Souvenirs de 1848/2/17

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Calmann Lévy, éditeur (p. 411-416).



XV

RIMES NEUVES ET VIEILLES


PAR
ARMAND SILVESTRE


Voici de très beaux vers. Passant, arrête-toi et cueille ces fruits brillants, parfois étranges, toujours savoureux et d’une senteur énergique. Faut-il chercher dans l’expansion lyrique la manifestation d’une personnalité ? Oui et non. D’abord, non. Le vers est une musique qui vous élève dans une sphère supérieure, et, dans cette sphère-là, les idées et les sentiments se sentent délivrés du contrôle de la froide raison et des entraves de la vraisemblance. C’est un monde entre ciel et terre, où l’on dit précisément ce qui ne peut pas se dire en prose. Un tel privilège est dû à la beauté d’une forme qui n’est pas accessible au vulgaire, ou du moins à l’état de vulgarité douce qui est le fond des trois quarts de la vie pratique.

Permettons donc aux poètes de dépasser la limite du convenable et du convenu, ou plutôt exigeons cela de quiconque ose toucher à la lyre sacrée. Qu’ils ne parlent pas, qu’ils chantent, et que les plus grandes hardiesses soient purifiées par le chant inspiré. Qu’il en soit de la poésie comme de la statuaire, où le nu est souvent plus chaste que la draperie.

Ainsi donc, ne cherchons pas dans le lyrisme plus de réalité que le lyrisme n’en peut donner sans devenir prose, et ne prenons pas pour un vrai païen le poète qui fait des sonnets païens. Ces sonnets sont-ils l’expression virile ou délirante du culte de la beauté ? Oui, puisqu’ils sont très réussis et très beaux. C’est l’hymme antique dans la bouche d’un moderne, c’est-à-dire l’enivrement de la matière chez un spiritualiste quand même, qu’on pourrait appeler le spiritualiste malgré lui ; car, en étreignant cette beauté physique qu’il idolâtre, le poète crie et pleure. Il l’injurie presque et l’accuse de le tuer. Que lui reproche-t-il donc ? De n’avoir pas d’âme. Ceci est très curieux et continue sans la faire déchoir la thèse cachée sous le prétendu scepticisme de Byron, de Musset et des grands romantiques de notre siècle. Ceci est aussi une fatalité de l’homme moderne. C’est en vain qu’il invoque ou proclame Vénus Aphrodite. Ce rêve de poète, qui embrasse ardemment le règne de la chair ne pénètre pas dans la vie réelle de l’homme qui vit dans le poète. Pluton et le christianisme ont mis dans son âme vingt siècles de spiritualisme qu’il ne lui est pas possible de dépouiller, et, quand il a épuisé toutes les formes descriptives pour montrer la beauté reine du monde, et toutes les couleurs de la passion pour peindre le désir inassouvi, il retombe épuisé pour crier à l’idéal terrestre : « Tu n’aimes pas ! »

Voilà pourquoi, après avoir dit : « Non, le lyrisme n’exprime pas l’homme réel, » on peut dire aussi : « Oui, le lyrisme révèle le fond de l’âme du poète, et moins il a la prétention de se montrer en personne dans ses vers, plus il traduit les tendances supérieures de son être. »

Ici vit le grand combat qui, depuis deux mille ans et plus (beaucoup plus !), tourmente et stupéfie l’âme humaine. C’est l’éternel « pourquoi » des générations avides d’un idéal mal cherché et qui semble insoluble encore à la plupart des hommes. Ce n’est pas ici le lieu pour philosopher et pour insinuer une vague intuition, une tremblante espérance de cette solution tant rêvée. C’est, d’ailleurs, aux poètes eux-mêmes qu’il faut la demander. Ils sont les précurseurs des métaphysiciens, s’ils ne sont pas les vrais métaphysiciens ; qui sait ? Pour moi, je n’affirmerais pas bien résolument le contraire, et je dis que la lumière naîtra d’une sensation traduite par l’élan poétique. Une impression spontanée, chez un esprit supérieur, caractérisera tout à coup l’homme nouveau. Sera-ce l’amour ou la mort qui parlera ? peut-être l’un et l’autre, peut-être que, dans l’extase du plaisir, excès de vitalité, ou dans la volupté du dernier assoupissement, paroxysme de lucidité, l’âme se sentira complète. Alors, la vraie poésie chantera son hymne de triomphe. Les mots esprit et matière feront place à un mot nouveau exprimant une vérité sentie et non plus cherchée, et ce qu’un révélateur aura éprouvé passera à l’état de vérité, en dépit de toutes les discussions métaphysiques et de toutes les analyses anatomiques.

Nous n’en sommes pas là. Jamais la scission entre le rôle de l’esprit et celui de la matière n’a semblé plus prononcée en philosophie et en littérature. Donc, l’homme est encore trop jeune pour se comprendre et se connaître lui-même. Tant mieux ! c’est un grand avenir ouvert pour les poètes et les artistes.

Les chants que voici sont des cris d’appel jetés sur la route. Ils sont remarquablement harmonieux et saisissants. Ils ont l’accent ému des impressions fortes, et le chantre qui les dit est un artiste éminent, on le voit et on le sait du reste. Souhaitons-lui longue haleine et bon courage ; nous avons lu ses vers en épreuves : nous ne savions pas encore son nom ; notre admiration n’est donc pas un acte de complaisance.

Paris, 10 mars 1866.

POST-SCRIPTUM[1].

Je n’ai rien à changer dans l’appréciation que je faisais, il y a huit ans, des premières poésies d’Armand Silvestre ; le poète a tenu ses promesses. Il n’avait jamais eu besoin de patronage et le lecteur ne doit voir dans le mien qu’une maternelle sollicitude. C’est une modestie de sa part de vouloir qu’elle lui soit continuée ; mais, comme il y a dans cette modestie un sentiment filial, je ne veux pas m’y soustraire.

En publiant aujourd’hui des poésies anciennes et nouvelles, Armand Silvestre a éprouvé le besoin d’un classement logique. Il a divisé les divers ordres de sentiments et d’idées qui l’ont inspiré, et il est retombé, après des années d’intervalle, sous les mêmes impressions avec des pensées presque identiques. Il a désiré que cette continuité de sa vie apparût dans son livre.

La division qu’il a adoptée me paraît traduire très bien les ordres de choses qui ont absorbé son existence.

Il y a eu progrès pourtant. En elle-même la forme lyrique n’est point une chose qui se gâte ou s’améliore. La pensée est le chant d’oiseau qui, après les premiers tâtonnements, s’élance à son développement pour ne plus s’altérer ; mais, si le poète, à son début, est déjà le virtuose qu’il sera toujours, l’homme marche, s’éclaire, se complète et aborde les sujets de son émotion avec des forces nouvelles. On ne saurait dire pourquoi son vers a plus d’attrait ou de puissance, si l’on ne s’attache qu’à la forme, mais on s’en rend compte quand on songe à l’aspect que prennent les choses en raison du vol plus élevé de l’âme et de l’ampleur de ses voyages dans le monde de la pensée.

Nous souhaitons et nous croyons pouvoir annoncer bonne chance à cette manifestation, aujourd’hui complète, d’un talent exquis où la force et la grâce sont toujours au service d’une émotion ardente et profonde.

Nohant, décembre 1874.
  1. Écrit pour l’édition des Poésies réunies, publiée en mai 1875.