Souvenirs d’un musicien/05

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Michel Lévy frères (p. 65-74).


DE L’ORIGINE
DE L’OPÉRA EN FRANCE


Nous n’entreprendrons pas de faire connaître les différentes directions qui se succédèrent à l’Opéra, depuis la mort de Lully jusqu’à nos jours ; car notre but est moins de tracer l’histoire administrative de ce théâtre, que de suivre autant que possible les progrès de l’art à différentes époques.

Depuis le mois de novembre 1672, époque à laquelle Lully obtint le privilège de l’Opéra, jusqu’à sa mort (22 mars 1687), ce compositeur ne laissa représenter sur son théâtre d’autres ouvrages que les siens : aussi la musique ne fit-elle que bien peu de progrès dans cet espace de temps. Boileau disait un jour à Lully :

— Non-seulement vous êtes le premier, mais le seul musicien de notre siècle.

Quelques auteurs s’étaient cependant essayés sur des théâtres particuliers. Lalande et Marais avaient chacun fait représenter un opéra devant la cour, à Versailles, au grand chagrin de Lully, qui avait vainement tenté de s’y opposer. Un Opéra s’était établi à Marseille, un autre à Rouen, et on y avait joué des ouvrages composés par des musiciens du pays. À la mort de Lully, le théâtre fut quelque temps abandonné à de médiocres compositeurs, la plupart ses élèves, tels que Colasse, Louis et Jean-Louis Lully, Marais, Desmarests, Gervais, etc. Un seul homme de talent se fit remarquer : c’était Charpentier, qui s’était déjà fait connaître onze ans auparavant par la musique du Malade imaginaire. Ce musicien était un fort habile homme ; dans sa jeunesse, il avait été en Italie, où il avait étudié la composition sous Carissimi. De retour en France, il ne trouva aucun moyen de faire connaître ce qu’il était capable de faire, et il était déjà âgé de cinquante-neuf ans lorsqu’il donna son premier opéra, Médée, qui n’eut pas d’abord tout le succès qu’il obtint ensuite, parce que la musique en parut trop compliquée.

L’Opéra languit jusqu’à la venue de Campra, un des plus célèbres et des plus féconds musiciens français. Son premier ouvrage, l’Europe galante, fut un coup de maître. À la mélodie traînante et monotone de Lully et de ses successeurs, il fit succéder un rhythme plus varié et une couleur moins triste. La plupart des airs de l’Europe galante devinrent populaires.

Un des airs de danse qui eut le plus de succès est venu jusqu’à nous ; c’est celui qui est connu sous la dénomination ridicule de Madelon Friquet. Campra fit représenter à l’Académie royale de musique dix-huit ouvrages qui eurent tous de grands succès.

En 1700 il se fit une véritable révolution dans la musique de théâtre par l’introduction d’un instrument sans lequel on a peine à imaginer qu’il ait pu exister des orchestres. Monteclair fut le premier musicien qui introduisit la contre-basse dans l’orchestre de l’Opéra. La partie de basse était auparavant confiée à des basses de violes, instruments sourds et mous, qui n’avaient aucune vigueur et qui ne pouvaient pas soutenir l’harmonie aussi puissamment que le formidable adversaire qui vint les remplacer.

On compte aussi, parmi les compositeurs de cette époque, une femme, Mme de Laguerre, épouse du sieur de Laguerre, organiste de Saint-Séverin et de Saint-Gervais. Voici comme un de ses contemporains s’exprime sur son compte : « Mme de Laguerre a composé plusieurs ouvrages, on peut dire que jamais personne de son sexe n’a eu d’aussi grands talents pour la composition de la musique et pour la manière admirable dont elle l’exécutait soit sur l’orgue, soit sur le clavecin : elle avait surtout un talent merveilleux pour préluder et jouer des fantaisies sur-le-champ ; et quelquefois pendant une demi heure entière elle suivait un prélude, avec des chants et des accords excessivement variés et d’un goût qui charmait les auditeurs. Elle a excellé dans la musique vocale, de même que dans l’instrumentale, comme elle l’a fait connaître dans tous les genres de musique de sa composition, savoir : l’opéra de Céphale et Procris, tragédie représentée en 1694, trois livres de cantates, un recueil de pièces de clavecin, un recueil de sonates, un Te Deum à grand chœur, qu’elle fit exécuter dans la chapelle du Louvre pour la convalescence du roi, etc.

Destouches, qui florissait à la même époque, obtint aussi de grands succès. Mais le compositeur le plus apprécié de son temps, dans cette période qui sépara Lully de Rameau, fut sans contredit Mouret, que l’on avait surnommé le musicien des Grâces. Tous ses ouvrages ont une teinte de légèreté et de gaîté qui plurent extrêmement aux dilettanti du temps ; il avait une très-grande facilité à composer, et, quoiqu’il soit mort assez jeune, peu de musiciens ont donné autant d’ouvrages que lui et dans tous les genres. Il composa six opéras, plusieurs recueils de musique instrumentale, un grand nombre de divertissements pour les comédies françaises et italiennes, et plusieurs morceaux de musique religieuse. Le joli air De l’amour suivons toutes les lois, le charmant duo De l’amour suivons les traces, sont de Mouret.

C’est au mois de décembre 1715 que l’Opéra eut le privilège de donner des bals masqués publics. Ce genre de spectacle a toujours duré jusqu’à présent. Le prix d’entrée en fat dès l’origine fixé à 6 livres par personne.

Nous devons dire aussi un mot des concerts spirituels comme annexes de l’Opéra, Le concert spirituel fut établi au mois de mars 1725 au château des Tuileries, par privilége du roi, accordé au sieur Philidor, ordonnateur de la musique de la chapelle royale, à la charge que ce concert dépendrait toujours de l’Opéra, et que Philidor lui paierait 6,000 livres par an.

Le premier concert eut lieu le dimanche de la Passion, 18 mars 1725. Voici quel en fut le programme : il commença par une suite d’airs de violons de Lalande, suivie d’un caprice du même auteur et de son Confitebor. On joua ensuite un concert de Corelli, intitulé la Nuit de Noël, et le concert finit par la cantate Domino, motet de Lalande. Il avait commencé à six heures du soir et finit à huit, avec l’applaudissement de toute rassemblée, qui était très-nombreuse. Ce concert continua à avoir lieu aux Tuileries, dans la salle dite des Suisses. Cependant le roi étant venu à Paris en 1744, alla loger au château, et le service exigea que l’on détruisit toutes les loges et décorations de la salle de concert. Le 1er novembre, jour de la Toussaint, on avait affiché qu’il serait exécuté dans la salle de l’Opéra, mais l’archevêque de Paris le fit défendre, et il n’y eut point de concert ce jour-là. Le 8 décembre, jour de la conception de la Vierge, on donna le concert spirituel dans la même salle au château des Tuileries, mais il n’y avait point de loges, et seulement des chaises et des banquettes.

Le concert continua à avoir lieu dans la salle des Tuileries jusqu’à la Révolution ; il fut rétabli sous l’Empire dans la salle de l’Opéra, et continué dans ce même emplacement jusqu’à la révolution de Juillet, qu’il fut entièrement aboli, on ne sait trop pourquoi ; car, si ce concert était composé uniquement de musique d’église, maintenant qu’on n’en entend nulle part à Paris, il attirerait probablement un grand nombre d’amateurs, qui regrettent vivement d’être totalement privés d’un genre de musique qui a produit tant de chefs-d’œuvre. Revenons à l’Opéra. En 1733, parut le premier ouvrage de Rameau, Hippolyte et Aricie, qui produisit une sensation inexprimable. On eut d’abord de la peine à s’accoutumer à ce genre de musique, qui s’éloignait totalement de tout ce qu’on avait entendu jusque là. Mais la richesse et la variété des accompagnements, la force de l’harmonie, les nouveaux tours de chant, la coupe inusitée des airs de danse, toutes ces nouveautés finirent par jeter les spectateurs dans l’enivrement.

À Hippolyte et Aricie succédèrent les Indes galantes, qui plurent encore davantage. À une des reprises de cet opéra, Rameau y ajouta un nouvel acte, celui des Sauvages, dont tout le monde connaît la belle marche que Dalayrac a fort heureusement intercalée dans le deuxième acte d’Azemia. Puis vint Castor et Pollux, qui passe pour le chef-d’œuvre de son auteur, et où l’on trouve en effet d’admirables morceaux. Rameau, quoique âgé de cinquante ans, à son début dans la carrière dramatique, fit représenter seize opéras, bien qu’il eût renoncé au théâtre, les dix dernières années de sa vie. Il fut le premier qui employa les clarinettes à l’orchestre, dans son opéra d’Acanthe et Céphise, représenté en 1751 pour la naissance du duc de Bourgogne.

En 1752, une grande innovation eut lieu à l’Opéra ; des comédiens italiens vinrent donner des représentations à l’Académie royale de musique ; ils débutèrent le jeudi 1er août 1752, par la Serva Padrona. Le grand succès qu’ils obtinrent leur suggéra de nombreux antagonistes ; c’est alors que prit naissance la guerre des Bouffonistes et des Lullistes ; ces derniers eurent l’avantage en 1754, et les Italiens retournèrent dans leur pays. Leur séjour en France ne fut pourtant pas sans influence sur la musique française, qui prit dès lors une allure plus franche et plus enjouée. Malgré son immense succès, le Devin de Village ne fit point naître d’ouvrages du même genre à l’Opéra, mais l’Opéra-Comique prit naissance par les traductions et même par les ouvrages nouveaux qu’on commença à jouer à la Comédie-Italienne. Pendant vingt ans le grand Opéra fut dans un état de décadence qui le mit à deux doigts de sa perte, et l’on croyait bien qu’il ne pourrait jamais se relever de sa victoire sur les Bouffons italiens, lorsqu’enfin Gluck parut en 1774.

L’Iphigénie en Aulide fut suivie de près d’Orphée et Alceste. Piccini, précédé de la plus brillante réputation, vint faire jouer à Paris son Roland. Le succès de cet opéra suscita une nouvelle guerre musicale, dont profitèrent les amateurs raisonnables qui savaient applaudir ce qui était réellement beau, quelle que fût la nation de l’auteur. Gluck riposta à Roland par Armide et Iphigénie en Tauride ; Piccini répondit à ces deux chefs-d’œuvre par Didon. Puis vint Sacchini ; Sacchini, déjà célèbre en France par la traduction de quelques-uns de ses ouvrages, arriva à Paris en 1783, âgé de près de cinquante ans. Ses premiers ouvrages, Renaud, Chiméne et Dardanus, n’excitèrent pas le même enthousiasme que les premiers ouvrages de Gluck et de Piccini, parce qu’on était déjà familiarisé avec ce genre de musique, et que l’attrait de la nouveauté n’en était pas aussi grand. Il n’en fut pas de même d’Œdipe à Colonne ; l’intérêt du poëme permit de sentir toutes les beautés de cette ravissante musique, si simple, si suave et si dramatique en même temps. Croirait-on cependant que cette représentation rencontra tant d’obstacle, que Sacchini, dégoûté par là du séjour de Paris, prit le parti d’aller jouir en Angleterre du fruit de ses travaux ? La mort ne lui en laissa pas le temps : il succomba à une attaque de goutte le 7 octobre 1786. On donna après sa mort l’opéra d’Avire et Evelina, dont Rey, chef d’orchestre de l’Opéra, avait achevé la musique. Les compositeurs français rentrèrent en possession du théâtre de l’Opéra après la mort de Sacchini ; mais la révolution musicale était achevée, et tous les ouvrages nouveaux étaient écrits dans le système de ceux de Gluck et de Piccini. Ou distingua quelques opéras de Catel, Mehul, Lesueur, Berton, Grétry, etc. Mais depuis longtemps on n’avait entendu aucun de ces ouvrages qui font époque, lorsqu’enfin Spontini parvint avec des peines infinies à faire représenter sa Vestale en 1807. On peut encore se rappeler quelle sensation excita l’apparition de cet ouvrage. Fernand Cortez fut moins heureux ; ce ne fut même qu’à sa reprise, en 1816, que la réussite en fut complète.

Spontini quitta bientôt Paris pour aller diriger l’opéra de Berlin. Le peu de succès de son dernier ouvrage, Olympie, pouvait faire supposer que son génie s’était épuisé dans ses deux premiers ouvrages, et cette perte ne fut que médiocrement sentie.

Cependant l’art du chant, qui avait fait de grands progrès en France, était resté complètement stationnaire à l’Opéra, et l’on y chantait il y a dix ans absolument de la même manière que quarante ans auparavant, Rossini, arrivé depuis peu à Paris, et engagé à écrire pour notre Opéra, exigea avant tout qu’on lui donnât des chanteurs qu’on pût faire chanter, et l’on fit débuter Mlle Cinti.

Ce fut le premier pas vers la révolution qu’opérèrent à ce théâtre le Siège de Corinthe, le Comte Ory, Moïse, les débuts de Levasseur, la retraite de Derivis père et les progrès d’Adolphe Nourrit. M. Auber donna la Muette, et le succès de cet ouvrage fut immense ; Guillaume Tell fut moins heureux à son apparition, mais aujourd’hui, toutes les beautés de ce chef-d’œuvre sont appréciées et le public ne peut se lasser de l’entendre.

En 1830, l’Opéra subit une grande révolution administrative. Cessant d’être exploité par le gouvernement, il devint l’objet d’une entreprise particulière.

Chacun sait le degré de prospérité où il s’éleva, sous M. Véron, grâce à l’habileté du directeur, à l’immense succès de Robert le Diable et à la réunion miraculeuse des talents de Nourrit, Levasseur, Mmes Damoreau, Dorus Gras, Falcon, et de Perrot et Taglioni. — Les directions qui ont succédé à celle de M. Véron, sont loin d’avoir été aussi heureuses et l’expérience ne peut manquer de prouver que l’Opéra doit retourner à l’État. La suppression des pensions a rendu l’exigence des sujets telle que les appointements sont parvenus à un taux trop exorbitant pour pouvoir subsister. On ne pourra cependant les ramener à une limite plus raisonnable, qu’en offrant une compensation par la perspective d’une pension : c’est ce que ne peut faire une direction passagère ; il faut une administration durable et l’État ou la ville de Paris peuvent seuls arriver à ce résultat.