Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Henry Becque/III

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III


Il est heureux que Scribe soit mort avant la représentation des Corbeaux de Becque, car il n’aurait pas passé la nuit, ce soir-là. Mais à défaut de Scribe il nous reste la critique que ce grand homme nous a faite, la bonne critique, un tas d’Aristotes, qui pensent que le théâtre a ses règles comme le jeu de l’oie. La première de ces règles, celle pour laquelle Scribe se serait laissé écarteler, c’est la loi de sympathie.

Parlons-en de la loi de sympathie. S’il est une loi d’art non seulement facultative, mais contestable, c’est celle-là. Elle n’a d’autre raison d’être que celle que lui prête l’attrait du contraste. Il peut être avantageux, dans une situation, d’opposer un personnage sympathique à un personnage antipathique, mais que l’on y soit toujours forcé, jamais de la vie ! Un beau coquin, bien triomphant, est un objet d’étude aussi intéressant, soit-il sans repoussoir, qu’un ange blanc sur un fond brun Van Dyck.

Je dirai même plus : le véritable artiste évitera le repoussoir ; il tiendra à modeler son coquin en plein air, sans artifice de clair-obscur. C’est ce qu’a osé faire Henry Becque dans ses Corbeaux. Il s’est défendu passionnément d’opposer à Teissier et à Bourdon l’un de ces militaires pleins d’honneur et de délicatesse qui interviennent à l’heure dite pour démasquer leur fripon et essuyer les larmes de la jeune fille. Dans la vie réelle, ces militaires n’existent pas : en art dramatique, ils sont niais et ne satisfont que l’idéal des cabotins, retapeurs de scénarios et scribolâtres.

Dussé-je en périr, jamais je ne me lasserai de crier que le public n’est pas appelé à collaborer aux œuvres de théâtre. Je ne suis pas de ces critiques qui reconnaissent au spectateur le droit de caser « son ingénieur » dans nos conceptions. Il n’est pas là pour dire comment il aurait traité, à la place de l’auteur, la situation que cet auteur lui propose ; il est là pour décider si cet auteur a tiré tout le parti possible, selon son propre tempérament, de la situation proposée, et voilà tout. Et j’en dis autant des critiques, mes confrères, qui tournent au gâtisme pédagogique avec leur sympathie pleine d’escargots. Il faut en finir avec cette furie du tout fait, du tout appris et des règles. Quelles règles ? Je n’en connais pas d’autre que la grammaire. Ah ça ! est-ce que vous vous imaginez qu’il a tout moissonné, votre Scribe, et qu’après ce bourgeois, il ne nous reste plus qu’à tirer la langue ?

Henry Becque, ayant un sujet triste à traiter, n’a pas éprouvé le besoin de l’égayer. Non pas que la recette ne fût pas à sa disposition : il pouvait, tout comme un autre, faire bondir des fantoches au travers de son drame ; mais il a jugé que s’il égayait son sujet, son sujet ne serait plus triste, et, comme il le désirait triste, il ne l’a pas égayé. J’aime cette volonté simple. Avez-vous lu Cœur simple, de Flaubert ? Dans Cœur simple, Flaubert s’était proposé de rendre la vie grise, monotone et sans accidents aucuns, d’une vieille fille de province. Il pouvait y faire intervenir le Grand-Turc. Il ne s’y est pas résigné. C’est pourquoi Cœur simple est un chef-d’œuvre. La critique n’en a pas soufflé mot, parbleu !

L’unité de ton dans les œuvres de théâtre, ainsi que dans toutes les œuvres d’art, est ce qu’il y a de plus difficile à obtenir. Le génie même ne la donne pas toujours : elle est le produit de la conscience. Je ne sais rien de plus consciencieux que Les Corbeaux. J’y sens, entre les scènes, presque entre les répliques, des sacrifices sans nombre faits par l’auteur à la seule vérité. Si jamais pièce a eu le droit d’être représentée telle qu’elle était écrite, c’est celle-là. Il y a là travail de mosaïque, et la seule équité exigeait que les moindres petites pierres en fussent respectées. Il n’en a rien été cependant et Henry Becque a dû se laisser dégrader. On lui a coupé des scènes entières, et la critique a trouvé cela très bien, elle a applaudi à cet émondage opéré de force par des jardiniers en chambre. Ah bien, c’eût été quelque chose de propre à voir qu’un jeune auteur résistant à l’expérience consommée du monsieur qui est là pour représenter tous les gouvernements qui se succèdent en France et qui, par conséquent, doit s’y connaître en proportions scéniques ! Je dois être un exécrable critique, car je trouve que Becque a eu tort de céder et de se laisser manquer de respect artistique. La scène où Gaston parodie les gestes et allures de son père est très bonne et très nécessaire ; elle explique à la fois le père, le fils et la famille et elle caractérise le temps où l’action se passe, nos mœurs et notre monde renversé. Si le contraste qu’elle forme avec la mort est violent, l’auteur n’a pas transgressé son droit en le faisant tel, et d’ailleurs personne ne prévoit la mort subite de Vigneron à ce moment. Bien plus, c’est grâce à cette scène que l’auteur éloigne du spectateur toute idée et tout soupçon de cette apoplexie foudroyante, et par conséquent qu’il en ménage l’effet et en augmente le désastre. Si Becque ne s’est pas donné la peine d’expliquer tout cela à ses émondeurs, c’est qu’il a pensé qu’il y perdait son temps. D’ailleurs il voulait entrer dans ce cloître de la rue Richelieu, il s’est laissé tondre comme un simple Clodomir.

J’en dirai autant de toutes les modifications, sans exception, qu’il a dû se laisser imposer, et de toutes les tonsures qu’il s’est laissé faire pour dire la messe à cet autel du dieu Scribe. La phrase où Blanche tutoie son amant et fixe de la sorte le degré de leurs relations inconnues de toute la famille est une phrase théâtralement nécessaire, qui suspend l’effet de cette révélation sur la scène du troisième acte et en prépare l’angoisse. La scène où Mme de Saint-Denis essaie de détacher par des conseils horribles et des insinuations infâmes la pauvre Blanche de son fils est traitée par mode de progression, avec infiniment d’art et de tact, et j’estime que, d’en retirer un mot, c’est ébranler tout l’échafaudage. La scène enfin où le notaire Bourdon ajoute le plus funèbre de tous les cris à son croassement de corbeau, le cri de la fausse piété, au quatrième acte, devait également être sacrée pour de véritables artistes de lettres, car elle parachève l’étude et la couronne de ce quelque chose de plus qui est la marque des talents élevés. Or, toutes ces scènes ont été tronquées, trouées à jour et scribouillées. De quel droit, de quel droit, de quel droit ?

Il y a eu un temps, en France, où un Fréron n’aurait pas permis de tels massacres de la pensée sans protester, et le jour approche où le public se chargera lui-même de nous sauvegarder notre liberté contre les coupeurs de chiens et les tondeurs de chats qui vont en ville.

En attendant, le public que nous avons, averti par la critique qu’il doit siffler, vient siffler, même aux coupures. C’est le même que j’ai vu, à la première d’Henriette Maréchal reconduire Horace et Lydie de Ponsard, qu’on donnait en lever de rideau, croyant que c’était le premier acte des Goncourt. Il préluda, ce soir-là, aux mardis de M. Perrin.

On a reproché aux Corbeaux de manquer d’intérêt et de trop nous mettre sous les yeux l’ingrat spectacle de la vie réelle. Mais les hommes d’affaires n’habitent pas l’azur, que je sache, et les corbeaux ne planent point. Quant au défaut d’intérêt, je regrette que personne n’ait fait ressortir l’art extrême avec lequel Henry Becque extrait un drame poignant des événements les plus simples et les plus ordinaires. C’est par l’intérêt au contraire que l’œuvre vaut, et de ce côté il y a tour de force. Point d’artifices, point de ficelles. Nulle double porte, aucune lettre perdue. Rien de ce qui fait pâmer les imbéciles aux pièces de M. Sardou. L’émotion ici naît du choc des caractères à la situation. Les secousses intérieures sortent et se traduisent par des cris vrais, toujours humains et d’une justesse pointilleuse. Comme il traitait un thème actuel, sur une donnée exacte, le prosateur s’est garé de la poésie, il a évité l’écueil du couplet héroïque, de la réplique détonnante, des effets d’acteur, et c’est ainsi qu’il a obtenu cette unité de ton dont je le complimente plus que de tout le reste.

Ne vous y trompez pas, des pièces comme celle-là, depuis Émile Augier, on n’en fait plus. Libre à vous, d’ailleurs, de lui préférer Le Monde où l’on s’ennuie et autres œuvres faciles à monter en voyage. Libre à vous de n’attendre de notre art que des titillations légères propres à accélérer les digestions lourdes et à précipiter la circulation du sang. Trahit sua quemque voluptas, dit le poète, et pour un morceau comme Les Corbeaux, je donnerais sans regret vingt pièces au choix dans le répertoire contemporain.

Les comédiens, dont il faut toujours parler, même lorsque l’on n’a plus rien à en dire, ont été fort braves. Je ne dirai pas qu’ils l’ont sauvée, mais bien qu’ils se sont montrés dignes de l’interpréter. Mlle Reichemberg s’est taillé un triomphe dans le rôle de Blanche. Mlle Barretta a parfaitement incarné celui de Marie, et Mlle Pauline Oranger, en Mme Vigneron, s’est enfin imposée à la Comédie-Française. Thiron et Febvre méritent encore les bravos dont ils ont été assourdis à la première. Enfin cette courageuse étude a été courageusement jouée. Le public seul a caponé.