Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/La Nuit Bergamasque/IV

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IV

PRÉFACE DE « LA NUIT BERGAMASQUE »


Voici la préface — manifeste de la première édition de La Nuit Bergamasque. Comme elle n’a pas été reproduite, peut-être plaira-t-il à quelques-uns de la retrouver ici. Les autres n’auront que douze pages à passer dans ce livre.

I

La Nuit Bergamasque n’a d’autre prétention que celle d’être un essai de vers comique en plein dix-neuvième siècle. Car le glorieux dix-neuvième siècle a de tout, mais il n’a pas de « vers comique ».

Aux yeux d’une infinité de gens, dits sensés, cette lacune est sans importance : le « vers comique » ne leur paraît pas un objet de nécessité première, enfin ils s’en passent apparemment. Mais en réalité nous nous mourons tous de la disparition de ce pain intellectuel que personne ne boulange plus. La perte du « vers comique » entraîne en effet celle de la Poésie comique, et le siècle dépourvu de Poésie comique est un fichu siècle, un siècle où l’on s’ennuie, un siècle à coucher dehors — le nôtre.

Or, dans l’impossibilité à laquelle on est réduit de s’évader hors de ce siècle de misère sans tomber prématurément à une éternité qui, pour mon compte, ne me dit rien de bon (et vous ?), et désireux cependant de savoir comment nos aïeux riaient là où nous ne rions plus, on en arrive à agir avec son temps et ses contemporains comme si ces contemporains n’étaient pas les vôtres ; ce temps est le temps où l’on vit, et où l’on se procure l’illusion d’écrire La Nuit Bergamasque.

Illusion bien gratuite et complète ! Jamais, je n’ai eu l’idée, l’espoir, le soupçon même que cet ouvrage dût voir les trente-six chandelles de la rampe. Je n’imaginais même pas qu’il pût être publié. En le composant, il y a trois automnes, sur ma petite grève bretonne, je m’abandonnais aux délices de l’inédit irrévocable, aux voluptés exquises du posthume volontaire. Ceux qui cherchent des sensations raffinées ont tort de négliger celle-là. Aucune jouissance n’est comparable à cette certitude, où l’on s’ancre, de n’être ni lu, ni entendu, ni représenté, ni édité, ni jugé, d’éviter le public et la critique, et de travailler pour un roi de Prusse dont le Berlin n’est pas dans ce monde. Oh ! l’inoubliable bon mois de nirvana littéraire !

Hélas ! ils sont venus ceux qui ne devaient pas venir. Tout est fini ! La Nuit Bergamasque éditée ! que dis-je ? représentée ! ! ! D’autres que moi connaîtront le sinistre Œnobarbe, son jardin de citrouilles, sa turque de femme, courtisane invraisemblable qui se donne pour de l’argent, non pour une romance, et n’épargne point les jeunes guitaristes, au contraire ! Tu sors du néant, Florinella, négresse sans conscience, et toi, reître sans mesure, vrai spadassin des rimes milliardaires, qui parles une langue sans date, dépravée, résolument anachronique, où l’argot moderne se pare des tournures classiques, désorganise la chronologie des vocables et fait une omelette affreuse de tous les styles nés ou à naître. Vous êtes réalisés, Bruno et Myrio, couple de vrais farceurs, outranciers de la charge, dont aucune police humaine — et même divine peut-être ! — ne tolérerait l’existence ni les conceptions. Or ça ! de quel droit vivez-vous ? Vous sortez des nimbes pour me déshonorer. Je ne vous fis pas présentables. Je ne vous avoue pas le moins du monde. Vous êtes bâtis hors des règles, en dépit du sens commun, à l’encontre de tout ce que l’on admire, pour le plaisir caricatural de modeler dans l’impossible. Vous êtes le rêve d’un Caliban. Voulez-vous bien rentrer dans votre boîte, fantoches en ribotte ! Fermez, fermez vite le guignol des mandragores, car la critique a peur, la critique s’évanouit.

La Nuit Bergamasque ne fut par moi composée ni pour plaire à la critique ni même pour lui déplaire. Je n’ai point pensé à elle, voilà ce qu’il y a à dire. On sait, n’est-ce pas, que je ne regarde pas à la taquiner. Mais cette fois, non. La Nuit Bermagasque, telle que la voici, avec sa folie de rimes, de concept, de personnages hyperboliques, ses détonations de couleur locale, de vraisemblance et son style omniséculaire, est le produit d’une esthétique qui m’est propre, qui me rend heureux, et que je ne ferai pas deux pas pour imposer aux autres. Puisque de braves gens croient devoir soumettre ce produit devant le public, je les suis dans leur aventure. Et comme ils me demandent encore un exposé de principes par où ceux qui veulent me comprendre pourront se raccrocher, je risque l’exposé de principes.

II

D’abord, et sur tout autre point, La Nuit Bergamasque est une recherche de « vers comique ». Le « vers comique », qui n’a pas dit son dernier mot avec Regnard, n’a plus parlé cependant, depuis cet auteur, au théâtre. Au moins il n’a plus parlé en maître. Il s’est effacé devant la prose et devant le vers tragique. Soit que les mœurs l’aient voulu ainsi (et je n’en crois rien), soit que la veine fût tarie à cette source poétique du génie français (et je ne le crois pas davantage), le Romantisme n’a point suscité d’héritiers à Regnard. Le drame, formule nouvelle, en qui et par qui devaient s’unir et se fondre les deux forces opposées d’expression scénique, le Rire et les Larmes, semble avoir été tout de suite insuffisant à réaliser son programme. Le drame chez Victor Hugo penche beaucoup plus (presque tout entier) vers la tragédie que vers la comédie. L’équilibre des deux forces n’y est point observé. Eschyle y mange la part d’Aristophane. Est-ce donc que le problème soit irréalisable ? Pour les auteurs, non. Mais pour le public français, peut-être. Nous avons l’âme classique, comme nous l’avons monarchique et chrétienne. On ne saurait avancer sérieusement que le poète des Châtiments fût insuffisant à la besogne : son vers comique équivaut à son vers tragique et le même lyrisme les nourrit. D’ailleurs Ruy Blas est le spécimen concluant du double génie dont le Maître disposait pour reforger l’œuvre de Shakespeare. Mais Victor Hugo a bien vite compris qu’il se heurtait à une routine invincible de l’esprit français. Le mariage de la tragédie avec la comédie était entaché d’inceste, ou pour dire plus juste, d’incompatibilité d’humeur. Il fallut renoncer à leur association. L’expérience prouva que, lorsque le spectateur français s’assied dans une salle pour pleurer, il veut pleurer tout le temps, et sans intermède ; et de même, s’il s’y asseoit pour rire, qu’il répugne à être distrait de sa joie par des épisodes tragiques. Ah ! ce Boileau ! On n’en pas fini avec sa puissance !

L’essai infructueux de fusion eut cependant un résultat, qui fut la trouvaille d’un vers comique tout particulier, sans rapport avec le vers de comédie traditionnel, et dont la force bouffonne trempe encore dans l’hyperbole du tragique. Ce vers coloré, pittoresque, vivant de sa propre gaieté gasconne, presque indépendant de la pensée qu’il contient, gardant en ses sonorités le haut ton déclamatoire du milieu dramatique où il est éclos, c’est au romantisme qu’on le doit.

Il est le vers comique moderne.

III

J’estime que la réelle erreur des producteurs de comédies actuels est de n’avoir pas rendu les armes, tout de suite, à ce grand vers hyperbolique, monté sur les échasses du drame et drapé dans ses fantaisies. Ils ont méconnu sa loi, si raisonnable, d’abracadabrance. Et pourtant elle s’imposait à un siècle gris, terne, triste, rongé de la lèpre du neutre et imbécillisé à demi par l’angoisse des réalités. Ils crurent qu’à ce siècle bourgeois, il fallait le vers bourgeois, le vers adverbial et proverbial, le vers sans tain, transparent, incolore, laissant voir la prose de la vie, le vers indéclamable, sourd, sans rythme, honteux de la rime qu’il traîne et de son pauvre bruit de cymbales fêlées. À l’abracadabrance, ils opposèrent la cuistrerie. Par terreur du rire empanaché, ils inventèrent le rire en madras, en bonnet de coton et en ceinture de flanelle ; par horreur du vers tragico-comique, nous eûmes le vers pipelet ! Pour ne pas écrire : tabellion ! ils écrivaient : notaire ! les prosopoètes ! Et telle fut la réaction.

Car la comédie en vers, telle qu’on l’accepte aujourd’hui sur nos théâtres littéraires, est peut-être de la comédie en vers, mais en vers comiques, non pas ! Il serait irrespectueux de dire que, malgré les rimes, elle reste en prose. Irrespectueux pour la prose, s’entend. La phrase symétrique qu’emploient nos prosopoètes, à la fois familière et pompeuse, pourrait être émise dans la vie réelle par un épicier distrait en train de peser de la cassonade sur ses balances. C’est un vers comme une flatuosité est de la voix humaine.

J’avance et mets en fait que si un domestique se permettait, chez vous, de vous parler comme les marquis parlent aux duchesses dans les comédies rimées du répertoire moderne, soit par système de proportions alexandrines, entrecoupées d’un hoquet régulier d’abord et d’un bruit imitatif ensuite, vous n’hésiteriez pas à le flanquer à la porte, attendu que ce domestique serait atteint d’un tic insupportable. Le ménage le plus heureux aurait droit au divorce, s’il ne pouvait s’exprimer son amour que par cette cadence tympanisante qui est l’hexamètre hydrocéphale et rabique. L’Inquisition a tout osé en fait de tortures, mais elle n’aurait pas osé enchaîner un hérétique à un bourreau scandant la prose tout le temps comme nos prosopoètes nous la scandent au théâtre, les misérables, pour nos plaisirs !

Certes, entre deux accusations déplorables, j’aimerais mieux encourir celle d’avoir substitué nuitamment le dôme des Invalides à la coupole de l’Institut que celle de manquer de déférence pour l’illustre école des prosopoètes comiques. Et j’entends par prosopoètes comiques ceux qui font représenter des comédies rimées, les autres n’étant que des prosateurs. La comédie en vers, au dix-neuvième siècle est un tel merle blanc que même celle qui n’est ni comédie, ni en vers, mérite déjà l’attendrissement, et l’obtient. Quand elle se manifeste, le public crie au martyre, et la critique, intimidée, parle tout de suite de la Légion d’honneur ! La critique, en effet, est si bonne fille qu’elle s’imagine que le vers prouve beaucoup plus que la prose. À la peine qu’elle endure à l’entendre, elle croit à un surcroît de travail et de patience chez le rimeur, et elle est touchée de ses efforts d’enfileur de perles. Ce n’est fichtre ! pas moi, qui la désabuserai. J’ai trop souvent admiré que personne ne bronche, dans cet héroïque Paris, lorsque, pendant trois heures d’horloge le funèbre vers en habit noir, le vers « Second Empire » prolonge épileptiquement la scie monotone de son inepte jonglerie. Ceux qui n’ont pas vu les Parisiens pendant le siège et veulent avoir une idée exacte de leur stoïcisme souriant, n’ont qu’à assister à une première de comédie en vers à Paris : c’est le même don de résistance contre la fatalité, la même énergie devant la famine, le même dédain naïf de la pluie d’obus. En province, on en a assez après le premier acte ; à Paris, on va jusqu’à l’armistice.

IV

Mais le rôle de la critique est d’être grave — et de gober ! C’est dans sa badauderie qu’est sa force. Le prosopoète lui impose !

Allez donc, de gaieté de cœur, professer cette doctrine que le propre du vers comique est de ne coûter aucun effort, de naître joyeusement tout seul et de tomber de la cervelle du poète comme les noix d’un noyer qu’on gaule. Tout est plaisir dans cet art, car tout est don. Le premier qui s’amuse à une comédie en vers, c’est celui qui l’a faite. Si vous voulez un signe de reconnaissance pour distinguer le poète comique du prosateur qui rime, n’en cherchez pas d’autre que la facilité. Mais chut ! Pourquoi divulguer un secret que je tiens de Polichinelle lui-même ?

J’ai souvent pensé et je crois bien l’avoir écrit dans les innombrables articles que j’ai semés depuis vingt ans à tous les vents, que le comique est une des faces du lyrisme. Le couplet comique, c’est l’ode en goguette. C’est pourquoi il est si regrettable que Victor Hugo, fidèle à son idée du drame, ne nous ait point laissé de modèle de comédie pure. Il nous aurait débarrassé d’un coup de l’école élégiaque et du vers pipelet et « Second Empire ».

L’un de ses plus intelligents disciples, Auguste Vacquerie, tenta cette comédie dans son Tragaldabas. Il écopa. Le coup sans doute était prématuré. Si Le Rappel avait existé en ce temps-là, les fils de Ponsard étaient noyés, car il faut pouvoir se défendre, dans un monde où chaque jour apporte son combat pour la part de soleil.

Alfred de Musset — le plus doué de tous les grands contemporains pour l’art du théâtre, et celui qui y croyait le moins — eut certainement l’idée de la comédie en vers, telle que nos mœurs et notre Poétique la demandent, telle qu’on la réalisera demain. Mais il ne put dompter une paresse, faite de découragement peut-être, devant le triomphe des mirlitonistes du bon sens. Il commença On ne badine pas avec l’amour, en vers, et l’on retrouve encore un grand nombre d’hexamètres dans la prose rythmée et métaphorisée de cette esquisse théâtrale, notamment dans ses premières scènes. Puis il se lassa et prononça l’éternel : À quoi bon ? des véritables artistes de notre âge.

Hélas ! à quoi bon en effet, puisque le tabellion tragique à qui l’on doit L’Honneur et l’Argent, La Bourse et d’autres épiceries populaires, avait déjà corrompu la bonne volonté d’Émile Augier. Car Émile Augier a renié Musset pour Ponsard. Il a « pipeleté » Gabrielle et Paul Forestier après L’Aventurière, ce brave essai où sa gloire se raccroche.

Un seul homme — et par simple divertissement encore ! profita vertement de la leçon discrète de Ruy Blas et des premiers actes de Marion Delorme. Il s’amusa à démontrer par l’exemple quelles ressources le vrai vers comique, empanaché, hyperbouffon et cliquetant des syllabes, offrait à l’esprit moderne. Deux badinages lui suffirent, et ces deux badinages sont les seuls morceaux de franc style comique qui relient le théâtre moderne à la filière des maîtres classiques. C’est pourquoi on ne les joue nulle part, non seulement pas au théâtre Cluny, mais même à la Comédie-Française.

Pierrot Posthume et Le Tricorne enchanté, deux farces italiennes, rejoignent à travers les années Les Plaideurs de Jean Racine, et elles leur tiennent tête pour la franchise du ton, la verve railleuse, et l’éclat retentissant de la facture.

On en conclut que Théophile Gautier n’était pas doué pour la scène. Naturellement. Il ne se le laissa pas dire deux fois. Il alla faire son feuilleton, déclara que L’Honneur et l’Argent était l’honneur et l’argent du siècle, et partit pour Constantinople, où l’on voit l’immortel Karageuz, en qui est la sagesse, sans quitter son chibouk.

Est-il utile d’ajouter que l’appel de Théophile Gautier ne fut pas entendu, ayant à peine été compris des plus forts critiques. Le Livre s’empara de ces deux merveilles de vers comique, et les garda, comme il fait de tout ce qui est original ou parfait en littérature dramatique.

Après Théophile Gautier, et à sa suite, notre cher maître Théodore de Banville tenta de ramasser la batte, et certainement il la tiendrait en main, s’il ne fallait pas quinze ans, en France, pour qu’une comédie en vers d’un acte se manifeste à la scène.

On n’apprend pas à fabriquer le vers comique. On sait le faire en naissant, et c’est ici que la nature a toute la besogne. Car, de tous les dons rares, celui du vers comique est le plus rare, sinon le plus précieux. Enfermer le rire dans un grelot d’argent ? Il y faut un orfèvre doublé d’un magicien.

Cet amusant Regnard, dont les conceptions n’ont souvent pas le sens commun, et qui ne se pique pas de philosophie bien profonde, me paraît être le type du versificateur comique. Les vers hilares tintent autour de lui comme les clochettes d’un chapeau chinois. Molière, jeune, et jusqu’à L’École des Femmes inclusivement, eut ce don, que nourrit seule la jeunesse, ou, à son défaut, la bonne humeur, cette santé de l’âme. Il sema les vers comiques à pleine main tant que sa main fut libre. Plus tard lorsqu’il tourna à la mélancolie, son vers se dépolit aux facettes ; le pur cristal en est touché ; son rayonnement louche vers la prose, cette prud’homie.

Et de fait, si l’on sommait la critique sérieuse de nommer douze poètes depuis Mathurin Régnier qui aient su faire rire le vers, ils seraient dans leurs petits cothurnes. Il y a Scarron d’abord. Puis Corneille dans Le Menteur. Racine surtout, dans Les Plaideurs le chef-d’œuvre du genre. Ensuite La Fontaine, Regnard, Boursault, Voltaire si l’on y tient, — enfin Victor Hugo, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Vacquerie, Banville, et c’est tout. Les autres ont eu — ou ont l’hexamètre grave.

Le Parnasse de Lemerre a fourni des poètes macabres et indo-chinois, mais point de comique. J’en excepte Ernest d’Hervilly, si curieusement doué, mais bien subtil, et qui, dans tous les cas, n’a pas trouvé l’occasion de donner toute sa mesure. Et voici La Nuit Bergamasque.