sur mes instances, à dire simplement : « ne saurait être admise. » Cet euphémisme laissait à notre communication le caractère d’un document impératif, mais enfin n’indiquait point une opposition matérielle et immédiate.

Je ne sais si l’on en fut très surpris, mais le Cabinet d’Athènes ne donna à la note qu’une réponse évasive, et, tout en laissant prudemment ses bâtimens au port, n’accepta point nos conclusions. Sans paraître effrayé, il continua de hâter l’organisation de son armée de terre comme par le passé. L’irritation des Cours fut alors portée à son comble, et il devint bientôt évident que toutes, hormis la France, étaient résolues à comprimer les mouvemens éventuels de la flotte grecque. Les escadres se réunirent à la Sude ; de Londres et de Berlin, on nous demandait de montrer au moins notre pavillon ; nous persistions à déclarer que, chez nous, « ni l’opinion ni le Parlement ne sanctionneraient de pareilles extrémités ; » mais enfin, et malgré notre abstention dès longtemps prévue, on allait agir, et rapidement. Le gouvernement britannique, qui avait envoyé le premier ses cuirassés à la Sude, se montrait particulièrement hostile ; il arriva même que son ministre à Athènes, au commencement de l’année 1886, s’exprima, dans un entretien avec M. Delyannis, en ces termes acerbes et hautains qui présagent une rupture ; le président du Conseil eut la sagesse de n’opposer qu’un froid silence à ce langage impétueux, mais une telle scène démontrait que le Foreign Office n’entendait pas menacer en vain. De son côté, la Porte, protégée si manifestement par l’Europe, tenait le plus fier langage : naguère si indulgente envers les Bulgares, elle stigmatisait « l’inexplicable ambition des Hellènes, » se déclarait prête à « relever leur défi et à détendre son honneur. » Elle faisait même allusion aux « compensations » quelle devrait recevoir pour ses dépenses militaires, et comptait évidemment profiter de l’instant où les Grecs étaient désavoués pour prendre sa revanche de l’annexion de la Thessalie. Elle parlait même d’adresser personnellement à Athènes une sommation qui eût surexcité au plus haut degré le patriotisme du royaume, dominé les dernières hésitations du gouvernement, et provoqué une déclaration de guerre. L’urgence d’une solution quelconque était donc indéniable, et, si l’action des Puissances subissait encore quelques lenteurs, c’est qu’elles n’avaient pas complètement réglé l’ordre et l’étendue de leur intervention, et aussi que diverses difficultés de détail survenues dans les négociations du traité de paix entre les Serbes et le prince Alexandre appelaient sur ce point, pendant plusieurs jours, leur attention et leur activité. Mais ce n’était qu’un léger sursis, et haïr résolution était prise.

Le gouvernement français se trouvait, en conséquence, dans une position très embarrassante. Notre refus de coopérer à des mesures coercitives risquait d’être considéré comme un vain scrupule. Ce désaccord gênait notre politique générale et notre vif désir de maintenir nos relations avec le concert européen. On insinuait même qu’au point de vue des seuls intérêts de la Grèce, c’était lui rendre service que d’user même de violence envers elle en vue de la paix. Ces raisonnemens se présentaient bien à l’esprit de M. de Freycinet, et il en méconnaissait si peu la valeur qu’il avait adhéré jusqu’alors à toutes les démarches collectives, même quand il eût préféré qu’elles prissent une autre forme. Mais des réflexions d’ordre plus élevé l’engageaient à ne point dépasser les limites qu’il avait fixées, dès l’origine, à notre intervention. D’abord, avec un juste sentiment de notre dignité, il regardait comme un devoir de rester invariablement attaché à nos traditions et à nos doctrines politiques ; notre conduite, inspirée par de tels motifs, ne pouvait Aire versatile : étant sage, il fallait qu’elle demeurât ferme ; il eût été en effet bien étrange qu’après avoir affirmé « qu’il nous répugnerait profondément, ayant pris les armes autrefois pour la Grèce, de les prendre ; aujourd’hui éventuellement contre elle, » nous lissions bon marché, par timidité ou par complaisance, d’une opinion si souvent exprimée. Enfin, M. de Freycinet était convaincu qu’on pouvait obtenir la condescendance de la Grèce par des moyens plus doux ; qu’on ne les avait jamais sérieusement employés ; et qu’en lui montrant plus de confiance et d’amitié on arriverait mieux, et même plus vite, à la détourner d’une entreprise aventurée. Tant de considérations solides l’affermirent donc dans sa résolution de ne pas nous joindre à l’expédition préparée, par les Cours, quel que fût notre regret de nous séparer d’elles momentanément ; il était manifeste, en effet, que nous ne pouvions les suivre sans désavouer tout ensemble nos principes et nos déclarations.

Nous nous préoccupions néanmoins des ressources qui pourraient se présenter encore pour éviter un éclat et sauvegarder l’entente, et ce fut dans cette pensée que M. de Freycinet proposa de réunir à Constantinople une conférence qui serait chargée à la fois de mettre la dernière main à l’affaire bulgare et d’examiner « ce qu’il y aurait lieu de faire à l’égard de la Grèce, afin de ramener le calme ; dans cet État et de prévenir les hostilités. » Cette suggestion, excellente en elle-même, était quelque peu hasardée au point où en étaient venues les choses : les Puissances, médiocrement favorables à une tentative qui eût ajourné leur action sans offrir, il faut le dire, beaucoup de chances de succès, n’examinèrent ce projet que superficiellement. Il se trouva d’ailleurs qu’un fait considérable se produisit en ce moment à Londres et suspendit les pourparlers. Le ministère Salisbury subissait une crise et il était remplacé par une administration libérale : M. Gladstone devenait le chef du gouvernement.

Cet événement, qui pouvait modifier les intentions de l’Angleterre, fut accueilli à Athènes avec beaucoup de joie. M. Gladstone passait pour philhellène, et l’on croyait au moins à sa bienveillance. Sans nous faire d’illusion là-dessus, nous pensions que peut-être serait-il moins contraire à nos vues que ne l’avait été lord Salisbury. Mais ce vague espoir fut promptement dissipé : le nouveau Cabinet confirma sur-le-champ les instructions données précédemment à la légation britannique, et, de plus, M. Gladstone prit soin de faire savoir, par une lettre personnelle au chargé d’affaires de Grèce à Londres, que rien n’était changé ; sur ce point dans les intentions de l’Angleterre, et qu’elle demeurait engagée vis-à-vis des Puissances. Enfin, et « de la part » du premier ministre, lord Rosebery, titulaire du Foreign Office, renouvela auprès de notre ambassadeur les instances de lord Salisbury pour obtenir le concours de nos bâtimens.

Dans ces conditions, il n’y avait plus à parler de conférence, et il semblait que nous n’eussions qu’à continuer la tâche assez ingrate et monotone de représenter aux Grecs la nécessité de ne point lutter davantage ; c’est ce que je fis, en effet, sur les ordres pressans de M. de Freycinet, dans une série d’entretiens avec M. Delyannis, en lui démontrant l’imminence du péril attestent accentué même parle langage du gouvernement anglais. Mais l’altitude du président du Conseil, sans être arrogante, — elle ne le fut jamais un seul instant, — restait entreprenante : les argumens étaient usés, et, si nous n’avions rien de plus à dire, nous perdions le temps en discours stériles.

En ce qui concernait notre propre conduite, nous en arrivions donc à l’instant critique. Nous n’avions à prendre que l’un ou l’autre de ces deux partis : ou nous abstenir désormais d’exhortations vaines, et nous réfugier dans un rôle neutre et inerte qui ne satisfaisait ni les Cours ni nous-mêmes ; ou bien essayer isolément de persuader les Grecs par d’autres moyens que ceux dont on s’était servi jusqu’alors, et prouver ainsi l’efficacité de la politique mesurée et affectueuse que nous n’avions cessé de croire la plus sûre, en un mot tenter une initiative qui pouvait résoudre la question. Le problème se résumait pour nous dans l’alternative d’avouer notre impuissance ou de risquer seuls une entreprise aléatoire sans doute, mais honorable à coup sûr et avantageusement, peut-être. Or, l’effacement ne pouvant convenir à une Puissance de notre rang, nous avions le devoir strict de rechercher une autre issue, autant pour la cause grecque que pour le maintien de notre influence en Orient. Mais, quelle que fut notre conviction, encore fallait-il savoir si le gouvernement hellène avait quelque inclination à nous entendre, et si nos efforts sympathiques avaient chance d’être compris par lui et acceptés. Il nous était indispensable de tâter le terrain.


VII

M. de Freycinet ne pouvait me charger à cet égard d’aucune communication, même confidentielle, qui l’eût en quelque sorte engagé avant l’instant dont il entendait à bon droit être le seul juge. Mais les conversations d’un agent sont des élémens essentiels de la diplomatie, lorsqu’il connaît bien les vues de son gouvernement. Je me regardais donc comme autorisé, dans la situation présente, à pressentir les dispositions du Cabinet grec sous la forme personnelle, et je profitai de quelques retards survenus dans les négociations bulgares et dans les préparatifs militaires des Puissances pour introduire, dans mes entretiens avec le Roi et le président du Conseil, des considérations accessoires et des suggestions hypothétiques. Je laissai entendre que, selon mon sentiment absolument intime, en ces heures si pénibles dont nous étions émus, peut-être la Grèce trouverait-elle dans l’affection réciproque des deux pays des motifs suffisans pour modifier sa politique sans que son amour-propre en fût blessé. Sans doute elle n’avait à attendre d’un témoignage de confiance dont nous serions touchés aucun profit d’ambition, mais il serait possible que notre concours moral lui fût utile pour arriver à une conclusion pacifique qu’elle devait souhaiter comme nous. Je ne parlais, au surplus, qu’en mon nom d’une éventualité aussi vague, mais qui, dans ma pensée, pourrait mener à une détente et faciliter une résignation inévitable.

Le gouvernement royal montra en cette occasion autant de perspicacité que de prudence. Sans avoir à s’expliquer sur la modeste opinion que je lui avais exprimée en ces termes voilés, il me fit comprendre qu’il ne serait pas éloigné de la partager, de sorte que je pus donner à M. de Freycinet une information dont il userait suivant les conjonctures. Il l’accueillit à ce titre et comme une note pour ses appréciations ultérieures, mais sans me donner encore d’instructions précises. Je les attendais avec une certaine anxiété, mais je n’avais pas à insister, assuré qu’il ne la perdrait pas de vue, et sachant que le ministre des Affaires étrangères se trouve souvent en présence d’incidens qu’il connaît seul et dont il doit tenir compte avant de prendre une décision sous sa responsabilité. Or, en ce moment, la réserve de M. de Freycinet était, en effet, motivée par ses pourparlers avec le gouvernement anglais : nous croyions voir, de ce côté, quelques tendances conciliantes, et elles eussent été si avantageuses pour notre politique générale et pour la cause grecque, qu’il était sage de ne pas compromettre cet espoir, si faible qu’il fût, par des démarches prématurées. Nous avions à cœur également de ménager les autres Cours et de ne rien entreprendre seuls qu’à l’heure où il nous serait tout à fait impossible de faire autrement. Enfin, le président du Conseil rencontrait, chez plusieurs de ses collègues, certaines hésitations, sinon sur notre refus de participer aux actes coercitifs, du moins sur notre intervention spéciale en dehors du concert européen. Sa résolution était donc suspendue jusqu’au moment où il serait manifeste qu’elle était l’unique moyen de terminer le différend sans coup férir.

Notre attitude demeurait ainsi expectante pour tant de raisons sérieuses, lorsque le développement des faits vint troubler nos patiens efforts. Nos échanges d’idées avec Londres furent inutiles, et par suite les Puissances s’affermirent dans leurs intentions rigoureuses : la conclusion définitive des affaires bulgares leur rendit leur pleine liberté d’action, la Russie ayant renoncé d’elle-même à son opposition d’abord si vive, et les parties s’étant mises d’accord sur la rédaction des documens conventionnels. La Turquie, dégagée de ce souci, accentua ses réclamations contre les Grecs plus fortement que jamais, et même en des termes qui faisaient craindre ; qu’au premier désordre sur la frontière, elle ne prît l’offensive. Le Parlement hellène, convoqué d’urgence, approuva les déclarations patriotiques du gouvernement et vota tous les crédits demandés : on prépara à Athènes l’appel des derniers bans de la réserve. Enfin, considérant qu’il y avait lieu de ne plus tarder davantage, lord Rosebery résuma en trois points le programme qu’il proposait à l’Europe : 1° injonction à la Grèce de réduire son armée au pied de paix et de répondre dans l’espace d’une semaine ; 2° en cas de refus, départ des ministres accrédités auprès du Roi ; 3° blocus des côtes orientales et du golfe de Corinthe par les escadres.

Les termes laconiques et précis de ce document excluaient toute discussion. L’agression était résolue et l’époque même en était fixée. Le consentement des Cours étant acquis d’avance, il ne s’agissait plus de menaces, mais de faits décisifs et immédiats. Si nous voulions les devancer, il n’y avait pas un instant à perdre. La résolution violente que nous avions dû attendre avant de suivre la voie que nous estimions la meilleure s’accusait désormais en termes clairs et irrévocables. M. de Freycinet prit sur-le-champ son parti, conformément aux directions constantes de notre diplomatie, jusqu’alors atténuées par déférence, conformément aussi à nos déclarations précédentes. Il répondit à la communication anglaise qu’en ce qui concernait le premier point de la note projetée, à savoir les exigences relatives à la réduction de l’armée, sans lui refuser absolument notre adhésion, nous en regrettions la forme impérative et irritante ; que, pour le rappel du ministre de France, il se réservait d’en apprécier la convenance : quant au blocus, il ne pouvait que confirmer notre décision de n’y point prendre part.

Notre ligne de conduite étant ainsi annoncée, nous avions dès lors non seulement le droit, mais le devoir de préparer une solution à notre sens plus équitable et qui attestât tout ensemble la justesse de nos prévisions et l’efficacité des principes que nous persistions à affirmer. Nous y étions d’autant mieux autorisés que notre but ne différait en rien de celui de l’Europe, et que nous n’avions en vue aucune concession qu’elle eût désavouée ; nous prétendions uniquement atteindre l’objectif commun par d’autres procédés et amener la Grèce à la paix, de son plein gré, par l’autorité de la raison et par l’ascendant de notre influence. Notre légitime initiative était ainsi parfaitement appropriée aux divers élémens de la question, puisqu’on cherchant à épargner aux Hellènes une contrainte blessante, en poursuivant l’accomplissement des vœux exprimés par les gouvernemens, nous conservions à notre politique le caractère élevé, libéral et actif qu’elle ne saurait jamais négliger sans déchoir. Il fallait maintenant agir avec rapidité.

Le jour même où M. de Freycinet avait fait connaître à lord Lyons notre sentiment sur la proposition de lord Rosebery (22 avril 1886), il précisa la forme de notre intervention. Un télégramme que je reçus le lendemain m’ordonnait de remettre à M. Delyannis la déclaration suivante :

L’attitude actuelle de la nation Grecque l’expose aux plus graves périls. En y persistant, elle court au-devant d’une catastrophe ou d’une humiliation… Bientôt sans doute les Puissances notifieront leur volonté au Cabinet hellénique et le mettront en demeure de renoncer à ses armemens. À ce moment, quelle sera sa situation ? Ne sera-t-il pas obligé un peu plus tôt ou un peu plus tard d’obtempérer à cette injonction ? Nous voudrions éviter cette pénible extrémité à la Grèce… C’est pourquoi nous venons dire à son gouvernement : rendez-vous à l’évidence, écoutez la voix d’une Puissance amie, suivez des conseils qui n’ont rien de blessant pour votre amour-propre. Prenez, pendant qu’il en est temps encore, une initiative dont vous êtes les maîtres et dont vous aurez tout le mérite.


Cette adjuration était d’autant plus émouvante et solennelle que les instans étaient précieux et qu’assurément elle ne serait pas renouvelée. Nous ne cachions pas au premier ministre qu’en cas de refus, nous serions obligés de signer la note comminatoire du Foreign Office. Je dois dire que nous n’entendions pas par là marquer l’intention de nous joindre au blocus, mais constater que, si nous n’avions rien à attendre de notre démarche particulière, nous ne nous séparerions pas du concert européen sur le terrain diplomatique. Le document français se terminait par des paroles bienveillantes, destinées à apaiser les esprits et aussi à faciliter à M. Delyannis une évolution pénible. Nous disions que nous « n’oublierions pas cette marque de déférence à nos vieux, » et nous indiquions, pour l’avenir, de meilleures espérances :


Si des jours plus favorables doivent luire pour la Grèce, son gouvernement les préparera par une attitude prévoyante dont l’Europe lui saura gré.


Tel était le langage où nous avions mis notre espérance : nous avions la ferme conviction qu’il serait entendu. Jusque-là, il ne nous était pas possible de le tenir, d’abord parce que les conjonctures n’étaient pas assez alarmantes pour qu’il fût irrésistible, ensuite et surtout parce que, tant qu’il nous serait permis de nous unir aux démarches collectives, il nous semblait préférable, pour bien des causes, de nous borner à les suivre. Maintenant, au contraire, les faits donnaient toute leur valeur à nos paroles, qui représentaient, en réalité, la pensée générale des Cours. Bien que la forme de cet effort suprême nous fût personnelle, il tendait si évidemment à les satisfaire, et nous étions si éloignés de leur laisser à cet égard le moindre doute, que nous nous empressions de leur communiquer, le même jour, la déclaration que je présentais à Athènes. Elles étaient en mesure de l’apprécier, en même temps que M. Delyannis.

Je donnai lecture de ce document au président du Conseil sans aucun retard : suivant mes instructions, je lui en remis copie et je le commentai dans les termes les plus chaleureux. Il m’exprima d’abord sa vive reconnaissance pour une marque si éclatante d’intérêt, en se réservant toutefois d’en faire part au Roi et à ses collègues. A cela je n’avais rien à dire, mais il manifesta aussi une hésitation très accentuée : il insista sur la difficulté de modifier tout à coup une politique consacrée par tant de sacrifices et par les votes récens du Parlement. L’opinion publique l’effrayait : admettrait-elle ce changement ? Comment se décider en l’absence du ministre de la guerre, qui visitait en ce moment les cantonnemens des troupes ? Je voyais enfin qu’à la suite des démonstrations hostiles de l’Europe, la condescendance ; que je réclamais lui agréait moins qu’à l’époque où je l’avais pressenti sur ce point. Placé cette fois en face d’une proposition officielle, il flottait entre le refus manifestement dangereux d’une entente salutaire, et l’abandon d’une politique approuvée incontestablement par la nation entière.

Je combattis ces argumens en invoquant de nouveau tous ceux du télégramme que je lui apportais, et avec la confiance que m’inspiraient à la fois leur évidence, le bon sens de mon interlocuteur, la sagesse du Roi et l’esprit avisé des Grecs. En ce qui concernait le Parlement, je lui fis observer qu’en lui assurant son concours, cette assemblée ne lui avait certes pas imposé une résistance aveugle et le dédain du seul moyen qui restât au pays, et qui lui était offert, pour se résoudre librement et avec dignité. Je le revis le lendemain, 24 avril ; il fallait que je fusse fixé, car mes collègues devaient remettre la note le 26, et j’étais autorisé à la signer si nos instances étaient repoussées. L’anxiété du ministre demeurait visible : il avait trop de sagacité pour ne point comprendre l’intérêt moral d’un dénouement qui épargnait à la Grèce l’amertume de céder ultérieurement à la force ouverte, mais il lui semblait rude de ne rien obtenir en échange, et de consentir si vite à une déception. Cependant sa conviction se formait peu à peu, et je sentais, au cours de ce long entretien, que sa haute raison lui montrait de plus en plus une réponse favorable comme le devoir du véritable patriotisme. J’appris de lui en effet, le lendemain matin, que lui-même et plusieurs de ses collègues adhéraient à la déclaration française : toutefois, le ministre de la Justice résistant encore, et le ministre de la Guerre n’étant pas de retour à Athènes, le Conseil n’avait pris aucune décision de gouvernement. Je le priai alors de m’accompagner chez le ministre de la Justice, et je repris devant eux la série des raisonnemens si clairs et si convaincant indiqués dans le télégramme de M. de Freycinet. En sortant de cette conférence, je ne doutais pas de leur opinion, et à bon droit, car, dans leur réunion de la journée, les conseillers de la couronne se trouvèrent unanimes. Le soir même, le secrétaire général des A flaires étrangères, M. Typaldo, venait, de la part de son chef, m’annoncer ce résultat heureux. Il m’apportait en même temps, et dans le langage le plus élevé, l’expression de la reconnaissance de la Grèce, et il me remit une lettre de M. Delyannis ainsi conçue : « Je m’empresse de porter à votre connaissance que le gouvernement royal a décidé d’adhérer aux conseils du gouvernement de la République. » C’était le succès de notre politique : la Grèce, dans sa pleine indépendance, déférait aux avis de la France et aux vœux de l’Europe, et s’engageait ainsi à ne pas troubler la paix. Le débat était clos par notre initiative et par sa sagesse (25 avril).


VIII

J’informai aussitôt de ces nouvelles M. de Freycinet et mes collègues, en demandant à M. Delyannis d’en prévenir ceux-ci sans retard, ce qu’il fit d’ailleurs dès le lendemain très correctement. Je fus donc extrêmement surpris lorsque le ministre d’Angleterre me fit savoir en leur nom que, malgré la communication du Cabinet grec, ils persistaient à lui adresser, sans changement, la noie comminatoire. Ils avaient, il est vrai, l’ordre antérieur de la remettre, mais, comme elle n’avait plus de raison d’être, au moins dans sa rédaction primitive, en présence de l’adhésion formelle du gouvernement hellénique, et comme il est de règle qu’un document doit être modifié quand un incident majeur transforme une situation, nous avions lieu de penser qu’ils jugeraient nécessaire de surseoir et d’en référer à leurs Cours. Toutefois, et bien que l’engagement de la Grèce fût parfaitement net et péremptoire, mes collègues, alléguant qu’il n’était pas assez significatif, résolurent de passer outre sans demander de nouvelles instructions, et m’invitèrent même à signer avec eux la note collective. Je leur lis observer, sur ce dernier point, que, le gouvernement hellénique ayant, sur nos conseils, renoncé officiellement à toute velléité agressive et adopté la politique pacifique réclamée par l’Europe, nous n’avions pas, comme on dit, « à enfoncer une porte ouverte, » que, dans ces conditions, ma signature serait particulièrement inexplicable, et que je ne pouvais la donner. En ce moment même, en effet, je recevais un télégramme de M. de Freycinet me prescrivant de m’abstenir. Il insistait, de son côté, auprès des Puissances, pour que leurs agens reçussent les mêmes directions. Mais, soit que celles-ci préférassent laisser aller les événemens, soit qu’elles crussent que leurs ordres arriveraient trop tard, en fait leurs représentais à Athènes ne Turent point avisés par elles, et, dans la soirée du 26 avril, ils transmirent leur note à M. Delyannis.

Ce contretemps, — quelles qu’en fussent les causes, — pouvait tout remettre en question. Le premier ministre en fut ému sans doute, mais il donna une grande preuve de prudence et de loyauté en persistant quand même dans sa résolution de la veille, qui répondait d’avance à ce texte désormais inutile, et en considérant qu’il n’avait qu’à s’en référer à la communication qu’il avait faite aux signataires. Cette appréciation semblait devoir prévenir tout malentendu et maintenir intacte sa déclaration précédente et spontanée. On pouvait se flatter qu’elle suffirait, car plusieurs Puissances, notamment l’Angleterre, l’Autriche et la Turquie, nous avaient félicité du résultat que nous avions obtenu.

Malheureusement, un fait matériel vint, dès le lendemain, changer complètement l’aspect des choses. L’escadre combinée, dans la journée du 27 avril, prit position devant le Pirée et Phalère. Ce fut avec une indignation inexprimable qu’au moment où le conflit était terminé, les Athéniens voyaient, des hauteurs de l’Acropole et du Pnyx, les cuirassés rangés en bataille le long des côtes de l’Attique. Ainsi, disait-on de toutes parts, l’Europe prétendait substituer une coercition injustifiée au libre consentement de la Grèce : vainement le gouvernement et le peuple s’étaient soumis à de sages conseils, on voulait leur infliger l’humiliation de paraître céder à la force. M. Delyannis s’exprima en ce sens avec toute la véhémence du patriotisme blessé. Il venait de risquer sa popularité pour donner un gage éclatant de modération et préserver la dignité de son pays, et sa conduite était méconnue et sa déférence inutile. Les manifestations populaires et la presse se prononçaient unanimement contre toute concession imposée par une semblable menace : l’opposition, avec des sarcasmes amers, reprochait au gouvernement d’avoir en vain, et sans éviter un affront, fait dévier la politique de la Grèce et renoncé aux revendications de l’Hellénisme.

Nous envisagions, quant à nous, cette complication soudaine avec plus de sang-froid : justement fiers d’avoir, en réalité, assuré la paix sans appareil militaire et par notre seule parole, d’avoir gagné par la raison ce qu’on voulait devoir à la force, et maintenu les principes d’une diplomatie libérale en refusant d’opprimer un peuple glorieux et faible, nous n’avions pas lieu d’être déconcertés par un événement pénible assurément, mais qui n’atteignait pas le caractère supérieur de notre intervention. Toutefois, en dehors de ces considérations personnelles, nous étions vivement émus, pour la Grèce, de voir compromise, en fait, l’œuvre que nous avions entreprise pour lui venir en aide au milieu d’une crise douloureuse, et d’assister à l’inévitable recrudescence des passions que nous avions amorties. C’est pourquoi, loin de penser que notre rôle fût terminé, nous étions résolus à y persévérer jusqu’au bout et à user de toutes les chances qui subsisteraient encore. En même temps que notre gouvernement s’efforçait de persuader aux autres Cours de se contenter de l’apparition de l’escadre sans en faire la base de leurs exigences, il m’invitait à en atténuer autant que possible l’effet auprès du cabinet hellénique. Je représentai donc de sa part, à M. Delyannis, qu’il ne fallait pas se décourager, que, le fait de sa libre adhésion étant acquis et irrécusable, on ne pouvait l’accuser de subir une pression qu’il avait, notoirement devancée, et qu’en demeurant ferme sur ce terrain, en confirmant ses décisions de la veille, il gardait le mérite de leur spontanéité.

J’exposai avec empressement ces idées au premier ministre, mais, comme il arrive souvent que les réflexions les plus justes se heurtent à un incident dont la rude simplicité les émousse, la présence de l’escadre saisissait plus fortement les esprits que des raisonnemens complexes. M. Delyannis les comprenait très bien assurément, mais il les jugeait impuissans à dominer l’effet d’un acte de contrainte qui serait interprété comme tel par la nation surexcitée. Il soutenait qu’après tout, et quoi que l’on put dire, la Grèce paraîtrait céder au déploiement des forces envoyées contre elle et n’accepterait jamais cette conclusion.

J’eus l’honneur d’être reçu par le Roi le même jour. Jusqu’alors, suivant les usages constitutionnels, je n’avais suivi cette affaire qu’avec ses ministres : les circonstances étant devenues aussi aiguës, Sa Majesté voulut bien m’appeler au Palais. Son langage fut aussi ferme qu’élevé. Vivement touché de notre initiative qu’il avait accueillie avec gratitude, intimement uni au sentiment de son peuple que nul ne comprend et n’aime plus que lui, il ne pouvait s’expliquer l’incident qui venait troubler l’accord sans que mes collègues eussent consulté leurs Cours. Maintenant, à ses yeux, tout était aventuré : comment réclamait-on avec une escadre ce que son gouvernement avait concédé de bonne grâce ? La retraite des bâtimens lui semblait être nécessaire pour que l’entente convenue conservât son véritable caractère. Sa Majesté ne se refusait pas à rechercher les expressions dont il serait possible de se servir pour y amener les Puissances, mais il fallait que le libre consentement de la Grèce fût mis hors de cause, et ne parût pas imposé par l’entrée en scène des cuirassés. Le Roi, avec sa clairvoyance accoutumée, précisait ainsi parfaitement la situation : il indiquait la vraie solution, celle qui eût concilié, la volonté des Cours et l’indépendance de la Grèce. Mais ce dénouement, si simple qu’il fût, n’était guère vraisemblable : on tournait dans un cercle, les Puissances prétendant laisser l’escadre au Phalère tant que le Cabinet grec n’aurait pas pris les premières mesures de désarmement, et le Cabinet grec refusant de les prendre tant que l’escadre serait au phalère.

Nous eûmes cependant, un instant, l’espoir d’une issue. J’ai dit que M. de Freycinet poursuivait auprès des divers gouvernemens des pourparlers actifs en vue de sauvegarder la conclusion dérangée par l’arrivée de la Hotte. Notre ambassadeur à Londres, M. Waddington, trouvant chez lord Rosebery des tendances un peu plus douces, les encouragea de tous ses efforts, et celui-ci consentit enfin à admettre que, si le gouvernement grec déclarait que, « cédant aux conseils de la France, il prenait l’engagement de désarmer à bref délai, » l’Angleterre « se tiendrait pour satisfaite. » Je reçus et j’exécutai immédiatement l’ordre d’insister avec la dernière énergie auprès de M. Delyannis en faveur de cette suggestion : mais je ne pus parvenir à le convaincre complètement. Il estimait que le fait capital, à savoir la coercition, restait évident et irréductible, qu’il eût volontiers souscrit à une telle demande sur notre désir amical, mais que les termes de « désarmement » ou de « démobilisation » prenaient un autre sens dès qu’ils étaient imposés, quoi qu’on put dire, par les bâtimens qui stationnaient devant Athènes. Je lui objectai que la phrase : « cédant aux conseils de la France, » empêchait toute méprise et constatait sa décision antérieure, que, dans peu de jours, il serait obligé d’accepter ces mots qui l’inquiétaient si fort, et qu’il pouvait encore les prononcer librement en saisissant l’occasion offerte. M. Delyannis ne méconnaissait pas cet argument, mais il persistait à son tenir qu’au fond l’on exigeait, par la contrainte, un pas de plus, un engagement pris en face de la force armée et contre lequel se révoltait la conscience de la nation. Je combattis de mon mieux, mais en vain, cette résistance plus instinctive peut-être que raisonnée : la Grèce traversait une de ces heures fiévreuses où les susceptibilités du patriotisme dominent les meilleurs esprits, et où toute concession nouvelle, si prévoyante qu’elle soit, provoque une réaction naturelle et demeure odieuse à l’opprimé.

Le premier ministre, ne fut pas cependant tout à fait sourd à mes instances, et ne les repoussa point absolument, mais il ne les accueillit que dans une certaine mesure, ce qui est souvent dangereux. Au lieu de s’approprier, comme le désirait M. de Freycinet, le texte même dicté par lord Rosebery, il préféra chercher dans une rédaction à peu près équivalente le moyen de contenter les Cours tout en ménageant l’impression de son pays. Cette pensée, louable en elle-même, n’était pas en rapport avec les nécessités de la situation et surtout avec les vues des Cabinets. Il affirma dans sa réponse à la note collective que « la Grèce ne garderait pas sous les drapeaux l’effectif actuel de l’année, et que le gouvernement procéderait à la réduction graduelle de cet effectif dans les délais imposés par la prudence indispensable pour une pareille opération » : Il ajouta que « la Grèce ne troublerait pas la paix, conformément au désir des Puissances. » Mais il tint à éluder le mot de « désarmement, » qui représentait aux yeux des Hellènes le résultat de la violence qui leur était l’aile et un aveu spécial de soumission élevant la démonstration navale. Or, c’était précisément là ce que les Puissances entendaient obtenir.

Néanmoins, et ces réserves faites, le document grec était correct et vraiment explicite. Sans doute le gouvernement royal ne disait pas le mot qu’on voulait lui infliger, mais cette nuance de langage ne laissait aucun doute sur ses intentions. Si les Cours n’eussent été résolues à substituer une conclusion emportée de force au désistement antérieur de la Grèce, elles eussent considéré ce texte comme un acte de déférence méritoire, comme une satisfaction donnée à leurs vœux, comme un gage irrécusable de paix. Aujourd’hui que les passions sont apaisées, il est impossible d’en juger autrement : la « réduction graduelle de l’effectif » n’était pas d’ailleurs une vaine formule, car une armée de près de 100 000 hommes ne pouvait être, sans péril pour l’ordre public, licenciée brusquement, et d’un autre côté le Cabinet grec était le premier intéressé à renvoyer au plus tôt dans leurs foyers des troupes dont l’entretien ruinait son Trésor. En toute autre circonstance, on eût accepté comme bonne et valable cette confirmation solennelle de ses engagemens.

Quoi qu’il en soit, les Puissances prirent le prétexte des circonlocutions de la réponse pour exécuter aussitôt le programme qu’elles s’étaient tracé. Le 4 mai, une sommation en règle fut adressée au gouvernement hellénique : sa note était déclarée insuffisante, et il était invité à en présenter une autre le soir même. Bien que les Cours eussent affecté de considérer ce délai d’un jour comme un témoignage de patience et de modération, il faut avouer que les Grecs ne pouvaient guère interpréter de la sorte un véritable ultimatum. Le sentiment national n’en fut que plus exalté, ainsi qu’on devait s’y attendre, et refusa de s’y soumettre. La conséquence était inévitable, les Puissances, tout en rendant hommage, avec un sentiment de justice qui nous était dû, à la loyauté de notre attitude et à notre pacifique travail, donnèrent suite à leurs résolutions. Le 7 mai, sans autre avis, leurs ministres, y compris le représentant de la Porte ottomane, s’embarquaient au Pirée et quittaient le territoire. Dès le lendemain, les Chargés d’affaires notifiaient le blocus appliqué au pavillon grec sur toute l’étendue continentale du royaume. Les cuirassés s’échelonnèrent en vue des côtes du Péloponèse, de l’Attique et de la Béotie jusqu’à l’Eubée, et dans le golfe Saronique jusqu’au Phalère.

Il y avait onze jours que la Grèce avait accordé volontairement, déférant à notre seule influence, ce qu’on réclamait avec ce redoutable appareil. On avait ainsi, suivant, nos prévisions, ajourné inutilement lu paix. Le blocus devait la retarder encore. La démission du cabinet Delyannis, conséquence nécessaire de la situation, laissa les choses en suspens : M. Tricoupis refusa d’accepter le pouvoir dans les conditions présentes, et le ministère de transition formé alors dut attendre plus de trois semaines que l’effervescence populaire fût un peu atténuée pour préparer le dénoûment accepté, un mois auparavant, sous nos auspices.

L’événement nous avait déçus, mais le succès moral de la France demeurait indéniable. Il ne dépendait de personne de l’effacer. Quoique des publicistes malveillans aient osé insinuer que nous avions fait aux Grecs des promesses aventurées, — assertion fallacieuse que nul ne prit au sérieux et qui fut aussitôt démentie loyalement par M. Delyannis, — nous n’avions invoqué auprès d’eux que la raison et l’amitié, et nous avions reçu, sans menace et sans escadre, le consentement qu’on se préparait à leur imposer. L’inéluctable triomphe du blocus ne diminuait pas le nôtre, et, à coup sûr, il ne le valait pas : le véritable objet de la diplomatie n’est pas en effet d’en appeler à la loi du plus fort, mais de persuader sans contraindre. Tel avait été notre but et nous l’avions atteint. Cette campagne faisait le plus grand honneur à notre gouvernement, et si l’incident qui l’avait troublée contrariait sans doute nos espérances, il n’altérait pas le caractère de notre entreprise et de la résignation anticipée des Hellènes.

Nous étions satisfaits, en outre, que la France fût ainsi restée fidèle à ce rôle de protectrice de la Grèce qui est un legs de son histoire et une tradition qui lui est chère. Lorsque, peu de jours après ces péripéties, appelé à Paris pour conférer avec M. de Freycinet, je traversai les lignes du blocus, je fus heureux de ne pas voir notre pavillon devant ces rivages illustres. L’opinion publique s’était d’ailleurs prononcée chez nous : elle approuvait tous nos actes au cours de cette crise, et notre altitude indépendante fut appréciée par les divers partis avec une sympathie et une fierté unanimes. Il convient d’ajouter qu’en ce qui concerne le concert européen, si nous avions différé d’opinion sur les voies et moyens, nous avions poursuivi, d’accord avec lui, l’objet qu’il s’était proposé, le maintien de la paix. Il était de plus si évident qu’au lendemain de l’adhésion de la Grèce à nos conseils, nous ne devions point participer à des mesures coercitives que notre abstention ne pouvait étonner les autres Puissances : aucune d’elles, placée dans notre situation, n’eût agi autrement que nous. Aussi nos relations extérieures, ménagées avec tant, de soin, n’en furent pas modifiées : notre coopération, un instant suspendue, demeurait acquise à l’ensemble de la question, et l’entente fut complètement rétablie dès que la Grèce, à qui nos sympathies persévérantes avaient adouci cette dernière épreuve, eut renoncé à la résistance temporaire qu’elle était hors d’état de prolonger.

Ce sacrifice accompli, et les décisions étant prises dans la forme exigée, le blocus fut levé après trois semaines, et ce peuple, si douloureusement frappé et frémissant encore, put reprendre sa vie accoutumée. Il se remit au travail avec courage, plein de confiance dans le souverain aimé et respecté qui avait souffert avec lui et qui demeurait sa consolation et son espoir. M. Tricoupis, que ses talens, son autorité personnelle, l’estime dont il était à bon droit entouré, désignaient au choix du prince et au bon accueil de ses concitoyens, accepta la présidence du Conseil et la lourde tâche de ranimer et de reconstituer la nation ébranlée. L’expérience du Roi, le bon esprit et l’activité du pays facilitèrent au gouvernement la mission dont il s’acquitta avec autant d’énergie laborieuse que de dignité. La Grèce sut dominer son émotion profonde avec cette résignation vaillante qui atteste la vitalité et l’avenir des peuples. Deux mois plus tard, quand je quittai la légation d’Athènes pour l’ambassade de Rome, j’avais pu constater les bons résultats de ces efforts : les relations internationales, le cours des affaires commerciales et politiques étaient rétablis ; l’ordre matériel n’avait été nulle part troublé : la Grèce s’appliquait à recouvrer peu à peu ses forces, compromises par l’épreuve.

Mais sous son calme apparent subsistait un état de malaise et d’anxiété : l’agrandissement de la Bulgarie et les rigueurs de l’Europe avaient laissé en elle des fermons inapaisés et des protestations intérieures. C’est ce que nous avions voulu éviter, en vue surtout de l’avenir : au fond, l’on n’a quelque chance de soumettre véritablement et d’une manière durable les peuples aux nécessités pénibles qu’en leur en adoucissant l’amertume par la modération des procédés : les solutions violentes, les remaniemens arbitraires de l’équilibre, ne valent jamais les ententes librement consenties, qui sauvegardent, tout au moins en partie, les intérêts et les amours-propres en cause. En nous inspirant de cette pensée si conforme au droit des nationalités et à la mission de la diplomatie, nous avions agi avec sagesse et, surtout avec prévoyance. On a vu quelques années plus tard les passions qu’on avait si rudement refoulées se ranimer plus ardentes que jamais dès que des circonstances trompeuses ont flatté de nouveau les espérances de l’Hellénisme. Ces passions se sont développées alors avec une intensité irrésistible et ont amené la guerre funeste qui, en 1897, a failli perdre la Grèce. Sans avoir à apprécier ici ces événemens et leurs conséquences, nous dirons seulement qu’ils étaient en germe dans les péripéties que nous venons de retracer. Le blocus d’Athènes, infligé au peuple hellène au moment où l’unité bulgare reconstituée provoquait ses légitimes inquiétudes, avait aigri ses ressenti mens et l’avait rendu, par le désir d’une revanche, plus ombrageux, plus accessible encore qu’autrefois aux illusions séduisantes et aux projets ambitieux. Cette crise morale était inévitable, et n’a que trop démontré combien la politique française avait été prudente lorsqu’en 1880, elle s’efforçait de terminer l’incident d’une façon plus heureuse eu prévenant ces rancunes et ces réminiscences qui préparent les esprits irrités aux dangereux entraînemens.


Cte CHARLES DE MOÜY.