Souvenirs de 1848/1/1

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 1-10).



I

LES RUES DE PARIS EN 1848


La rue, la place publique, voilà où circule la vie de la France en ce moment. Tout Français, empressé et heureux de saluer l’avènement de la République, accourt et interroge avec curiosité l’aspect nouveau de cette ville qui ne ressemble plus à rien de ce qu’elle était naguère, à rien de ce qu’elle a jamais été.

Étrange spectacle, en effet, et qui a changé de jour en jour, d’heure en heure, depuis un mois. Le lendemain des événements, Paris, pour notre compte, nous semblait trop calme. Les riches semblaient attendre des événements nouveaux et se cachaient. Le peuple, accablé de fatigue se montrait peu, si ce n’est aux portes de l’hôtel de ville et du Luxembourg. Les patriotes appelés aux affaires publiques étaient absorbés par des travaux exorbitants. On ne voyait dehors que cette portion de la population paisible, par tempérament, qui laisse faire, accepte tout en doutant de tout, et regarde passer l’histoire sans y prendre part. Paris était dépavé dans tous les sens. On eût dit qu’un léger tremblement de terre avait ondulé sa surface. Les voitures circulaient avec peine. Il y avait une grève générale de force majeure, où personne ne protestait en particulier contre l’inaction apparente de tous. La circulation des passants et des véhicules de toutes les classes s’est rétablie avec une rapidité surprenante. Si beaucoup de grands personnages ont pris la fuite ou supprimé leurs équipages de luxe, l’œil ne s’en aperçoit guère, et on a beau se dire que, pour le moment, cette panique est désastreuse et coupable, il est difficile d’y songer, tant on a de choses intéressantes sous les yeux et d’émotions nouvelles dans le cœur.

Pourtant la bourgeoisie, dite conservatrice, s’alarme ou s’indigne de ce qu’elle voit. « Que font tous ces paresseux sur le pavé de la ville ? dit-elle, à voix basse, en entr’ouvrant sa croisée avec précaution. Il leur sied bien de se promener nuit et jour en agitant des drapeaux et des torches, en chantant la Marseillaise et en faisant toutes ces manifestations puériles, au lieu de travailler pour avoir du pain ! Il n’y a plus moyen de faire la sieste et de digérer en paix. Les pétards et les coups de fusil nous éveillent en sursaut. À chaque instant, on croit que l’émeute envahit le quartier. C’est le tambour qui bat, ce sont les crieurs qui promènent les journaux, ce sont les enfants qui demandent des lampions, c’est la mobile qui passe, c’est l’arbre de la liberté qu’on plante, on ne sait auquel entendre. Et puis ce sont des délégations, des cérémonies, des prêtres, des soldats, des Italiens et des Polonais qui se permettent de chanter dans nos rues la Marseillaise de leur pays. Que sais-je ! on n’y comprend rien, et tout cela fait peur. Oui, osons le dire au gouvernement provisoire et au préfet de police, et que la France l’entende : nous avons peur ! Disons notre mécontentement, protestons contre ce qui se passe, il est temps de se montrer, nous avons peur ! »

— Vous avez peur ? c’est bien beau d’avoir peur en France à l’heure qu’il est ! C’est bien touchant, c’est bien noble, c’est bien français, et il y a de quoi se vanter ! La bourgeoisie conservatrice nous pénètre d’admiration ; elle a peur, et elle le dit ! elle cache son argent, elle a un sourire convulsif d’adhésion sur le visage, et les genoux lui tremblent. Elle paralyse le travail et elle reproche au peuple de ne pas travailler. Elle sème l’épouvante de proche en proche, elle fabrique de fausses nouvelles, elle a des visions, elle se plaint de la crise financière, et elle l’augmente tant qu’elle peut. Que voulez-vous ! elle a peur ! Elle menace et nuit lourdement, et, quand on lui demande pourquoi elle compromet le sort de l’État, pourquoi elle regrette un pouvoir qui lui était devenu onéreux et dont elle murmurait à mesure qu’elle le voyait s’affaiblir, elle répond qu’elle a peur, et s’étonne qu’un pareil mot n’éveille pas toutes les sympathies et n’attire pas tous les respects, tous les hommages d’une nation qui s’appelle la France !

Honnêtes bourgeois que vous êtes ! vous ne savez donc pas, vous, ce que signifie ce mot, la France ? Vous avez donc oublié que depuis vingt siècles, le nom de cette nation a été dans le monde entier le synonyme d’honneur et de courage ? Vous ignorez donc qu’on dit à l’étranger : Brave comme un Français ? Vous n’avez donc pas vu en juillet et en février des femmes et des enfants de Paris aller au-devant de la mitraille la poitrine nue et les mains vides ? Non, sans doute, vous n’avez pas vu cela, vous vous cachiez, vous aviez peur !

Ô poltronnerie ! fantôme honteux et ridicule, laideur grotesque et méprisée, que viens-tu faire parmi nous, au moment où l’héroïsme des peuples proclame la liberté du monde ! La malice de notre nation croyait t’avoir reléguée sur les trétaux, et il n’était pas un enfant de nos faubourgs qui ne se crût en droit de rire de ton masque blême et contracté. Mais te voilà, tu existes, tu n’es pas une fiction, un type de la comédie burlesque ; tu t’approches en tremblant, tu regardes d’un œil effaré passer nos fêtes civiques, et, quand on te demande d’où tu sors et qui tu es, tu réponds : « Je sors du régime auguste et salutaire de la paix à tout prix ; vous me connaissez bien : c’est moi qui craignais toujours la guerre, l’insurrection, le mouvement, le progrès : c’est moi qui m’opposais à tout ce que voulait le pays ; je suis celui qui proteste toujours, celui qui tremble toujours. Je suis celui qui a peur. »

— Sans doute, nous vous connaissons bien et votre nom est Cassandre. Éternellement méfiant, vous n’êtes pas moins éternellement dupe. Toujours en colère, vous fuyez toujours. Vous avez dans la main une canne dont vous menacez tout le monde et que vous jetez bien vite pour mieux courir. Esclave et courtisan, vous êtes grondeur et despote. Vous opprimez quiconque ne peut se défendre, vous reculez devant quiconque vous regarde en face. Vous êtes infatué de votre édilité de comédie. Vous ne voulez pas qu’on chante sous vos fenêtres, qu’on respire dans votre air, qu’on marche dans votre rue. Hélas ! nous vous plaignons ! votre règne est fini ; l’air et la rue sont à tout le monde aujourd’hui. Le peuple a tant d’insolence, qu’il ose passer, respirer, marcher, chanter à deux pas de vous, sans savoir si vous êtes encore là, sans demander à personne si c’est dans la cave ou dans le grenier que vous vous êtes réfugié. Qu’y faire ? Il faudra pourtant voir si le préfet de police qu’on dit être un brave homme, ne pourrait pas prier le peuple de rester chez lui ou dans les ateliers, à moins pourtant que le peuple n’ait pas un domicile très confortable, ou qu’il n’y ait pas d’ouvrage dans les ateliers, ce qui rendrait la chose difficile. Dans ce cas, vous pourriez demander au citoyen Caussidière de faire répandre une épaisse couche de paille dans toutes les rues de Paris, comme l’on fait, dans les beaux quartiers, devant le domicile des riches malades, pour amortir le bruit des voitures. Il faudrait qu’il eût bien peu de savoir-vivre s’il vous refusait de faire mettre un crêpe sur les tambours, pour rendre le son moins éclatant à vos oreilles chéries. Enfin on cherchera des moyens et il faut qu’on en trouve, car vous avez un droit suprême et inaliénable, un droit magnifique, le droit de la peur. Bonsoir, seigneur Cassandre, et que les dieux anéantissent le genre humain, plutôt que d’ôter une heure à votre sommeil angélique !

Cette parade se joue à Paris, à toutes les portes cochères, à toutes les fenêtres, dans toutes les rues, à toutes les heures ; on peut la voir et l’entendre gratis. Mais quelle est l’épopée qui succède à cette farce ? Un cortège étrange s’avance du fond de la rue, non pas avec cette roideur de l’ordre militaire qui fait de l’homme une machine perfectionnée, mais avec cette aisance, ce laisser aller du soldat volontaire qui sent l’homme libre, satisfait, passionné pour l’action. L’ordre est pourtant dans les rangs de cette jeune milice qui s’aligne d’elle-même, fière de s’imposer une discipline improvisée. Un Anglais, qui se trouvait près de nous et qui regardait de tous ses yeux, nous demandait un jour où était la mobile. « Elle est devant vous, elle passe, vous la voyez. — Comment, ces petits enfants-là ? — Oui, monsieur, prêts à vous aider à planter l’arbre de la liberté à tous les carrefours de l’univers, et même sur les quais de la Tamise si le cœur vous en dit. »

Ce sont des enfants, en effet, pour la plupart, des enfants de petite taille et d’une apparence assez frêle ; ce sont les enfants de Paris, les enfants du miracle, ceux qui naissent dans la misère, qui s’élèvent dans la souffrance, qui vivent dans les privations. Tempéraments bilieux, nerveux, lymphatiques aussi, et pourtant excitables et sujets à de violentes réactions, organisations compliquées, comme l’on voit, et par conséquent très riches en émotions, en intelligence, en activité. Tout cela vit par la pensée ; le corps paraît faible, mais le cœur est si fort ! Il n’y a pas de géants qui résistent à l’élan de cette milice adolescente. Faut-il renverser des omnibus, couper des arbres, déraciner une grille, élever une montagne de pavés sans levier, sans coignée, sans outils d’aucune espèce, avec ces bras maigres et ces mains assez menues qui caractérisent la race urbaine ? l’ouvrage est fait, la barricade est élevée avant qu’on ait eu le temps de comprendre et de voir le prodige. Et puis après, comme nous sommes artistes, comme nous aimons la couleur, l’élégance, la parure, nous mettons en ornement des branches vertes, des banderoles rouges, un drapeau, un trophée quelconque au sommet de l’édifice ; car il ne suffit pas que ce soit un rempart, il faut encore que ce soit un autel. Partout le spiritualisme vague mais exalté de l’enfant artiste, ouvrier et guerrier de Paris, met son cachet sur son œuvre.

Pendant que nous examinons les futurs libérateurs de l’Europe, le cortège continue. Les prêtres marchent au son du tambour et emboîtent le pas sans y prendre garde ; l’image du crucifix plane au-dessus de la foule à côté du drapeau de la République, alliance naturelle et parfaitement logique, quoi qu’en dise Cassandre, qui traite d’hypocrites et d’apostats ces lévites attendris et entraînés.

Si le tambour n’existait pas, il faudrait l’inventer ; sa voix rauque et vibrante ressemble à celle du peuple ; elle frappe sur les nerfs, elle excite le sang, elle déchire l’oreille et remue la fibre belliqueuse sans qu’on sache comment et sans qu’il soit possible de s’en défendre, quelque habitué qu’on y soit. — Puis viennent des ouvriers pêle-mêle avec des étudiants, des délégués de toutes les écoles, des membres de toutes les corporations ; la blouse, l’habit militaire, l’habit bourgeois, la veste se confondent ; les bras enlacés proclament la fraternisation, c’est-à-dire la prise de possession de l’égalité fraternelle.

Mais ce n’est encore là que l’avant-garde, immense serpent qui se déroule dans la rue étroite et profonde, et qui pourtant ne gêne et ne froisse personne, et n’empêche pas la foule ordinaire de remplir les marges de la colonne et de circuler sans obstacle et sans retard. Quels sont ces robustes travailleurs qui s’avancent couronnés de feuillage, la pioche, la bêche ou la coignée au bras en guise de fusil ? Ce sont des paveurs, des terrassiers ou des bûcherons au type accentué, à la barbe grisonnante de bonne heure, au teint solide, à la démarche grave et assurée. Derrière eux, cinquante autres portent légèrement sur leur épaule un pin énorme, dont le branchage vert, soutenu par les enfants, est préservé de la souillure du pavé : c’est l’arbre de la liberté, c’est le symbole de la République qui passe. Ôtez votre chapeau, Cassandre, personne ne vous y contraint ; mais des regards fiers et brûlants vous le conseillent, et d’ailleurs vous n’êtes pas homme à vous faire prier.

Voilà les processions qu’à chaque instant, à chaque pas, on rencontre dans Paris ; d’autres fois, ce sont des corbeilles tricolores dont on se fait honneur de porter les longs rubans, et qui, au passage, se remplissent d’offrandes volontaires pour la République. Des ouvriers portent aussi sur leurs épaules de lourdes cassettes et vont en cérémonie offrir au gouvernement provisoire le prix d’une journée de travail des diverses corporations. Manifestations touchantes, sublimes deniers du pauvre !

Artistes froissés dans votre orgueil ou dans votre intérêt personnel, ne voyez-vous pas ces mouvants tableaux, ces figures expressives, et le sentiment qui a présidé à ces compositions improvisées ne dira-t-il rien à votre cœur ou à votre talent ?

Et toi, Cassandre, rouvre ta fenêtre, et vois qu’il n’y a pas de têtes au bout des baïonnettes et pas de sang sur les pavés. L’ordre règne à Paris, mais ce n’est pas celui qui régnait à Varsovie il y a seize ans !

8 avril 1848.