Souvenirs de 1848/1/10

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 119-126).



X

LE PÈRE COMMUNISME


À THÉOPHILE THORÉ


Mon cher Thoré,

Je ne suis qu’à dix heures de Paris, et je vous enverrai mes articles comme à l’ordinaire. Lorsque je vous ai rencontré le 15 au quai d’Orsay, ignorant comme vous ce qui se passait au même moment à l’hôtel de ville, je vous ai dit que je partais, que j’avais toujours dû partir le lendemain ; mais il se faisait tant de bruit autour de nous, que vous ne m’avez pas entendu apparemment. Je ne suis cependant parti que le 17 au soir, parce qu’on me disait que je devais être arrêté ; et, naturellement, je voulais donner à la justice le temps de me trouver sous sa main, si elle croyait avoir quelque chose à démêler avec moi. Cette crainte de mes amis n’était guère vraisemblable, et j’aurais pu faire l’important à bon marché, en prenant un petit air de fuite, pendant que personne ne me faisait l’honneur de penser à moi, si ce n’est quelques messieurs de la garde nationale qui s’indignaient de voir oublier un conspirateur aussi dangereux. Ils n’ont pourtant pas été jusqu’à dire que j’avais un dépôt de fusils et de cartouches dans ma mansarde.

Dans tous les cas, si j’avais eu l’espoir, en quittant le grand foyer des agitations politiques, de trouver la sécurité morale au fond de nos campagnes, j’aurais fait un mauvais calcul, et je serais venu me jeter dans la gueule du lion. Je ne me plains point d’être persécuté, parce que ce serait fort puéril, et que, dans un moment où l'on traque tous les socialistes comme des criminels d’État (et de plus importants que moi), il me paraît assez logique que la réaction m’enveloppe dans son système de réprobation ; mais les moyens qu’on emploie sont si variés, si bizarres, si ingénieux, qu’il est bon de les constater comme couleur historique, et que je veux vous en faire part.

Par exemple, ici, dans ce Berry si romantique, si doux, si bon, si calme, dans ce pays que j’aime si tendrement, et où j’ai assez prouvé aux pauvres et aux simples que je connaissais mes devoirs envers eux, je suis, moi particulièrement, regardé comme l’ennemi du genre humain, et, si la République n’a pas tenu ses promesses, c’est évidemment moi qui en suis cause.

J’ai eu un peu de peine à comprendre comment je pouvais avoir joué un si grand rôle sans m’en douter. Mais enfin, on me l’a si bien expliqué, que j’ai été forcé de me rendre à l’évidence. D’abord, je suis associé aux conspirations d’un abominable vieillard qu’on appelle, à Paris, le Père Communisme, et qui empêche la bourgeoisie de continuer à combler le peuple de tendresses et de bienfaits. Ce misérable, ayant découvert que le peuple était fort affamé, s’est avisé d’un moyen pour diminuer les charges publiques : c’est de faire tuer tous les enfants au-dessous de trois ans et tous les vieillards au-dessus de soixante ans ; puis il ne veut point qu’on se marie, mais qu’on vive à la manière des bêtes. Voilà pour commencer.

Ensuite, comme je suis le disciple du Père Communisme, j’ai obtenu de M. le duc Rollin que toutes les vignes, toutes les terres, toutes les prairies de mon canton me seraient données, et je vais en être propriétaire au premier jour. J’y établirai le citoyen Communisme, et, quand nous aurons fait tuer les enfants et les vieillards, quand nous aurons établi dans toutes les familles le régime des bêtes, nous donnerons à chaque cultivateur six sous par jour, et peut-être moins ; moyennant quoi, ils vivront comme ils pourront, pendant que nous ferons chère lie à leurs dépens.

Ne croyez pas que j’exagère ni que je plaisante, ceci est textuel. Il y a mieux. Depuis l’affaire du 15 mai, où, comme chacun sait, la commission exécutive a proclamé M. Cabet roi de France, j’ai fait mettre au donjon de Vincennes les meilleurs députés, et même mes meilleurs amis ; si bien qu’un brave métayer de l’un d’eux voulait hier m’enterrer vif dans un fossé, pas davantage, pour la première fois.

Voilà pourtant ce qu’on enseigne en fait de politique à nos doux et bons paysans de la vallée Noire. On pourrait s’imaginer, si on ne les connaissait pas, que toutes ces folies prennent naissance dans leurs cervelles superstitieuses. Mais personne mieux que moi ne connaît leur bon sens et leur intelligence. Seulement ils sont crédules comme tous ceux qui vivent loin des faits, et ils ajoutent foi à ce qu’on leur dit.

Qui se charge de les renseigner si fidèlement et de leur donner toute cette instruction morale et philosophique ? Il me serait facile de nommer les professeurs de cette nouvelle science sociale ; car, depuis trois jours que je suis revenu au pays, je connais ces pères du peuple et le but de leurs prédications civilisatrices. Mais il importe peu que ce soit celui-ci ou celui-là. Ce qui importe, c’est que le même fait s’est produit à la même heure dans toute la France, et que, par une admirable manœuvre de la bourgeoisie dynastique, la même explication du communisme s’est spontanément répandue au moment des élections, avec le même accompagnement de véracité, de délicatesse et de bienveillance.

En 1789, il y eut une terreur fantastique qui se propagea comme un courant d’électricité d’un bout de la France à l’autre. On annonça partout l’arrivée des brigands ; les villes se barricadèrent, les paysans se cachèrent dans leurs blés. Ils appellent encore cela ici : l’année de la grand’peur. On attendit les brigands ; ils ne vinrent pas. Eh bien, 1848 aura été une seconde année de la peur. On a rêvé de communistes anthropophages, et on a mieux fait, on les a vus. Tout candidat mis à l’index par les réactionnaires, à quelque nuance républicaine qu’il appartînt, s’est transformé en communiste aux yeux des populations effarées. Nous connaissons des républicains anti-socialistes qui ont échoué comme communistes ; des rédacteurs de l’Atelier qui ont été atteints et convaincus de communisme. Comme les populations rurales, et même celles de certaines villes, n’avaient jamais entendu prononcer ce mot-là, il fallait bien l’expliquer par quelque fait sensible.

Ainsi, le citoyen un tel bat sa femme.

— Mais non ! il se couperait plutôt le bras.

— Oh ! n’en croyez rien, il la flatte en public, mais il la martyrise en secret.

— Et pourquoi cela, grand Dieu ?

— C’est qu’il est communiste.

Cet autre a mangé la dot de sa femme.

— Mais il n’est point marié et ne l’a jamais été !

— Si fait : il était marié et il ne l’était pas ; il est communiste !

Quant au troisième candidat, prenez garde ! c’est un homme de M. Ledru-Rollin, qui est communiste. — Mais le cinquième se recommande de M. Lamartine.

— Raison de plus : M. Lamartine est communiste, tout le gouvernement provisoire est communiste ; ne prenez que des hommes de la localité qui n’aient jamais mis le pied à Paris, et encore consultez-nous ; car il y a bien des communistes cachés qu’on découvrira avec le temps.

Mais le sixième candidat, qui est un ouvrier ; celui-là nous plairait bien.

— C’est le pire de tous, il s’enivre du matin au soir, il laisse sa famille mourir de faim, il a des dettes, il lit des livres, il sait écrire : il est trois fois communiste.

— À qui donc se fier ?

— À nous seuls, car le communiste est partout. La patrie est en danger ! Si vous n’y prenez garde, un de ces matins, on proclamera le partage des terres, les six sous par tête, on vous prendra vos femmes et vos enfants, et tout cela parce que vous aurez mal voté. L’histoire enregistrera un jour cette curieuse phase de notre révolution. La postérité aura peine à y croire. Dès aujourd’hui pourtant, on peut en appeler au témoignage ou à la conscience de tous les candidats élus ou non élus de la France. Les uns n’ont réussi qu’en inventant et en accréditant ces plates extravagances ; d’autres que parce qu’ils ont réussi à les déjouer. La majorité a été forcée de jurer respect à la propriété et à la famille, comme si la famille et la propriété avaient couru un danger véritable. Tous les républicains qui ont échoué ont échoué comme communistes. Beaucoup de ceux qui ont réussi peuvent dire si l’accusation de communisme n’a pas failli les faire échouer.

Si cette imputation et les imbéciles calomnies qui s’y rattachent n’avaient servi qu’à fausser l’élection de la représentation nationale, le mal serait déjà assez grand. Mais elles en ont produit un autre qui n’est pas moindre. Elles ont égaré, abaissé, gâté, abruti en quelque sorte l’espèce humaine. Elles ont fait entrer la peur, la méfiance, la haine, l’insulte, la menace, dans les mœurs des populations les plus calmes par tempérament et les mieux disposées au début de la Révolution.

Elles ont faussé l’esprit du peuple des provinces, au moment où son intelligence naturelle allait se développer et s’ouvrir à la connaissance de son droit. Elles ont souillé et flétri ce que Dieu a fait de plus pur et de plus beau, la conscience de l’homme simple ; elles ont troublé et halluciné ce qu’il a conservé de plus poétique et de plus impressionnable, l’imagination de l’homme simple ; elles ont contristé et démoralisé ce que Dieu a béni parmi les choses les plus saintes et les plus respectables, la vie de l’homme simple.

Étonnez-vous ensuite, éducateurs généreux et candides, si le peuple désabusé, après avoir bien insulté et bien menacé les républicains, se tourne contre vous pour vous demander compte de sa raison, de sa dignité, de son droit et de sa justice confisqués à votre profit ! Et s’il est rude, lui que la nature avait fait si patient ; s’il est brutal, lui qui était si doux ; s’il est furieux, lui qui était si bon, direz-vous que c’est l’effet des idées et des mœurs républicaines ?

Heureusement il est meilleur que vous, et il vous pardonnera ; mais vous jouez gros jeu avec lui, et nous craignons bien d’avoir un jour à vous défendre, vous qui essayez maintenant de le déchaîner contre nous.

Voilà où nous en sommes, mon cher Thoré. À Paris, on est factieux dès qu’on est socialiste. En province, on est communiste dès qu’on est républicain ; et si, par hasard, on est républicain socialiste, oh ! alors, on boit du sang humain, on tue les petits enfants, on bat sa femme, on est banqueroutier, ivrogne, voleur, et on risque d’être assassiné au coin d’un bois par un paysan qui vous croit enragé, parce que son bourgeois ou son curé lui ont fait la leçon.

Ceci se passe en France, l’an premier de la République démocratique et sociale.

Nous avons dévoué notre fortune, notre vie et notre âme, à ce peuple qu’on voudrait amener à nous traiter comme des loups.

À lui quand même !

24 mai 1848.