Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/IV

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IV

FRANCISQUE SARCEY


C’est en 1859 que j’ai connu Francisque Sarcey ; il avait trente et un ans et j’en avais quatorze, à peine.

Ma grand’mère maternelle, qui se maria deux fois, avait convolé en secondes noces avec un honnête bourgeois de Dourdan, propriétaire de quelques immeubles dans cette ville, sans caractère, de La Bruyère. L’un de ces immeubles était loué à un maître de pension nommé Sarcey, propre père du futur Oncle. Cet excellent homme n’y avait point fait ses affaires, et, comme il était chargé de famille, il avait eu l’idée de se transporter à Paris, lui et les siens, afin d’y aérer un peu son industrie pédagogique. Pour ce faire, il s’adressa à son propriétaire dourdanais même qui lui trouva, aux Ternes, où toute ma famille résidait, un assez vaste pavillon avec jardin aisément aménageable en pensionnat, et la clientèle vint.

Les Ternes, à cette époque, étaient encore hors la ville. Je me rappelle les deux bastions couronnés d’un dôme, pareils à celui qui subsiste au Parc Monceau, dont était flanquée la barrière du Roule. Je ne sais pas de qui, dans la pensée de Louis-Philippe, leurs deux tours, terminées en bonnets de coton, devaient protéger les faubouriens de M. Saint-Honoré, mais si c’était des paisibles Ternois elles étaient bien inutiles, et le stratège Thiers avait gâché l’argent des contribuables. Rien de plus provincial, rural même, que le gros bourg suburbain, agglomération de villas éparses, entrecoupée de potagers, et traversée par une avenue centrale où le printemps s’annonçait par une neige odorante de fleurs d’acacias. Chaque trottoir arborait un double rang de ces robiniers séculaires, restes du parc morcelé du château, et où s’abritait un de ces marchés en plein air, animés, colorés, pittoresques, qui furent les joies de la cité bourgeoise.

Ce marché allongeait la double ligne de ses auvents de la place de l’Église aux « quinquengrognes » de la porte du Roule, et j’y vagabondais, l’âme ravie. Presque tous les matins, sur le seuil de la boulangerie où ma pauvre mère, réduite à ce négoce par la ruine de mon père, puis par sa mort, tenait comptoir, je guettais le passage de deux dames amies qui m’y prenaient et m’emmenaient aux provisions. C’était Mme et Mlle Sarcey, l’une toujours en cheveux, l’autre en bonnet, toutes deux le panier au bras, comme à Dourdan, sans plus d’apprêts, actives et simples. Puis, leurs emplettes terminées, je les accompagnais jusqu’à leur porte, rue Saint-Ferdinand, et j’y restais à regarder à travers la grille une douzaine de fillettes qui s’ébattaient à grands cris dans la cour du school-house.

Elles semblaient être si heureuses, les élèves de la pension Sarcey, elles avaient l’air de tant aimer leurs maîtresses, la mère et la fille, elles jouaient à des jeux si tentants, de vrais jeux de garçons, où l’on saute, où l’on court, où l’on s’attrape et se chamaille, qu’un beau jour je n’y tins plus, j’entrai derrière les ménagères.

— Eh bien ! Émile ! fit sévèrement Mlle Sarcey, qui était la directrice en titre du pensionnat, c’est une école de filles !

Mais la bonne maman était intervenue. Il y avait cas d’exception, d’abord à cause des obligations qu’on devait à ma famille et ensuite parce que j’aidais toujours de bonne grâce à porter les provisions.

Elle était la bonté incarnée, la mère de mon futur détracteur, et jamais son affection pour moi ne s’est démentie, même au plus fort des coups que nous nous sommes, l’un et l’autre, assénés, d’auteur à critique, dans l’absurde bataille littéraire. J’ai su qu’elle m’avait amorti les plus durs en souvenir du louveteau joyeux introduit par elle dans la bergerie dourdanoternoise.

Mon succès y avait été immense. J’y menais le jeu comme dans la tragédie antique, ou plutôt dans le gymnase grec, et j’y restituais, sans m’en douter, le système platonicien de l’éducation intersexuelle. Ce fut au milieu d’une palestre qu’un homme assez jeune encore, corpulent, myope et barbu, d’allure bon enfant, m’apparut sur le perron du pavillon.

— Monsieur Francisque ! s’était écrié le chœur des fillettes.

Et je vis l’Oncle de l’avenir.

Il ne m’était inconnu que d’apparence. On ne parlait que de lui, le dimanche, à table, chez ma grand’mère. Ses succès universitaires m’y étaient cités sans cesse comme exemple et proposés pour modèle. L’École Normale, dont il était une gloire, l’auréolait, chez les miens, d’un prestige devant lequel ne tenait aucune renommée acquise ou conquise.

— Ah ! mon petit, me disait ma naïve et tendre aïeule, si tu pouvais être, un jour, un autre fils Sarcey !

Et je lui promettais d’y faire « tout mon possible ».

Jamais il ne s’est douté, car jamais il ne m’a laissé le plaisir de le lui dire, à quel point il a intimidé ma jeunesse ! Il n’était encore pourtant que professeur, en ce temps-là, à Grenoble, je crois, et rien ne sonnait en lui l’écrivain militant qui allait devenir le truchement sans rival du Tiers-État littéraire. Il est au moins assez curieux que ce soit dans ma famille qu’il ait eu ses premiers prosélytes ! Quand le destin s’amuse, il en perd la raison ! Je dois même, en somme, à cette première rencontre, le changement d’éducation qui m’amena plus tard sous la férule de sa critique, car elle décida, ainsi que vous allez le voir, de la laïcisation de mes études. Je les faisais, en effet, depuis la mort de mon père, dans les collèges des Jésuites, et si rien n’y contrariait une vocation qu’une paresse révélatrice rendait trop évidente, rien non plus, il faut bien le dire, n’y aidait à la fatalité de ladite vocation, et ma cancrerie s’abreuvait de rêve et s’alimentait d’ignorance.

Je ne sais pas si l’Université fait aussi des poètes, mais ce que je sais, c’est que les jésuitières n’en font pas. Il y a plus de chance d’en sauver quelques-uns tout de même en les confiant à dame Sorbonne. Si elle les étouffe, c’est en s’asseyant dessus, par distraction, comme la mère Gigogne, et l’on a des chances d’échapper en se cachant dans ses bibliothèques.

Ce fut Mlle Sarcey qui me présenta à son frère. Ma présence dans la cour de récréation s’expliquait, comme la sienne du reste, par les vacances scolaires. Le professeur venait du lycée de Grenoble, l’écolier du collège de Poitiers, étrange pépinière d’âmes, dont je vous parlerai un jour ou l’autre, si étrange que j’y ai laissé la foi de ma grand’mère et des croyances plus chères encore.

— C’est le petit Bergerat, dont je t’ai parlé dans ma lettre. Il fait déjà des vers.

— Oh ! oh ! Un peu tôt ! avait souri paternellement le grand normalien modèle. Et, me prenant sous le bras, en oncle, déjà, il m’apostropha en ces termes, inoubliables, inoubliés :

— Où en es-tu avec Cicéron ?


Où j’en étais avec Cicéron ? Tout simplement à le connaître. Le docte universitaire n’en crut pas ses oreilles — ces fameuses oreilles sur l’épanouissement desquelles Villemessant devait tant le blaguer — et il me fit renouveler l’aveu de mon ignorance.

— Ah ça ! mais, qu’est-ce qu’ils vous apprennent donc, dans les jésuitières ? À ton âge, About et moi, au lycée Charlemagne, nous traduisions le De Officiis à livre ouvert. Que sais-tu en latin ?

— Je sais, fis-je timidement, je sais retrancher les « que » !…

Ceux qui ont connu Francisque Sarcey, qui, tel il était, tel il est resté jusqu’à sa mort épris de grosses facéties et de calembredaines, n’auront pas de peine à imaginer l’énorme joie pédagogique dont ma réponse le secoua des pieds à la tête.

— Ah ! ah ! ah ! tu sais les retrancher, les « que » ? Voilà ce qu’ils t’ont enseigné, les Révérends Pères ! Et que fais-tu des « que » que tu retranches ?

— Eh bien ! répliquai-je spontanément, je les rends à la langue française.

Et ce fut ce trait, paraît-il, qui me le conquit.

— Le fait est qu’elle en consomme, soupira le futur lundiste, qui s’essayait déjà dans les journaux de province.

« Allons, c’est entendu, nous commencerons demain. Apporte les Catilinaires. »

Telle fut ma première rencontre avec l’homme, d’ailleurs excellent, qui, quinze ans après, se crut obligé de devenir mon critique le plus sévère et de m’appliquer à tour de bras la loi du : Qui bene amat bene castigat. Je me porte garant de sa sincérité.

Pendant ces vacances de 1859, le jeune professeur habitait chez ses parents, à la pension même. Il y trouvait le double avantage de vivre un peu avec les siens, d’abord, et de voisiner, ensuite, avec Edmond About qui occupait alors un pavillon de l’Enclos des Ternes. L’auteur de Tolla revenait de Grèce et sa gloire naissante était l’étoile autour de laquelle gravitaient, en satellites, tous les voltairiens de l’École Normale. Il les menait à la guerre contre les hugolâtres et il préparait son camarade au rôle d’hoplite qui convenait le mieux à ses dons de nature.

C’était au retour du marché, le matin, qu’à la suite de sa mère et de sa sœur, je venais répéter chez le maître. Je le trouvais assez souvent au lit, lisant Le Siècle et Les Débats, et plus souvent encore devant sa glace, en chemise, soufflant dans une flûte, à l’instar du dieu Pan lui-même, mais moins bocagèrement, il faut le reconnaître.

— Assieds-toi, me jetait-il sans se déranger, et va, je te suis. Tu penses bien que je n’ai pas besoin du texte ? Je les connais, hein, les Catilinaires ? Traduis, je t’écoute, jeune retrancheur de « que ».

Et c’était au son de la flûte que je m’initiais au style tullien dont me distrayaient seules les parties de volants des petites pensionnaires.

Je n’ai été élève de Francisque Sarcey que pendant deux mois, mais cela me suffit pour comprendre pourquoi il a voulu que, sur sa dalle, au titre de journaliste, fût ajouté celui de : professeur. Il l’était d’âme et de corps, merveilleusement, et il en avait conscience. Son épitaphe est son plus beau trait de critique. Certes, l’œuvre de presse est considérable, d’un labeur magnifique, et souvent même d’une raison supérieure, mais l’acquis y dépasse le don, s’il n’est pas mieux de dire qu’il y supplée ; le maître, c’est le pédagogue, au sens vénérable et étymologique du mot. En Sarcey, le journaliste était de la main d’About, le professeur de celle du bon Dieu.

J’attribue sans hésiter à ces soixante jours de « flûte » l’initiation littéraire à laquelle j’aurai dû, pour ma modeste contribution, tant de joies et tant de déboires alternés et mêlés, car le docteur, en peu de temps, me fit aller très vite, soit des Catilinaires aux Géorgiques, et il me regagna les jours perdus. Son enseignement était bienveillant, indulgent et gai, et je jurerais que, dans les divers collèges où il traîna sa toge avant de la jeter, avec sa barbe, aux orties de la Sorbonne, il ne donna pensum ou punition qu’il n’ait levé à la fin de la classe. Hélas ! qu’allait-il faire dans cette… critique ?

Virgile révélé et les vacances closes, je déclarai à mes parents que je ne rentrerais que de force, et entre deux gendarmes, dans une institution de la Société de Jésus. Je menaçai même ma chère grand’mère de m’embarquer comme mousse si l’on me réduisait à cette extrémité. Je voulais apprendre et comprendre. J’en avais assez de m’abêtir, terrifié d’ailleurs, dans le culte des saints polonais ou espagnols de l’Ordre, qui passent leur vie à se flageller le squelette. Le dernier dimanche, à table, devant le respectable curé de Saint-Ferdinand, l’abbé de Gonet, et deux ou trois autres prêtres de la paroisse, je me proclamai soûl des trente tomes de : Histoires édifiantes et curieuses, Voyages du Père Charlevoix au Japon, Le Père Hue au Thibet, La Théorie de la restriction mentale, et de la musique affreuse du Père Lambillotte. Quant à l’enfer, il m’était parfaitement égal d’y aller puisque Virgile s’y promenait avec un autre, nommé Dante, que je serais enchanté de connaître.

— Où prend-il tout cela ? gémissait la pauvre femme ; est-ce en travaillant chez ces dames Sarcey ?

Je ne m’en cachai pas. Je devais ma résolution à M. Francisque, qui m’avait éclairé sur mon ignorance. À mon âge, il lisait le latin couramment. J’irais dans le lycée où il avait étudié, avec M. About, et j’entrerais comme eux à l’École Normale, et je serais cet « autre Sarcey » que j’avais promis d’être, et voilà, ou je me faisais mousse !

Le curé des Ternes, long vieillard maigre qui avait été soldat de la Grande Armée — il était frère, je crois, de ce de Gonet, l’éditeur de Grandville et des Animaux peints par eux-mêmes qu’on trouvait alors dans tous les salons de la bourgeoisie française — m’écoutait en silence. Comme tous les prêtres séculiers du diocèse de Paris, il était gallican et il détestait les hommes du Gesù, qui sont les plus militants des internationalistes. Au grand étonnement des miens, il prit mon parti dans la querelle de famille, et son avis décida de la volte-face de mon éducation. Ma mère elle-même, qui, depuis la mort de mon père, flottait entre diverses influences et subissait les lois de la situation précaire où cette mort l’avait laissée, se prévalut de son autorité de tutrice pour diriger mes études dans une voie plus libérale que celle où, visiblement, je languissais, et tout fut dit, je fus dévoué à Charlemagne.

Mon premier soin avait été de courir au pensionnat remercier M. Francisque d’un événement dont il était la providence. Ce matin-là, il ne jouait plus des pipeaux d’Aristée. Penché sur une table, il écrivait.

— Comme c’est drôle, remarqua-t-il, tu entres à l’Université au moment où je la quitte ! Mais j’ai idée que nous nous retrouverons !

Il ne croyait pas si bien dire.

Et nous nous retrouvâmes, en effet, huit ans après, au printemps de 1867, à mon retour de Menton.

Je dois dire que, armé déjà de la férule sacerdotale, il avait été, dans l’Opinion Nationale de Guéroult, fort indulgent pour ma pièce de début, Une Amie, dont je vous ai conté l’histoire. Nous nous revîmes donc avec plaisir l’un et l’autre, lui, parce qu’il me croyait mort depuis longtemps, et moi, parce que je lui avais voué une vive gratitude pour le rôle salutaire qu’il avait joué dans la réforme de mon éducation.

Quoi qu’on ait à penser de la valeur artistique de son œuvre, l’homme de lettres qu’Alphonse Allais a surnommé : l’Oncle, a toujours été un travailleur admirable, et même extraordinaire, décidé à ne tenir que de sa plume son pain et celui des siens, et bûchant à l’établi du matin au soir en conséquence. Soyez sûr qu’il n’a dû qu’à cette vertu la popularité, de jour en jour grandissante, dont il a joui jusqu’au trépas. Le jugement du peuple est toujours équitable en ces matières ; il s’entend au bon ouvrier, et dans toutes les parties, même la nôtre. Rappelez-vous l’hommage, si expressif en son laconisme, que tout Paris rendit au tâcheron herculéen de la presse française lorsque, pour la première fois en quarante ans, son feuilleton dramatique manqua, un dimanche, au rez-de-chaussée du Temps. Il n’y eut qu’un cri : Sarcey est mort. Pourtant, il ne l’était pas encore, mais on n’imaginait même pas qu’il ne fût que malade. Il n’y avait pour lui qu’un repos, le dernier. Quelle oraison funèbre fut jamais plus éloquente, et j’ajoute, plus anthologique ?

En 1867 il menait déjà ce labeur exemplaire, celui que Virgile taxe de « malhonnête », labor improbus, car improbus veut parfaitement dire : improbe, et ne saurait être traduit autrement sans trahison du verbe poétique. Non content d’écrire dans tous les journaux de l’époque, et ils pullulaient, il dirigeait une publication fondée par Moïse Millaud et nommée : le Journal littéraire. C’était une sorte de magazine de seize feuilles, le premier du genre en France, et assez semblable aux Annales que publie aujourd’hui M. Adolphe Brisson, gendre de Sarcey lui-même. Je pense qu’un numéro de ce recueil doit coûter bon sur le marché du papier noirci, car il avait maigre clientèle, en dépit de l’activité de son chef de rédaction et de l’entregent de son fondateur. On sait que Moïse Millaud a été quelque chose comme le Parmentier de cette presse à un sou qui, en éclairant la masse électorale, a peut-être fondé la République.

Le Journal littéraire n’était pas à un sou, il fallait bel et bien débourser ses quinze centimes pour se payer le régal des fantaisies d’Eugène Chavette, qui en était le plat de résistance. Francisque Sarcey, Beauceron et normalien, adorait ce Chavette, l’auteur du Guillotiné par persuasion, et l’ancêtre des humoristes du Chat-Noir. Il bourrait son papier de sa copie exhilarante et il me le posa tout de suite en modèle.

— Apporte-moi, me disait-il, un nouveau Procès Pictompin ou simplement un autre Rôtisseur dans l’embarras, et je te fais ta fortune.

Mais je m’y essayais sans réussir, ni à son gré ni au mien, du reste, et tout se termina par l’insertion de quelque poésie, élégie, sonnet ou ode, pris dans le paquet renvoyé par Buloz.

— Ah ça ! mais, s’écria-t-il un jour, en me jaugeant de la tête aux pieds, mais tu n’es pas gai du tout, toi, malgré ton nez en vrille. Qu’est-ce que tu fais donc de tes vingt-deux ans ? Est-ce que vous êtes tous comme ça, dans ta promotion, à Charlemagne ? Ah ! per Jovem et per Minervam ! Parions que tu ne sais pas danser ?

Et sur l’aveu que j’en fis, il me convia à l’aller rejoindre, le dimanche venant, au pont de Chatou, chez Fournaize, dans une auberge riveraine où il y avait des canotiers et des canotières. Il en était l’habitué dominical. On le voyait arriver à l’heure où son feuilleton théâtral paraissait à Paris soit vers cinq heures, myope et jovial, tutoyant, tutoyé, et roulant sa petite bedaine doctorale comme une brave fleuriste son éventaire. Il était toujours flanqué d’un avocat nommé Papillon, plus gros que lui, de manières aussi familières sans être aussi bénévoles, abondant en mots gras, et comme dit Aristide Froissart, « ronde bosse ». Leur premier soin, le dîner commandé pour eux et les convives imprévus des deux sexes, — sans oublier le salmis de grenouilles, car l’Oncle raffolait des grenouilles, — les deux inséparables s’en allaient d’abord prendre leur bain sacramentel au bout de l’île de Bougival, dans un établissement bien connu des boulevardiers amis de la rame ou de la voile et appelé la Grenouillère. Sur ce pont de bateaux, orné d’une buvette à apéritifs, c’était une joie recherchée de les voir, le ventre au clair, barboter, esquisser des coupes rivales, s’immerger, et mêler les jeux académiques du triton à ceux du cheval de fleuve. Parfois Paul de Cassagnac, beau nageur, s’amusait à piquer entre eux une tête profonde qui les séparait et les poussait à la rive, dans le cercle des ondulations. L’avocat n’en riait qu’à demi, mais le critique s’en amusait comme un enfant.

— Non, Papillon, lui criait-il en se hissant sur la berge, tu as beau dire, ce n’est pas une vengeance politique !

— Est-ce qu’on sait, avec ces bonapartistes ? grommelait l’autre, en crachant l’eau avalée. Tu oublies trop le Deux-Décembre !

Puis la cloche tintait chez Fournaize et l’on se rabattait sur les tablées. Celle que présidait Sarcey n’avait jamais assez de couverts, et je dois à l’histoire d’attester que, le soir de la première invitation, je dus partager galamment le mien, plus la chaise, avec une nymphe outrageusement patchoulisée, venue par le dernier train dans une tapissière. Per Jovem et per Minervam !

On en a, à la fois, trop dit et pas assez sur la facilité de mœurs, quasi hygiéniques, à laquelle ce travailleur acharné, sanguin et de forte race, demandait le repos de son surmenage. Certes, il laissait les grandes passions et leurs tortures aux poètes, et je crois bien qu’il n’eût cherché dans Le Lac de Lamartine que des grenouilles. Mais n’est-ce pas être vertueux que d’obéir à la nature et imagine-t-on le Jupiter taurique perdant son temps à conter fleurette à Europe ?

Les dîners chez Fournaize étaient joyeux, cela va sans dire, bruyants, libres de propos, et abondants en noces sans maire, suivies de leurs divorces sans procès, comme il sied entre débardeurs devant qui coule la rivière où les élégiaques voient l’image de la vie ; mais c’était la faute des jolis vins d’abord, de la cave, et de la nuit trop hâtive ensuite, si les canotiers se trompaient quelquefois de canot et de canotière, et M. de Montyon lui-même ne s’y fût pas reconnu au clair de lune.

À l’heure du dessert, à l’instigation de Me Papillon, perfide compère, mon répétiteur des Ternes se levait pour chanter, comme la Georgina de Weldon du poème de Musset. Il savait son Béranger par cœur et il était dévot à sa Lisette. Sarcey chantait fort agréablement, et d’une voix charmante, mais il n’était pas musicien et il tirait surtout ses effets de la diction. Il aimait à détailler le couplet et son maître était ce Levassor qui fut, assure-t-on, le roi des diseurs. Plus tard, à l’Odéon je crois, dans les conférences sur le chansonnier national, il voulut mettre en œuvre ses talents de ménestrel, mais il lui manquait l’auditoire de Fournaize, et le pauvre Papillon était mort.

— Et maintenant, mes enfants, à la danse.

Le bal s’ouvrait à ce mot du chorège, et il faut croire que je n’y fis point si piètre figure, car à la suite d’un écartèlement digne de Chicart, le maître me salua de ce compliment d’expert :

— Tu danses comme Vestris lui-même. Pourquoi donc fais-tu des vers si tristes ?

— Ils étaient pour la Revue des Deux Mondes, dis-je.