Souvenirs d’un hugolâtre/33

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 272-286)
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XXXIII

Deux écoles historiques étaient en présence. L’ancienne, ayant encore de nombreux adeptes, se contentait de relater les faits sans les critiquer ; la nouvelle ajoutait aux descriptions des aperçus philosophiques. L’Essai sur les mœurs, de Voltaire, était de plus en plus goûté, de plus en plus imité par nos maîtres.

Quelques hommes tenaient les deux écoles, comme Villemain, dans son Histoire de Cromwell, comme Daunou, dans sa continuation de l’Histoire littéraire de la France, comme Dulaure, dans son Histoire de Paris, comme Lacretelle, Lemontey, Salvandy et le comte de Ségur.

D’autres s’inspiraient de l’Allemand Niebuhr et de l’Anglais Hallam, et donnaient plus d’essor à l’imagination et à la raison qu’à la narration analytique des faits.

Edgar Quinet, dans son Introduction aux Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, par Herder, exposait un système synthétique, de même que Michelet, en traduisant la Science nouvelle de Vico, faisait rechercher par les esprits cultivés l’histoire générale de l’espèce humaine.

Ballanche nous lançait dans les abstractions historico-théosophiques, en publiant sa Palingénésie sociale. Le Genevois Sismondi, dont l’Histoire des Français paraissait depuis 1821, s’attachait plus à l’histoire de la nation qu’à la biographie des souverains, et travaillait pour terminer son œuvre essentiellement démocratique.

Alexis Monteil, préoccupé, avant tout, de nos mœurs et coutumes, indiquait une route fort intéressante pour pénétrer dans le passé, en écrivant l’Histoire des Français des divers États, aux cinq derniers siècles, et si son livre manquait de vues d’ensemble, il fourmillait de matériaux curieux.

À côté de ces dépositaires de la science historique, dont les travaux ont influé sur ceux de leurs successeurs, permettez-moi de dire un mot des hommes que j’appellerai les « irréguliers de l’histoire ».

Ils suivirent le courant, et quelquefois ils le précipitèrent. Plus d’un écrivain, plus d’un politique, plus d’un journaliste, plus d’un romancier, plus d’un poète, ont laissé des livres très remarquables d’histoire, sans pour cela figurer dans la pléiade des grands historiens.

Armand Carrel, qui commença par être le secrétaire d’Augustin Thierry, « son premier maître », n’était pas seulement un vigoureux publiciste, l’âme du journal le National. Son Histoire de la Contre-Révolution en Angleterre ne produisit qu’un médiocre effet ; mais ses articles sur la guerre d’Espagne de 1823 émurent vivement le monde littéraire, et l’on ne douta pas de l’avenir du jeune écrivain.

Le marquis de Saint-Aulaire rédigeait une Histoire de la Fronde qui lui ouvrait les portes de l’Académie française, mais qui, il faut en convenir, était loin de valoir celle de la France sous Louis XIII et le cardinal Mazarin, par Bazin, couronnée par l’Institut et plaçant son auteur au rang des historiens distingués.

Prosper Mérimée, après le Théâtre de Clara Gazul, après Colomba et Carmen, publia d’excellentes Études sur l’histoire romaine, dans lesquelles il raconte avec un art parfait des détails qui sont le fruit de recherches précieuses.

Capefigue improvisa des publications historiques, où le style et la composition faisaient défaut, quoiqu’il lui fût permis de puiser dans les archives de l’État et de compulser une foule de documents diplomatiques.

Paul Lacroix (Bibliophile Jacob), qui s’était manifesté par des romans historiques où les détails de mœurs abondaient, s’adonna à l’histoire et à la littérature archéologique. Il fureta dans les recoins de nos annales, découvrit des curiosités, disserta sur des points controversés, et se distingua par un bon travail, en quatre volumes, Histoire du seizième siècle en France, qu’il publia en 1834, et qu’il a laissé inachevé. Les quatre volumes furent détruits dans un incendie de la rue du Pot-de-Fer.

Ce livre, écrit dans le système de de Barante, c’est-à-dire pour raconter et non pour prouver, pouvait nous faire croire que Paul Lacroix serait surtout un historien ; mais l’auteur de l’Histoire de Soissons, composée en collaboration avec Henri Martin, se complut à justifier son pseudonyme de Bibliophile.

L’Histoire des ducs de Bourgogne était une immense narration dans laquelle de Barante suivait une méthode opposée à celle de Daru, qui, dans son Histoire de Venise, discutait les documents sur lesquels il appuyait ses récits, et suivait la méthode dite philosophique.

Le poète Lamartine allait écrire la romanesque Histoire des Girondins, qui préluda à une révolution ; l’utopiste Louis Blanc allait écrire l’Histoire de dix ans, qui amoncelait les accusations contre Louis-Philippe, comme l’Histoire des deux Restaurations, par le libéral de Vaulabelle, retraça vigoureusement les fautes du gouvernement de Louis XVIII et de Charles X.

Pour l’histoire littéraire et critique, il faut citer Désiré Nisard, Patin, Saint-Marc-Girardin et Sainte-Beuve. Nos jeunes lettrés les consultent encore.

L’économie politique avait ses vulgarisateurs et ses historiens : Rossi, Michel Chevalier, de Tocqueville, Adolphe Blanqui, Frédéric Bastiat, Proudhon, — magnifique pléiade.

Chateaubriand, enfin, avec ses Études historiques, contribuait largement à développer le goût des recherches d’érudition, d’archéologie, de monographies diverses, et il donnait une belle forme littéraire aux produits de ses propres investigations. Plus d’arides chronologies, ni de lieux communs perpétués. Chateaubriand recommandait de puiser aux sources et de suivre les principes de l’école moderne, aidée d’ailleurs par la réimpression d’une foule de Mémoires, par la collection Guizot, par celle de Michaud, auteur de l’Histoire des Croisades, par celle de Buchon, par celle de Petitot, et, sur la Révolution française, par la collection Barrière, fort incomplète sans doute, mais présentant un ensemble assez considérable. Les compilations se succédèrent.

Sous l’influence de l’auteur de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, encore, les voyages prirent une valeur nouvelle ; on ne se contenta pas de décrire les paysages et de raconter les aventures personnelles : on étudia le passé comme le présent des peuples que l’on visitait, on étudia leurs goûts et leurs mœurs, et il en ressortit un grand avantage autant pour la géographie que pour l’histoire ; on s’habitua aux détails de la vie des nations ; en un mot, on rendit les lecteurs friands du pittoresque, non seulement en gravures, mais aussi en curiosités biographiques, anecdotiques et morales.

Je vous ai dit que la vue du musée de la Révolution du lieutenant-colonel Maurin avait fait de moi un historien ; la fréquentation d’Augustin Thierry et de Henri Martin acheva de me donner la vocation, si je puis m’exprimer ainsi, et, dès le jour où je recueillis mes premières notes, dans la Bibliothèque de l’Arsenal, pour travailler à mes Mémoires du peuple français, je poursuivis un but peut-être trop difficile à atteindre, — composer un ouvrage qui complétât Alexis Monteil.

De 1834 à 1866, pendant trente-deux ans, j’entassai les matériaux, de telle sorte que, me servant des travaux de Legrand d’Aussi, de Monteil, de La Bédollière, laissant inachevées ses Mœurs et vie privée des Français, je tâchai d’exécuter, le mieux possible, une œuvre d’ensemble où l’histoire générale et succincte du pays vînt animer les menus détails et aider à leur intelligence.

Ce sera un éternel honneur pour la génération de 1830, que d’avoir ajouté aux récits de nos annales la forme et la couleur, ajoutées à la littérature des époques précédentes par l’école dite romantique, par Victor Hugo.

Le dix-huitième siècle nous avait donné les Dubos, les Mably, les Fréret ; l’école historique moderne nous donna les Pétigny, les Le Huérou, les Gaissard, les Quicherat, les Guérard, qui, avec Guizot, étudièrent les institutions sociales et politiques de la France, depuis les origines jusqu’à nos jours, ou fournirent à la science les matériaux les plus précieux.

Le gouvernement, suivant le courant des études nouvelles, et sous l’impulsion de Guizot, commença la Collection des documents inédits de l’Histoire de France, publication sans limites, puisque d’importantes recherches ne cessent d’augmenter le nombre de ses volumes.

Que resterait-il de beaucoup d’hommes politiques, s’ils n’avaient pas, quelquefois, abordé l’histoire ? Guizot historien a fait pardonner à Guizot ministre.

Jules Michelet, enfin, alliant le fond à la forme, la poésie à la science, l’imagination à la philosophie, mérita et conquit une renommée européenne, écrivit des pages admirables, sculpta en bronze des personnages jusqu’alors méconnus, et sut caractériser parfois en quelques mots éloquents telle ou telle époque très confuse.

Jules Michelet ne pourrait-il pas être surnommé le Victor Hugo de l’histoire ?

Comme Victor Hugo, il passionnait la jeunesse ; pour ma part, je puisai dans ses livres un immense désir, non pas d’imiter cet écrivain inimitable, mais de retracer la vie du peuple, ses splendeurs et ses misères, ses audaces et ses faiblesses, sans oublier ce qui touche à ses coutumes civiles et privées, à ses habitations, à ses vêtements, à ses façons de vivre, etc.

Lorsque, plus tard, je voyais Jules Michelet à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, où il se rencontrait parfois avec Henri Martin, il me suffisait d’échanger quelques paroles avec le premier, merveilleux artiste, avec le second, consciencieux fouilleur, pour me sentir inspiré, et surtout décidé à poursuivre avec persévérance mon travail commencé.

Edgar Quinet avait participé à la révolte romantique ; son poème d’Ahasverus, publié vers 1833, nous avait plu autant par l’étrangeté que par le germanisme des pensées, que par le mysticisme dont il était empreint, et qui déborda, peu d’années après, dans les poèmes de Napoléon et de Prométhée. Edgar Quinet, historien, professeur, devait bientôt mêler la rêverie à la politique, pratiquer l’enseignement révolutionnaire, et pousser plus loin que son ami Jules Michelet les ardeurs de la lutte en faveur de la République.

Michelet, élève du collège Charlemagne, avait eu pour professeurs Villemain et Victor Leclerc. C’était un enfant de Paris, dont les succès universitaires présageaient le bel avenir. Il a raconté que, après la lecture d’un devoir qui lui avait plu, Villemain descendit de sa chaire et vint, « avec un mouvement de sensibilité charmante, s’asseoir sur son banc d’élève, à côté de lui ».

Au Collège de France, le poète polonais Adam Mickiewicz professa en 1840 la langue et la littérature. Il préconisait le panslavisme ou réunions de toutes les branches de la race slave sous le commandement de la Russie. Montalembert avait traduit, six ans auparavant, un livre de Mickiewicz, et George Sand applaudissait à ses idées presque toujours mystiques, quelquefois pleines d’excentricité. Nous l’avons souvent accablé de bravos dans sa chaire. Mais son cours parut dangereux : on l’interdit.

Mickiewicz cessa de professer en 1844, Quinet en 1846, Michelet à la fin de 1847. Leur silence forcé indigna la jeunesse. Ils gardèrent leur popularité, en écrivant au lieu de parler.

L’érudition transcendante se manifestait hautement par les travaux de Champollion, découvrant le sens des hiéroglyphes, faisant connaître l’Égypte à peu près ignorée jusque-là, et ouvrant le champ à nos égyptologues actuels ; Eugène Burnouf initiait la génération aux lois, aux mœurs, à la philosophie, à la littérature des peuples qui habitent sur les bords du Gange.

Les voyages entrepris aux frais de l’État, autour du monde ou en conséquence de missions scientifiques, firent que la géographie put prêter à l’histoire un appui nouveau. Les fouilles abondèrent sur le sol antique de l’Italie, sur celui de la Grèce, sur celui de l’Afrique septentrionale, sur celui de l’Asie Mineure et de la Palestine. Les vestiges matériels, autant que les livres, servirent à restituer le monde ancien. L’essor était donné ; la génération suivante devait aller plus loin encore.

Lorsque des historiens consciencieux étudiaient nos annales en exerçant sur les événements une critique saine et vigoureuse, des spéculateurs jouaient avec la crédulité du public.

Il y eut une inondation de Mémoires, de Souvenirs, de chroniques apocryphes. Sous le nom de la Contemporaine, le libraire Ladvocat publia un livre écrit, non par Ida Sainte-Elme, mais par Malitourne, Lesourd, Amédée Pichot, Charles Nodier, et autres auteurs plus obscurs. Les Souvenirs de la marquise de Créquy, parus de 1834 à 1836, étaient intéressants, spirituels, mais apocryphes. Les Mémoires de Mme Du Barry, attribués à Paul Lacroix (bibliophile) et à Lamothe-Langon, n’ont guère plus d’autorité que les Chroniques de l’Œil-de-Bœuf, par Touchard-Lafosse. Les Mémoires de la marquise de Pompadour, par René Perrin, sont supposés.

Nous nous plaignions avec raison de cette concurrence faite aux travaux des savants par des hommes qui sacrifiaient tout à la curiosité malsaine du public. Nous avons vu, depuis, bien d’autres productions risquées, licencieuses, même pornographiques.

J’ai cité des représentants du barreau ; j’y ajoute ceux des représentants de l’éloquence sacrée, comme de l’éloquence parlementaire.

Des orateurs de la chaire attiraient dans les églises, par leur talent, non seulement les croyants, mais aussi les incrédules. Lacordaire, Ravignan, Cœur, Combalot, Dupanloup, et quelques autres prédicateurs, brillaient par des qualités diverses.

La jeunesse suivait assidûment les conférences de Lacordaire à Notre-Dame, — moins assidûment celles de Ravignan.

Lacordaire était poète ; Ravignan, penseur et dialecticien.

Lorsque le premier commença ses belles oraisons, on voyait dans le banc-d’œuvre de Notre-Dame Chateaubriand, Berryer, plusieurs avocats en renom ; l’auditoire comprenait une foule de notabilités appartenant à toutes les classes, et une foule d’étudiants.

La parole du prédicateur faisait impression, et nous ne détestions pas ses images tant soit peu romantiques, ses excursions sur le domaine des événements contemporains.

Entre autres effets improvisés par Lacordaire, je citerai celui qui fut déterminé, le 16 avril 1848, si je ne me trompe.

Une manifestation ouvrière se dirigeait vers l’Hôtel de Ville. Pendant que l’orateur parlait, un immense bruissement avait lieu sur le parvis Notre-Dame, et, dans l’église, les auditeurs semblaient éprouver quelque crainte.

Lacordaire s’en aperçut, et prononça à peu près ces paroles, que je reproduis de mémoire :

« On a tort de redouter le peuple… Ouvrez, ouvrez les portes du temple, et vous verrez qu’il respectera la maison de Dieu. »

Les portes furent ouvertes, ainsi qu’il le demandait, et la manifestation passa devant le portail, s’écoula sans envahir Notre-Dame, sans même troubler la prédication.

Le mouvement oratoire du conférencier religieux avait été vraiment magnifique. Jamais on ne mêla avec plus de bonheur l’action avec la parole.

Et pourtant Lacordaire ne réussit pas dans l’arène parlementaire. En 1848, il adopta les idées démocratiques.

« Vous n’êtes pas républicain de la veille », lui objectèrent des clubistes.

« Non, répondit-il, mais je le suis d’aujourd’hui, ce qui vaut mieux. »

Bientôt, devenu député, et siégeant sur les bancs de la Montagne, il comprit que sa place n’était pas à l’Assemblée constituante. Ses discours ne « portaient » point. Il donna sa démission à propos de l’émeute du 15 mai 1848.

Lacordaire eût mieux fait de décliner, tout d’abord, l’honneur d’être représentant du peuple ; il eût mieux fait d’imiter Béranger et Michelet.

Le légitimiste Berryer occupa, dans le parlement, une place d’orateur comparable à celle de Lacordaire dans la chaire sacrée.

Après un discours contre le gouvernement, il fut acclamé par les députés de la gauche.

« Quelle peste que l’éloquence ! » s’écria M. d’Angeville, centrier.

Et comment n’eût-on pas applaudi Berryer, quelque sujet qu’il traitât ! Comment n’eût-on pas fait trêve un instant à des opinions politiques, en entendant ce merveilleux artiste de la parole, dans la bouche duquel toutes les phrases, tous les mots portaient !

Je ne crois pas exagérer, lorsque je m’exprime ainsi sur l’éloquence de Berryer. Ses ennemis, à la Chambre, l’admiraient et le redoutaient tout ensemble ; ils désiraient l’entendre parler, et, après l’avoir entendu, ils se repentaient d’avoir éprouvé ce dangereux plaisir.

C’était un royaliste de progrès, qui a dû avoir bien des désenchantements, surtout de la part de nombreux royalistes entièrement voués aux idées rétrogrades.

Berryer a été accusé d’avoir voulu déchaîner « le génie terrible des révolutions » contre la monarchie de 1830. N’en croyez rien. Seulement, il ne manquait jamais de rappeler son origine à cette monarchie, en exaltant les hauts faits de la royauté légitime, et son opposition gênait plus Louis-Philippe que toutes les manifestations qui se produisaient dans les rues de Paris ou dans les châteaux de la province.

À côté de Berryer brilla une pléiade d’orateurs parlementaires dont le talent illustrait la tribune française.


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