Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 2/11

La bibliothèque libre.
Hachette (Tome 2p. 231-236).


TROISIÈME PARTIE

APRÈS LA GUERRE

INTERMÈDE



DEPUIS près d’un an que je n’ai ouvert le portefeuille où sont enfermés les cahiers de mes Souvenirs, plus d’un événement s’est produit qui n’est pas sans importance.

Le président de la République, Jules Grévy, a été proprement mis à la porte, sans qu’il en soit résulté autre chose qu’une réunion plénière de la Chambre des députés et du Sénat dans le château de Versailles. Lorsque le Doge de Gênes avait épuisé son mandat, le Secrétaire de la Seigneurie venait lui faire une révérence et lui disait : « Come Vostra Serenità ha fornito suo tempo, Vostra Eccellenza se ne vadi a casa. » (« Comme Votre Sérénité a fini son temps, que Votre Excellence s’en aille en sa maison. ») Pour faire sortir le père Grévy du palais de l’Élysée, on a mis plus de cérémonie et moins de politesse.

Un vote de l’Assemblée nationale avait renversé M. Thiers ; le maréchal Mac-Mahon s’était volontairement retiré du pouvoir que des tracasseries méditées lui rendaient insupportable ; on se débarrassa de Grévy comme d’un intendant qui a mal rempli son office et qui a manqué à ses devoirs. C’était un bonhomme jurassien, beaucoup plus âgé qu’il ne paraissait l’être, paysan madré, passé maître en l’art de provoquer la chute de ses adversaires et ayant l’air de s’apitoyer sur eux, lorsqu’il les avait culbutés. Il sut contraindre Gambetta, qu’il avait en méfiance, à devenir président du Conseil des ministres et il le fit mettre en minorité à la Chambre aussitôt qu’il le trouva encombrant.

Grévy, dont on avait déjà renouvelé le mandat, serait certainement mort dans le lit présidentiel de l’Élysée, s’il n’avait eu un gendre peu scrupuleux, grand tripoteur d’affaires qui, profitant de ses relations de famille, négociait toute sorte de vilenies et trafiquait de la Légion d’honneur, comme d’une denrée offerte au plus offrant et dernier enchérisseur. Ce gendre se nommait Daniel Wilson ; le sait-on encore ? L’impudence de sa conduite et la malpropreté de ses ingérences furent telles que les tribunaux correctionnels s’en émurent ; il fut condamné d’abord à deux ans de prison, puis, en appel, acquitté ; il resta déshonoré et Jules Grévy, son beau-père, en fut contaminé à ce point qu’il dut faire ses paquets et livrer la place à un autre ; car l’opinion publique, très surexcitée, lui criait chaque jour par la voix de deux cents journaux : « Se ne vadi a casa. »

Le Congrès des deux Chambres assemblées lui donna un successeur. Comme la France a aboli l’hérédité et prononcé la déchéance de la dynastie des Bourbons, des Napoléons et des Orléans, Sadi Carnot fut élu président de la République, parce qu’il était le petit-fils de son grand-père, qui fut comte de l’Empire. Ô logique ! voilà de tes coups ; ils ne sont pas rares en notre pays. On a donc changé le cocher du char de l’État, et le char de l’État continue de rouler cahin-caha, à travers les ornières que les partis s’empressent à creuser sur la route politique, avec désintéressement sans doute et par pur patriotisme. Que ce malheureux char n’ait point encore versé, c’est extraordinaire ; il faut croire que l’exergue des pièces de cent sous a raison et que Dieu protège la France. Puisse-t-il la protéger toujours !

Depuis dix mois qu’il est rentré dans les loisirs de la vie privée, Jules Grévy est oublié, ou peu s’en faut ; on n’en peut dire autant du vieil empereur d’Allemagne, de Guillaume le Victorieux, qui, le 9 mars, s’est éteint sur sa couchette de fer, dans une petite chambre de son palais de Berlin. Il est mort sans souffrance, entouré des siens, répondant d’une voix calme aux exhortations du pasteur qui priait avec lui, ayant, jusqu’à la minute où sa main défaillante laissa échapper la plume, donné les signatures réclamées par ses ministres, faisant son devoir de souverain au-delà de ses forces épuisées et mourant à son poste.

Il faut savoir être juste envers ses ennemis — surtout avec ses ennemis. Il a été un grand souverain, dans toute l’acception du mot ; nous lui devons, je le sais, bien des désastres, au-devant desquels nous avons semblé courir, et le jugement que nous avons porté sur lui-même a été obscurci par la buée sanglante des souvenirs ; mais qu’en penserions-nous si, au lieu d’être un Hohenzollern, il avait été un Bonaparte et s’il avait eu charge de nos destinées ?

Son successeur ne lui succéda pas ; il eut cent jours de règne, comme Napoléon, entre le golfe Juan et Waterloo. J’ai connu Frédéric III lorsqu’il était prince de la Couronne. C’était un homme de bon vouloir, confusément animé de tendances humanitaires, croyant que l’on désarme les partis avec des concessions, très préoccupé du mouvement socialiste qui menace l’Allemagne, fier de son nom, croyant à la mission de sa race et décidé à faire l’essai d’un libéralisme qui l’eût désarmé d’une partie de ses prérogatives. Il avait suscité bien des espérances que la mort a emportées avec elle ; il en reste chargé — orné — devant l’histoire ; on lui tiendra compte du bien qu’il voulait faire et que sans doute il n’eût pas fait. La France a éprouvé pour lui une commisération sincère et a été attristée de sa mort. On s’était fait sur lui des illusions que rien ne justifiait. Il aimait la paix d’un grand amour, cela est certain, et c’est beaucoup ; mais on s’est trompé, lorsque l’on a cru que, pour éloigner toute possibilité de lutte, il consentirait à des restitutions que sa nation eût repoussées d’un soulèvement unanime.

De grands historiens — Ernest Lavisse, — des poètes — François Coppée — lui ont demandé l’Alsace et la Lorraine, comme dons de joyeux avènement. C’était un enfantillage que nous aurions dû nous épargner et qui a fait sourire les hommes d’État. Telle combinaison pourra se produire où notre alliance sera assez précieuse pour qu’on l’achète au prix de deux provinces ; cela est possible, car en politique tout arrive, lorsque l’on a le courage d’être patient, de regarder tourner la roue de la fortune et de savoir choisir la minute propice pour y planter son clou[1].

Si cette circonstance inespérée ne sort pas du choc des événements que couvrent encore les ténèbres de l’avenir, le territoire qui nous a été arraché par la guerre ne rentrera en notre possession que comme il nous a été enlevé, par le fer et par le feu. Se bercer, se berner d’autres espérances, serait puéril ; on doit, d’un cœur résigné, accepter les faits accomplis, ou, d’un cœur résolu, préparer les armes. Nul souverain allemand, quelles que soient sa puissance et sa popularité, ne peut, sans combat, abandonner les conquêtes de 1870, qu’arrosa tant de sang germain. Ceci est une question dans laquelle il serait dangereux de se payer de mots ; jamais on ne serrera la réalité d’assez près, car le sort du pays en peut dépendre.

L’empereur Guillaume II, qui règne depuis le 15 juin, ne paraît point un homme aimable ; il eût voulu saisir la couronne du vivant de son père et il a pour sa mère des procédés difficiles à qualifier. Il parle, il remue, il voyage, il passe des revues, il commande des flottes, il saute des barrières à la tête de ses régiments de cavalerie, il chasse, il dort peu, il se fait suivre en tout lieu par l’étendard de pourpre de l’Empire, il est dur, tracassier, peu poli, il a horreur des Juifs et ne le cache pas ; il méprise le peuple et ne le dissimule guère ; il déteste la France et le dit à qui veut l’entendre.

C’est un agité ; jeunesse ou maladie ? on ne sait pas. Les opinions que l’on ose chuchoter ne concordent pas entre elles. Il a un bras atrophié, comme Gloucester ; il a un mal d’oreille d’origine scrofuleuse, disent ses partisans ; de nature cancéreuse, selon une opinion attribuée au Dr Mackensie. Il affecte d’être infatigable et de ne se pouvoir reposer. Il se conduit en soldat, en soudard serait plus exact. « Le gros garçon gâtera tout », disait Louis XII, en parlant du duc d’Angoulême, qui fut François Ier ; le mot peut s’appliquer à Guillaume II. On est encore pour lui dans la période de l’engouement ; mais je serais bien surpris si, plus tard, l’Allemagne n’avait à en pâtir.

Tant que vivra le prince de Bismarck, qui, selon sa propre expression, tient d’une main vigoureuse le ballon captif de la paix, rien n’est à redouter. Mais voilà qu’il va avoir soixante-quatorze ans ; il est parfois trop nerveux, comme un homme qui souffre et qui, malgré sa force native, est fatigué, parce qu’il ne s’est jamais ménagé et qu’il n’a reculé devant aucun excès de travail. Lui mort, qu’adviendra-t-il de la paix européenne ? Le jeune empereur, petit-fils et fils de victorieux, se considérant, avant tout, comme chef d’armée et n’ayant jamais fait la guerre, ne voudra-t-il pas « jeter les dés sanglants du jeu des batailles » ? C’est bien tentant, et il faudrait avoir un esprit singulièrement énergique et sage pour résister à l’envie d’être, à son tour, un conquérant, comme ses ancêtres. Le jour où la mort le délivrera de la tutelle du vieux chancelier, il est possible que l’on entende le bruit des fusillades en Europe.

Pendant que les empereurs mouraient et se succédaient à Berlin, un nouveau personnage faisait, en France, son entrée sur le théâtre des comédies politiques, bouleversant les combinaisons où se plaisent les politiciens et où se déplaît le pays. Le général Boulanger, qui avait déjà fait parler de lui, il y a deux ans, comme ministre de la Guerre, en autorisant les soldats à porter la barbe et en tricolorisant les guérites des factionnaires, s’est posé en adversaire du régime actuel et s’est présenté dans plusieurs collèges électoraux qui l’ont nommé député, ce qui lui a permis de résigner son mandat, afin de courir d’autres aventures de scrutin. Bien des gens regardent vers lui ; sa popularité se gonfle et s’accroît ; il bénéficie des rancunes et des espérances. Dans le champ de courses des ambitions, c’est lui qui tient la corde et on lui prédit qu’il arrivera bon premier. Il vise le pouvoir exécutif ; à moins d’un accident subit et possible, il l’aura. Je suis probablement destiné à mourir sous le règne — dictature, consulat, Empire, je ne sais — de Boulanger ; cela me paraît lugubre, car cela démontrerait que la France glisse, comme le Pérou, Haïti, le Mexique, vers le césarisme intermittent, fait de violence, d’idolâtrie passagère, d’intérêts personnels, où l’Empire romain a trouvé sa perte[2].

Ce Boulanger a pour lui d’être beau garçon, de s’être montré bon cavalier sur un cheval noir et d’avoir été chanté par un cabotin de café-concert nommé Paulus. Ce sont là ses états de service ; c’est un général comme il y en a tant, ni pire, ni meilleur, ni plus, ni moins intelligent ; il a de la prestance et un certain « bagout » qui peut produire quelque effet sur des badauds, mais qui est sans portée. Comment se fait-il qu’un homme qui ne se recommande par aucune action d’éclat, ni en guerre, ni en politique, qui n’est, en somme, qu’un simple farceur, remue à ce point l’opinion publique et en ait conquis la faveur ? Pour deux causes ; la première, parce qu’il promet de détruire ce qui existe, dont on est las jusqu’à la nausée ; la seconde, parce que la France veut un maître, par tradition, par dégoût de ceux qui la gouvernent, et qu’elle accepte celui qui se présente ; c’est triste et d’un avenir indécis.

Le plus étrange, c’est que les partis monarchiques, obéissant au mot d’ordre donné par leurs chefs, c’est-à-dire par le comte de Paris, par le prince Napoléon, par le prince Victor[3], font chorus avec la tourbe des imbéciles, acclament Boulanger et votent pour lui. Ils s’imaginent que, si le chef de l’État était élu, par voie plébiscitaire, la majorité se porterait sur un Orléans, ou sur un Bonaparte ; chacun de ceux-ci est naturellement persuadé que son nom sortirait victorieux de l’urne populaire. Je crois qu’ils se trompent ; qu’ils font le jeu du prétendant Boulanger, qui, si par leur aide il arrive au pouvoir, les engagera à rester où ils sont : au-delà des frontières.

J’oublie que ce ne sont pas mes impressions d’aujourd’hui mais bien mes souvenirs d’hier que j’ai à écrire ; les incidents de cette année ont été si graves que je m’y suis arrêté ; le lecteur me le pardonnera, en se rappelant que je ne lui ai promis qu’une causerie.

Baden-Baden, 29 septembre 1888.
  1. À ces insinuations, Bismarck a immédiatement répondu en mettant l’interdit sur les frontières d’Alsace-Lorraine mitoyennes à la France pour toute personne qui ne serait pas munie d’un passeport visé par l’autorité allemande.
  2. Ma prédiction — ma crainte — est à vau-l’eau ; Dieu soit loué. Les élections législatives (22 septembre 1889) ont mis à bas l’échafaudage du boulangisme ; je souhaite ardemment qu’on ne le reconstruise jamais.
  3. Victor-Napoléon (1862-1926), fils du prince Napoléon et petit-fils de Jérôme, roi de Westphalie. (N. d. É.)