Souvenirs d’un hugolâtre/18

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 109-116)
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XVIII

En fermant la liste des excentriques de l’époque, je rappelle ici les promenades de Chodruc-Duclos au Palais-Royal, de Chodruc-Duclos qui commença par être le Superbe, à cause de sa beauté et de sa bravoure, et qui finit par être le Diogène moderne, aux yeux de ses contemporains.

Depuis 1819 jusqu’à 1829, ce déguenillé volontaire « drapa sa gueuserie » en accusant l’injustice des hommes, ou plutôt, paraît-il, en narguant le ministre Peyronnet, son ancien ami, qui refusait de lui donner d’emblée un emploi de colonel.

Costume tout à fait extraordinaire : longue barbe, peu ou point peignée ; cheveux se perdant sous le collet de la redingote ; chapeau à fond affaissé, à bords contournés ; redingote et pantalon artistement déchirés, laissant voir en partie les coudes et les genoux ; bottes réduites à une paire de semelles ressemblant à des cothurnes.

Quant au physique, — œil beau, nez aquilin, lèvres fortes. Les épaules étaient larges, les mollets saillants ; mais le dos était voûté. Henri Monnier lithographia son portrait à la plume.

Chodruc-Duclos, l’homme à la longue barbe, errait sous les arcades du Palais-Royal, depuis deux heures de l’après-midi jusqu’à une heure du matin. Sa personnalité demeurait indéchiffrable, son but énigmatique ; son cynisme était de convention. Il marchait sombre, silencieux, les mains derrière le dos, dédaigneux du passant curieux, jouant son rôle avec obstination, quelque chose qui arrivât autour de lui.

Le 28 juillet 1830, Chodruc-Duclos se promena comme d’habitude. Seulement, la révolution qui éclatait le vengea de Peyronnet ; il affecta aussitôt une mise décente, — barbe lisse, chapeau convenable. Il continua de faire peur aux femmes et aux enfants, et les commerçants des galeries qu’il parcourait, subvinrent presque avec joie aux frais de son enterrement (octobre 1842).

Au Palais-Royal se trouvaient toutes les brochures mises en vente pour défendre les opinions opposées, politiques ou sociales, éditées dans ce lieu qui ressemblait un peu à la Samaritaine, surnommée la « Bibliothèque de la Fronde » en 1649.

On y voyait aussi des libelles provenant des diverses librairies situées autour de l’Odéon et dans plusieurs quartiers populeux.

Certains livres et brochures se vendaient « chez les libraires du Palais-Royal » lorsque leurs publicateurs ne voulaient pas se nommer.

Le plus connu des libraires du Palais-Royal était assurément Dentu, père de l’éditeur actuel, qui commença dans les galeries de bois.

Chez lui paraissaient les récits d’événements légitimistes ; chez lui, dès 1831, on s’abonnait, pour seize francs, à une suite de vingt-cinq plaquettes qu’imprimait la Société pour publications de brochures.

C’étaient : Quelques observations sur le procès des ministres ; Encore un procès de presse ; de la Marche du gouvernement depuis le 7 août 1830 ; et, notamment, une Pétition aux Chambres « sur les meilleurs moyens de mettre un terme aux complots insurrectionnels organisés depuis le mois de juillet par les révolutionnaires avides de place, de sang et de rapine, et de préserver la société de nouvelles entreprises de la part des forçats libérés, surtout dans une grande cité telle que Paris ».

Des brochures publiées chez Dentu, quelques-unes se donnaient, par esprit de propagande ; une d’entre elles se vendit « au profit des blessés de la garde royale » ; plusieurs sortaient de l’imprimerie de Dentu.

Il va sans dire que si ce libraire poussait de préférence les écrits légitimistes, il ne dédaignait pas de débiter, impartialement, des publications d’autre couleur. Sa clientèle était européenne ; sa maison d’édition a pris les proportions les plus vastes. Mais Édouard Dentu n’a pas gardé complètement la spécialité des brochures ; il a publié des milliers de romans, jusqu’au jour où il a été enlevé, jeune encore, à ses nombreux amis (13 avril 1884).

Corréard, un des rares survivants du radeau de la Méduse, acteur dans le poignant épisode que Géricault avait si supérieurement peint en 1819, s’était fait libraire dans une obscure boutique des galeries de bois, — Au naufrage de la Méduse. Il y avait vendu à profusion les brochures libérales, sous la Restauration. Mais, privé de son brevet en 1822, pour condamnation à propos de pamphlets édités par lui, il ne tenait plus de librairie ; il écrivait sur les arts, les sciences et l’industrie.

Chez Delaunay, chez Ledoyen, chez Levavasseur, même chez Barba, libraire spécial pour les pièces de théâtre, tout en éditant quelquefois d’autres ouvrages, par exemple un Sermon de l’abbé Chatel, les écrits philippistes, libéraux, voire démocratiques et sociaux avaient une large place.

Delaunay publiait l’Absolutisme dévoilé, le Catéchisme du peuple, etc. Ledoyen et Levavasseur étaient presque uniquement des vendeurs. Ce dernier, cependant, édita les Rhapsodies de Petrus Borel.

Les actualités, les questions brûlantes, les procès politiques, nous faisaient courir au Palais-Royal, et si nous n’achetions pas toutes les publications nouvelles, nous en lisions avidement les titres, afin de nous tenir au courant de la polémique générale, comme ces passants affamés qui respirent avec délices l’odeur de la cuisine des restaurants.

Nous avions l’espoir, souvent, d’acheter en secret une brochure saisie, fruit défendu et préféré. Combien de libraires ont spéculé sur d’apparentes persécutions policières !

Pendant une quinzaine de jours, un de mes amis chercha, sans pouvoir le rencontrer, le vingt-sixième numéro de la Caricature ; « Arrêt de la Cour prévôtale, qui condamne Françoise Liberté, née à Paris en 1790, au cautionnement et à la flétrissure des lettres T R (timbre royal), pour crime de révolte dans les journées des 27, 28 et 29 juillet 1830 ».

Une satire en vers, publiée dès 1831, par Altaroche, et intitulée : La Chambre et les écoles, ne tarda pas à être introuvable. Un million, s’il vous plaît ! du même auteur, devait faire grand bruit, plus tard, contre la dotation du duc de Nemours.

À plus forte raison fallait-il multiplier les habiletés, les ruses, pour se procurer les factums des républicains, publiés « sous la couverture », ou les malicieuses élucubrations des légitimistes sur Louis-Philippe et sur la pendaison énigmatique du prince de Condé, ou sur les bourreaux de la duchesse de Berry, captive en la citadelle de Blaye.

Plus le gouvernement s’éloignait de la liberté, plus l’opinion publique la réclamait.

Lamennais, avec les Paroles d’un croyant, lança un coup de tonnerre qui eut un immense retentissement. Le prêtre philosophe, l’auteur de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, l’ultramontain avait collaboré au Conservateur avec Bonald, Chateaubriand et Villèle. L’écrivain qui avait naguère combattu la liberté au nom de l’autorité, l’esprit libéral au nom de l’absolutisme, le défenseur excessif de l’Église souveraine, le dictateur intolérant, celui qui, dans le journal l’Avenir, revendiquait la pleine et entière liberté de la religion, la totale séparation de l’Église et de l’État, la liberté d’enseignement, la liberté d’association, la liberté de la presse, — tout cela sans limite et sans restriction, — avait été désavoué, condamné par le pape, pour cause de révolte.

Lacordaire, Montalembert et de Coux, qui se nommaient eux-mêmes « les trois maîtres d’école », avaient été obligés de fermer, en 1831, une école gratuite d’externes par eux ouverte sans autorisation.

Ils n’avaient pourtant pas suivi Lamennais dans sa lutte avec le Saint-Siège. Lamennais, non soumis à la décision papale, cherchait un point d’appui dans le peuple, et substituait l’autorité démocratique à l’autorité ecclésiastique d’une Église qu’il jugeait au-dessous de sa mission.

Alors il publia les Paroles d’un croyant, ouvrage qui était, selon La Fayette, « l’Apocalypse de 89 », et, selon d’autres adversaires, « l’Apocalypse du démon ». Ce livre jetait l’omnipotence politique et religieuse aux pieds de la démocratie.

Trente mille exemplaires s’enlevèrent en moins de trois jours. Les passions furent allumées. Quelques gens dirent de ce livre : « C’est Babeuf prêché par Isaïe » ; — « C’est 89 qui fait ses Pâques » ; — « C’est un club sous un clocher ».

Cette dernière expression avait été employée par Lamennais lui-même, pour caractériser le Saint-Simonisme.

Le camp des lutteurs, contre les répressions s’élargit de jour en jour, de telle sorte que les ministères successifs, pendant l’année 1834, ne se firent aucun scrupule d’entrer dans la voie absolument réactionnaire.


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