Souvenirs d’une morte vivante/20

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Librairie A. Lapie (p. 159-162).

 Les corrections sont expliquées en page de discussion


CHAPITRE XVIII


22 janvier. Flourens devait aller proclamer la commune à l’Hôtel de Ville, le peuple ne pouvait admettre la capitulation. Vers midi, paraît-il, une délégation devait se présenter, mais je ne me trouvais pas là, ce n’est que plus tard que j’appris ce qui s’était passé.

[Le 22 janvier 1871, dans l’après-midi, arrive place de l’Hôtel-de-Ville, une troupe armée, composée de gardes nationaux de plusieurs bataillons du 17e arrondissement. Cette troupe déboucha sur la place vers les quatre heures accompagnée d’un certain nombre d’officiers ; elle alla se placer sur deux rangs le long de la grille, à quelques pas de celle-ci, en face du poste. Les chefs avaient ordonné de remettre la baïonnette au fourreau en signe de pacification.

Pendant ce temps, une délégation de cette troupe demanda au chef de poste, un adjudant, à être introduite dans l’Hôtel-de-Ville pour s’acquitter de la mission dont elle avait été chargée. Le chef de poste refusa, invoquant la consigne ; ce que voyant, deux ou trois délégués se mirent en devoir d’escalader la grille qui était fermée. Le capitaine Bousquet, d’un des bataillons du 17e arrondissement (Batignolles), y parvint le premier. Au même moment, le chef de poste fit deux ou trois pas en direction de l’entrée de l’hôtel en levant la main comme pour donner un signal. Aussitôt, un coup de feu retentit, suivi d’une décharge de mousqueterie partant du premier étage de l’Hôtel-de-Ville, dont les fenêtres étaient pourtant fermées !

En quelques instants, la place fut balayée ; on voyait, gisant à terre, un grand nombre de tués, parmi lesquels se trouvait Sapia, et beaucoup de blessés. D’autres encore, projetés par terre, n’osaient se relever par crainte de recevoir des balles.

À l’entrée de l’avenue Victoria, à gauche, sur un tas de sable, un certain nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvaient des femmes et des enfants, avaient été culbutées, étendues sans mouvement, clouées par la peur.

Pendant cette panique, une des grandes portes de l’Hôtel-de-Ville — peut-être les deux — s’était ouverte et refermée pour permettre une salve de coups de fusils, d’aucuns dirent de mitrailleuses, des gardes mobiles bretons qui occupaient l’édifice.

Le signal du chef de poste n’exclut en rien les ordres qui ont pu être donnés à l’intérieur par Chaudey qui a toujours été tenu pour responsable de ce massacre.

Parmi cette troupe se trouvaient : F. Buisson, actuellement député, son frère, le citoyen Ernest Rozier, le capitaine Dauvergne, du XVIIe arrondissement et plusieurs autres, qui ont été vus dans la déroute, traînant leurs fusils.

Le 22 janvier était un dimanche. Après une matinée brumeuse, l’après-midi fut assez claire. Une foule endimanchée et inoffensive se promenait sur la place étant loin de s’attendre à une telle surprise.

Fait assez curieux à constater : L’horloge de l’Hôtel-de-Ville ayant reçu une balle de ceux qui ripostaient à l’attaque, s’est trouvée arrêtée à 4 h. 20. Elle est restée longtemps dans cet état][1].

Notre compagnie reçut l’ordre d’aller occuper l’avenue Victoria pour prêter éventuellement main forte au gouvernement contre les Bellevillois, car on avait répandu le bruit que les faubourgs allaient envahir l’Hôtel de Ville, et de là le faubourg St-Germain.

Notre colonel s’est refusé à faire ce service. « Nous resterons dans nos quartiers, si vraiment le peuple des faubourgs vient de ce côté nous défendrons nos maisons, voilà tout. Mais, disait-il, le peuple n’est pas encore ici, il crie plus qu’il ne fait de mal. » Et nos hommes restèrent chez eux.

Assurément, s’ils avaient été contre l’Hôtel de Ville, je ne les aurais pas accompagnés.

Il avait plu toute la journée ; vers le soir, il tombait une pluie fine, le pavé était gluant. Je voulus voir ce qui se passait, la place de l’Hôtel de Ville était triste et déserte, les lumières se reflétaient sur les pavés et les trottoirs, il y régnait un silence de mort. Flourens avait dit, paraît-il, qu’il reviendrait avec le peuple dans la soirée ; personne n’est venu, heureusement, car j’ai appris que la mobile et les Bretons ainsi que les différents corps occupaient toute l’avenue Victoria et tout le périmètre, mais pas visiblement. L’assistance publique était bondée de soldats, il en était ainsi de toutes les places publiques et les vastes cours et même les souterrains de l’Hôtel de Ville. Vraiment, si le peuple était venu, il aurait été massacré.

Je suis restée sur la place et ses environs, lorsque j’ai vu qu’il n’y avait rien, je suis rentrée chez moi. Le lendemain notre compagnie était très contente que tout se fût bien passé.

Le même jour défilent en débandade, sans musique, moroses, abattus, harassés, tout couverts de boue des soldats de toute arme et les compagnies de la Garde Nationale : « Eh bien ! vous ne chantez pas victoire ? » crient-ils, ils avaient encore le courage d’être ironiques.

Tout est fini, l’armée rentre ; des femmes anxieuses, assises sur un banc attendent, désespérées le retour de l’absent. Hélas combien attendent en vain.

Un grand nombre ne reviendront jamais, ils sont enfouis dans la terre glacée, sous la neige. La femme n’a plus même l’espérance. Les enfants ont froid et faim, la pauvre mère rentre seule au logis glacé et désert, elle ne peut plus compter que sur elle-même désormais. Que vont-ils devenir ?

Qu’est-ce que la patrie fera pour elle ?

23. Un silence de mort règne dans Paris, l’enthousiasme est tombé des visages, le rêve entrevu est évanoui, toutes les figures sont contractées par l’épouvante, les yeux n’ont plus leur éclat, quelle consternation !

On n’entend plus le canon vibrer ; cela produit une singulière sensation, ce bruit infernal était une seconde existence à laquelle nous nous étions habitués, et où nous puisions le courage et la force de résistance. Paris semble une ville terrifiée, préparant un suaire pour la France agonisante.

Le bruit de nos pas dans la rue, le son de notre voix, tout nous semble étrange, on se croit sourd, on écoute, puis rien ! C’est à rendre fou.

Le bruit du canon, c’était encore la vie, le mouvement, la continuation du rêve, l’espoir du lendemain.

Maintenant plus rien !… Que va-t-il se passer, qu’allons nous devenir ?

Le général Trochu a donné sa démission, le général Vinoy le remplace. Ce n’est pas un doux celui-là, ce n’est pas lui qui apportera le baume bienfaisant pour cicatriser la plaie vive de l’âme parisienne.

24. Saint Cloud brûle toujours ; toutes les maisons de la rive gauche sont endommagées, elles aussi portent de larges blessures ; les obus ont éclaté jusqu’au centre du boulevard Saint-Michel, je pense que les autres points autour de Paris n’ont pas été mieux traités.

26. La canonnade recommence plus fort que jamais et sans raison, les préliminaires de la paix étant commencés.

Pour faire les commissions il faut marcher à quatre pattes, longer les murs, et se coucher à plat, face contre terre pour éviter d’être tué. Dans une école de la rue Vaugirard quatre enfants ont été tués, leurs pauvres cervelles étaient éclatées le long du mur dans la classe, et cinq autres ont été grièvement blessés. À l’hôpital de l’enfance (l’enfant Jésus) de pauvres petits malades ont été tués dans leurs lits.

27. Des femmes, des vieillards, des enfants sont tués en pleine rue en passant. Tout à coup le feu cesse, on n’entend plus la canonnade.

Le bruit de la capitulation se répand dans les rues, les femmes sont excitées. « Qu’on diminue encore notre ration, cela ne nous fait rien, mais plutôt mourir que de capituler » disaient-elles.

Décidément les généraux et les avocats n’ont pas fait le bonheur de la France. Elle se serait mieux défendue et sauvée elle même, ne fût-ce que par l’instinct de conservation.

Depuis Napoléon Ier jusqu’à nos jours, les coups de canon et les beaux discours n’ont fait que la plonger dans la misère et le deuil.

Dans la nuit du 27 au 28, à la nouvelle de l’entrée des Prussiens 50 000 gardes nationaux font battre le rappel, sonnent le tocsin, se rendent aux Champs-Elysées, prêts à défendre l’avenue contre l’ennemi. Peine inutile ; c’est fini !…



  1. Note de Wikisource : Le passage commençant à « Le 22 janvier 1871 » et terminant ici correspond à une page du manuscrit oubliée dans l’édition de 1909 comme signalé sur le blog de Michèle Audin « La Commune de Paris ». Le texte inséré correspond à une retranscription d’une lettre de Victorine Brocher publiée dans Les Temps nouveaux du 2 octobre 1909.