Souvenirs de 1848/1/14

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Calmann Lévy, éditeur (p. 177-184).



XIV

À THÉOPHILE THORÉ
SUR LA MISE EN ACCUSATION DE LOUIS BLANC


Mon cher collaborateur,

Je suis à une journée de Paris, et depuis deux jours, je n’ai pas reçu la Vraie République. C’est vous dire que je suis bien arriéré en fait de nouvelles, quant à ce qui vous concerne. Je vis dans une si grande retraite, que je n’entends parler que des blés qui poussent et des foins qui mûrissent. Il m’est donc impossible, là où je suis, de savoir le jugement émis par votre journal sur les dernières agitations de l’Assemblée et de l’opinion.

Mais, comme nous nous piquons de vivre entre nous sur le pied d’une république véritable, et que nous le pouvons dans les rapports intellectuels, en dépit du démenti que le monde matériel donne à notre idéal ; comme nous pouvons fort bien ne pas apprécier de même les personnes et les faits, sans cesser d’être d’accord sur les principes ; comme enfin nous sommes parfaitement libres, vis-à-vis les uns des autres, de conserver et d’exprimer notre sentiment personnel, je vous demande de pouvoir exprimer ici le mien tout entier. Le moment est venu pour moi de le faire, puisque, malgré une appréciation différente, sur certains points, de la vôtre, je suis resté avec la Vraie République, à l’heure du danger, tout prêt à subir ma part des persécutions dont ce journal pouvait être l’objet.

Ce préambule était nécessaire, parce que, depuis deux jours, la Vraie République peut et doit même s’être prononcée sur l’attitude du gouvernement dans l’affaire Louis Blanc. Je ne sais pas comment elle s’est prononcée, je ne viens donc pas faire un acte systématique de contradiction ; mais, de quelque façon qu’elle se soit prononcée, mon opinion reste la même.

Vous savez l’affection que je porte à Louis Blanc, l’estime que j’ai pour son caractère et pour son talent, la sympathie que m’inspirent ses idées, qui sont les miennes à beaucoup d’égards ; je n’ai pas vu Louis Blanc depuis un mois, peut-être plus. Je n’ai pas reçu de lettres de lui. Je n’ai su, ni directement ni indirectement, ce qu’il pensait de la manifestation du 15 mai ; mais je le sais d’une manière tout aussi certaine que si je l’avais vu tous les jours, et que si je ne l’avais pas quitté d’un instant. Je le sais, parce que l’honneur d’un homme comme lui est la plus sûre de toutes les garanties. Louis Blanc a toujours été contraire, énergiquement, absolument contraire à l’idée de la violation de l’Assemblée nationale, et le mot par lequel il a exprimé cet acte : La violation par le peuple du principe de sa propre souveraineté, est chez lui un principe d’une sévérité inflexible.

Je ne puis donc pas être suspect de partialité pour ceux que l’on supposerait hostiles à Louis Blanc dans une tentative de mise en prévention. Et c’est pour cela que je défendrai, avec la plus complète impartialité, l’impartialité complète du gouvernement dans cette affaire délicate.

En ce qui concerne la Commission exécutive, je ne puis pas dire que j’aie des données personnelles sur ses sentiments dans cette affaire. Je n’en ai pas et je n’en ai aucun besoin. Il me paraît impossible que les hommes qui la composent descendent à des sentiments indignes de leur caractère, et il me paraîtrait inconvenant de les disculper à cet égard. Mais je juge le fait par lui-même, et, si je tiens à dire mon opinion, contrairement à mon habitude, quand il s’agit d’un fait purement politique, c’est que, dans aucun des journaux que j’ai eus entre les mains depuis trois jours, je n’ai trouvé une appréciation sage, calme et même vraisemblable de ce fait. Les journaux de la réaction ont pris occasion d’un désaccord apparent, entre le pouvoir et la justice, pour jeter les hauts cris, et pour accabler d’injures cette Commission exécutive, objet de tant de convoitises ambitieuses de la part de la réaction. Les journaux de notre opinion n’ont pas fait beaucoup mieux. Ils ont uni leur blâme, sans réflexion, aux amertumes violentes de la réaction. Permettez-moi de vous le dire, hommes politiques, ceci est une grande faute politique. Et pourtant je ne m’y connais pas ; mais cela sauterait aux yeux d’un enfant.

La Commission exécutive se disculpe par un seul mot, clair comme le jour, et simple comme la vérité : Elle a cru ne pas devoir entraver l’action de la justice.

Elle a bien fait de le croire. Elle ne pouvait pas, elle ne devait pas croire le contraire. Quand même l’action de la justice lui eût semblé irréfléchie, elle n’avait pas le droit de la paralyser. L’Assemblée nationale a seule ce droit suprême de juger comme elle l’a fait. Évidemment il y a, de la part de la réaction, une grande mauvaise foi à exiger que la Commission exécutive eût une opinion faite d’avance sur la valeur des soupçons de la justice. Les magistrats eux-mêmes, qui obéissent à ces soupçons sur l’ordre de leur conscience, ont-ils un jugement porté d’avance d’une manière absolue ? Ils demandent à l’Assemblée l’autorisation de s’éclairer davantage, et croient ne pouvoir le faire sans une mise en prévention. L’Assemblée fait deux choses à la fois : elle prononce sur l’inviolabilité de ses membres, et, en même temps elle s’éclaire, durant le débat, sur la gravité des charges de l’accusation. Quel est le fait le plus important dans cet examen rapide, mais sûr, que la discussion soulève ? C’est évidemment la déclaration du maire de Paris. Jusque-là, le maire de Paris ayant laissé planer un soupçon grave sur la présence de Louis Blanc à l’hôtel de ville, depuis le ministre de la justice jusqu’au procureur de la République, depuis l’Assemblée nationale jusqu’à la Commission exécutive, et depuis la commission de l’Assemblée jusqu’à son rapporteur, tout le monde pouvait croire que Louis Blanc était sérieusement compromis. Mais M. Marrast déclare que ce soupçon n’a pour fondement que la parole d’un homme qu’il ne connaît pas. Il affirme qu’il est impossible que Louis Blanc soit sorti de l’hôtel de ville par l’issue qu’on prétendait l’avoir vu franchir. L’accusation tombe d’elle-même, et l’Assemblée se trouve suffisamment éclairée. C’est donc M. Marrast qui met, en fin de compte, l’affaire à néant.

Le ministre de la justice avait-il le droit, comme représentant, de voter sous l’impression de cette soudaine lumière ? Avait-il le droit de s’apercevoir que la religion du procureur général avait été surprise par des bruits sans fondement, répétés peut-être, et grossis sans la participation de M. Marrast, par de faux témoignages ? (Puisqu’il s’était trouvé des misérables assez lâches pour tromper le maire de Paris, il pouvait bien s’en trouver pour tromper le procureur général et le procureur de la République !) Il y aurait folie à nier que le ministre n’eût pas ce droit, puisqu’il en avait le devoir. La susceptibilité des deux magistrats et celle du rapporteur a donc été, selon moi, irréfléchie et excessive. Il importe peu que M. Crémieux ait dit ou non aux magistrats de la République qu’il marchait d’accord avec eux. Était-ce donc à dire qu’il devait soutenir leur conviction quand la sienne ne persistait pas ? Cela serait bien étrange !

Quant à la Commission exécutive, il aurait fait beau voir qu’elle s’opposât à l’action de la justice, et que MM Portalis et Landrin, persistant dans leur conviction, eussent donné leur démission avant d’agir ! Quels cris n’eussent pas jetés les journaux ennemis, et même les nôtres ! Louis Blanc eût été condamné sans être entendu par toutes les opinions peut-être, et l’Assemblée nationale elle-même n’eût-elle pas été indignée de voir l’autorité du pouvoir exécutif se substituer à la sienne pour trancher a priori, et à l’insu de l’Assemblée, une question de cette nature et de cette importance ? C’est pour le coup qu’on lui eût reproché, d’une part, sa faiblesse coupable envers un ancien collègue, de l’autre, la prétention d’usurper des pouvoirs illimités, une initiative politique contraire au droit suprême de l’Assemblée ! On eût été probablement jusqu’à dire que la Commission exécutive faisait partie du grand complot ! car rien ne coûte a une opposition systématique, toujours décidée à blâmer, quelque parti que prenne le pouvoir. J’ai la certitude que MM. Portalis et Landrin ont porté dans leur conduite une parfaite intégrité, et j’ai beau chercher un coupable dans cette fâcheuse affaire : je n’en vois point par le fait, à moins que le maire de Paris n’ait encouragé trop longtemps et démenti trop tard une insigne calomnie. Mais cela est impossible à supposer, et ce qui est coupable, c’est l’acharnement avec lequel la réaction veut découvrir un mystère d’iniquité dans une suite de malentendus et d’incertitudes que la situation rendait inévitables. Ce qui est regrettable, c’est la précipitation avec laquelle nous accusons des républicains qui seraient immédiatement remplacés, au grand désavantage de notre cause, en ce moment, s’ils se décourageaient de la rude tâche que leur font, depuis quelque temps, leurs ennemis et même leurs amis.

Pardonnez-moi, mon cher confrère, de n’être peut-être pas de votre avis sur ce point. Laissez-moi toujours la liberté d’exprimer toute ma pensée à côté de la vôtre. Ce vous sera une garantie de plus de mon concours assidu, s’il vous paraît désirable. Je sais que vous me trouvez trop de candeur en politique. Mais ceci est un sentiment personnel sur un fait que je n’ai pas sous les yeux, et que je juge à distance en lisant les comptes rendus des journaux. C’est peut-être une condition favorable pour le juger sainement. Vous savez que, si je ne croyais pas à la sincérité de ceux que je défends, ma pensée se séparerait absolument de la leur, et sans autre regret que celui de m’être trompé.

Fraternité !

Nohant, 8 juin 1848.