Souvenirs d’un hugolâtre/29

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 221-227)
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XXIX

Quant au talent d’Horace Vernet, nous l’avons plus d’une fois dédaigné.

Dans cette famille, on peignait de père en fils : Antoine, Joseph, Carle, Horace Vernet. Il nous semblait, à nous, hugolâtres, qu’une palette venue par succession fût nécessairement entachée de vulgarité. Il y avait trop longtemps qu’on parlait des Vernet !

Horace, prétendions-nous, faisait de la peinture « à la toise » ; il brossait ses toiles « à cheval » ; il n’était « grandiose que pour les bourgeois ». Plus on nous vantait sa facilité, plus nous l’écartions du Parnasse de l’art.

Dans l’espace de sept mois, il couvrit sept cent soixante et quelques pieds de toile (un peu plus de trois pieds carrés par jour) ; et dans l’espace de trois ans il improvisa cinquante-sept tableaux.

Toutes ses batailles de l’Empire furent refusées par le jury de la Restauration : son atelier devint alors un rendez-vous pour les adversaires du gouvernement de Charles X, et, conséquemment, Louis-Philippe le protégea, au point de lui offrir plus tard la pairie. Horace Vernet refusa ; il refusa aussi de peindre un « Louis XIV à l’assaut de Valenciennes », parce que c’était mentir à l’histoire.

Le roi et l’artiste se brouillèrent. Horace Vernet partit pour la Russie, revint en France après la mort du duc d’Orléans, se réconcilia avec Louis-Philippe, « se remit à l’ouvrage », comme nous disions.

Enrichi par ses travaux, décoré de tous les ordres de l’Europe, cet artiste que l’on appelait « le pourvoyeur du Musée de Versailles », a tenu une grande place dans son époque, sans ajouter de fleurons à la couronne de l’art ; mais le pinceau d’Horace Vernet a retracé tant d’épisodes de nos annales que son nom ne périra pas. Ce fut un peintre-historien, nous pourrions presque dire un peintre-voyageur.

Un autre créateur de compositions immenses, un peintre philosophe, Paul Chenavard, brilla par l’imagination. Il n’accomplit que la moitié de sa tâche et crut pouvoir mener à terme une œuvre colossale, lorsque, après février 1848, il fut chargé de décorer le Panthéon.

Il devait tracer l’histoire de la civilisation depuis la Genèse jusqu’à la révolution française.

Quel sujet ! quelle grandeur ! Combien l’artiste qui avait étudié à fond les maîtres de l’Italie se trouvait à l’aise pour mettre à profit son savoir et manifester son style !

Chenavard travailla avec ardeur, avec foi ; onze cartons énormes étaient déjà terminés quand le Panthéon fut rendu au culte catholique — avec un fronton annonçant une nécropole des grands hommes. Il ne se dédommagea un peu que par le Salon de 1853 et l’Exposition universelle de 1855.

Adoptant une manière toute différente, choisissant des sujets épisodiques, et les traitant selon les idées du romantisme, Robert Fleury s’attirait fréquemment, au contraire, les bravos du public. Il peignait tantôt une scène de la Saint-Barthélemy, tantôt Henri IV rapporté au Louvre, tantôt le Colloque de Poissy, tantôt une scène d’Inquisition ou un autodafé.

Que sais-je encore ? Autant de tableaux, autant de succès, que les belles lithographies de Mouilleron, élève de mon frère, rendaient promptement populaires. La peinture de Robert Fleury élevait le genre à la hauteur de l’histoire, ou, si vous l’aimez mieux, elle accommodait l’histoire avec le genre, elle inculquait un peu de romantisme aux bourgeois.

Le nom de Robert me rappelle un talent qui lança des étincelles depuis 1824 jusqu’à 1835 ; une personnalité toute romanesque ; un artiste qui commença par tenir le burin et finit par tenir le pinceau, en composant des toiles qui ont le précieux patient de la gravure.

Je parle de Léopold Robert, qui se tua à Venise, en 1835, et dont le dernier tableau : Pêcheurs de l’Adriatique, fut exposé une année après dans une salle de la mairie de la rue Drouot. La foule se pressait, émue, attristée, devant l’œuvre de celui qui s’était donné la mort par suite d’un amour sans espoir pour la princesse Charlotte Napoléon.

Mercuri avait gravé les Moissonneurs de Léopold Robert, et quiconque possédait une belle épreuve de cette délicieuse gravure ne l’eût pas facilement cédée, je vous le jure. La mode fut aux œuvres de cet artiste, donnant à ses brigands et à ses paysans un certain air de majesté mélancolique. L’Improvisateur, la Madone de l’Arc, les Moissonneurs et les Pêcheurs figurent dans les galeries du Louvre.

Le temps les a fort défraîchis, et puis… la mode s’est portée ailleurs, et l’on reste presque froid devant ces toiles jadis acclamées !

Il faut se borner ; mais dois-je me taire sur les paysagistes ?

Ils forment un groupe vraiment extraordinaire dans la génération de 1830.

Bidauld et plusieurs artistes peintres nous servaient, sous le nom de tableaux, des plats d’épinards réussis.

Chaque année, à l’ouverture du Salon, nous formions une bande, quelques amis et moi. Nous cherchions les plats d’épinard, devant lesquels nous éclations de rire, à la grande indignation des bourgeois, qui partageaient le goût de Louis-Philippe, et estimaient beaucoup le talent de Bidauld.

L’École du paysage composé, historique et mythologique, elle aussi, possédait le privilège d’exciter fréquemment notre hilarité. À part quelques toiles d’Aligny, de Paul Flandrin, de Rémond même, nous plaisantions fort les « créations », en disant bien haut que le paysage devait représenter les scènes de la nature, au lieu d’en inventer.

Les Théodore et Philippe Rousseau, les Jules Dupré, les Camille Flers, les Louis Cabat n’ont-ils pas excellé dans ce genre, en même temps que Louis Français, François Daubigny, Constant Troyon, Prosper Marilhat, Camille Corot, Millet, Chintreuil et Rosa Bonheur, les uns produisant aussi des natures mortes, les autres plaçant dans leurs sites des animaux admirablement peints ?

Notre École actuelle du paysage n’a pas de rivale. Qui donc mieux que Dupré sut faire percer le soleil sous les ombrages ? Qui rendit mieux que Théodore Rousseau, que Flers, Français et Daubigny, les effets d’arbres, de rochers et de ciel ? Et la Mare aux canards, de Cabat ? Troyon n’a-t-il pas mérité le surnom de « la Fontaine de la peinture », avec sa touche virile, sa richesse de tons et son brillant coloris ? Le Marché aux chevaux, de Rosa Bonheur, n’est-il pas un chef-d’œuvre, parmi d’autres toiles charmantes ?

Marilhat, prématurément enlevé aux arts, nous traduisait poétiquement les plus beaux aspects de la Syrie, de l’Égypte et de l’Italie, tandis que Corot, sans égal dans les matins et les soirs, se montrait encore plus parfait dans les solitudes, faisait impression sur l’âme du spectateur, sans se préoccuper outre mesure de l’imitation matérielle.

Corot, l’élève de Bertin et de Michallon, se montra à la fois plus poétique et plus réaliste que ses maîtres. La réputation de ce paysagiste, d’abord si discuté, a grandi au point de le rendre populaire.

Ces artistes-là prirent pour atelier d’études l’admirable forêt de Fontainebleau, et ils y fondèrent des colonies, — Barbizon, Chailly et Marlotte.

Th. Rousseau, Corot, Diaz, Leroux, Troyon, Flers, Gaspard Lacroix, Lavieille, Jacques, François Millet, Chintreuil, Bodmer, etc., ont été comme les sylvains de cette merveilleuse collection d’arbres gigantesques.

À Barbizon, l’aubergiste Ganne en a vu passer un bon nombre. Une complainte rappelle encore les premiers temps de la colonie, et le vertueux Augustin Challamel, comme on le remarque dans ce curieux morceau, écrit en entier de ma main, s’y rencontra avec Guillemin et Brissot de Warville.

Je ne citerai que quatre vers de la complainte, sur le premier de ces deux artistes :


Guillemin, de gloire avide,

Pour sa part un panneau prit ;
Il y mit tout son esprit…

Et le panneau resta vide.

Ce pauvre Guillemin, peintre de genre, dont le pinceau était habile et gracieux, eut son heure de célébrité. La mort nous l’a enlevé, dans la maison qu’il possédait à Bois-le-Roi, commune située au milieu de la forêt de Fontainebleau.

Chez l’aubergiste Ganne, les artistes peignaient des panneaux, dont l’ensemble a formé un véritable musée renfermant plus d’un trésor.


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