Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/« La vie moderne »/V

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V

UNE FÊTE À L’HIPPODROME


Le jeudi 18 décembre 1879, il y eut à l’Hippodrome une grande fête organisée par la Presse parisienne au bénéfice des victimes de l’inondation de Murcie, et La Vie Moderne résolut d’y prendre part.

Il s’agissait d’embêter L’Illustration et, du même coup, Le Monde Illustré, nos gêneurs, et d’arborer notre rivalité dans ce Camp du Drap d’Or de la Charité française par une manifestation d’art, disait Zizi, « espatouflante ». Le rôle d’espatoufleur relevait de mes fonctions directoriales. Je m’étais donc mis à l’étude. L’arène de l’Hippodrome avait été divisée par les organisateurs du festival en un certain nombre d’emplacements sur lesquels chacun des occupants devait édifier son pavillon et organiser ses attractions plus ou moins inventives. Je ne redoutais pas la concurrence. Il s’était peu à peu groupé autour des « Folies Bergerat » tant de sympathies joyeuses, que nous disposions véritablement de tout ce qu’il y avait à Paris d’artistes des « quatre-z-arts », et que nous aurions pu donner la fête à nous seuls. Mes petites expositions autonomes avaient eu ce résultat d’attirer, dans notre hall d’abord, puis à notre rédaction, tous ceux qui, maîtres déjà ou en passe de le devenir, s’y amenaient les uns les autres comme par le bras. Il y avait des jours où, de cinq à sept, il était impossible, dans mon cabinet, de s’entendre, et des gens de l’Institut y disputaient aux impressionnistes les douze crachoirs de l’esthétique transcendante et vocifératoire. C’était d’ailleurs au milieu du tumulte que mon René Delorme, impassible, composait son numéro, pareil à quelque Pline sous les laves d’un Vésuve, tel qu’on rêve ce naturaliste pour un concours de Rome.

Le gros obstacle à notre triomphe sur les « illustrés » rivaux était l’absence de cette galette dont le mont Martre tourne aux quatre vents le moulin symbolique ; hélas ! ils en étaient, eux, abondamment pourvus. Ou notre pavillon serait le plus beau pavillon, ou il fallait nous terrer et boire la honte de notre misère en silence.

— Je me charge de tout, sonna Daniel Vierge. La redoute est donnée au profit de mes compatriotes. Puisque Martin Rico est à Venise, je suis le seul Espagnol de la rédaction. Donc à moi l’honneur et laissez-moi faire.

Il eut carte blanche, cela va sans dire. Pendant trois semaines, il s’enferma dans son atelier, verrou tiré pour tout visiteur, et pour moi-même. Il s’était fait menuisier, tourneur, ciseleur-ornemaniste, peintre-décorateur, tailleur d’étoffes, soie, velours, brocart, costumier, doreur et brodeur héraldique. Entouré de quelques ouvrières dont sa dévouée compagne guidait les travaux d’aiguille, il ne se reposait que par la guitare, chiquant comme les Murciens eux-mêmes l’un de ces piments enragés qui semblent des baies de buissons ardents et emporté par la furie de surmenage où il devait un jour laisser hélas ! sa santé, puis sa vie.

S’il reste des contemporains, ayant assisté à cette nuit de l’Hippodrome, ils ne me contrediront pas lorsque je raconte que le pavillon de La Vie Moderne, établi sur quatre poteaux tournés en lance de tournoi, couvert d’un dais fleuronné d’arabesques, drapé de banderoles de velours incarnat qu’écussonnaient les armoiries, prises à l’Armeria Reale, des divers « royaumes » d’Espagne, accapara tout le succès du festival. Daniel Vierge y avait résumé en quatre mètres carrés l’expression totale du génie hispano-mauresque.

Deux massiers, magnifiques dans leurs dalmatiques de pourpre lisérée d’or, la masse sur l’épaule et coiffés de la toque noire à plumes blanches, se dressaient au pied d’estrade et n’y bougèrent pas plus que sous l’œil de Charles Quint. Ce fut entre eux que Sarah Bernhardt mena la vente avec le propre marteau de commissaire-priseur de Charles Pillet, que ce vieil ami du temps des catalogues m’avait, à ma prière, envoyé pour la circonstance.

« Mon cher ami, voici le marteau demandé. Il en sort des pièces d’or à tout coup. Nul doute qu’il ne fasse merveille aux mains de sa nouvelle propriétaire. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à compter de demain il me deviendra plus précieux et plus cher. À vous, Charles Pillet. »

Car ce fut Sarah Bernhardt qui mena la criée de notre pavillon. Elle aussi elle coopérait, comme Daniel Vierge, comme Charles Pillet et bien d’autres que je vais dire, non moins illustres et aussi désintéressés. Je ne sais pas si je m’abuse, mais il me semble que, dans le Paris nouveau, le plus entreprenant, voire le plus chançard, renouvellerait assez difficilement, sous Fallières, le prodige de ce journal légendaire.

Sarah Bernhardt qui, pendant la tournée de la Comédie-Française à Londres, venait de décrocher la grande timbale où elle boit encore, était dans le fort et le plein de sa querelle avec Émile Perrin, et si elle n’avait pas rompu, elle allait rompre les vœux qui l’enchaînaient à Molière. Nous l’avions soutenue de notre mieux, d’abord parce que nous étions jeunes et ensuite parce que, sous peine d’être illogiques, nous devions combattre pour l’art libre sous toutes les bannières. Notre titre même nous imposait cette attitude.

Idole déjà des intellectuels et de leur élite, elle les traînait tous à sa robe, non seulement par son charme de femme sans rival, mais encore par cette impatience d’activité, ce mépris des contingences, cet art de traverser en les crevant tous les cerceaux de la vie et sa légende déjà bruyante de Cléopâtre buveuse de perles. Comédienne en outre admirable, magnétique, peintre, statuaire, écrivain, omni-artiste si elle eût été musicienne, sa cour était formée de la plupart des écrivains, statuaires et peintres dont se composait ma double rédaction volante, de telle sorte, qu’à La Vie Moderne, elle pouvait se dire, comme elle s’y sentait, chez elle.

Nous étions allés, Georges Charpentier et moi, mettre sous ses auspices notre « boutique à treize ». Nous la trouvâmes la palette au poing, en blouse d’atelier, devant une toile, visiblement impressionnée de la manière d’Alfred Stevens et qui, selon le mot de mon compagnon, « n’était pas gaie pour deux sous ». C’était, je pense, une Ophélie. À cette époque, elle aimait beaucoup à rire : il restait encore de la mortelle dans la déesse et le jugement critique de mon facétieux administrateur la ravit.

— Vous vous y prenez à temps, nous dit-elle, je vais partir pour l’Amérique. J’ai signé avec Jarrett. Je suis dans les couturiers jusqu’au cou et je n’ai plus une minute. Mais pour La Vie Moderne, tout ce que vous voudrez, où vous voudrez, quand vous voudrez ! Oh ! ce journal qu’on fait aux sons de la guitare ! Je n’y mets qu’une condition : on doit geler à l’Hippodrome, il me faut autour de moi des fourrures, une mer de fourrures. Je ne vis que dans les peaux d’ours. Du reste c’est bien simple, j’apporterai les miennes.

Puis, comme elle s’inquiétait de savoir ce qu’elle aurait à vendre pendant cette redoute, je lui montrai un tambour de basque que j’avais apporté dans ma serviette.

— Oh ! fit-elle, ce n’est pas bien original, même pour une fête espagnole.

— Vous ne l’avez pas regardé.

Le tambourin était peint par Antoine Vollon et signé de son nom illustre. Nous avions fait venir d’Espagne une centaine de ces instruments que nous avions distribués d’abord à nos habitués en les engageant à utiliser la peau d’âne comme toile à peindre. La « folie » avait eu un succès extraordinaire. Tous les oléographes étaient accourus réclamer leur tambourin et, au bout de deux jours, il ne m’en était plus resté un seul à offrir à nos collaborateurs. Or, le matin même, Antoine Vollon m’avait apporté le sien, rien moins qu’une merveille.

— En avez-vous beaucoup comme ça ? s’était écriée Sarah « espatouflée », c’est le cas de le dire.

— Oh ! pour le moment, nous en attendons d’autres. Mais nous exposons déjà dans le hall, sous la garde du formidable Gonry, notre garçon de salle, ceux de Bonnat, Henner, Ribot, Boulanger, Manet, Stevens, Renoir, Duez, Worms, Madrazo, Rico, de Nittis, Boldini, Lewis-Brown et Clairin.

Jojotte a le sien ? Il ne m’a rien dit. J’en veux un, j’en veux un ! — Et elle étendait, impérative, son appui-main, comme un sceptre.

— C’est que, d’abord, nous ne voudrions pas abuser, glissait le subtil Zizi, et ensuite que nous portons, en vous quittant, le dernier à Meissonier…

— Cependant, fis-je.

Et elle n’eut pas à nous l’arracher, vous n’en doutez pas une seconde.

Les tambourins peints de La Vie Moderne ont été assurément, la trouvaille de mon consulat, et ils avaient lancé notre publication. C’est grâce à eux que nos rivaux mordirent la poussière à l’Hippodrome. Armée du marteau d’ivoire de Charles Pillet, Sarah en costume de doña Sol, et aidée de Bianca vêtue en Carmen, conduisait les enchères ; par son ardeur ensorcelée, elle évoquait l’image d’un chef d’orchestre hoffmannesque battant la mesure à des diables ; elle sombrait dans les fourrures, puis en surgissait, un tambour tintinnabulant à la main, signé d’un maître ; de temps à autre, on lui passait une flûte à champagne, et de quel champagne, du champagne « coopératif », envoyé d’Épernay par l’excellent M. Mercier, pour la rédaction. Et la coupe de Venise, qu’elle avait aussi apportée, comme un fétiche, s’emplissait d’or et de bank-notes, tandis que la tour de la Giralda, reconstituée par l’un de nos confrères, sonnait à toute volée pour éteindre la voix de notre enchanteresse.

Je me souviens qu’ayant aperçu, dans la cohue, l’un de ses amis qui avait oublié de nous envoyer sa « peau d’âne illustrée », Sarah lui demanda sa carte. Puis, la brandissant comme le billet gagnant d’une loterie : « Bon pour une aquarelle authentique d’Édouard Detaille. En voici déjà la signature. Nous en demandons trois mille francs ». Et elle vendit la carte.

Vers les deux heures du matin, l’attraction des tambourins était épuisée et, ouvrant ses mains vides, Sarah Bernhardt nous questionna d’un geste. J’avais prévu ce froid et je m’étais mis en mesure d’y parer.

— Laissons passer les toreros, lui dis-je.

Il y avait, en effet, au programme du festival, un défilé tauromachique où figuraient quelques-unes des meilleures épées de l’Espagne : Lajartijo, El Gordito, Gonzalo Mora et le vieil Angel Pastor, en grands costumes de corrida, avec picadores, banderilleros et leurs mules. Quand ils arrivèrent devant notre posada, je fis un signe à Gonry qui déposa aux pieds de la vendeuse un sac de toile grise d’un aspect assez agricole.

— Sont-ce des pommes de terre ? clama-t-elle.

— Non, dis-je, et, du sac, comme d’une corne d’abondance, cent paires de castagnettes coulèrent dans les fourrures. Seulement, il y a castagnettes et castagnettes, et celles-ci étaient les « castagnettes de La Vie Moderne ».

Les castagnettes de La Vie Moderne étaient particulières en ceci que, dans chacune de leurs coques battantes, le coopérateur Charles Gillot avait fait coller une petite « paniconographie » sur soie des portraits de nos vendeuses, dessinés par Louise Abbéma. L’un de ces portraits était celui de Mlle Baretta, qui, à son grand déplaisir, avait été obligée, au dernier moment, de céder sa place à la bonne Blanche Bianca, mais l’autre était l’effigie de Sarah Bernhardt. Je ne vous donne pas l’idée pour intrinsèquement géniale, non, mais tout est prétexte à débit dans ces encans de charité et l’important était de ne pas laisser languir la vente, — « verbena », en langue de Cervantes, — dont l’intérêt se détournait un peu de notre pavillon au bénéfice d’une étable où la blonde Théo débitait du lait de « vache espagnole » qu’elle trayait elle-même dans la tasse.

Partant de ce principe qu’un clou chasse l’autre, et piquée au jeu par la flatterie de l’icône des castagnettes, Sarah eut l’une de ces inspirations qui signent les grands stratèges. Loin d’attendre que le défilé des toreros fût terminé, elle se mit à les bombarder au passage avec ces petites cliquettes illustrées. Ils les attrapaient au vol, qui de la pique, qui de l’épée, d’autres à la main ou dans la cape, de telle sorte que le cortège était comme la mise en scène épique d’une course aux anneaux sur les chevaux de bois. Lorsque le cercle du stade les ramena devant notre posada, ils avaient tous à la poitrine la castagnette de Sarah Bernhardt — et la laitière d’en face fut coulée.

— Et à présent, qu’avons-nous à mettre à la criée ?

— Madame, saluai-je, c’est le tour des poètes, et voici leur obole.

C’était un album de vers composé de six pièces lyriques autographes des maîtres ès rimes de l’heure imprimées à la main sur chine par Charles Gillot en personne, et tirées à cinquante exemplaires. Victor Hugo ouvrait la marche avec une Orientale transcrite par lui-même et encadrée par Henri Scott ; Martin Rico s’était chargé de la bordure du poème de Théodore de Banville ; Raymond de Madrazo avait « imagé » une séguedille de José Maria de Heredia ; Adrien Marie un sonnet de François Coppée, et Eugène Courboin la déclaration d’amour d’Armand Silvestre aux femmes espagnoles. La sixième page était un dessin de Daniel Vierge autour de « Carmen » d’Émaux et Camées dont j’avais fourni l’autographe ; et c’était autant de chefs-d’œuvre, dessins et texte, un keepsake unique.

Au bout d’une demi-heure, Sarah ne pouvait plus en fournir, à aucun prix, à personne, l’édition était épuisée. Je ne crois pas que beaucoup de bibliophiles possèdent un exemplaire de cet Album de Murcie au frontispice duquel Giacomelli avait donné l’envol à tous les oiseaux de sa volière décorative, et je n’en ai pas vu passer dans les catalogues. Il y en eut trois, imprimés sur soie, que Charles Gillot nous offrit, l’un au directeur, l’autre à l’administrateur et le troisième à la vendeuse de La Vie Moderne. Si, en rangeant ses livres, quelque jour, elle le retrouve, il lui chantera le souvenir de cette fête oubliée dans ses Mémoires, et qui sonne ses grelots à l’aurore de sa gloire.

Les illustres rivaux n’en menaient pas large, eux et leurs kiosques, dans l’Hippodrome. Nous pouvions estimer à près de vingt mille francs la somme contenue dans la coupe de Venise, et ce fut en effet celle qu’à la fin de la redoute La Vie Moderne put verser entre les mains de M. Jaluzot, président organisateur du gala. Il en resta béant, du reste, et d’autant plus écarquillé que nous nous étions fait escorter par Daniel Vierge, à qui nous devions sa bonne part dans la victoire. Le merveilleux artiste, un peu égayé par les toasts qu’il avait soutenus en l’honneur de la reine Isabelle, présente à la fête, n’avait pas lâché sa guitare, ni dévêtu sa houppelande, et pendant que l’administrateur, assez troublé lui-même, empilait les louis d’or et feuilletait les bank-notes, Vierge accompagnait le bruit de recette de cris gutturaux et rythmiques où feu Barème lui-même aurait perdu le sens hautain de sa comptabilité de bronze.

L’Hippodrome se vidait, l’heure était sonnée de baisser le rideau et d’aller dormir sur nos lauriers, Sarah Bernhardt, toujours rétive à la lassitude, s’était, pour la première fois en cinq heures, assise. Ses domestiques venaient reprendre les fourrures. Il ne restait pas deux cents personnes dans l’arène et sur les gradins. — Allons, bonsoir, bonjour plutôt. Êtes-vous contents ? sourit-elle en nous tendant les mains. — Si nous le sommes. Vingt mille de recette ! La Vie Moderne est lancée, claironna Zizi, et grâce à vous. Vive Sarah !…

— Et vous, me dit-elle ? Vous ne soufflez mot. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, merci. Vive Sarah ! Vive…

— Non, parlez, je veux savoir, je veux toujours tout savoir.

Eh bien ! voici : il me reste une attraction pour compte : vous partez, elle est perdue. Mes pauvres mirlitons !

— Quels mirlitons ?

— Ceux que j’avais préparés pour la vente, les mirlitons des prosateurs. Il y en a qui sont dignes de La Rochefoucauld, de Vauvenargues, de Commerson, des plus grands penseurs. Et les voilà qui gisent, inachetés, inédits, inouïs, dans ce panier à vin de Champagne. Qu’est-ce qu’ils vont dire de moi, tous ces écrivains célèbres qui m’ont envoyé des adages, des maximes, des sentences de haute sagesse, dont j’ai fait enrubanner des roseaux sonores, que dis-je, des roseaux pensants ? Sarah Bernhardt n’en a que pour les peintres, alors ? Elle méprise les philosophes. Elle nous croit indignes de l’honneur des enchères. Ce n’est pas pour nous qu’elle exerce, avec le marteau de Charles Pillet cette puissance de séduction qui fait payer trois mille livres une carte de visite d’Édouard Detaille. Pauvres penseurs de La Vie Moderne ! Pauvres mirlitons ! Tenez, lisez, voici celui d’Alexandre Dumas : — « Il est plus facile d’être bon pour tout le monde que pour quelqu’un. » Et cet autre de Victorien Sardou : — « On ne fait pas l’éloge d’un confrère pour le grandir mais pour pouvoir dire d’un autre qu’il est plus petit ». Il faut donc encore priver la postérité de cette devise serpentueuse d’Edmond de Goncourt : — « On est dégoûté des choses par ceux qui les obtiennent, des femmes par ceux qu’elles ont aimés, des maisons où l’on est reçu par ceux qu’on y reçoit. »

— Ces trois mirlitons-là, remarqua Zizi, n’ont pas besoin de pelures d’oignon, ils pleurent tout seuls, mais quels autographes ; ils valent bien l’un dans l’autre cinq francs chacun. Ah ! quel dommage !

— Mais, messieurs, répliquait-elle, il n’y a presque plus personne. J’ai les jambes dans le ventre et l’estomac dans les talons. À qui voulez-vous que je les place, vos mirlitons ? À vos massiers ? Mais ce ne sont pas des êtres vivants, ils sont en bois sculpté. Laissez-moi m’en aller, je vous en prie.

— Pas encore, écoutez d’abord, dans ce chalumeau, le cri d’extase de Ludovic Halévy : — « Heureux mirliton, qui bientôt sera pour les mondés vendu par Sarah ! »

— Et ce soupir de bambou exhalé par Jules Sandeau : — « Jamais un mirliton n’eut pour vous tant d’appas, donnez à la marchande et ne marchandez pas. » Vous allez désespérer ces deux académiciens !

— Ah ! ne me faites pas pleurer, dites ?

Et elle se tamponna les yeux de son mouchoir.

— Il y en a de si amusants, suggérait l’administrateur. Tenez, celui d’Eugène Labiche : — « Ma maîtresse se nomme Constance ; avec son nom, ah ! quelle différence ! » Toute l’œuvre du maître est là en somme. Laisserez-vous choir encore dans l’éternel oubli ce distique définitif de Monselet qui a fait trembler d’envie Victor Hugo sur sa base : — « J’aime à caresser ma maîtresse en lisant l’Magasin Pittoresque. »

Pour le coup elle éclata de rire. — C’est trop drôle, vos mirlitons, en avant, Bianca, et passe-moi les « roseaux pensants ».

Sarah Bernhardt a toujours été une faiseuse de miracles, mais je ne m’explique pas encore comment, à son appel nouveau, les derniers traînards de la kermesse qui n’étaient plus que deux cents furent deux mille. Ils étaient rentrés, à sa voix, sous le joug. Les mirlitons philosophiques furent vendus jusqu’au dernier et, remise à sa voiture par le duc comptable dans tout le protocole de l’Escurial, la fée commissaire-priseuse s’envola… en Amérique.

Huit ans après, en 1887, le lendemain de l’incendie de l’Opéra-Comique, devant les décombres fumants de l’édifice, j’aperçus au Café Riche, un dessinateur attablé, qui prenait des croquis de la main gauche. Je n’avais pas revu Daniel Vierge depuis mon départ de La Vie Moderne et ma rentrée dans la mêlée littéraire. Je savais seulement que, frappé d’hémiplégie en pleine force, à la suite de ses veilles surchauffées près d’un poêle d’atelier en perpétuelle effervescence, il s’était retiré à Meudon avec sa fidèle compagne et qu’il s’y exerçait à suppléer au service perdu de sa main droite paralysée. Je le reconnus à ce signe, quoiqu’il fût resté aussi glorieusement beau qu’à cette fête de Murcie.

Je pris place auprès de lui, ravi et ému de la rencontre. — Ah ! cher ami !… balbutiai-je, mais il m’indiqua que sa langue, elle aussi, était atteinte et qu’il ne pouvait rien me dire. Puis, me montrant son carnet et les notes d’incendie qu’il y jetait de la senestre : — Patience ! sourit-il, patience ! — C’était le seul vocable qu’il pût émettre : patience ! Il exprimait toute son énergie. Hélas ! où était la guitare ? Où était la houppelande ? Où étaient les piments embrasés qu’il avalait comme dragées, et où était La Vie Moderne ? — Patience ! — Pour réponse, il me griffonna sur une feuille la silhouette de Sarah Bernhardt agitant un tambourin comme une gitana de Valence.

J’allai le visiter à Meudon. Il s’était remis à la peinture, comme à Madrid, dans l’atelier du vieux Federico de Madrazo, son maître, où, comme dans les ruines d’Aranjuez, sous la discipline de Carl Haes, le Hollandais qui lui avait « appris à voir ». Il n’avait plus rien à craindre du cheval d’Apocalypse, il lui avait payé sa dette et de la moitié de sa personne. Il lui disputait l’autre moitié. Patience !

La lutte dura quelques années pendant lesquelles l’héroïque gaucher multiplia ses travaux d’illustration, de plus en plus admirables, sans épuiser son génie. Puis le moment vint où le cheval l’emporta, et je pense que ce fut là où Velasquez et Goya l’attendaient pour le présenter à Cervantes.