Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/IX

La bibliothèque libre.


IX

L’ALSACE-LORRAINE


L’un des drames, nés de la grande tragédie, qui émurent le plus les poètes, fut celui de l’annexion violente de l’Alsace et de la Lorraine à l’empire germanique. Ce prix de la défaite, ajouté aux dix milliards de la rançon, nous parut à tous outrepasser les droits de la victoire et les mœurs mêmes de la guerre moderne. Ce Bismarck refoulait sur la barbarie. Il déshonorait cette Allemagne philosophique qu’on nous avait appris, dans nos collèges, à révérer en ses grands esprits, les Gœthe, les Kant, les Hegel, conducteurs de liberté humaine. Non, vraiment, ce démembrement de la patrie, unifiée par nos rois avec tant de peines et dont l’édifice avait été cimenté par le sang des héros de 92, ce n’était même plus une revanche d’Iéna, et toute la civilisation européenne en était souffletée. La botte sanglante du reître poméranien lacérait de ses éperons tous les drapeaux de la chrétienté.

En outre, il faut se souvenir que, à la fin du Second Empire, l’Alsace était, grâce à ses artistes, la province la plus populaire de France. Non seulement, et de concert avec la Lorraine même, elle nous avait fourni le tiers de l’état-major de l’Iliade napoléonienne, toujours chère aux chantres de gloire, mais c’était le temps où les romans d’Erckmann-Chatrian fleurissaient leur succès immense. Toute une école de peintres, entre lesquels Gustave Brion, avait mis à la mode les choses et les gens du pays de Kléber et de Kellermann, ses jolis costumes, ses fêtes de famille, ses intérieurs pittoresques, la grâce rose de ses femmes endimanchées. Jean-Jacques Henner, notre Corrège, était, entre tous les maîtres de la palette française, celui qui accordait sur son génie l’admiration universelle, et il nous venait d’Alsace.

En vérité, le chancelier de fer, grand sonneur d’heures psychologiques, avait mal réglé celle-là à son horloge politique pour en tinter le glas de l’annexion, et à ce coup, le cri de douleur atteignait au hurlement. Si nous avions eu alors un Danton, la guerre eût repris d’elle-même à cette injure démesurée. Léon Gambetta pouvait l’être ce Danton, et il est certain qu’il le voulut. L’hommage que Jean-Jacques Henner lui fit de sa célèbre Alsacienne paraît en témoigner, et on se demande encore ce qui découragea le tribun de relever le défi suprême. Je mets en fait qu’aucune injure, ou, si l’on veut, aucun væ victis, ne nous mordit autant aux entrailles que ce vol géographique et ethnographique de nos provinces rhénanes, et qu’aujourd’hui encore, quoi qu’on en dise, la plaie demeure ouverte et fait l’abîme.

Du reste, dès cette époque, les Allemands les plus sages en présagèrent les conséquences fatales. Ils virent l’erreur bismarckienne et plusieurs écrivains s’en désolèrent à juste raison. C’est de cette faute plus grave qu’un crime, comme on dit dans l’art de Talleyrand, que l’homme de Varzin est mort. D’elle seule vient, qu’au bout de quarante ans, laps énorme en histoire, deux peuples de races fraternelles n’arrivent pas à se réconcilier. L’internationalisme même y défaille et le socialisme universel retire ses mains tendues au mot : Alsace-Lorraine, qui en toutes langues, se traduit par : iniquité.

Vous le voyez, mon chancelier, que la force ne prime pas toujours le droit. Il l’opprime, et voilà tout. De là vient que Paris, ville des villes, accueille tous les souverains des peuples contre lesquels la France a soutenu des guerres de sept, de trente, voire de cent ans, mais qu’elle ne reçoit pas et ne peut recevoir le chef de la nation qui, lourdement, a greffé sur un traité de paix, après six mois de conflit seulement, un fruit empoisonné de rancune éternelle.

Il n’y a plus à discuter la théorie qui base les unités ethniques sur la similitude des idiomes, sans tenir compte de la course historique parcourue par les mêmes servants d’une patrie ni les délimitations naturelles, orographiques, maritimes ou fluviales. Cette théorie est paradoxale et arbitraire. Elle distribue la terre d’après les données d’un principe à contresens des lois de migration qui mènent et promènent l’espèce au gré des bouleversements constants de la planète. Depuis son origine obscure, le genre humain est en état perpétuel de colonisation. La patrie est un campement, plus ou moins séculaire, mais un campement en somme, et l’on peut dire que l’intérêt seul, l’habitude et le sentiment nous y attachent. Que prouve la langue pour des classements politiques ? Rien. Les zingaris et les juifs, restés nomades, parlent leur langue transmise sur tous les chemins des cinq mondes. En Suisse, la moitié des cantons helvétiques s’exprime en tudesque, et l’autre, dirait Voltaire, en welche. Cette divergence y nuit-elle à l’unité ? En France, faut-il rendre l’Armorique celtique à la Grande-Bretagne, la Provence à l’Italie et la Navarre à l’Espagne ? Et cependant ce serait aussi logique qu’il l’a été, à Francfort, d’attribuer l’Alsace à l’Allemagne. Encore reste-t-il à démontrer qu’en y ajoutant la Lorraine, où l’on parle français immémorialement, on ne pataugeait point dans la mare des contradictions.

Oui, en vérité, le système de nationalisation par différence de langages est absurde et il n’y a à y voir qu’une excuse de la conquête, honteuse de ses abus de force ou de chance. Si c’est Napoléon III qui l’a imaginé, le Second Empire n’a eu que le sort mérité par ce coq-à-l’âne ; mais que la philosophie allemande, et je parle de la philosophie historique, celle de Théodore Mommsen, si forte en haute jurisprudence, ait pu y saluer l’équilibre européen de l’avenir, voilà ce qui décourage de penser et même de croire à cet avenir. La règle de la diffusion des langues donnerait l’Amérique et l’Océanie à la race anglo-saxonne, l’Asie à la race chinoise et Confucius aurait, par conséquence, tout ce que lui en laisserait Shakespeare. Ce sont des lois plus profondes qui dirigent les pèlerins de la caravane sublunaire.

Ce qui aggravait la prévarication du démembrement et la rendait intolérable, c’était l’ironie de ce droit d’option que le vainqueur laissait aux Alsaciens-Lorrains entre leur patrie d’hier et celle de demain. Le problème d’intérêt s’y doublait d’un dilemme de fierté que Caligula eût pu envier à Bismarck, car il était la torture idéale. Deux millions de familles étaient bénévolement, oh ! si bénévolement, invitées à dire et déclarer si la force prime, oui ou non, le droit et à choisir entre l’un et l’autre, en toute liberté, mais au péril, soit de leurs biens, soit de leur honneur. Les diplomates de Francfort ne se demandèrent même pas si la défection au drapeau n’équivalait pas, en ce cas, à une trahison double devant l’ennemi. Ils jugeaient tout simple qu’oublieux de leurs morts, de leurs ruines, les vaincus se ralliassent aux vainqueurs et passassent, comme on dit, du côté du manche. La réponse fut nette et sans réplique, 418.000 familles, en huit jours, se décidèrent pour l’honneur et l’émigration commença. Les Allemands ont eu l’Alsace, mais on peut dire qu’ils l’ont eue déserte, ou peu s’en faut et, au bout de quarante ans, la germanisation de nos deux provinces est encore si douteuse qu’ils sont obligés d’interdire l’usage de notre langue, la française, dans les écoles.

Les poètes l’avaient prédit, car les poètes sont toujours restés un peu devins. Je m’enorgueillis d’avoir été l’un d’eux, d’abord dans un poème intitulé : Le Petit Alsacien, qui, sans avoir eu le succès du Maître d’École, ne laissa pas que d’avoir des rapsodes ; puis dans une ode à Strasbourg, récitée encore par Coquelin à la Comédie-Française et qui, par ordre de la Place, ne reparut plus sur l’affiche.