Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Atavisme/I

La bibliothèque libre.


ATAVISME



I

PAUCA MEÆ


Dans l’un de mes recueils de vers (pardon !), il y a une pièce intitulée : Atavisme, où je me vante de me rattacher par ma ligne maternelle au saint évêque de Genève, François de Sales, — et ce n’est pas une galéjade. Remarquez que, si j’avais à choisir, j’aimerais mieux descendre de François Rabelais et même de François Villon. On n’a que le François qu’on peut. Mais L’Introduction à la Vie Dévote du Fénelon avant la lettre, est déjà un morceau de littérature d’assez bon aloi pour qu’un écrivain se contente d’en avoir l’auteur pour ancêtre. Ma grand’mère, qui ne l’avait jamais lue, m’en avait donné un exemplaire de la première édition. Je l’ai toujours, et il me fait penser à elle ; il ne m’a pas, hélas, introduit à la dévote vie, et c’est pourquoi je m’abstiens dans le monde de me réclamer de ma généalogie canonisée. On n’y croirait pas.

Du reste s’il me fallait enchaîner les genuit autem de ladite généalogie j’en jetterais volontiers ma langue aux chiens. Tout ce que je puis vous dire et je me hâte, c’est que la vénérable Marie de Chantal n’y était pour rien, et c’est ce qu’il y a de plus sûr dans mon atavisme. Pour ma chère aïeule sa certitude ne s’ombrait pas d’un doute. De qui aurait-elle tenu, sinon de la famille, le petit princeps et aussi le joli reliquaire d’argent ciselé, contenant un morceau de l’aube du saint, qui breloquait à sa grande chaîne de montre, même lorsqu’elle lisait du Paul de Kock, son auteur de chevet ? Tout cela venait bel et bien d’Annecy, en Savoie, du temps où la Savoie était heureuse, vers 1600, lorsque M. de Sales y promenait son évangélique houlette.

Je n’ai pas ici, ni ailleurs, à dresser mon arbre de genèse. L’intérêt de mes « Rougon-Macquart » ne s’impose pas à la critique physiologique, les ramures d’un laurier ne valant que par le laurier même et s’il fleurit au bord d’un Eurotas. Mais on m’excusera de penser qu’il peut y repousser quelque belle et forte branche, dont la souche importe aux biologistes, et je leur dois dans mes souvenirs le document zoliste de notre greffe animale.

Sous sa double orthographie de Morel ou Maurel, il y a chez nous une race innombrable et partout répandue, qui peut, à sa façon, se réclamer, elle aussi, des Croisades, mais, pour ainsi dire, à l’envers. Ni Charlemagne, ni son neveu Roland, ni même Charles Martel n’ont exterminé les Sarrasins, et pendant que Godefroy de Bouillon leur courait sus encore, il en restait dans les petits coins pour perpétuer le sang arabe. On les appelait morels pendant le moyen âge, et, après saint Louis, ils pullulèrent, faisant la nique à sa catholique mémoire. Ouvrez aujourd’hui le Bottin et dites si la puissance des croisements ne prévaut pas dans les espèces ? La patronymie des Morels ou Maurels et leurs dérivés en laisse à celle des Dupont, des Durand, des Bernard, que dis-je, à celle même des Meyer ou Mayer, et composés, d’une autre ethnologie victorieuse.

Comment l’un de ces Sarrasins mâtinés de roumis se transplanta-t-il en Savoie, et à quelle époque ? Allah seul le sait et son prophète. Toujours est-il que le cens relevait des Morels à Annecy, déjà sous Henri IV et que, sous Louis XIII, l’évêché en avait à revendre sous sa bannière. Ma grand’mère ne m’a jamais dit comment cette branche savoyarde fut mise en relations avec la noble famille de Sales et je ne l’ai jamais pressée à ce sujet, d’abord parce que sa piété l’empêchait de s’en enquérir et ensuite parce qu’elle lisait trop Paul de Kock. Mais mes recherches personnelles m’ont amené à découvrir que saint François avait un frère, le comte Louis de Sales, et que ce frère était militaire. Peut-être est-ce là que gît le lièvre. Le saint ne serait que notre grand-oncle.

Saint-Simon ne dit rien des Morels ; sous Louis XIV, on n’en voyait pas encore à Versailles. Ils se terrent ainsi et fourmillent, sans gloire connue, jusqu’à la Révolution où aucun d’entre eux n’a l’honneur d’être guillotiné. Ma branche faisait alors des montres à Genève pour ne pas sortir de l’ombre du manteau épiscopal qui la couvrait depuis deux siècles. Et l’Empire vint. Sous la botte de sept lieues de l’ogre qui jouait à la marelle avec les frontières, être à Annecy, à Genève ou à Paris c’était tout comme, et les chefs de la tribu savoisienne s’installent franchement, sinon dans la ville universelle, du moins à ses portes. Les voilà dans Versailles, enfin ! Et c’est ici que s’éclaircit la nuit de mes origines.

Ces chefs étaient deux frères. On les appelait : les Morel d’Annecy, comme on dit Mathieu de la Drôme. L’un d’eux avait apporté le petit princeps de L’Introduction à la Vie Dévote, l’autre le reliquaire du pan de tunique, et il faut croire que ces pieux fétiches avaient plus d’effet entre leurs mains que dans les miennes, car la fortune leur sourit tout de suite, à l’un presque autant qu’à l’autre. — Qu’est-ce qu’ils y faisaient, sous l’Empire, à Versailles ? — Quand je posais cette question à ma grand’mère, elle se mettait à rire, humait une prise et me jetait sous ses lunettes d’écaille : — Ce qu’ils y faisaient ?… des enfants. Puis elle ajoutait en regardant les cieux : — Mon père en a eu treize, tous de ma mère, et jusqu’au bout. Quant à mon oncle… — Eh bien ? — C’était l’aîné… — Alors ? — Alors il en a fait vingt-quatre, oui douze à sa femme et douze à sa bonne. — Ah ! saint François, grand’mère !…

Cette bonne, qui s’appelait Thérèse, était d’ailleurs adorée par tous les membres, réguliers ou hors-cadre, de la famille. D’une couche à l’autre, elle aidait sa chère rivale à faire les siennes, et alternativement, celle-ci lui rendait le même office. Mais en outre Thérèse les élevait tous pêle-mêle.

L’aîné des légitimes, Claude Morel, dont je vous parlerai un jour ou l’autre, car il a eu une influence dominante sur mes goûts artistiques, ne me parlait encore de Thérèse qu’avec une vive émotion, et, à la mort de cette servante maîtresse, les vingt-quatre enfants continuèrent à se voir et à s’aimer en elle. Ce serait pourtant aller un peu loin peut-être que de l’introduire dans l’atavisme et ce n’est pas là de la vie dévote.

Le vieux Morel d’Annecy, l’aîné, ne se bornait point du reste à travailler pour l’Empereur et sa dynastie dans Versailles, ou, comme il le disait fièrement, à boucher les trous des boulets. Il est de tradition orale, la bonne, chez les miens, qu’il s’occupait aussi des arts de son temps et plus spécialement de celui de l’acrobatie. Si l’illustre Mme Saqui ne lui dut pas sa gloire, elle lui en dut l’aurore, qui dora sa corde à Versailles sous les auspices de l’expert et profès en beau sexe. Tout tend à prouver, si rien ne prouve, qu’elle lui témoigna de la reconnaissance, mais mon grand-oncle Claude Morel ne fut jamais pour moi très explicite à ce sujet, et de cette part du moins Thérèse n’eut personne à élever. Point de danseur ni de danseuse dans notre ancestralité maternelle. Il y a des jours où je m’en étonne, car le vers aussi est une corde raide.

Le père de ma grand’mère, Morel d’Annecy cadet, plus raisonnablement prolifique, ne chassait, lui, que sur sa chasse ; et il n’eut de bâtards qu’en rêve. Il avait épousé la fille d’une riche fermière de la Bauce qui possédait à elle seule la moitié de ce Hurepoix dont le nom transportait Théophile Gautier et lui remettait aux talons la démangeaison des voyages. — « J’irai en Hurepoix ! Je verrai Hurepoix ! Voir le Hurepoix et mourir ?… » Cette fermière opulente, « maman Brossard », était une commère haute en verbe et prompte en geste qui ne badinait pas avec les distractions anticonjugales. Elle avait doté sa fille pour qu’elle fût heureuse et il fallait qu’elle le fût. Elle tenait d’ailleurs son héritage suspendu sur le fonctionnaire de ce bonheur, ce qui ne l’empêchait pas de le rémunérer d’un bout de terre à chaque preuve qu’il donnait de son zèle pour la repopulation de la France. Aussi jouait-il serré, et de son mieux, sans Thérèse. Ma grand’mère était la dernière de ces preuves. Aussi avait-elle eu titulairement, par avance d’hoirie, un carré de choux à Limours, sous la forêt de Frileuse. C’est là, d’ailleurs, qu’elle dort son sommeil bien gagné de brave créature du bon Dieu et de « discrète personne », comme disent si doucement les pierres tumulaires de village.

Il est dur, il est très dur pour un poète de se dire qu’il aurait pu, un saint de famille aidant, avoir une ferme en Beauce, et même en Hurepoix. Mais la désolante vérité est que je n’ai hérité de « maman Brossard » que d’une timbale d’argent où je bois à sa santé, quand j’y pense. Elle s’en était allée à peu près ruinée par des spéculations où les femmes, si fortes soient-elles, sont toujours roulées par les gens de justice. Et son gendre aussi mourut, inutilement exemplaire, puis la malheureuse mère, sans Thérèse, des treize enfants, qui, à leur tour, s’éparpillèrent, comme au temps de saint Louis, courant après leurs vingt-quatre cousins ou cousines.

Et ma grand’mère se maria. Elle était merveilleusement jolie, ma bonne grand’mère et le roman de sa vie, traité par un Balzac, serait le tableau achevé de la femme bourgeoise sous Louis-Philippe. Elle s’appelait Flore.