Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/X

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LES LOUTONS


C’est en compulsant mes notules sur Bachaumont que j’ai retrouvé les statuts de l’ordre du Louton. Je ne peux les tenir que de lui et j’en cherche en vain une autre provenance. D’où les tenait-il lui-même ? S’il me l’a dit je l’ai oublié et s’il ne me l’a pas dit ce n’était sans doute pas à dire. Mais il était merveilleusement renseigné sur les choses et les gens de la Haute Noce, il en était le Diable Boiteux, et le document n’est pas de ceux que l’on invente, fût-on Casanova lui-même. J’ajoute qu’il doit être rarissime puisque ces statuts étranges ne furent tirés qu’à vingt-quatre exemplaires, soit un par membre de l’ordre.

Comme je n’ai rien lu, nulle part, sur les loutons et qu’aucun historiographe ni mémorialiste des « Dix-huit années » n’en parle, j’ai cru sage d’en référer à l’un des survivants du régime. J’en connais un, non des moindres, car il est des Châtiments et s’en vante, c’est dire s’il est compétent, autant que fidèle.

Voici d’abord le résultat, sténographié, de ma petite enquête :

— « Allô, allô… Vous qui avez tous les ordres, tous, tous, sans exception, êtes-vous décoré du Louton ? — Qu’est-ce, le Louton ? Non, cet honneur n’existe pas. — Il a existé. — Impossible, je l’aurais. Mais d’abord sous quel règne ? — Sous Rouher, le vice-empereur. — Allons donc, blagueur. Vous oubliez que vous parlez à un homme qui n’en a pas laissé échapper une et dont le nom a fourni des rimes riches à Victor Hugo ! Il n’y a pas d’ordre du Louton, il n’y en a jamais eu. — J’en possède les statuts que je tiens à la main en vous parlant. Voulez-vous que je vous les lise ? — Non, je m’habille dare dare et je saute chez vous déjeuner. — Venez. »

Et mon vieil ami des Châtiments est venu, nous avons déjeuné ensemble, puis je lui ai montré la découpure… Il a secoué tristement la tête, et je crois qu’il n’ira plus très loin. Je lui ai porté un coup. Il n’a pas eu le Louton, c’est le seul, et il est trop tard… Nous sommes à présent en République, et la Vertu règne. Voici les statuts de cet ordre du Louton, ignoré des Suétones, des Tacites et des Juvénals du Second Empire ; je les transcris textuellement, cela va sans dire.

Statuts de l’Ordre du Louton

« Article premier. — À l’occasion de la Saint-Babolain, fête centenaire du Louton, l’Ordre du Louton est institué. Il comprend 24 dignitaires, 9 grandes et honnestes dames, 15 jeunes et joyeux seigneurs.

« Art. 2. — Le but de l’ordre est de donner une distinction particulière à ceux et à celles qui, liés par des attaches diverses, se sont signalés dans les agréables préliminaires du flirt, dans les joies, légitimes ou autres, de l’amour et dans les devoirs de l’amitié.

« Art. 3. — Tout membre de l’ordre est tenu, vis-à-vis de ses dignitaires, à accepter et même à encourager un flirt aimable. Il ne peut invoquer, pour s’en défendre, un autre flirt déjà en train, les flirts différents ne se nuisant nullement l’un à l’autre, et constituant, au contraire, ce qu’on appelle le charme d’un salon.

« Art. 4. — Tout membre de l’ordre en proie aux violentes passions de l’amour, trouvera aide et protection auprès de ses codignitaires et sera entouré des soins qu’exige une situation aussi intéressante. Toutefois, si l’un des membres de l’ordre cherche l’amour en dehors de ses codignitaires, ceux-ci ne seront plus tenus vis-à-vis de leur collègue qu’aux égards et aux attentions ordinairement en usage.

« Art. 5. — Tout membre de l’ordre doit être animé pour ses collègues des sentiments si purs de la douce amitié, et un flirt abandonné, ni même un ancien amour, ne peuvent être des excuses pour amoindrir cette amitié. Entre collègues de même sexe l’amitié est un sentiment qui fortifie ; entre collègues de sexe différent, l’amitié est un sentiment qui repose.

« Art. 6. — L’ordre ne se recrute ni ne se transmet. Aucun dignitaire n’étant supposé avoir assez mauvais goût pour quitter ses collègues le premier, il est oiseux de se préoccuper d’un remplacement inutile.

« Art. 7. — Si, par impossible, un membre de l’ordre venait à manquer aux devoirs de l’amour, il serait traduit devant le Conseil de l’ordre composé du Grand-Maître, de la Grande-Maîtresse et de deux membres adjoints.

« Art. 8. — Les lois de l’amour sont connues, une cependant demande à être rappelée, c’est que rien n’est plus coupable que de s’enfuir de chez une dame en laissant son paletot.

« Art. 9. — Tout membre de l’ordre, convaincu de mériter le surnom de Joseph, sera exclu de l’ordre et condamné, selon la gravité du cas, à finir ses jours dans les chœurs de la chapelle Sixtine ou parmi les gardiens du sérail.

« Art. 10. — Les articles 7, 8 et 9 ne concernent que les membres du sexe masculin.

« Art. 11. — Les enfants, légitimes ou autres, qui viendront au monde, fruits de l’union de l’amour de l’un ou de plusieurs membres de l’ordre, prendront le nom de loutonneaux ou de loutonnettes, selon leur sexe.

« Art. 12. — De longs jours de bonheur seront assurés aux dignitaires de l’Ordre du Louton s’ils se conforment aux articles précédents. »

Il n’y a pas à douter, sur la foi de ces statuts, que les réunions de ces 24 dignitaires de l’ordre ne devaient engendrer d’autre mélancolie que celle qui suit une noce de 24 couverts et le bris des bâtons de chaises. Sans être contemporain des dix-huit années, on se la représente et figure avec un peu d’imagination rétrospective, et point n’est besoin de recourir à son Pétrone. Le mot « louton » dont le sens est aussi secret que l’origine, devait signifier : pêle-mêle.

Mais on m’appelle au téléphone. C’est mon vieil ami des Châtiments, allô, allô, qui m’y convoque. Que me veut encore ce badinguiste ? « Vous aviez raison, me dit-il, l’ordre a existé, et je ne l’ai pas eu. Je n’ai pas été des « loutons », j’en suis à jamais inconsolable. C’est bien la peine d’avoir été flagellé en rimes riches par le poète et traîné immortellement par la crinière devant la postérité la plus reculée, en compagnie de la haute noce bisimpériale. Oui, mon cher, c’est parfaitement exact, et vous avez les statuts authentiques de l’ordre. J’ai pris mes renseignements auprès d’une loutonnette, fille et produit de ce tohu-bohu sélectif de rigolade amoureuse qui attend son Brantôme. Le document ne laisse pas d’être précieux. Il avait été tiré à vingt-quatre exemplaires (un par dignitaire), c’est-à-dire lithographié sur papier jaune, ayant au frontispice un Cupidon joufflu qui tenait au bout d’un ruban l’insigne de cette fondation pieuse. — Comment l’insigne ? — Une étoile à peu près conforme à celle de notre Légion d’honneur et sur laquelle on lit, en exergue : « Flirt, Amour, Amitié ». Elle est plus rare que la Jarretière ! — Il serait peut-être intéressant de connaître les noms des codignitaires, soit des 24 décorés des deux sexes, de cet ordre cythéréen. Pouvez-vous les savoir, homme du Deux-Décembre ? — Je peux les savoir, et je les sais, mais je ne vous les révélerai pas. Vous en feriez un mauvais usage, un usage historique et fulminatoire, pour flatter la République. — Elle est vertueuse ! — Oui, mais elle le fait trop dire. Apprenez seulement ceci, que tous, les 9 loutonnes et les 15 loutons, étaient des gens de la Haute, que l’on y comptait deux duchesses, deux comtesses, une vicomtesse, et deux baronnes, plus un duc, un marquis, six comtes, trois barons, et que c’était le bon temps et que j’aurais bien voulu en être ! — Il est certain, ai-je terminé, qu’à l’heure où nous sommes une telle association ne serait pas possible ; la police est beaucoup mieux faite d’abord et l’espèce humaine ensuite, comme vous savez, s’améliore de jour en jour au soleil de la liberté ! Ah ! ce Second Empire, quel régime de pornographie !… » Et j’ai fermé l’appareil.