Souvenirs d’un musicien/12

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Michel Lévy frères (p. 217-266).


DALAYRAC


I

Nicolas Dalayrac[1], un des compositeurs français les plus féconds, naquit à Muret, petite ville située près de Toulouse, le 13 juin 1753. Son père occupait un rang assez élevé dans la magistrature ; il était subdélégué de sa province. Nicolas, l’aîné de cinq enfants, fut naturellement destiné à embrasser la profession paternelle ; envoyé très-jeune au collège de Toulouse, ses progrès y furent si rapides, qu’il n’avait guère plus de treize ans lorsqu’il termina ses études. Il y avait obtenu les plus brillants succès et c’est chargé de prix et de couronnes que le jeune Dalayrac fit son entrée triomphale dans la maison de son père. On voulut qu’il fit succéder immédiatement l’étude des lois et du Digeste à celle du grec et du latin. Le jeune collégien était habitué à obéir, et il ne fit aucune difficulté de céder au désir qu’on lui manifestait. Il imposa cependant une condition comme récompense, non de sa soumission qui n’était qu’un devoir, mais de ses travaux passés et des succès qui en avaient été la conséquence.

Toulouse est une des villes où l’on est le mieux organisé pour la musique. Les voix y sont généralement belles, et, de temps immémorial, le peuple a l’habitude d’y chanter en chœur. Le jeune Dalayrac avait eu occasion, pendant son séjour au collège, d’entendre quelques-unes de ces exécutions chorales dont on n’avait aucune idée à Muret. Le principal du collège était amateur de musique ; on en faisait quelquefois chez lui ; le jeune Nicolas, comme un des élèves les plus distingués, avait été souvent convié à ces petites réunions ; puis, aux grandes fêtes, les élèves du collège allaient entendre l’office à la cathédrale, et les messes en musique qu’on y chantait avaient ravi, transporté le jeune écolier. Il avait senti s’éveiller en lui un goût irrésistible pour un art dont il ne soupçonnait pas les premiers éléments, mais dont les résultats exaltaient au plus haut degré son cœur et son imagination. Malheureusement les arts d’agrément n’entraient pas dans le programme des études du collège, et le père Dalayrac avait été inflexible lorsque son fils l’avait supplié de lui permettre de joindre l’étude de la musique à ses autres travaux.

Cette fois, il se montra moins rigoureux : son fils avait quatorze ans, sa raison commençait à se former : ses succès de collège étaient la garantie de l’application qu’il allait apporter à des travaux non moins sérieux. Le père ne vit donc nul inconvénient à satisfaire à un désir qu’il ne regardait que comme une fantaisie, mais une fantaisie innocente et dont l’exercice ne pouvait faire négliger ce qu’il regardait comme la seule chose utile et digne d’un travail réel.

Si la musique est presque toujours considérée comme un art essentiellement futile, on lui rendra du moins la justice de reconnaître que ses éléments et son étude sont extrêmement arides et ingrats. Les commencements de la peinture, de la sculpture, et de tous les autres arts en général, offrent déjà un attrait à celui qui veut les cultiver ; en musique, au contraire, rien de moins conforme, en apparence, que le but et les moyens. Pour arriver à ce résultat de procurer aux autres une sensation agréable par le son de la voix ou d’un instrument quelconque, il faut d’abord se condamner soi-même à subir les exercices les plus rebutants, les plus désagréables et les moins faits pour charmer l’oreille. Puis, indépendamment de la partie mécanique, si essentielle à l’exécutant, travail qui exige tant de temps, de patience, et qui parle si peu à l’esprit, il y a la partie théorique, non moins sèche et non moins fastidieuse : c’est une accumulation de petites combinaisons arithmétiques, très-faciles à comprendre, mais très-difficiles à appliquer, par leurs subdivisions et la rapidité de leurs successions.

Ces réflexions, comme on le pense bien, ne vinrent pas un seul instant à l’esprit du jeune Dalayrac ; il ne pouvait s’imaginer qu’une chose aussi agréable que la musique fût beaucoup plus difficile à apprendre qu’une langue morte, et que l’étude du solfège fût plus ardue et plus ingrate que celle du rudiment. Une fois qu’il posséda à peu près les premiers éléments, qui n’exigent qu’un peu de calcul et de réflexion, il crut pouvoir marcher en avant. Grâce à ses dispositions naturelles, il parvint en fort peu de temps à jouer très-mal du violon ; mais cette médiocrité d’exécution lui paraissait encore une chose admirable, quand il la comparait au néant musical dans lequel il avait été plongé si longtemps.

Il existait à Muret, comme dans presque toutes les villes de province, une réunion d’amateurs, composant une espèce d’orchestre pour exécuter la seule musique instrumentale que l’on connût alors, c’est-à-dire quelques ouvertures et quelques airs à jouer et à danser des opéras de Lully et de Rameau. Jaloux de faire briller son talent nouvellement acquis, Nicolas demanda à faire partie de cette société, et il fut admis sur-le-champ. Les orchestres d’amateurs aiment surtout à briller par le nombre ; on est fier de pouvoir dire : Il y a dans notre ville un orchestre de tant de musiciens ! Reste à savoir quels musiciens. Cependant, malgré la faiblesse très-probable des amateurs de Muret, un écolier, qui n’avait pas une année de leçons, pouvait encore se trouver au-dessous de la tâche qu’il osait entreprendre. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver. Dalayrac jouait passablement faux, et n’allait pas du tout en mesure. On lui avait confié une partie de second-dessus de violon, et lui qui venait là pour jouer et déployer toutes les ressources de son talent, ne pouvait comprendre qu’il dût compter des pauses, laisser s’escrimer les musiciens chargés d’autres parties, et s’astreindre dans les limites des notes d’ordinaire assez insignifiantes confiées aux parties intermédiaires. Il voulait briller, il improvisait des traits détestables qu’il trouvait excellents, il remplissait les silences par des points d’orgue impossibles, il aurait voulu être l’orchestre à lui tout seul, et que tout le monde se tût pour l’écouter.

On peut assez justement définir les concerts d’amateurs en disant que la musique qu’on y fait paraît être composée pour le bonheur de ceux qui l’exécutent et pour le désespoir de ceux qui l’entendent. Or, les amateurs de Muret ne voulaient pas que leur bonheur fût troublé par un intrus ayant la prétention de l’accaparer à lui tout seul. Cependant on ne rebuta pas sur-le-champ le nouveau venu ; on se contenta d’abord de l’admonester doucement et de le prier de se borner à jouer sa partie. Notre futur compositeur y aurait peut-être consenti, mais comme il était incapable de la lire, il trouvait tout simple d’en improviser une, pour ne pas rester les bras croisés. Quelle que fût la considération qui s’attachât au nom de son père et quelques ménagements qu’elle eût inspirés jusque là, ou finit par trouver que le petit à M. Dalayrac était insupportable en société, et on le pria poliment de rester chez lui.

Dalayrac comprit à peu près qu’il s’était un peu trop hâté de vouloir briller comme virtuose, et que quelques études lui étaient encore nécessaires ; il se mit à travailler la musique et le violon avec plus d’ardeur, mais ce fut un peu aux dépens des Institutes de Justinien et des légistes dont il devait étudier les savants commentaires. Cependant, il ne pouvait se résoudre à renoncer au plaisir de participer aux concerts des amateurs, et malgré l’ostracisme prononcé contre sa personne, il trouvait de temps en temps moyen de se glisser parmi ceux qui avaient prononcé contre lui une sentence si rigoureuse : il rôdait, la nuit venue, aux abords de la salle de concert, son violon soigneusement dissimulé sous un ample surtout ; puis au moment où deux ou trois personnes entraient à la fois, il se glissait adroitement au milieu d’elles, passait inaperçu, se faufilait dans la salle de concert, parvenant, grâce à sa petite taille, à se cacher parmi les chaises et les pupitres ; puis une fois le morceau commencé et l’attention de chaque exécutant absorbée par son cahier de musique, il venait prendre sa place au milieu d’eux et usurpait par surprise ce droit qu’il prétendait lui avoir été enlevé par injustice et par envie. Malheureusement pour lui, s’il parvenait à ne se point faire voir, il réussissait trop à se faire entendre, et c’était alors des plaintes et des récriminations à n’en plus finir. Bref, celui dont les ouvrages devaient un jour faire les délices de toute la France était devenu dès son début l’objet de la terreur et de l’animadversion d’une pauvre société d’amateurs de province. La persistance des amateurs à l’éloigner et la sienne à se rapprocher d’eux furent poussées si loin, que des plaintes sérieuses furent portées au père Dalayrac. On le supplia de mieux garder le trouble-fête et de l’engager à se borner à l’étude du droit, en laissant de côté celle de la musique, à laquelle il n’entendrait jamais rien.

Le père croyait le jeune Nicolas tout absorbé dans ses lectures et ses travaux, et était loin de penser qu’il fût un musicien si enragé. Un rapide examen le convainquit que son fils avait laissé de côté toutes les études qui n’avaient pas la musique pour objet. Or, je laisse à penser quelle dût être l’indignation d’un honnête Magistrat de province, en voyant l’aîné de sa famille négliger les études de sa profession pour cultiver… quoi ? la musique.

Il fut tenu un solennel conseil de famille : d’un côté l’on réprimanda très fort, de l’autre on pleura beaucoup ; mais un morne désespoir succéda à la douleur, lorsque la sentence fut prononcée. Cette sentence proscrivait à jamais l’étude de la musique et l’usage du violon.

Les paroles dures du père, l’attitude sévère et glaciale des autres membres de la famille avaient blessé les idées d’indépendance du pauvre jeune homme ; un instant, son cœur fut près de se révolter contre cette exigence qui ne tenait aucun compte de ses goûts et de ses sentiments ; il allait prendre la parole pour annoncer sa résolution de braver l’autorité de toute sa famille, lorsqu’au milieu de ces figures glaciales et impassibles, il aperçut sa mère, sa pauvre mère, qui pleurait, non de la faute de son fils, mais de la réprimande qu’elle lui avait attirée et du chagrin qu’il ressentait. Dalayrac alla se jeter dans ses bras en sanglotant ; elle le pressa tendrement sur son cœur lui donna un bon baiser de mère, en lui disant : Moi, je t’aime toujours, mon pauvre Nicolas. Alors il se tourna tristement vers son père et lui dit d’un air résigné : Je vous promets de bien travailler et de ne plus faire de musique.

À dater de ce jour, Dalayrac prit la résolution de ne plus s’occuper que des travaux qu’il avait négligés jusque là. Soir et matin, courbé sur ses livres, se remplissant la tête de mille textes fastidieux, prenant des notes pour aider sa mémoire, suivant assidûment les cours auxquels il s’était à peine montré jusque là, il tint rigoureusement sa promesse. Au bout de quelques mois, il avait regagné tout le temps précédemment perdu ; mais son bonheur, ses illusions, les rêves de son imagination, il ne les retrouvait plus. Il était rentré en grâce auprès de son père : sa mère était toujours bonne et affectueuse pour lui, et cependant il se sentait malheureux. Sa santé même commençait à s’altérer. Sa mère fut la première à s’apercevoir de ce changement.

— Nicolas, lui dit-elle un jour, tu travailles trop, tu vas tomber malade. — Non ! ma mère, je ne travaille pas plus qu’auparavant ; seulement je travaille à une chose qui m’ennuie, et j’ai renoncé à une chose qui me plaisait.

— Tu aimes donc bien la musique ?

— Si je l’aime ! oh ! mère, vous ne savez donc pas ce que c’est que la musique, pour me demander si je l’aime ? C’est que, voyez-vous, la musique, c’est, après vous, ce qu’il y a de meilleur au monde : c’est ce qui console quand on est triste, c’est ce qui donne du courage, c’est ce qui fait oublier tout ce qui est mauvais, ce qui fait penser à tout ce qui est bon, ce qui peut faire croire que l’on est heureux. Je ne puis pas faire de musique sans songer à Dieu et à vous, ma mère ; n’est-ce pas ce qu’il y a de meilleur ? Oh ! je sais bien que j’ai eu tort ; c’était pour moi un trop grand plaisir, et pendant un temps j’ai tout négligé pour cela, mais j’en suis bien puni, allez ; et si c’était à recommencer…

— Eh bien ! que ferais-tu ?

— Ah ! dame, je ferais un peu moins de musique et un peu plus de l’autre travail ; je n’aurais pas tant de peine à me mettre à celui-là, quand je saurais que je peux me délasser et me livrer à l’autre étude. Au lieu qu’à présent, c’est bien dur. Mon pauvre violon ! il est là, près de mon lit, je le regarde quelquefois les larmes aux yeux, à présent que je ne peux plus y toucher, ce n’est plus que le souvenir d’un ami que j’ai bien aimé et auquel il m’a fallu renoncer !

— Mais, mon pauvre enfant, puisque tu travailles si bien d’un autre côté, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’obtenir de ton père ?…

— Oh ! non, ma mère, vous le connaissez, il ne voudrait jamais. N’allez pas surtout lui demander cela pour moi ; c’est sur vous que tomberaient ses reproches ; et qui pourrait me consoler de vous avoir fait causer de la peine ? Tenez, mère, ne parlons plus de cela ; je vous promets d’être bien raisonnable et de me bien porter. J’obéirai au père et je tâcherai de ne pas être trop malheureux, même sans musique.

Cette conversation de la mère et du fils avait réveillé chez ce dernier tous les instincts qu’il comprimait depuis si longtemps. Pour la première fois, il avait trouvé un confident de sa passion, il avait pu dire tout ce qu’il ressentait. Son cœur était un peu soulagé, mais ses regrets étaient plus vifs, son désir plus violent. La nuit, il s’éveillait parfois et pensait au bonheur qu’il aurait en recouvrant cette liberté dont il avait abusé, il regrettait le temps où il lui était permis de se livrer à son goût prédominant ; cette idée constante était devenue chez lui comme une espèce de monomanie. Il ouvrait sa boîte à violon avant de se coucher, il pinçait légèrement les cordes de l’instrument, il n’aurait osé y promener l’archet. La chambre de son père était trop près de la sienne, on aurait pu l’entendre. Mais le léger frôlement des cordes sous ses doigts suffisait pour l’assurer si l’instrument était resté d’accord ; il le remettait soigneusement au ton tous les soirs, la boîte restait ouverte toute la nuit, il la refermait le matin, après avoir amoureusement regardé le violon, qu’il entretenait dans un état de soin et de propreté minutieux.

Une nuit, une de ces belles nuits d’été, comme elles sont dans le midi, le sommeil, qu’aurait dû provoquer un travail de dix heures consécutives, semblait le fuir. Mille pensées venaient l’assaillir. Il allait bientôt obtenir ses licences et être reçu avocat. Encore quelques semaines, et il se verrait libre, libre de faire tout ce qu’il voudrait, c’est-à-dire de se livrer à la musique ; c’était son unique but, sa seule préoccupation.

Quoique la croisée fût restée ouverte, l’atmosphère de sa petite chambre était si lourde, qu’il lui semblait qu’il allait étouffer. Il se mit à la fenêtre ; sa chambre, située sur les toits, dominait les maisons de la ville et laissait voir la campagne tout illuminée de l’éclat argenté de la lune. Pour mieux admirer ce magnifique coup d’œil, Dalayrac franchit la croisée et se trouva sur le toit qui s’avançait en saillie en s’aplatissant, et dont le rebord faisait tout le tour de la maison. Le chemin était étroit et périlleux ; Dalayrac trouva que la promenade n’en aurait que plus de charme. Un gros chien qui faisait la garde dans la cour sur laquelle donnait la fenêtre, se mit à pousser des aboiements furieux. Notre jeune homme n’en tint compte, et il avait tourné un des angles de la maison, que le chien aboyait toujours. La maison faisait un carré assez régulier. Quand notre promeneur turne fut au-dessus de la seconde façade, les aboiements du chien lui parurent bien moins sonores ; mais quand il fut parvenu à la façade opposée à celle où était située sa chambre, c’est à peine si le bruit de ces aboiements parvenait jusqu’à lui. Une réflexion subite s’empara de son esprit.

— Mais, se dit-il, si de ce côté, qui est à l’opposé de ma chambre et de celle de mon père, on entend à peine la basse taille de cet énorme chien, il me semble qu’il serait impossible d’entendre, de l’endroit où sont nos chambres, les sons qui viendraient de ce côté. Essayons.

Et le cœur tremblant d’émotion, il refit le tour de la maison, rentra chez lui, et saisissant son violon et son archet, il reprit le chemin de la façade opposée. Là, s’accroupissant dans l’étroit espace que laissaient entre elles une cheminée et une lucarne, notre Orphée aérien se donna un concert auquel il trouva certes plus de plaisir que ne lui en purent jamais procurer les plus belles exécutions musicales. Il y avait si longtemps qu’il n’avait touché au violon ! Ses doigts lui parurent d’abord un peu rebelles, mais il finit par s’oublier. Sa tête s’enflamma, les idées musicales lui venaient en foule, et par un bonheur rare, elles semblaient se conformer, par leur simplicité et leur facilité, à l’impuissance de ses moyens d’exécution. Pendant plus d’une heure il improvisa, oubliant tout, excepté le bonheur dont il jouissait. Le plus beau trône du monde, il ne l’eût pas accepté pour l’échanger contre ce petit bout de toit, contre ce rebord de lucarne où il était si heureux. C’est le cœur gonflé de joie qu’il regagna sa chambrette. Il serra précieusement son violon après l’avoir bien soigneusement essuyé pour le préserver des atteintes de la rosée et de l’humidité de la nuit. Il prévoyait que ses concerts nocturnes allaient souvent se renouveler, et il tenait à conserver intact l’instrument d’où dépendait toute sa félicité. Il s’endormit du sommeil le plus calme et le plus doux. Malgré la moitié de la nuit passée sur les toits, il s’éveilla plus allègre et plus dispos, et c’est le sourire sur les lèvres et la figure illuminée par un rayon de bonheur, qu’il se présenta au déjeuner de famille.

Le père Dalayrac avait sa physionomie grave et sévère, que semblait encore assombrir un air plus soucieux qu’à l’ordinaire. « Françoise, dit-il à la domestique qui les servait, que s’est-il donc passé cette nuit ? Le chien a furieusement aboyé, et à deux reprises. »

Nicolas sentit la rougeur lui monter au front, et baissa le nez vers son assiette.

— N’avez-vous donc rien entendu ? continua le père, en interrogeant toute la famille du regard.

— Si fait, lui fut-il répondu, mais voilà tout.

— Dans un quartier si retiré, reprit la servante, il ne faut pas grand’chose pour faire aboyer le chien. Nous avons d’un côté le couvent, et de l’autre, une rue où il ne vient presque jamais personne le soir : il aura suffi d’un passant attardé pour provoquer tout ce tapage.

— C’est juste, dit le père, il n’y a là rien d’extraordinaire.

Cet incident n’eut pas d’autre suite : le repas continua dans le calme et le silence habituels. Nicolas trouva cependant l’occasion d’être seul un instant avec sa mère.

— Soyez tranquille, lui dit-il, j’ai trouvé.

— Eh ! quoi donc ? fit l’excellente femme.

— Ce que nous cherchions tous deux : le moyen de tout concilier ; allez, vous serez contente de votre petit Nicolas. Sous peu de temps, je serai reçu avocat, et d’ici là je travaillerai bien, je me porterai encore mieux, et le père n’aura rien à dire.

Mme Dalayrac ne comprit pas trop ce que son fils voulait lui dire ; mais elle le vit content, et c’en fut assez pour son bonheur et sa tranquillité.

Cependant, cette première tentative avait été trop heureuse pour que le jeune Dalayrac ne voulût pas en faire une seconde. Mais il fallait de la prudence, le chien pouvait donner l’éveil, s’il recommençait toutes les nuits son vacarme. Le jeune homme se promit de s’abstenir pendant quelques nuits de toute excursion. Le souvenir du plaisir qu’il avait goûté lui suffit effectivement pendant quelques jours, mais ses désirs de reprendre sa promenade et son concert nocturne redevinrent plus vifs que jamais.

Un jour qu’il était sorti un instant pour prendre l’air et marchait absorbé dans ses réflexions, il rencontra un camarade qu’il avait perdu de vue depuis sa sortie du collège.

— Eh ! par quel hasard, lui dit-il, te trouves-tu à Muret, toi dont la famille habite Toulouse ?

— Par un hasard bien simple, répondit l’ami de collège, c’est que mon père m’a placé, pour étudier, chez un apothicaire de cette ville, dont il veut que j’épouse la fille.

— Comment, tu es garçon apothicaire ?

— Étudiant, si tu veux bien le permettre. Mon futur beau-père est un excellent homme, sa fille est charmante, et je serai très-heureux avec elle. Et puis c’est un travail qui n’est pas si désagréable que tu pourrais le croire, j’étudie la botanique et la chimie, voire même un peu la médecine. Viens donc me voir : tiens, la boutique est à deux pas d’ici, je vais te présenter à ma nouvelle famille.

Dalayrac se laissa faire ; le fils du subdélégué de la province ne pouvait manquer d’être bien accueilli ; il trouva la future de son ami charmante, le beau-père très-aimable, et promit de les visiter de temps en temps. L’apprenti apothicaire était fier et heureux de son nouvel état ; aussi voulut-il en vanter tous les charmes à son ami, il le conduisit dans sa chambrette, qui était fort proprement arrangée. Au-dessus d’une table chargée de livres et de papiers, s’étalaient sur des rayons une foule de petites fioles étiquetées.

— Qu’est-ce que tout cela ? dit Dalayrac.

— Ce sont, répondit son camarade, la plupart des substances avec lesquels nous composons les médicaments ; presque toutes sont des poisons et ont un effet très-actif : ce n’est qu’en les affaiblissant ou en les mélangeant qu’on peut obtenir, avec leur aide, un effet salutaire.

— Parbleu ! dit Dalayrac, puisque tu as toutes ces recettes et ces antidotes sous la main, tu peux me rendre un bien grand service.

— Et lequel donc ?

— Figure-toi que j’ai tant travaillé depuis quelque temps, que je me suis échauffé le sang, et que je ne puis parvenir à sommeiller. Je me couche de très-bonne heure, devant me lever de même ; mais je lutte toute la nuit contre l’insomnie, et ce n’est que le matin, juste à l’heure où je dois me lever, que je me sens quelque disposition au sommeil. Il faut alors le combattre ; je me lève tout engourdi, je suis lourd toute la journée, mais je travaille comme à l’ordinaire le soir, et cependant le sommeil me fuit encore lorsque je veux l’appeler.

— Sois tranquille, lui dit son camarade, j’ai là ton affaire. Je vais te composer un somnifère irrésistible : quelques gouttes dans un verre d’eau avant de te coucher, et, un quart-d’heure après, tu dormiras du sommeil le plus calme et le plus profond.

Il alla prendre une ou deux fioles sur ses tablettes, en versa le contenu dans un petit flacon, le boucha soigneusement, et le remit à Dalayrac. « Surtout, ajouta-t-il en le quittant, ne va pas forcer la dose. Deux ou trois gouttes suffiront, tu ne redoublerais que si tu voyais que le remède n’agit pas assez. » Dalayrac serra la main de son ami et emporta précieusement son narcotique. En passant devant un épicier, il acheta une livre de gros sel qu’il mit dans sa poche, puis il s’achemina vers sa demeure.

En entrant dans la cour, il aperçut enchaîné dans sa niche, le chien de garde qui avait failli le trahir par son excès de vigilance. Le chien fit un bond de joie en voyant son jeune maître ; celui-ci s’approcha et le caressa du regard et de la main ; puis voyant que la sébile qui contenait sa nourriture était vide : « Ah ! mon pauvre Pataud, lui dit-il, tu as quelquefois des nuits bien agitées, tu as besoin de repos ; sois tranquille, je me charge de t’en procurer ce soir. » Le chien le regardait d’un air intelligent et en remuant la queue : sans comprendre ce qu’on lui disait, il devinait que les paroles qu’on lui adressait étaient bienveillantes, et il suivit du regard son jeune maître s’acheminant vers la cuisine.

— Vraiment, Françoise, dit en entrant Dalayrac à la cuisinière, il n’est pas étonnant que Pataud fasse quelquefois un tel vacarme pendant la nuit : cette pauvre bête est affamée.

— Comment ! monsieur Nicolas, affamée ? mais j’ai rempli son écuelle de pâtée ce matin.

— Et il n’en reste pas une miette, preuve qu’il mourait de faim. Il faut lui donner aujourd’hui double ration, pour qu’il nous laisse tranquilles cette nuit.

— Oh ! dame, je n’ai pas le temps, j’ai mon dîner à soigner. Mais il y a tout ce qu’il faut dans l’armoire, prenez et donnez-lui, si vous voulez.

Dalayrac ne se le fit pas dire deux fois : il fit tremper une forte miche de pain, à laquelle il ajouta un bon morceau de bouilli de la veille ; puis, de crainte que ce mélange ne fût trop fade, il le saupoudra d’une bonne poignée de sel dont il s’était précautionné, et il alla offrir ce régal au vigilant Pataud. Le chien se jeta avidement sur la pâtée, qu’il dévora en un clin d’œil ; Dalayrac lui fit encore quelques caresses ; mais en le quittant, il eut soin de renverser d’un coup de pied l’écuelle contenant l’eau destinée à sa boisson. — Le soir venu, il voulut aller le détacher lui-même : le chien tirait la langue d’un demi-pied. Dalayrac remplit l’écuelle d’eau qu’il alla tirer à la pompe ; mais il y versa non pas une ou deux gouttes, mais cinq ou six de la fiole que lui avait remise son ami l’apothicaire. Le chien vida l’écuelle en quelques lampées.

Quand tout le monde fut couché, notre futur avocat se mit à la fenêtre et aperçut le chien couché tout du long devant sa niche et dormant d’un sommeil léthargique. Il n’y avait plus de danger que l’escapade nocturne fût ébruitée, et le jeune enthousiaste put prolonger son concert tout à son aise.

Grâce à l’expédient qu’il renouvelait chaque jour, il put sans contrainte se livrer à son goût dominant : le jour il étudiait à voix basse la musique qu’il devait exécuter pendant la nuit, et, ce bienheureux moment venu, il se livrait à l’étude de son instrument favori et aussi à tous les caprices de son imagination musicale. Se croyant sans témoins et sans auditeurs, rien n’arrêtait l’expansion de ses idées : parfois son violon lui semblait insuffisant pour les traduire, il chantait alors de douces mélodies qu’il soutenait par des accords en doubles cordes dont son instinct lui faisait trouver l’harmonie. Souvent, il s’arrêtait après avoir joué, pour reprendre haleine et pour écouter le calme qui l’entourait, et jouir de la splendeur de ces belles nuits du Midi, les seules heures où l’on puisse vivre dans ces contrées.

Le côté de la maison où il avait établi sa retraite aérienne, dominait les grands arbres du jardin du couvent voisin. Ce couvent appartenait à une communauté de religieuses, et ces religieuses avaient des pensionnaires. L’une d’elles se promenait un soir dans le jardin, lorsqu’elle entendit des sons merveilleux sans pouvoir deviner d’où ils partaient, les arbres masquant d’une façon impénétrable le réduit où était perché l’auteur de ce concert. Émerveillée de ce qu’elle entendait, la jeune pensionnaire raconta à sa meilleure amie, en lui faisant jurer le secret le plus absolu, que chaque soir elle trouvait le moyen de s’échapper du dortoir et d’aller respirer l’air frais de la nuit dans le jardin ; que là un sylphe, un être mystérieux, inconnu, se révélait à elle par les accents les plus tendres et les plus touchants. La meilleure amie feignit de ne pas ajouter foi à la confidence, pour qu’on lui donnât une preuve convaincante du fait. Deux jours après ce n’était plus une pensionnaire, c’étaient deux qui venaient jouir du concert que Dalayrac croyait se donner à lui tout seul ; puis le secret fut si bien gardé, qu’il en vint quatre, six, huit, dix, et bientôt tout le pensionnat du couvent. Encore, eût-ce été peu de chose, si le fameux secret fût resté enfermé dans l’enceinte cloîtrée ; mais les pensionnaires avaient des amies en ville, et ces amies d’autres amies. Bientôt le secret du couvent fut celui de toute la ville ; et le père de Dalayrac, quoique instruit l’un des derniers, finit par tout découvrir.

II

Il n’y avait plus de résistance possible contre une résolution si bien arrêtée. D’ailleurs, que pouvait-on reprocher au jeune Dalayrac ! Il venait de passer sa licence avec succès ; il était reçu avocat, et il restait bien prouvé que l’étude clandestine de la musique n’avait pas nui aux travaux avoués et reconnus dont il venait de recueillir le fruit. Cependant il y avait pour le père un point essentiel, c’était que l’espoir de la famille ne risquât pas chaque nuit de se rompre le cou, pour donner un concert aux pensionnaires du couvent. L’indulgence seule pouvait parer à ce danger.

Un matin, le père Dalayrac entra dans la chambre de son fils. Sa figure, ordinairement sévère, avait ce jour-là un caractère de bienveillance assez marqué, mêlée cependant d’une légère teinte d’ironie. Un serrurier, chargé de grillages et de lourdes barres de fer, entra presque en même temps que lui dans la chambre du jeune homme.

— Mon cher garçon, dit le père, je suis fort inquiet

— Et de quoi donc ? dit le fils avec étonnement.

— D’une aventure, un sot conte qui court par toute la ville, et que tu ne comprendras pas plus que moi. On prétend qu’on a vu à plusieurs reprises rôder pendant la nuit un homme sur les toits de cette maison. Ce ne peut être qu’un malfaiteur ; nous sommes ici fort isolés : il n’y a que ta chambre et les greniers qui donnent sur ce toit, et pour ta sûreté personnelle et ma tranquillité à moi, j’ai amené ce brave homme qui va poser un bon grillage à ta fenêtre et te mettre à l’abri de toute tentative du dehors.

Je ne saurais trop dire à quelle nuance de vermillon, de pourpre ou de coquelicot, appartenait la rougeur répandue sur les traits du jeune Dalayrac pendant le commencement de cette allocution, dont la conclusion fut un coup de foudre pour lui : son air était si confus et si désespéré que son père en eut pitié. Voyons, remets-toi, lui dit-il avec bonté, il ne faut pas prendre trop au tragique ces sots propos : ce que je fais ici, n’est qu’une simple mesure de précaution. Cela donnera bien un air un peu lugubre à ton appartement ; mais à présent que tu as un état, tu es libre, entièrement libre, d’y demeurer ou de n’y pas demeurer ; tu peux même faire de la musique et jouer du violon si cela te fait plaisir.

— Vraiment ?

— Certainement, à présent que tu sais ce que je voulais que tu apprisses, il n’y a nul inconvénient à te livrer à un délassement honnête, pourvu toutefois que tu n’en formes pas un objet principal. J’ai obtenu pour toi de plaider dans un procès excellent, voici les pièces ; ton client viendra te voir demain, étudie bien sa procédure et distingue-toi dans ta première cause.

— Oh ! mon bon père, s’écria avec élan le jeune avocat, je vous promets d’y faire tous mes efforts. Puis, se précipitant vers sa boîte à violon, qu’il ferma précipitamment, tenez, continua-t-il, prenez cette clef ; je ne veux pas toucher à mon instrument jusqu’au jour des plaidoiries. Je n’oserais pas en faire le serment, si vous ne preniez cette clef : ce serait plus fort que moi. De cette façon je serai plus tranquille, l’impossibilité détruira le danger de la tentation.

Le père prit la clef en riant :

— C’est bien, lui dit-il, tu es un brave garçon ; laisse cet ouvrier accomplir sa besogne, viens embrasser ta mère, et demain commence sérieusement ton métier d’homme, et d’homme utile.

Pendant quinze jours, Nicolas Dalayrac pâlit sur son dossier, pendant quinze jours il étudia, apprit et prépara la magnifique plaidoirie qui devait signaler son entrée au barreau. Au jour de l’audience, il lui fut impossible de s’en rappeler un seul mot ; il fut obligé d’improviser, et il n’avait pas la parole facile, il était, de plus, extrêmement timide. Mais la cause qu’il défendait, était excellente : tout frais émoulu de ses études, il avait fort bien plaidé la question de droit, et le procès de son client fut gagné.

— Eh bien ! cher père, êtes-vous content ? s’écria-t-il en rentrant au logis.

— Veux-tu que je te dise mon opinion ? répondit le père.

— Mais certainement.

— C’est que tu n’as pas le moindre talent, et que tu as été détestable. Il vaut mieux être n’importe quoi, qu’un mauvais avocat. Tu m’as obéi, je n’ai rien à te reprocher. D’ailleurs, les études que tu as faites ne seront jamais perdues. Laisse-moi le soin de te chercher une autre carrière ; dans huit jours, j’aurai pourvu à tout. Voilà ta clef, fais ce que tu voudras en attendant ma décision.

L’échec qu’il venait d’éprouver ne touchait nullement notre jeune homme : il se sentait plutôt heureux d’être autorisé à renoncer à une profession pour laquelle il n’avait aucune vocation. Mais son père avait vu avec inquiétude la passion dominante de son fils pour la musique : il comprit qu’il était naturel et peut-être heureux que, dans le calme d’une vie de province, la vivacité d’esprit et d’imagination du jeune homme eût trouvé un aliment si innocent : il pensa qu’une existence plus agitée où abonderaient le mouvement et la distraction ne pourrait manquer de donner un autre cours à ses idées. Il sollicita et écrivit à Paris. La réponse ne se fit pas longtemps attendre, elle était favorable, et les huit jours étaient à peine écoulés, qu’il put annoncer à son fils qu’il venait d’être admis parmi les gardes du comte d’Artois, dans la compagnie de Crussol.

Les gardes du corps avaient le rang et les appointements de sous-lieutenant. Les 600 livres attachées à ce grade n’auraient pas suffi à la dépense du jeune officier. Son père y joignit une pension de 25 louis, ce qui lui assurait un revenu net de 1,200 livres sur lesquelles il fallait s’habiller, se nourrir et se loger pendant les six mois de l’année où l’on n’était pas de service. Sa position n’était pas des plus brillantes ; mais à vingt ans on est toujours riche : n’a-t-on pas devant soi l’avenir et l’espérance, la plus grande et quelquefois la plus assurée de toutes les richesses ?

Cependant un regret venait se mêler aux joies et aux illusions de notre héros : il fallait quitter sa mère ; mais en rêvant la fortune, il rêvait aussi le bonheur, c’est-à-dire, le moment où il pourrait avoir autour de lui tous les objets de ses affections.

Il partit donc, la bourse légère, mais le cœur gros d’espérances. Son père, en le voyant s’éloigner, s’écriait : Peut-être un jour sera-t-il colonel ou général. Mais la mère disait en sanglotant : Moi, je suis sûre qu’il sera toujours un bon fils, et qu’il saura m’aimer à Paris comme il m’aimait ici.

Les fonctions de garde du corps n’étaient pas très-pénibles, mais elles ne laissaient pas d’être assez assujettissantes : le service se faisait par trimestre, et pendant les trois mois de service, les gardes ne pouvaient jamais s’absenter de la résidence du prince.

Dalayrac avait un noviciat à accomplir, il n’avait reçu aucune notion de l’état militaire, et il lui fallut tout apprendre depuis l’exercice du soldat jusqu’à la théorie de l’officier. Mais ces nouvelles études ne l’absorbaient pas au point de l’empêcher de se livrer avec ardeur à son goût favori. Dans la rapidité de ce récit, il n’a guère été possible de constater les progrès que son instinct et sa passion exclusive lui avaient fait faire. Comme virtuose sur le violon et comme musicien, il y avait une énorme distance entre le brillant garde du corps et le petit écolier venant troubler le concert des amateurs de Muret.

Dalayrac était de taille moyenne ; sa figure, couturée par la petite vérole, n’avait rien d’attrayant au premier aspect. Les gens qui ne regardent qu’avec les yeux le trouvaient laid ; mais ceux dont l’esprit et le cœur aident le regard savaient reconnaître son air vif, spirituel, et l’expression de bonté, de franchise et de bienveillance répandue sur tous ses traits. Il avait une de ces laideurs qu’on finit par trouver charmantes, et qui ont au moins l’avantage d’éloigner de vous ceux qui ne peuvent ni vous comprendre ni vous apprécier.

Son caractère doux et sympathique lui attira de nombreuses amitiés parmi ses nouveaux camarades ; ses manières distinguées et ses goûts de bonne compagnie lui ouvrirent les portes des meilleures maisons. C’est ainsi qu’il fut admis dans l’intimité du baron de Bezenval et de M. Savalette de Lange, garde du trésor royal. Il eut l’occasion d’entendre chez ce dernier le chevalier de Saint Georges, et son talent sur le violon le fit accueillir favorablement par le célèbre mulâtre, dont l’habileté sur cet instrument était si remarquable.

Mais pour se présenter convenablement dans le monde, pour aller de temps en temps à la Comédie Italienne entendre les chefs-d’œuvre de Philidor, de Monsigny, de Grétry, de tous ces maîtres dont il devait être un jour le rival et l’émule, quelle économie, quelles restrictions ne devait-il pas apporter dans ses dépenses, afin de ne pas dépasser le chiffre de son modeste revenu de 1,200 livres !

Pour ne pas avoir de loyer à payer à Paris, il passait quelquefois à Versailles tout le trimestre où il n’était pas de service. Alors, on le voyait partir à pied pour arriver à Paris un peu avant l’heure du spectacle. Un bien modeste dîner suffisait à peine pour réparer les forces du jeune enthousiaste ; mais il en puisait de nouvelles dans l’admiration que lui causaient les opéras qu’il était venu entendre. Il repartait toujours à pied, après le spectacle, et revenait coucher à Versailles, ayant fait ses dix lieues dans sa journée, mais n’ayant pas entièrement dépensé le petit écu dont se composait son revenu quotidien ; encore fallait-il quelques jours de privations sévères pour compenser cette dépense entièrement consacrée à son plaisir.

Les comédiens italiens, ainsi que ceux de l’Académie royale de musique et du Théâtre-Français, venaient souvent jouer devant la famille royale, à Versailles ; et Dalayrac trouvait le moyen de ne pas manquer une seule des représentations consacrées aux ouvrages lyriques.

Les heures de service que redoutaient le plus les gardes du corps, étaient celles de nuit, pendant lesquelles il fallait faire faction devant la porte de la chambre où couchait le prince. On comprend que le silence le plus absolu était de rigueur, et rien ne pouvait se comparer à l’ennui de ces longues heures de nuit passées dans le silence et une inaction complète.

Dalayrac s’arrangeait toujours avec quelque camarade pour prendre pour son compte les heures de faction de nuit, à condition d’être libre à l’heure du spectacle. Avec quelles délices il savourait ces opéras dont l’audition ne lui coûtait rien que quelques heures d’ennui et d’insomnie ! Encore plus d’une fois arriva-t-il à la sentinelle de poser doucement son fusil contre la muraille, de s’accroupir à terre, de tirer de sa poche un petit cahier de papier réglé et d’y écrire ses propres inspirations ou d’y retracer le souvenir de ce qu’il avait entendu dans la soirée.

Cependant, quoiqu’il fût parvenu à écrire facilement ses idées, et même à les accompagner d’une basse assez satisfaisante, il sentait bien qu’il n’arriverait jamais à rien de plus que ce qu’il avait fait jusqu’alors, s’il n’étudiait pas et n’apprenait pas au moins les premières règles de la composition. Mais, à cette époque, les maîtres en état d’enseigner étaient excessivement rares, et même les plus médiocres se faisaient payer un prix trop élevé pour la bourse de l’aspirant compositeur.

Parmi les musiciens français, il ne s’en trouvait réellement que trois qui possédassent à un assez haut degré la théorie musicale et les règles du contre-point pour pouvoir professer la composition. C’étaient Gossec, Philidor et Langlé. Le premier était accaparé par ses fonctions de chef du chant à l’Opéra et par le travail de ses propres compositions. Le second n’accordait à la musique que le peu de temps que lui laissait sa passion pour les échecs. Langlé était issu d’une famille française établie depuis plus d’un siècle en Italie et dont le véritable nom de Langlois, impossible à prononcer par des Italiens, avait pris une terminaison plus euphonique.

Langlé était né à Monaco, en 1741, et avait fait ses études au Conservatoire de la Pieta, à Naples, sous la direction de Cafara. Après avoir professé quelques années en Italie, il était venu à Paris en 1768, et s’y était fait une nombreuse clientèle comme professeur de chant et de composition[2].

Recevoir des leçons d’un tel maître eût été un grand bonheur pour Dalayrac ; mais cet espoir ne lui était même pas permis. Le hasard le mit en contact avec le célèbre professeur, et sa bonne fortune lui procura ce qu’il désirait si vivement, et ce qu’il aurait acheté au prix des plus durs sacrifices.

M. Savalette de Lange donnait de fort beaux concerts dans son hôtel. Dalayrac s’y montrait très-assidu. C’est là qu’il rencontra Langlé pour la première fois, et il lui fut présenté par le maître du logis, comme un jeune amateur passionné pour la musique. Langlé accueillit parfaitement le jeune officier, et Dalayrac employa tous ses moyens de séduction pour captiver les bonnes grâces de celui dont il ambitionnait la faveur, il y réussit parfaitement. Langlé était spirituel et homme de bonne compagnie ; il fut enchanté des manières aimables et aisées du jeune garde du corps, et surtout de son enthousiasme pour la musique. Une espèce d’intimité s’était déjà établie entre eux, et Dalayrac n’avait pas encore osé faire la confidence de l’objet de ses désirs. Un soir il prit, comme on dit vulgairement, son courage à deux mains, et aborda la grande question.

— Monsieur Langlé, lui dit-il tout d’un coup, pour qui me prenez-vous ?

— Moi, Monsieur le chevalier ? mais je vous prends pour un jeune seigneur fort spirituel et fort aimable, cultivant la musique pour son plaisir, ce qui est le plus agréable délassement pour un homme de votre condition et de votre fortune.

— Et bien ! Monsieur, vous êtes dans une erreur complète. Tel que vous me voyez, je suis pauvre comme Job ; quoique l’aîné de ma famille, je suis moins à mon aise que le plus mince cadet, car je n’ai au monde que mes appointements de six cents livres et une pension de pareille somme. Mon père a fait de moi un militaire pour que je ne fusse pas un méchant avocat ; mais franchement, je n’ai guère plus de goût pour ma seconde profession que pour la première : je n’aime que la musique. On dit que je joue passablement du violon, mais je ne m’amuse guère en jouant la musique des autres, je voudrais entendre jouer la mienne et je crois que je serais capable d’en faire d’assez jolie, si je savais comment m’y prendre. Voulez-vous m’enseigner le moyen ?

— Monsieur le chevalier, confidence pour confidence. Je suis moins riche que vous, car je n’ai pas d’appointements ni de pension, mais je gagne assez d’argent avec mes leçons. Seulement, il faut pour cela que je sorte tous les jours à sept heures été comme hiver et que je coure le cachet toute la journée. Je rentre le soir exténué, mais néanmoins, je puis vous donner une heure tous les matins, c’est celle qui s’écoule entre mon lever et ma sortie ; je la consacre à ma toilette ; mais, pendant qu’on me rasera qu’on me poudrera et que je m’habillerai, je trouverai toujours moyen de vous donner quelques conseils. Cela vous convient-il ?

— Parfaitement. Où demeurez-vous ?

— Hôtel Monaco, près des Invalides. Et vous ?

— À Versailles, à l’hôtel des Gardes, et à Paris, place Royale.

— C’est un peu loin, pour une heure si matinale.

— N’importe, je serai exact, soyez-en sûr. À quand ?

— Mais à demain, si vous voulez.

— À demain donc.

À six heures du matin, Dalayrac arrivait tout essoufflé chez son professeur, lui soumettait ses premiers essais, en recevait les meilleurs conseils ; et tout cela se faisait en se promenant d’une chambre à l’autre, suivant que les besoins de la toilette faisaient passer Langlé de sa chambre à son cabinet de toilette ou à sa salle à manger.

Les progrès de Dalayrac furent d’autant plus rapides, que Langlé, voyant qu’il avait affaire à un jeune homme rempli d’imagination, ne lui apprit que juste ce qu’il fallait pour transcrire ses idées à peu près régulièrement. On a souvent fait un titre de gloire à Langlé d’avoir produit un tel élève ; mais le genre de succès qu’ont obtenu les ouvrages de Dalayrac, prouve qu’il dut fort peu à son professeur et beaucoup à sa propre nature, à son excellent instinct dramatique et à son imagination abondante et variée.

Quoi qu’il en soit, si le maître fut fier de son élève, l’élève fut toujours reconnaissant des soins du maître, et il eut plus tard une occasion de prouver quel bon souvenir il en avait conservé.

Langlé, nommé maître de chant à la création du Conservatoire, vit sa place supprimée, lors de la réforme de cet établissement en 1802. Dalayrac sollicita et obtint pour lui la place de bibliothécaire, qu’il conserva jusqu’à sa mort.

Dès que Dalayrac se vit en état d’écrire, il voulut utiliser le fruit de ses leçons, et il composa des quatuors pour instruments à cordes, qui furent publiés sous un pseudonyme, et, pour mieux déconcerter les investigations, ce pseudonyme était un nom italien. Ces œuvres, ni même le nom d’emprunt sous lequel elles furent publiées, ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Mais dans l’état de faiblesse où était la musique instrumentale en France, avant qu’on ne connût les quatuors de Pleyel et d’Haydn, il est à supposer que ces compositions n’avaient pas une grande valeur. Elles obtinrent néanmoins un très-beau succès. Dalayrac conserva longtemps l’incognito, et put jouir de son triomphe en toute conscience, car ces quatuors, attribués à un musicien italien, étaient très-recherchés des amateurs et se jouaient partout.

On venait d’en publier tout récemment une nouvelle série, et une réunion intime d’amateurs devait l’essayer, pour la première fois, chez le baron de Bezenval. Dalayrac était au nombre des auditeurs : pour ne rien perdre de l’exécution de son œuvre anonyme, il s’était placé le plus près possible des amateurs qui allaient la déchiffrer. Le premier morceau fut fort bien dit, et reçut beaucoup d’applaudissements. Le début de l’andante parut encore plus heureux ; mais à un certain passage, il advint une telle succession de notes fausses et discordantes, que Dalayrac fit un bond sur sa chaise et s’écria : Mais ce n’est pas cela ; le trait du second violon n’est pas dans ce ton-là !

— Comment ! dit avec conviction l’amateur chargé de cette partie, je joue ce qu’il y a, et si c’est mauvais, c’est la faute de l’auteur, et non la mienne.

Et l’on recommença le passage, qui parut encore plus faux que la première fois. Dalayrac s’élança vers le second violon, lui arracha l’instrument des mains, et se mettant à jouer le trait comme il l’avait composé :

— Tenez, Monsieur, voilà ce qu’il y a, et cela ne ressemble guère à ce que vous venez de jouer.

— C’est ce que vous venez de jouer qui ne ressemble pas à ce qui est écrit, dit l’amateur exaspéré ; voyez plutôt.

Et il passa sa partie à Dalayrac, qui ne fit qu’y jeter un coup d œil, et s’écria avec colère :

— Là ! j’en étais sûr ! ils n’ont pas corrigé la seconde épreuve.

— Eh ! qu’en savez-vous ? dit l’amateur triomphant.

L’auteur, près de se trahir, demeura muet ; mais Langlé, confident discret jusqu’alors de l’innocente supercherie de son élève, se crut dispensé de garder plus longtemps un secret qu’on était sur le point de pénétrer.

— Il en sait très-long sur ce sujet, Messieurs, leur dit-il, car c’est lui qui est l’auteur de tous les morceaux publiés sous le même nom que celui-ci.

Ce furent alors des exclamations et des éloges à perte de vue. Dalayrac ne pouvait suffire à toutes les louanges et toutes les félicitations qu’il recevait. Il fut forcé de se mettre au pupitre et de concourir à l’exécution de tout son répertoire, qu’on voulut passer en revue le soir même, et à chaque morceau c’était un nouveau concert d’éloges et de bravos.

Cette petite aventure eut du retentissement, et Dalayrac devint le musicien à la mode dans un certain monde, avant même d’être connu de la généralité du public. On sait que Voltaire, dans son voyage à Paris en 1778, fut reçu dans une loge maçonique. Dalayrac fut chargé de composer la musique pour cette réception, et elle eut assez de succès pour qu’on lui en demandât une nouvelle pour la fête célébrée chez Mme Helvétius en l’honneur de Franklin.

M. de Bezenval faisait souvent jouer la comédie chez lui ; la reine et la famille royale ne dédaignaient pas d’assister à ces solennités dramatiques où les rôles étaient remplis par des gens du monde et par l’élite des comédiens français ou italiens. Dalayrac composa, pour ce théâtre de société, deux petits opéras, dont les titres seuls nous sont parvenus. Ils étaient intitulés : le Petit souper et le Chevalier à la mode. Leur succès ne fut pas moins grand que ne l’avait été celui des premières œuvres instrumentales de l’auteur. La reine, qui assistait à la représentation, félicita hautement le musicien, lui disant qu’elle était heureuse de savoir qu’il y eût dans la maison de son frère un jeune homme de tant de talent et d’espérances.

Un si beau début ne fit qu’encourager Dalayrac à continuer ses heureuses tentatives. Un des camarades de sa compagnie, de Lachabeaussière, qui avait déjà fait représenter de petits ouvrages à la comédie Italienne, lui confia une pièce en un acte, l’Eclipse totale. La musique en fut rapidement composée, la protection de la reine ne fut sans doute pas inutile à Dalayrac pour faciliter la réception de sa pièce et lui faire obtenir un tour de faveur. La première représentation eut lieu le 7 mars 1781.

La partition de l’Eclipse totale est devenue assez rare ; il en existe une manuscrite à la bibliothèque du Conservatoire, encore est-elle incomplète et ne renferme-t-elle pas les derniers morceaux de l’ouvrage. C’est la seule que j’aie pu consulter, et j’avoue que rien ne m’a paru y justifier le succès de l’ouvrage et les éloges que la musique en particulier reçut de tous les recueils du temps qui rendirent compte de la pièce. Monsigny et Grétry avaient déjà donné plusieurs de leurs chefs-d’œuvre, et l’éducation musicale du public devait être assez avancée pour qu’on ait peine à comprendre l’unanimité d’éloges que s’attira la nouvelle partition. Il ne faut pas oublier cependant qu’elle ne fut jugée que comme l’œuvre d’un amateur, et qu’alors le plus grand mérite du musicien, aux yeux du public, était de se faire assez petit pour passer inaperçu, et se faire pardonner sa musique en faveur de la pièce. Dalayrac était doué d’un sentiment scénique si naturel et si excellent, que, dès son premier ouvrage, il sut se mettre à la portée du goût et de l’exigence du public.

L’étude musicale de cette partition n’offre donc rien de bien intéressant. On y remarque cependant une instrumentation moins nue que celle des œuvres contemporaines de Grétry et de Monsigny ; mais l’harmonie est pauvre, sans finesse, et sent encore l’amateur. La mélodie est facile et abondante, mais un peu commune.

Au total, si l’étude de cette partition ne peut être d’une grande utilité pour l’instruction, elle sera du moins un motif d’encouragement pour les jeunes compositeurs. L’art musical dramatique est si difficile et exige la réunion de tant de qualités, qu’il est bien rare qu’en débutant, on arrive à produire un bon ouvrage, fût-on même doué de qualités que l’âge et l’expérience développent seuls complètement.

Boïeldieu et Auber ont débuté par des ouvrages qui étaient loin de faire prévoir le talent qu’ils ont déployé plus tard. Il y a aussi loin de la Dot de Suzette à la Dame blanche, que du Séjour militaire à la Muette de Portici, et bien des ouvrages de pauvres jeunes gens dont on n’a pas encouragé les premiers débuts sont loin d’être inférieurs aux premières partitions des maîtres les plus célèbres.

Nous verrons bientôt Dalayrac, après ses premiers essais, s’élancer d’un pas plus ferme dans la carrière, et produire ces œuvres charmantes dont la renommée a été européenne, et qui l’ont placé au rang des compositeurs les plus féconds et les plus heureusement inspirés.


III


Le succès que venaient d’obtenir les deux jeunes officiers les engagea à continuer une collaboration qui commençait sous de si heureux auspices. Mais ils élevèrent leur prétention jusqu’à faire un opéra en trois actes, et, l’année suivante, ils firent représenter le Corsaire. Ce second début ne fut pas moins heureux que le premier. Un an après, Dalayrac fit jouer les Deux Tuteurs, en deux actes. En 1785, une cantatrice, nommée Mlle Renaud, fit de brillants débuts à la Comédie-Italienne ; aucun opéra important n’était en préparation, et le succès de la débutante augmentait de jour en jour ; Dalayrac, dans le but d’en profiter, arrangea en opéra une pièce de Desfontaines, jouée autrefois avec des airs de vaudeville. C’était l’Amant statue. La cantatrice fut bien servie par le musicien, et le public partagea son enthousiasme entre l’auteur et l’exécutante. Tous deux furent rappelés après la pièce. C’était alors une faveur aussi rare qu’elle est commune aujourd’hui.

Desfontaines, reconnaissant envers le jeune musicien qui venait de rajeunir une de ses anciennes pièces, lui confia un opéra nouveau en trois actes. C’était la Dot, dont le sujet est fort gai et fort amusant, et qui fut représentée au mois de novembre de cette même année 1785.

Jusque là Dalayrac avait eu des succès faciles, mais aucun d’eux n’avait obtenu cet éclat et ce retentissement qui s’étaient attachés à quelques-unes des productions de Monsigny et de Grétry. Ses cinq premiers ouvrages appartenaient tous au genre comique, très-ingrat à traiter en musique, et que l’on apprécie rarement autant qu’il mériterait de l’être, ne fût-ce qu’en raison de son excessive difficulté. Il trouva bientôt l’occasion de déployer son talent dans un genre tout opposé.

Le succès du Musicien amateur avait attiré l’attention d’un auteur également amateur, et qui avait fait représenter à la Comédie-Italienne quelques pièces sans importance. Marsollier des Vivetières était à peu près du même âge que Dalayrac, et ainsi que lui était passionné pour le théâtre ; mais là s’arrête la conformité qu’on pouvait remarquer entre eux. Marsollier avait de la fortune, et ses travaux littéraires n’étaient qu’un délassement, délassement qui à tout autre cependant aurait pu paraître un travail des plus pénibles, car Marsollier s’était vu refuser vingt-deux pièces de suite avant de pouvoir faire représenter son premier ouvrage. Tant de persévérance méritait d’être récompensée, et ce ne fut pourtant qu’après plus de dix ans de tâtonnements et d’essais presque infructueux, que Marsollier obtint un premier succès, mais aussi ce succès fut colossal, et Dalayrac fut assez heureux pour le partager avec lui.

Nina, ou la Folle par amour, fut jouée pour la première fois en 1786. Le sujet en était imité d’une nouvelle de d’Arnaud, insérée dans les Délassements de l’homme sensible. L’idée de mettre une folle au théâtre parut d’une telle hardiesse aux auteurs, qu’ils n’osèrent pas risquer cette tentative avant d’en avoir fait l’essai devant un public d’amis. L’ouvrage fut donc d’abord répété et représenté sur le théâtre de l’hôtel de Mlle Guimard. L’enthousiasme qu’il provoqua dans cette réunion d’élite rassura les deux timides oseurs, et ils donnèrent leur opéra aux comédiens Italiens. Grâce au pathétique de la situation, au jeu expressif et passionné de Mlle Dugazon, grâce surtout aux ravissantes mélodies de Dalayrac, il obtint un succès de vogue. La musette si connue, la romance Quand le bien-aimé reviendra, devinrent bientôt populaires et plus de cent représentations consécutives ne purent lasser l’admiration et la sensibilité du public. Ce fut un succès de larmes dont on n’avait pas vu d’exemple depuis le Déserteur.

L’année suivante, Dalayrac, aidé de son premier collaborateur Lachabeaussière, donna Azémia ou les Sauvages. Le succès, moins vif au début, se prolongea néanmoins autant que celui de Nina. Deux mois après Azémia il fit jouer Renaud d’Ast. Il ne se doutait guère, en composant la romance, du reste assez vulgaire : Vous qui d’amoureuse aventure, que cet air, auquel on adapta les paroles : Veillons au salut de l’Empire, deviendrait le chant national de la France, et le seul qu’il serait permis de chanter pendant plus de dix ans.

En 1788, il donna Fanchette, en deux actes, et Sargines, en quatre ; et en 1789, les deux Savoyards et Raoul sire de Créqui.

Ces deux ouvrages montrèrent le talent du compositeur sous un aspect bien différent. Dans le premier il avait pu mettre sans peine la grâce, la franchise, le comique et la naïveté qui étaient l’essence même de son style et de ses manières. Dans le second, on sent qu’il aurait voulu adopter un faire plus large et plus dramatique, une manière plus simple, telle enfin que le comportait le sujet ; mais ces qualités lui sont moins naturelles, et la réussite est moins complète.

Après tant de succès, Dalayrac était parvenu à se faire un nom déjà célèbre ; il avait entièrement renoncé à l’état militaire, ses ouvrages fréquemment représentés lui assuraient un revenu productif ; son rêve était un voyage dans sa famille : une triste circonstance lui en fournit l’occasion.

Son père mourut presque subitement au mois d’août 1790. Dalayrac s’empressa de partir pour Muret : il voulait porter à sa mère, qu’il adorait, les consolations dont son cœur avait besoin dans un moment si cruel. À peine arrivé dans sa famille, il apprend que son père, par un acte passé devant notaire un an avant sa mort, l’avait institué son légataire universel au détriment de son frère cadet. Il s’empressa de faire annuler ces dispositions, qui étaient cependant selon la coutume du pays. Fier d’avoir pu s’assurer une existence honorable par son seul travail, il était heureux d’augmenter la petite aisance de la famille, en renonçant aux avantages exceptionnels que son père voulait lui assurer. Ses travaux le rappelèrent à Paris : il fallut s’arracher encore une fois aux embrassements de sa mère. Son voyage de retour fut une suite de triomphes. À Nîmes, à Lyon, dans toutes les grandes villes, il reçut des ovations aux théâtres dont ses ouvrages faisaient la fortune.

De retour à Paris, il apprit la faillite de M. Savalette de Lange, chez qui il avait placé 40,000 francs, fruit de ses travaux et de ses économies. Cette année de 1791 devait lui être fatale, car au chagrin de la perte de sa fortune se joignit bientôt une douleur qui lui fit oublier ses autres maux. Sa mère n’avait pu survivre à la perte de son mari. La situation de Dalayrac était des plus tristes : en moins de six mois il perdait son père et sa mère, se voyait privé du fruit de ses travaux, et déjà la révolution grandissant de jour en jour, faisait présager l’avenir le plus sinistre.

Ses amis, ses protecteurs, ce monde brillant où il avait vécu, tous se dispersaient loin de Paris, plusieurs d’entre eux s’éloignaient même de France. Malgré ses opinions monarchiques bien connues et les dangers que pouvait lui faire courir son titre d’ex-garde-du-corps du comte d’Artois, Dalayrac ne songea pas un seul instant à quitter Paris, il ne cessa de travailler pour le théâtre, il pensa avec justesse que la renommée de ses œuvres suffirait pour le protéger, il fut même assez heureux pour abriter sous leur égide quelques-uns de ses anciens amis.

Le Ciel lui devait une compensation à tant de tourments : il la trouva dans le mariage qu’il contracta en 1792 avec une jeune personne qui devint la compagne et l’amie de toute sa vie.

À une époque où les lois sur les émigrés s’exécutaient dans toute leur rigueur, et où l’asile et la protection donnés à l’un d’eux étaient regardés comme un crime, Dalayrac reçut, par une voie détournée, une lettre datée de l’Allemagne, et conçue à peu près en ces termes : « Monsieur, peut-être votre mémoire vous rappellera-t-elle à peine le nom d’un homme qui n’a jamais été assez heureux pour être de vos amis, et qui n’a eu d’autres relations avec vous que d’avoir servi dans le même corps, celui des gardes de Mgr le comte d’Artois. J’ai eu le malheur d’émigrer, toute ma famille a péri sur l’échafaud, quelques-uns de mes biens ont heureusement échappé au séquestre et à la confiscation. Je n’ai plus aucune ressource, peut-être cependant me serait-il possible de me faire rayer de la liste des émigrés et de recueillir quelques débris de ma fortune. Mais si je puis arriver à Paris, je ne tarderai pas à y être arrêté, si personne ne répond de moi et ne m’aide à déjouer les manœuvres de la police. Je n’y connais personne, personne que vous qui ne me connaissez pas ; et cependant je m’adresse en toute confiance à votre loyauté et à votre sympathie pour le malheur d’un ancien camarade. »

Dalayrac ne se rappelait effectivement pas avoir jamais connu l’auteur de la lettre : cependant il lui avait semblé voir figurer sur les contrôles des gardes le nom dont elle était signée, et il n’hésita pas à répondre qu’il ferait toutes les démarches en son pouvoir, en faveur du proscrit.

Quelques jours après, celui-ci se présentait chez Dalayrac sous un déguisement qui dut rappeler à l’auteur de Camille, d’Ambroise et du Château de Monténero quelques-unes des pièces mélodramatiques qu’il avait mises en musique. Pendant plusieurs mois le compositeur tint l’émigré caché chez lui ; et de quelles précautions ne fallait-il pas s’entourer, à une époque où la pitié était un crime et la dénonciation une vertu ! Enfin, à force de soins, de peines et de démarches, il parvint à faire rayer son ancien camarade, et celui-ci put, grâce à son dévouement, recouvrer à la fois sa liberté et sa fortune.

Dalayrac compta peu d’insuccès dans les cinquante-quatre opéras qu’il fit représenter ; la plupart au contraire obtinrent une vogue immense, et il suffira de citer les titres principaux : Camille, Ambroise, Marianne, Adèle et Dorsan, la Maison isolée, Gulnare, Alexis, Monténero, Adolphe et Clara, Maison à vendre, Lehéman, Picaros et Diego, La jeune Prude, Une heure de mariage, Gulistan, Deux mots, Lina, etc.

Grétry, dans sa longue carrière, eut un moment où la popularité faillit l’abandonner : il était déjà vieux, lorsque Méhul et Cherubini donnèrent ces ouvrages sévères et fortement instrumentés qui contrastaient d’une manière si sensible avec les opéras joués précédemment. Grétry essaya de modifier sa manière dans ses derniers ouvrages ; mais son génie était épuisé, et d’ailleurs les efforts qu’il faisait pour atteindre aux proportions des ouvrages du goût moderne lui ôtaient le naturel et la facilité qui prêtaient tant de charmes à ses premiers travaux. Son ancien répertoire fut presque abandonné pendant près de dix ans pour faire place aux œuvres écrites d’un style plus sérieux. Mais lorsque la société tenta de se reconstituer, au commencement de ce siècle, la réaction fut générale, dans les goûts comme dans la politique. À l’échafaudage de sentiments exagérés qu’on avait étalés pendant les tristes années de la Terreur, à la fausse sensiblerie qu’on avait affichée sous le Directoire, succéda une tendance de retour aux choses plus simples et de meilleur goût. Martin fut le premier qui essaya de reprendre quelques-uns des premiers ouvrages de Grétry. Leur succès fut immense. Toute une génération avait surgi, pour qui ils étaient une nouveauté, et il restait encore une immense portion de public à qui ils retraçaient les plus doux souvenirs. Elleviou et les premiers sujets de la brillante troupe qu’on admirait alors, se firent un point d’honneur de faire revivre ces opéras presque oubliés, et bientôt les ouvrages de Grétry firent le fond du répertoire habituel. Le compositeur fut assez heureux pour jouir de toute sa gloire pendant ses dernières années, et lorsqu’il mourut, il était avec justice et unanimement proclamé le premier dans le genre qu’il avait si brillamment illustré.

Dalayrac n’eut pas cette alternative d’abandon et de recrudescence de succès. Depuis son premier opéra jusqu’au dernier, il produisit constamment, et ne vit jamais décroître la faveur du public. Il est vrai qu’il sut constamment se plier à ses goûts : quand les grandes compositions musicales devinrent à la mode, il sut faire des à peu près dont le parterre était peut-être plus satisfait que des modèles mêmes, qu’il applaudissait moins par conviction que par engouement.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est l’adresse de Dalayrac à saisir cette nuance, ce qui lui permit de modifier légèrement sa manière, mais de ne jamais la changer entièrement. Il voyait bien qu’il y avait un progrès chez les innovateurs, mais il comprenait aussi qu’ils dépassaient quelquefois le but qu’ils voulaient atteindre, et qu’en donnant plus de correction et de vigueur à leur harmonie et à leur instrumentation, ils négligeaient peut-être trop la partie mélodique, qui est celle qui touche le plus la masse, et à laquelle le public revient toujours. Dalayrac était plus ou moins heureux dans le choix de ses motifs ou la coupe de ses morceaux, mais on ne peut pas dire qu’il y ait jamais eu bien réellement progrès chez lui. Ses derniers ouvrages ne sont pas plus richement instrumentés que les premiers : il y a plus d’élégance dans la forme, plus d’habitude dans le faire ; mais c’est toujours le même procédé et le même système. J’ai en ce moment sous les yeux la partition de l’Éclipse totale et celle du Poëte et le Musicien, composées l’une en 1781, et l’autre en 1809, et je retrouve dans toutes deux le même point de départ et le même système de disposition, la même facilité insouciante, la même habitude de remplissage banal, et les mêmes éclairs d’inspiration à certains moments donnés.

Dalayrac eut le bonheur d’avoir, outre ses grands drames, parmi lesquels il faut citer Camille où presque tout est excellent, et dont le trio de la cloche est un chef-d’œuvre, de charmantes comédies à mettre en musique ; ces comédies devenaient musicales par l’importance qu’y acquéraient les rôles confiés à Elleviou et à Martin. Personne n’écrivit des duos aussi favorablement coupés, aussi heureusement disposés sous le rapport vocal et scénique en même temps, que ceux que Dalayrac composa pour ces célèbres artistes dans Maison à vendre et Picaros et Diego.

Grétry avait commencé par imiter le genre italien, et ses premiers ouvrages y compris le Tableau parlant (ce chef-d’œuvre qu’une récente reprise vient de rajeunir de quatre-vingt-deux ans), sont entièrement inspirés par l’étude et le style des compositeurs italiens de l’époque, style qu’il relève par le cachet puissant de son individualité. Dalayrac, au contraire, montre une manière toute française dans ses premières productions ; on devine déjà quelle sera la romance de l’Empire, dans les tournures des phrases mélodiques qu’il affectionnait en 1782.

Grétry était un grand musicien qui avait mal appris, mais qui devinait beaucoup. Il était né harmoniste ; sa modulation, quoique mal agencée, est imprévue et souvent piquante ; ses accompagnements sont maigres et gauches, mais sont remplis d’intentions et d’effets quelquefois réalisés. On sent que le génie l’emporte et que c’est parce que la science lui fait défaut, qu’il ne peut accomplir tout ce qui lui vient à la pensée.

Dalayrac est peu musicien : il sait à peu près tout ce qu’il a besoin de savoir pour exécuter sa conception. Jamais il n’a voulu faire plus qu’il n’a fait, et, eût-il possédé toute la science musicale que de bonnes études peuvent faire acquérir, il n’eût produit que des œuvres plus purement écrites, mais sa pensée ne se fût pas étendue plus loin, et ne se fût pas élevée davantage : l’instinct des combinaisons et de l’intérêt de détail lui manquait complètement, tandis que Grétry le possédait à un degré très-éminent.

La justesse de cette comparaison pourra peut-être se déduire par le souvenir de l’épreuve que j’ai faite, il y a quelques années, en réinstrumentant le Richard de Grétry et le Gulistan de Dalayrac. Dans la première de ces partitions, tout était à faire ; mais aussi quel intérêt il était facile de mettre dans l’instrumentation ! que d’effets indiqués qu’il n’y avait qu’à suivre et à réaliser ! Dans la seconde, au contraire, la besogne était toute faite ; il y avait simplement à doubler quelques parties, à moderniser quelques effets de sonorité, mais l’œuvre était accomplie avant d’être commencée. Que résulta-t-il ? Que le Richard de Grétry eut un succès immense en se présentant tel que Grétry l’eût probablement écrit, s’il eût possédé l’expérience d’instrumentation que nous avons acquise depuis lui, et dont il avait toute l’intuition et la prescience. L’œuvre de Dalayrac, au contraire, fit peu de sensation, parce qu’il n’avait pas été possible que les ressources modernes ajoutassent un grand charme et donnassent plus de valeur à la forme banale, peut-être, mais complète en son genre, sous laquelle la pensée était émise.

Ce qui doit être loué sans restriction aucune chez Dalayrac, c’est le sentiment de la scène qu’il possédait au plus haut degré. C’est à cet instinct excellent qu’il dut en partie ses nombreux succès, tant pour le choix heureux de ses sujets, que pour la manière réservée, habile et ingénieuse dont il savait les présenter sous la forme musicale. Aussi sa réputation fut-elle beaucoup plus grande au théâtre que parmi les musiciens. Il ne fit jamais partie du Conservatoire, où Monsigny et Grétry avaient été appelés à professer dès l’origine de l’établissement.

Cependant l’Empereur, qui savait apprécier tous les genres de mérite, accorda la décoration de la Légion d’Honneur à Dalayrac. Fier et heureux de cette distinction alors si rare, la première, la seule qu’il eût jamais obtenue, Dalayrac voulut la justifier par l’éclat d’un grand succès. Il fixa son choix sur un sujet de M. Dupaty intitulé : le Poëte et le Musicien. La pièce était écrite en vers et offrait un imbroglio assez gai. Elleviou et Martin y jouaient, comme d’usage, les rôles de deux jeunes étourdis, et les occasions ne devaient pas manquer au compositeur pour y écrire des duos, et renouveler ces luttes vocales où ces deux chanteurs favoris lui avaient donné l’habitude du succès.

Il se mit au travail avec ardeur. La pièce fut mise en répétition, pour être jouée à l’époque des fêtes de l’anniversaire du couronnement. Une indisposition de Martin ayant interrompu les répétitions, Dalayrac reprit sa partition pour la terminer et y faire quelques changements : il venait d’écrire la dernière note du chœur final, lorsqu’il apprit que l’Empereur allait partir pour l’Espagne, et que son ouvrage ne pourrait être représenté devant lui si l’on ne se hâtait d’en reprendre les études. Rempli d’inquiétude, il se hâte de porter son dernier morceau au théâtre, et là on lui déclare que si l’indisposition de Martin se prolonge, on sera obligé de mettre une autre pièce en répétition. De plus en plus alarmé, il court chez le chanteur, le trouve, non pas indisposé, mais sérieusement malade, et acquiert la conviction que son opéra est indéfiniment ajourné. Désespéré de tous ces contretemps, il rentre chez lui, est bientôt saisi d’une fièvre nerveuse qui se déclare avec une telle intensité qu’il est obligé de se mettre au lit. Le mal s’aggrave, le délire ne tarde pas à s’emparer de lui, et il expire au bout de cinq jours. Entouré de sa femme et de ses amis en larmes, il ne répond à leurs gémissements que par des chants insensés, peut-être ceux de son dernier ouvrage, et c’est en essayant encore d’articuler quelques sons, et de bégayer quelques phrases musicales qu’il rend le dernier soupir.

Cette mort imprévue fut un coup de foudre pour ses amis et ses nombreux admirateurs. On fit à Dalayrac des obsèques magnifiques. Son corps fut transporté à sa campagne de Fontenay-sous-Bois, et Marsollier, dans un discours qu’il prononça sur sa tombe, rappela les succès qu’ils avaient obtenus ensemble et les souvenirs de l’étroite amitié qui les unissait depuis plus de vingt ans.

Les artistes de l’Opéra-Comique firent faire par Cartellier un buste en marbre qui figurait dans le foyer du public et sur lequel étaient inscrits ces mots : « À notre bon ami Dalayrac. »

Dalayrac mourut à cinquante-six ans. Son ouvrage posthume, le Poëte et le Musicien, ne fut joué que deux ans après sa mort. Ce fut l’acteur et compositeur Solié qui en dirigea les répétitions. Il n’obtint qu’un médiocre succès, et ne méritait pas un meilleur sort. La partition en a été gravée : on n’y retrouve qu’un calque décoloré de ses précédentes productions. Lina ou le Mystère, l’un de ses derniers ouvrages, renferme de charmantes choses et peut être placé à côté de ses meilleurs opéras. Il est probable qu’il eût beaucoup modifié son œuvre aux répétitions, mais il est plus que douteux qu’il eût pu l’améliorer au point de lui procurer un succès durable.

Plusieurs ouvrages de Dalayrac sont restés au répertoire, quelques-uns de ceux qu’on a abandonnés pourraient être repris avec avantage, et, quelques progrès que la musique ait faits depuis quarante ans, on trouverait encore dans leur exécution le charme qui s’attache toujours aux mélodies franches, aisées, naturelles, à l’esprit et au sentiment parfaits, sans lesquels on ne sera jamais qu’un médiocre compositeur.


FIN.
  1. La véritable orthographe est d’Alayrac, et toutes ses premières partitions sont signées ainsi. À l’époque de la Révolution, son nom, déjà populaire, serait devenu méconnaissable, si, conformément à la loi du moment, il en avait retranché la particule. Il se contenta de supprimer l’apostrophe et de faire un grand D au lieu d’un grand A. J’ai cru devoir employer, dès le commencement de ce récit, son nom de musicien plutôt que son nom de gentilhomme.
  2. Langlé ne quitta plus la France, dès qu’il eut remis le pied sur cette terre natale de ses aïeux. Il s’établit à Paris et épousa la sœur de M. Sue, le célèbre médecin, père d’Eugène Sue, le romancier, aujourd’hui représentant du peuple. Langlé n’a fait représenter qu’un seul opéra en trois actes, Corisandre, joué avec quelque succès à l’Académie royale de musique, en 1791. Il mourut à sa maison de campagne de Villiers-le-Bel en 1807.