Souvenirs de Bordeaux (1871-1914)/03

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Souvenirs de Bordeaux (1871-1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 156-173).
SOUVENIRS DE BORDEAUX [1]
1871-1914

Henri Rochefort, après la décision de l’Assemblée nationale qui, sur la proposition Keller, s’en était remise à la sagesse des négociateurs, s’était écrié avec ironie : « C’est un blanc-seing ! » Il se trompait. Ce n’était pas tout à fait cela. M. Thiers, en effet, ne voulut pas être seul à prendre la lourde responsabilité de signer les préliminaires de paix. Il demanda et obtint qu’on lui adjoignît quinze membres de l’Assemblée qui, désignés en qualité de commissaires spéciaux, le suivraient à Versailles ; il leur rendrait un compte fidèle de ses démarches et il prendrait avec eux une décision définitive. Ces commissaires furent MM. Benoist d’Azy, Teisserenc de Bort, de Mérode, Desseilligny, Victor Lefranc, Laurenceau, Lespérut, Saint-Marc Girardin, Barthélémy Saint-Hilaire, le général d’Aurelle de Paladines, l’amiral de la Roncière Le Noury, Pouyer-Quertier, Vitet, Batbie et l’amiral Saisset. Leur participation aux essais de transaction tentés par M. Thiers ne fut pas grande, il est vrai, elle fut cependant un appui, sans être ni un empiétement, ni une gêne. Le nouveau chef du pouvoir exécutif avait formé son Cabinet avec quelques-uns des membres de l’ancien gouvernement de la Défense nationale : Jules Favre, Jules Simon, Ernest Picard, et des hommes estimés de tous les partis comme Dufaure, le général Le Flô, l’amiral Pothuau, Lambrecht, de Larcy et Pouyer-Quertier, qui remplaça Buftet dont il avait été question un moment. M. Thiers s’était installé dans l’hôtel Ducru, rue Esprit-des-Lois, très voisin du Grand Théâtre, et y recevait toute la journée les représentans, les journalistes et les personnages importans qui avaient à lui parler d’affaires urgentes. Plus de quarante journaux se publiaient alors à Bordeaux et donnaient à la presse une puissance que, seul, le questeur Baze ne voulait pas reconnaître. C’était tous les jours des scènes épiques, à la Questure, car le refus de donner satisfaction à cette honorable corporation en lui facilitant ses relations avec les représentans, en lui accordant les billets nécessaires et les places suffisantes pour s’installer dans la salle des séances, amenait des discussions perpétuelles qui agaçaient et irritaient les deux autres questeurs. A lui seul, M. Baze, véritable brandon de discorde, occupait l’attention publique et attirait sur lui des colères et des ressentimens sans tin. Nul despote ne fut aussi despote, et il faut reconnaître que, dans les annales parlementaires, il n’y eut jamais un seul représentant qui ait soulevé autant de récriminations et de plaintes, justifiées par ses exigences tatillonnes et par son caractère acerbe.

Le 19 février, le cabinet, présenté par M. Thiers, fut bien accueilli par l’Assemblée ; c’est ce jour-là que le chef du Pouvoir exécutif prononça le discours célèbre où fut énoncé et accepté le pacte dit «. Pacte de Bordeaux. » On peut le résumer en ces quelques mots qui forment un programme dont toute l’Assemblée comprit l’urgence et la nécessité : « Débarrasser nos campagnes de l’ennemi qui les foule et les dévore, rappeler des prisons étrangères nos soldats, nos officiers, nos généraux prisonniers, reconstituer avec eux une armée disciplinée et vaillante, rétablir l’ordre troublé, remplacer sur-le-champ les administrateurs démissionnaires ou indignes, réformer par l’élection nos Conseils généraux et nos Conseils municipaux dissous, reconstituer ainsi notre administration désorganisée, faire cesser des dépenses ruineuses, relever notre crédit, renvoyer aux champs et aux ateliers nos mobiles et nos mobilisés, rouvrir les routes interceptées, relever les ponts détruits, faire renaître le travail partout suspendu, le travail qui peut seul procurer le moyen de vivre à nos ouvriers, à nos paysans... y a-t-il quelqu’un qui pourrait nous dire qu’il y a quelque chose de plus pressant que cela ? » Les bravos et les applaudissemens unanimes de l’Assemblée interrompirent l’orateur pour attester qu’il avait dit juste et que chacun l’approuvait. « Y a-t-il quelqu’un ici, continua M. Thiers, qui oserait discuter savamment des articles de Constitution, pendant que nos prisonniers expirent de misère dans des contrées lointaines ou pendant que nos populations sont obligées de livrer aux soldats étrangers le dernier morceau de pain qui leur reste ? (Sensation marquée.) Ah ! sans doute, lorsque nous aurons rendu à notre pays les services pressans que je viens d’énumérer, quand nous aurons fermé ses plaies, ranimé ses forces, nous le rendrons à lui-même, et, rétabli alors, ayant recouvré la liberté de ses esprits, il verra comment il veut vivre. (Vive approbation.) Quand cette œuvre de réparation sera terminée, le temps de discuter, de peser les théories du gouvernement sera venu, et ce ne sera plus un temps dérobé au salut du pays. Déjà un peu éloignés des souffrances d’une révolution, nous aurons retrouvé notre sang-froid ; ayant opéré notre reconstitution sous le gouvernement de la République, nous pourrons prononcer en connaissance de cause sur nos destinées, et ce jugement sera prononcé non par une minorité, mais par la majorité des citoyens, c’est-à-dire par la volonté nationale elle-même. » (Nouvelle approbation.)

Telle était la politique que conseillait M. Thiers, tel était le pacte qu’il considérait comme seul possible et adapté aux circonstances douloureuses où l’on se trouvait alors. « Unissons-nous, Messieurs, disait-il dans une péroraison qui fut unanimement applaudie, et disons-nous bien qu’en nous montrant capables de concorde et de sagesse, nous obtiendrons l’estime de l’Europe et son concours, et de plus le respect de l’ennemi lui-même. Ce sera la plus grande force que vous puissiez donner à nos négociateurs pour défendre les intérêts de la France dans les graves négociations qui vont s’ouvrir. » Jules Favre a pu affirmer avec raison que ce fut un des plus beaux discours de M. Thiers, un morceau capital au point de vue politique, et très remarquable comme modèle d’éloquence parlementaire. L’effet en fut énorme et il dure encore. « Le temps ne l’a pas affaibli, disait Jules Favre, et l’abus regrettable qu’en a fait l’esprit de parti n’a servi qu’à mettre mieux en relief la sagesse des concepts qu’il renferme. »

Je sais bien qu’on a cherché depuis à découvrir, dans ces paroles de M. Thiers, l’ajournement habile et indéfini d’une Constitution. C’était trahir sa pensée. Sans doute, le chef du pouvoir exécutif voulait qu’on s’occupât d’abord et surtout du relèvement de la France, mais il avait dit, et il le croyait, que, lorsqu’elle serait ranimée et restaurée, elle pourrait et devrait mettre fin au régime provisoire sous lequel elle avait été obligée de vivre. On le savait si bien, en février 1871, que nul homme politique ne songeait alors à briguer un pouvoir qui ne présentait que des difficultés terribles et même des périls certains. Le Pacte de Bordeaux, que tous les partis acceptèrent, signifiait nettement que l’Assemblée voulait « relever du sol où il gisait ce noble blessé qu’on nomme la France, » puis |lui rendre, après sa guérison, dans les délais nécessaires, la faculté de se donner une Constitution régulière. Les propos que j’ai entendus à cette époque et que j’ai pu relever dans tous les partis, confirment absolument ce que j’avance ici.

Après avoir obtenu la nomination des quinze commissaires chargés de suivre les négociations, M. Thiers fit adopter, sur la proposition de Barthélemy-Saint-Hilaire, la création de huit Commissions spéciales, chargées d’éclairer l’Assemblée sur l’état exact des forces militaires, sur celui de la Marine, des Finances, des Chemins de fer, routes, canaux et rivières, des Postes et des Télégraphes, des départemens envahis, de l’Administration intérieure et du commerce général de la France. Les feuilles radicales se moquèrent un moment de cette création qu’elles appelaient une occupation faite pour amuser les enfans turbulens. Mais quand on sut que les rapports étaient confiés à des hommes tels que MM. Guiraud, de Montlaur, Bastid, de Champvallier. Talion, Gallicher, Jauréguiberry, de Mornay, Bouisson, de la Rochethulon, Mathieu de la Redorte, Dahirel et Eschasériaux, on prit la chose au sérieux. Ceux qui ont dit que l’Assemblée s’était prononcée pour les préliminaires de paix sans avoir été informée de la situation du pays, n’ont connu ni les travaux de ces huit Commissions, ni leurs importans rapports. Les ayant lus et étudiés à fond, je puis affirmer qu’ils ne laissaient aucun doute sur la situation désastreuse faite à la France, en février 1871, et sur la nécessité d’y apporter un prompt remède.

Des bruits de toute nature circulèrent dans les couloirs de l’Assemblée. Les légitimistes croyaient à la restauration du trône avec le Comte de Chambord. Dans le centre droit et le centre gauche, on parlait de la possibilité de l’élection du Duc d’Aumale comme président de République. Les optimistes s’imaginaient que l’Europe interviendrait en faveur de la France et empêcherait tout démembrement. C’était prêter à une Europe indifférente et égoïste une politique intelligente qu’elle ne suivit malheureusement pas. M. Thiers, accompagné de Jules Favre, se rendait, non sans inquiétude, à Versailles ; il prévoyait des exigences effrayantes contre lesquelles son énergie et son bon sens allaient se heurter sans grand espoir de les adoucir. On savait que le comte de Bismarck, qui n’était pas homme à se laisser attendrir, n’eût pas lui-même, — en le supposant animé d’intentions modérées, — pu résister aux volontés du Roi, de la Cour, des princes et de l’armée. Les succès inespérés des Allemands les avaient grisés, et le chancelier se rappelait que, dès le début de la guerre, l’état-major avait déclaré hautement que, cette fois, il ne se laisserait pas égarer comme à Nikolsbourg et qu’il ne permettrait pas qu’on traitât les Français avec la modération qu’on avait témoignée jadis aux Autrichiens.

L’interruption forcée des séances, pendant lesquelles les grandes Commissions seules travaillaient sans relâche, donnait lieu à toutes les conjectures. Ceux qui se croyaient de profonds politiques émettaient les craintes les plus diverses. La cession de la flotte, l’abandon de Nice, de la Savoie et de l’Algérie peut-être, sans compter les deux provinces de l’Est tant de fois menacées, leur paraissaient devoir être l’objet de pressantes revendications. Nous vivions dans un état insupportable d’inquiétude et d’agitation fiévreuses, et, pendant ce temps, les théâtres de Bordeaux jouaient des opéras-comiques et des comédies. Et il y avait un public pour y assister !... Aujourd’hui, heureusement, on ne tolère que le Skating Club et les cinémas ; leur répertoire anodin, comme les Yeux du cœur, — la Mobilisation de l’armée, — les combats du Maroc, — la Conscription des chevaux, — l’Arrivée des Hindous à Marseille, est soumis à une censure impitoyable. Elle ne se contente pas de passer les journaux au caviar ou d’y faire des tonsures prodigieuses, elle exerce son autorité même sur les sujets cinématographiques et soumet les directeurs de ces industries mécaniques à une surveillance sévère. Mais elle laisse parfois passer dans la presse des textes dangereux et des critiques ridicules ; Bordeaux comme Paris s’en moque. Il a la pensée ailleurs, et peu lui importe, comme dit Horace, que la censure soit rigoureuse pour les colombes et pitoyable aux corbeaux :


Dat veniam corvis, vexat censura columbas.


Bordeaux ne s’occupe que de la guerre et des Communiqués officiels.

En 1871, cette ville pensait surtout aux négociations d’où allaient sortir la paix ou la guerre. Les journalistes assiégeaient les portes des huit Commissions, qui étudiaient chaque jour, de neuf heures du matin à dix heures du soir, l’état de la France au point de vue financier, militaire, administratif et commercial, espérant que, parmi les hommes compétens chargés de cette tâche difficile, il s’en trouverait d’assez avisés et bien informés pour leur ouvrir les arcanes de la politique et de la diplomatie. On apprenait avec satisfaction que la Russie avait été la première à reconnaître le gouvernement nouveau et on comptait sur elle, oubliant, hélas ! que l’empereur Alexandre II avait félicité l’empereur Guillaume Ier de ses succès et que celui-ci avait reconnu que, sans la neutralité russe si scrupuleusement observée, l’Allemagne n’aurait pu recueillir tout le fruit de ses victoires.

Victor Hugo composait des vers sur la situation et, en attendant la discussion des préliminaires de paix, protestait avec virulence contre toute cession de territoire. On faisait circuler ces quelques strophes qui devaient un jour trouver place dans l’Année terrible :


Si nous terminions cette guerre,
Comme la Prusse le voudrait,
La France serait comme un verre
Sur la table d’un cabaret...

On le vide, puis on le brise...
Notre fier pays disparait..,
deuil ! il est ce qu’on méprise,
Lui qui fut ce qu’on admirait !

Plus de fierté, plus d’espérance,
Sur notre histoire un voile épais...
Dieu ! ne fais pas tomber la France
Dans l’abime de cette paix !


Et le poète, en des vers qui faisaient alors sensation, mais que j’ai oubliés, décrivait le vautour arrivant après l’aigle, l’orfraie après le vautour, les deux provinces écartelées, Metz et Strasbourg livrées, le vil boucher allemand succédant au rude soldat, la ruine de nos citadelles, la fuite éperdue des cigognes, la patrie morte ; mais elle sortait tout à coup du tombeau où le Prussien croyait l’avoir enfermée pour jamais... Cela ne manquait certes pas de beauté, ni surtout de sonorité, et cela valait cent fois mieux que la réplique au général Trochu, qui s’était à bon droit moqué du képi en forme de tiare que portait Victor Hugo à son arrivée à l’Assemblée nationale. J’ai de mes yeux vu ce képi phénoménal et je me suis toujours demandé où il avait pu être fabriqué. Nul doute que Lockroy, qui attribuait justement à Victor Hugo un crâne exceptionnel, n’eût commandé lui-même chez quelque chapelier de renom cette coiffure à trois étages qui, malgré le respect que nous avions pour l’âge et le génie du poète, nous fit rire aux éclats, nous autres jeunes écrivains.

« Vous avez vu le képi de Victor Hugo, avait dit Trochu. Il symbolise à lui seul la situation. »

Ces quelques mots, prononcés peu de temps après, à l’Assemblée nationale, pour critiquer la valeur exagérée de la garde nationale parisienne, irritèrent à vif l’amour-propre du grand écrivain qui répliqua ainsi dans l’Année Terrible au général audacieux :


Participe passé du verbe Trop choir, homme
De toutes les vertus sans nombre, dans la somme
Un zéro, — soldat brave, honnête, pieux, nul,
Bon canon, mais ayant un peu trop de recul,
Pieux et chrétien, tenant cette noble promesse,
Capable de servir le pays et la messe,
Vois, je te rends justice... Eh bien, que me veux-tu ?
Tu fais sur moi d’un style obtus, quoique pointu.
Un retour offensif qu’eût mérité la Prusse !


Le poète se qualifiait humblement de vieillard désarmé et bon à rien, mais qui n’avait pas capitulé. Furieux de l’innocente raillerie de Trochu qui l’avait fait sortir de son impassibilité énorme, il ajoutait avec colère :


D’où vient que ma coiffure en drap bleu le déplaît ?
Qu’est-ce que mon képi fait à ton chapelet ?


Et opposant à Trochu la trinité surprenante de Bara, Garibaldi et Kléber, il terminait sa philippique par ces deux vers :


Ce fier pays saignant, blessé, jamais déchu,
Marche par Gambetta, mais boîte par Trochu !


Il est permis de dire que l’auteur des Châtimens a écrit des vers bien meilleurs que ceux-là. Et le képi de Victor Hugo restera, malgré lui, aussi légendaire et aussi comique que la perruque de Chapelain.


A ce moment, — c’était le 24 février, — le général Chanzy fut appelé à Paris par le gouvernement de la Défense nationale pour donner nettement son avis sur la situation. Fallait-il, oui ou non, continuer la guerre ? Le pouvait-on avec quelque espoir de succès ?... Le général répondit loyalement, — j’en ai eu l’assurance formelle par Charles Ferry qui le tenait directement de son frère Jules, — ce que le maréchal Ney avait dit à la Chambre des représentans le lendemain de Waterloo : « Inutile de lutter ! Vous êtes détruits ! » Ceci décida Jules Favre à insister avec M. Thiers sur la nécessité de signer au plus tôt des préliminaires de paix. Il est vrai cependant que le 1er mars, — comme on le verra, — Chanzy, avec les généraux Billot, Mazure et Loysel, se prononça contre le vote de ces mêmes préliminaires.. Mais, si regrettable que soit cette volte-face, il faut reconnaître que le commandant en chef de l’armée de la Loire qui avait révélé des qualités exceptionnelles de manœuvrier et avait dit : « Celui qui voudra être maréchal de France devra chercher son bâton au delà du Rhin ; » celui qui avait encouru la haine des Communistes et failli être fusillé par eux, celui-là devait avoir quelque peine à ratifier un traité qui avouait nos défaites. Cette réflexion n’est d’ailleurs pas une excuse ; elle est une explication facile à comprendre. On parlait dans les différens groupes de l’humiliation qui allait être imposée à Paris par l’entrée des soldats allemands, et le général Trochu, qui s’en émouvait plus que d’autres, écrivait à la Liberté que les Prussiens, après quatre mois et demi de siège, huit combats, quatre batailles et un long bombardement, auraient dû faire à Paris les honneurs de la guerre en respectant l’enceinte qu’ils n’avaient ni pu ni osé franchir, puisqu’ils n’avaient pris aucun fort. Il ajoutait dans sa lettre : « Que les portes soient fermées et que l’Allemagne les ouvre par le canon auquel Paris désarmé ne répondra point et laissera à la vérité, à la justice, à l’histoire le soin de juger ! » On reconnaîtra bien ici la faconde du général Trochu, mais il serait injuste de nier sa sincérité et sa vaillance. Bien des historiens, qui ne l’ont pas vu à l’œuvre, l’ont critiqué avec une amertume et une vivacité sans justice.

Du 24 au 26 février, il n’était question à Bordeaux que des pourparlers de Versailles, et on vivait dans l’anxiété et dans l’angoisse. Le 27, on apprenait enfin que les préliminaires venaient d’être signés. Mais à quelles conditions ?

Je devais l’apprendre le 28 février, d’une façon bien inattendue.


La petite loge que j’occupais alors au Théâtre Louis était placée à côté du 2e bureau présidé par M. Daguenet. Les membres de ce bureau étaient MM. Henri Brisson, Bertauld, Caillaux, le comte de Chaudordy, Horace de Choiseul, Léon Clément, Combler, le marquis de Dampierre, Delescluze, Floquet, l’amiral Fourichon, Greppo, le duc d’Harcourt, Martial Delpit, le général Pellissier, Plichon, Hervé de Saisy, Teisserenc de Bort, Teutsch et une quinzaine dont les noms m’échappent. J’étais occupé à classer des procès-verbaux d’élection et des papiers d’identité déposés par des représentans pour servir à la validation de leurs pouvoirs, lorsqu’un grand bruit résonna par la fenêtre entr’ouverte sur le local où je me trouvais, et j’entendis aussitôt le président du 2e bureau, M. Daguenet, saluer ainsi l’arrivée de M. Thiers : « Nous sommes heureux de posséder ici l’éminent chef du pouvoir exécutif, car, mieux que personne, il pourra nous expliquer le comment et le pourquoi du texte formidable des préliminaires de paix. » M. Thiers, à peine remis de ses fatigues, — il était rentré de la veille à Bordeaux à deux heures, — ne s’était pas fait attendre. M. Teutsch, représentant de l’Alsace, voulut lui poser immédiatement une question, mais M. Thiers l’interrompit en disant : « Vous savez. Messieurs, que cet après-midi, vers quatre heures et demie, j’ai déclaré à l’Assemblée que M. Jules Favre et moi nous avions fait à Versailles tous les efforts possibles pour nous montrer dignes de vous et dignes du pays. La Commission, dont vous nous aviez entourés, et dont je vois ici un distingué représentant (l’amiral Fourichon), pourra vous dire elle-même ce que nous avons fait, car elle s’est associée entièrement à nos travaux. Je ne lui ai, comme vous le pensez, rien caché. Elle a tout su. J’ai fait lire ensuite devant tous vos collègues le texte des articles que j’aurais été incapable de lire moi-même. C’était assez déjà de les avoir débattus mot à mot et de les avoir, hélas ! signés... ! Mais qui donc eût autrement et mieux agi ?... Laissez-moi affirmer cela sans le moindre orgueil. On a dit que c’étaient des propositions honteuses que nous avions apportées à l’Assemblée. — Inacceptables, interrompit M. Teutsch. — Regrettables, murmura M. de Choiseul. — Oui, oui, continua M. Thiers, — car j’ai noté alors cette intime séance de nuit et l’ai communiquée depuis à M. Léon Clément, représentant de l’Indre, qui voulut bien revoir mes notes et y faire quelques additions ou modifications, — oui, cela est facile à dire. Je crois cependant qu’ici le mot vrai est le mot « douloureuses, » et vous avez dû voir avec quel chagrin j’ai lu l’article unique du projet, laissant à M. Barthélémy Saint-Hilaire la tâche pénible de vous faire connaître le texte des préliminaires qui m’a paru plus long à la lecture devant vous qu’à Versailles, où cependant les dix articles avaient demandé un temps considérable pour leur élaboration et leur approbation.

— C’est évident, dit le comte de Chaudordy, et nous comprenons bien toute la peine que vous avez dû ressentir. »

Après un court silence, M. Thiers continua : « On a dit que c’était une honte d’avoir accepté cela, comme si la honte était fatalement notre lot ! Est-ce que nous avions la moindre responsabilité dans les fautes énormes qui ont été commises et qui ont amené la catastrophe qui nous accable ? Je répète ici et encore une fois. Messieurs, que je suis étranger à toutes ces fautes et je dis que j’ai tout fait pour les épargner à mon pays. Mais, sachez-le bien, l’heure presse. L’urgence a été déclarée. J’ai demandé un vote rapide, il faut qu’il le soit. Devant l’Assemblée, j’ai laissé entendre que de graves événemens pourraient surgir d’un instant à l’autre et je ne les ai pas détaillés. Vous les avez devinés. — Lesquels ? demanda M. Greppo. — Lesquels ? réplique M. Thiers, mais vous vous en doutez bien. L’agitation, le trouble, la révolte de Paris. Quelques soldats ont fraternisé, hélas ! avec la populace, place de la Bastille. Cela est un mauvais signe. Le préfet de police craint d’être débordé. Sous prétexte de patriotisme, on agite les plus mauvais instincts. Si vous votez en quelques heures les préliminaires, vous n’aurez imposé à Paris que la présence d’un échelon de 30 000 soldats étrangers. Si vous perdez au contraire votre temps en des débats sans portée sérieuse, vous forcerez Paris à recevoir, en deux autres fois, 60 000 soldats de plus... Eh bien ! je déclare que cette triste nécessité est au-dessus des forces de la capitale. — Une fois, c’est déjà trop ! remarqua M. Floquet. — En tout cas, reprit M. Thiers, il faut en finir au plus tôt, car autrement on imposerait à la capitale une douleur trop longue et trop cruelle. Les Prussiens, qui comptent sur nos divisions intestines et sur notre amour exagéré de la parole, croient que cette discussion durera plusieurs jours. Je n’ai rien dit pour les en détromper ; mais nous, Messieurs, agissons de manière à leur montrer que plus notre discussion sera rapide, plus elle allégera les souffrances du pays et que, par conséquent, nous aurons tout sacrifié au plus pur patriotisme... Je suis très fatigué, Messieurs ; j’ai quitté Paris hier soir après des journées de bataille sans nom avec un adversaire implacable, et je n’ai pas eu depuis ce temps un moment de repos... Ici même on me harcèle de toutes parts, et de Paris m’arrivent à chaque heure des dépêches qui me supplient de faire vite, d’obtenir de vous une prompte ratification... — Sans phrases ? demanda ironiquement un membre du Bureau. — Non, monsieur. Vous pouvez discuter, mais faites-le rapidement dans l’intérêt même de votre cause ! — Comment cela ? Est-ce que l’Alsace n’est pas déjà immolée ? — Qui la reprendra, demande M. Thiers, si vous nous livrez tous à l’ennemi ? Il est des sacrifices terribles, mais momentanés, et je compte bien, moi aussi, sur un avenir réparateur... Vous vous plaignez, vous vous désolez, vous nous incriminez même ! Est-ce que vous pensez que nous qui avons assumé l’effroyable tâche de conserver à la France tout ce que nous pouvions de territoire et de ressources, nous n’avons pas gémi, nous n’avons pas lutté, nous n’avons pas souffert ? Si vous saviez, — et je ne puis m’étendre là-dessus, — si vous saviez quelles étaient les exigences de notre ennemi ! — C’est vrai, remarqua M. de Saisy dont je reconnus la forte voix. Comment, en effet, avez-vous pu conserver Belfort ? — Je l’ai arraché avec mon désespoir ! cria M. Thiers, et il se produisit alors dans le Bureau un mouvement sensationnel qui fut suivi d’un profond silence.

Ce mots : « Je l’ai arraché avec mon désespoir ! » étaient la réalité même. Mais ce n’était pas tout. Et M. Thiers, faisant rapidement l’historique de ses négociations à Versailles, confia à ses collègues que le grand État-major prussien avait, sur une carte de notre pays, tracé un liséré bleu qui comprenait bien autre chose que la cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. Cette carte allait d’ailleurs être remise à la Commission spéciale des préliminaires. Je l’ai publiée quarante ans plus tard, dans mon livre sur les Causes et les responsabilités de la Guerre de 1870. Elle était restée inédite et pour ainsi dire inconnue. Il y a là un surcroît d’honneur pour la mémoire de M. Thiers, car cette carte prouve que le chef du Pouvoir exécutif a non seulement sauvé Belfort et la trouée des Vosges, mais encore Briey, Longuyon, Nancy, tout le bassin minier si riche, si envié aujourd’hui de nos voisins, bassin que les pangermanistes réclamaient avant la guerre actuelle, disant que les vainqueurs de 1870 avaient eu tort de s’incliner à cet égard devant l’opposition de M. Thiers.

Au cours de cette soirée dramatique, j’appris que le comte de Bismarck n’accordait d’abord que quarante-huit heures pour négocier et pour voter les préliminaires. Il déclarait qu’il fallait accepter les exigences de la Prusse les yeux fermés, car le vaincu, — tel que nous l’étions, — devait être à la merci du vainqueur. Il évoquait le passé... Il rappelait les conditions léonines de Napoléon Ier en 1806 et les duretés implacables de Davoust à Berlin. D’ailleurs, il n’était pas le maître de la situation. L’Etat-major lui avait déjà cruellement reproché sa faiblesse à Nikolsbourg. Il avait eu-tort de ménager l’Autriche, et les grands chefs de l’Armée ne le lui avaient jamais pardonné. C’est ainsi que, se rendant au quartier général au début de la guerre, il avait entendu l’un d’eux, le comte de Podbielski, dire à Roon, — -sans soupçonner qu’il était entendu, — que cette fois cela ne se passerait pas comme pour le traité de Prague. Le Roi et la Cour étaient contre lui, et leurs exigences semblaient inexorables. Il fallait que l’armée assiégeante tout entière entrât à Paris. Thiers objectait des troubles, des révoltes, qui sait ? un attentat contre le Roi lui-même. « Gardez-vous bien de répéter cela ! observa vivement M. de Bismarck. Ce serait tout faire échouer. Le Roi de Prusse ne craint ni un coup de pistolet, ni un coup de fusil. Il veut être seul et le premier à cheval, en tête de ses troupes, pour prouver à tous que rien ne lui fait peur. Les soldats prussiens et leurs camarades, qui ont tous souffert de cette guerre interminable, en font pour eux-mêmes un point d’honneur... — Que répondrai-je à ces braves, ajouta Bismarck, si l’un d’eux me dit : « Vous n’avez rien souffert, vous, dans votre personne, mais nous qui avons été blessés et qui avons subi tant de périls et de privations, vous nous avez refusé une joie que Napoléon a donnée à ses troupes ! » Non, ce serait une honte pour moi, et, encore une fois, le Roi, les princes et les chefs ne l’accepteraient pas. » M. Thiers n’insista pas sur ce point, comptant bien y revenir, puis il demanda quel serait le chiffre de l’indemnité de guerre.

« — J’avais voulu en novembre quatre milliards, répondit le chancelier ; maintenant, il nous en faut au moins six. — C’est impossible ! C’est trop, c’est beaucoup trop ! objecta M. Thiers. — Allons ! allons, fit Bismarck, vous êtes encore très riches ! Et Bleischrœder, qui connait bien vos ressources, avait conseillé de Vous demander dix et douze milliards. Henckel de Donnersmarck allait plus loin. Quinze milliards ne lui semblaient pas exagérés. Moi, je me contenterai de six milliards. — Si vous nous demandez l’impossible, dit M. Thiers, je me retirerai. Vous ferez ce que vous voudrez. Vous gouvernerez la France vous-même, et la France, dans une dernière convulsion, vous fera un mal horrible... l’Europe verra de quel côté est le droit. — L’Europe ! L’Europe ! dit avec un mauvais sourire le chancelier, n’en parlez pas !... A demain les affaires sérieuses, si vous le voulez bien. » La discussion fut renvoyée au mercredi 22.

M. Thiers revint à Versailles ce jour-là et demanda avoir l’Empereur. Sur son entrevue avec le vieux monarque, qu’il n’avait pas rencontré depuis l’année 1851, il fit quelques rapides confidences aux membres du second Bureau. L’entretien avait été assez long et avait roulé en grande partie sur l’entrée des Prussiens à Paris. M. Thiers renouvela ses craintes au sujet d’une révolte possible et de la mise à sac de la ville par l’armée allemande. L’Empereur répondit avec une grande dignité qu’il était sûr de la discipline rigoureuse de ses soldats et que tous obéiraient à ses ordres. Le chef du Pouvoir exécutif essaya de faire entrevoir les dangers d’une paix trop rigoureuse. L’Empereur répondit qu’il fallait une compensation équitable pour les sacrifices imposés à l’Allemagne par la guerre. Il n’était pas d’ailleurs le maître absolu, il se devait tout entier aux exigences de la situation. Il termina l’entretien par des paroles très aimables pour M. Thiers lui-même, mais il ne céda rien. On l’avait visiblement chapitré à ce sujet. — À ce moment, M. Thiers paraissait accablé de fatigue, et j’entendis des membres du Bureau le prier de se reposer et d’ajourner même, s’il le fallait, ses importantes explications. Mais, très désireux d’informer ses collègues et en même temps pressé d’en finir, il voulut continuer.

Il raconta qu’il était allé voir ensuite le Kronprinz, lequel parut moins exigeant que son père et lui témoigna les plus grands égards. Le prince Frédéric-Guillaume n’avait pas l’air d’attacher autant d’intérêt que son père à l’entrée des troupes allemandes de Paris, mais M. Thiers crut deviner que son opinion généreuse ne prévaudrait ni contre celle de la Cour, ni contre celle de l’État-major. La suite de l’entretien avec le comte de Bismarck fut très pénible. Le sort de Metz fut longuement discuté, et M. Thiers put se rendre compte que, sans les exigences inébranlables de M. de Moltke, le chancelier aurait peut-être cédé à cet égard. Comme Bismarck s’étonnait des objections multiples et tenaces de son interlocuteur, M. Thiers lui répondit : « Négocier, c’est discuter… Pourquoi ne pas négocier suivant les règles d’usage ? » M. de Bismarck répliqua : « Vous me permettrez en tout cas de remettre la suite à demain, car j’ai encore des avis et des renseignemens à prendre. » M. Thiers dit que cette remise soudaine l’inquiéta, car elle laissait prévoir de nouvelles exigences et de dangereux assauts. En effet, le lendemain jeudi, c’est devant le banquier Bleischrœder et le comte Henckel de Donnesmarck que la conversation s’engagea en premier lieu. Ces deux hommes, très habiles et très au courant de nos affaires, ne se gênèrent pas pour offrir aussitôt, avec une douceur hypocrite, leurs bons offices au chef du pouvoir exécutif. Ils se disaient prêts à donner les six milliards requis à la condition de prendre en mains nos contributions et d’en surveiller la recette et l’emploi. « Messieurs, répondit M. Thiers avec une certaine, hauteur, la France est encore assez grande personne pour s’occuper elle-même de ses affaires. Elle n’a pas besoin de tuteurs, surtout de tuteurs étrangers. Je ne sais à quelle somme elle sera condamnée, mais elle y pourvoira, je vous l’affirme. » Après un débat assez vif où il fut question de six milliards et où M. Thiers dit que ce serait un chiffre inouï, car il semblait fait pour écraser le crédit français et bouleverser en même temps la situation monétaire, la négociation fut encore renvoyée au lendemain vendredi 24. Bismarck reprit alors la question de l’indemnité de guerre qui le préoccupait très visiblement, plus que l’entrée à Paris. Il fit remarquer que la guerre coûtait plus de deux milliards à la Prusse, que le matériel était à réparer presque tout entier, que les pensions et secours de veuves et des nécessiteux formeraient un chiffre énorme et qu’il fallait prévoir des dons et des dotations considérables pour les chefs illustres et les hommes les plus méritans. Il ne disait pas qu’il comptait bien recevoir lui-même, avec un titre princier, un château, un domaine immense et peut-être un ou deux millions comptant. À ce moment, surgit un incident qui faillit tout gâter. Le ministre de Suisse, un excellent homme, M. Kern, avait cru devoir s’interposer pour obtenir quelque adoucissement aux exigences de la Prusse. Et pour comble de malheur, l’Angleterre elle-même, sortie de sa torpeur, par l’organe de lord Granville, avait tenté la même démarche. À peine eut-il connu les propositions de la Suisse et de l’Angleterre que le comte de Bismarck, de courtois qu’il était encore, devint grossier. Il reçut M. Kern comme on reçoit un chien dans un jeu de quilles et le mit quasiment à la porte de son cabinet. Il s’emporta avec fureur contre la perfidie anglaise et cria qu’on voulait détruire toute son œuvre, et la compromettre abominablement. Déjà, l’État-major l’accusait de recommencer le coup de Nikolsbourg et de sacrifier tous les avantages obtenus au prix du sang, du temps et des plus cruelles épreuves. Il se retourna vers M. Thiers et lui dit : u Vous me demandez l’impossible ! Vous voulez me perdre de réputation ! Je ne m’y prêterai pas ! » Il se répandit alors en un flot de paroles confuses où l’allemand se mêlait au français. M. Thiers, qui ne fut jamais aussi maître de lui-même, le laissa dire. Puis, profitant d’une accalmie, il fit entendre que jamais la France ne donnerait six milliards. Bismarck finit par avouer que le Roi consentirait à abaisser l’indemnité à cinq milliards, mais en ajoutant qu’il voudrait en échange la citadelle de Belfort. « Il fallait la prendre, dit M. Thiers, pour la réclamer avec un certain droit. A l’heure où nous discutons, elle se défend encore contre vous. Jamais je ne céderai une ville et une forteresse aussi héroïques. » Et cette lutte angoissante dura plus de deux heures.

Alors Bismarck se lève et dit qu’il va consulter le Roi son maître. M. Thiers reste avec Jules Favre, dans le cabinet du chancelier, pendant deux autres heures, sans échanger un mot avec le ministre, son compagnon d’infortune. Bismarck revient enfin et dit que la Prusse cédera Belfort, si on lui accorde l’entrée à Paris. M. Thiers, après s’être entendu d’un clin d’œil avec Jules Favre, répond : « Paris paiera pour Belfort et sera heureux d’être la rançon d’une ville qui a souffert pour la même cause ! » Mais il exige en même temps que les villages environnans seront concédés à la France, afin que Belfort ait le rayon d’action indispensable pour sa défense et sa sécurité. Bismarck va une seconde fois consulter le Roi et l’Etat-major allemand. Et l’attente recommence cruelle, horrible, haletante ; elle dure encore deux heures. Enfin, le chancelier reparait et dit que le roi accepte. La discussion dans cette affreuse journée avait occupé dix heures et M. Thiers pouvait s’étonner de n’avoir pas succombé à la fatigue et à l’angoisse d’une telle épreuve. On se renvoie de part et d’autre au samedi 25 pour signer les préliminaires. Tout semblait fini, lorsque l’intervention réitérée de l’Angleterre exaspéra encore une fois le chancelier qui tomba à bras raccourcis sur la perfide Albion et accusa M. Thiers d’avoir intrigué dans l’ombre avec elle. Il jure, il sacre, il tempête en allemand. M. Thiers laisse passer le cyclone et demeure impassible. Puis Bismarck s’arrête et peu à peu reprend son calme. Il a voulu intimider le négociateur et prévenir de nouvelles demandes, de nouvelles concessions. Il paraît maintenant très pressé de signer et bouscule ses secrétaires. Il fait apporter les protocoles et les relit rapidement. Il n’admet aucune modification de rédaction et dit que chacun saura bien s’y retrouver. On lui parle des réquisitions qu’il faudrait suspendre, du retour en France des 400 000 prisonniers, de la nécessité de s’entendre avec les Compagnies du Nord et de l’Est. « Oui, oui, cela est entendu ; c’est très naturel. Cependant, il faut signer. » Mais M. Thiers demande à revoir le texte à tête reposée, et obtient que la signature définitive n’aura lieu que le lendemain.

Le dimanche 26 février, M. Thiers et Jules Favre gravissaient pour la dernière fois le calvaire de Versailles. Il était une heure et demie quand, rue de Provence, ils entrèrent dans la maison de Mme Jessé. L’attente fut longue. A quatre heures seulement arrivèrent le comte de Bray-Stainburg, le baron de Wechter, MM. Mittnacht et Jolly qui représentaient la Bavière, le Wurtemberg et le grand-duché de Bade, alliés de la Prusse, faisant partie de l’empire allemand et ayant droit à revêtir de leurs signatures le texte du traité préliminaire. La lecture des deux expéditions dura une heure, et pendant ce temps le chancelier, en proie à une satisfaction trop visible, se balançait sur sa chaise et faisait craquer ses gros doigts. Quand la lecture fut terminée, il présenta à M. Thiers une plume d’or que des dames de Berlin lui avaient offerte. Le chef du pouvoir exécutif s’approcha d’une petite table à jeu où était placé le traité, en face de la pendule où un diable malicieux, debout sur le socle, semblait ricaner, pendule que le chancelier voulut, mais en vain, obtenir de Mme Jessé pour la rapporter comme un trophée à Varzin. M. Thiers écrivit lentement et très clairement son nom et Jules Favre lui succéda, imitant sa gravité silencieuse. Bismarck se contenta de tracer, de sa grande écriture, « Von Bismarck, » et les quatre autres plénipotentiaires inscrivirent leurs noms à leur tour, celui de la Bavière en tête.

Alors le chancelier invita très courtoisement M. Thiers et Jules Favre à diner. Les deux négociateurs refusèrent cette invitation et regagnèrent leur voiture où Bismarck avait cru devoir faire placer un beau panier de victuailles qui fut également refusé... Il était sept heures du soir. Paris, où rentraient, après une journée douloureuse entre toutes, le chef du pouvoir exécutif et le ministre des Affaires étrangères, était prodigieusement tranquille. M. Thiers revenait de Versailles calme en apparence, mais le cœur serré, les yeux gros de larmes, sous le coup de l’émotion la plus vive qu’il eût ressentie de sa vie. Il avait dû céder à la force et constater, comme il le répéta plus d’une fois, que la victoire n’était pas plus sensée que la défaite. « Telle a été notre conduite. Messieurs, dit-il en prenant congé des membres du second Bureau. J’ai engagé, comme vous venez de rapprendre, toute ma responsabilité. A vous et à vos collègues de prendre la vôtre sans restriction, sans le moindre détour. Si vous vous opposez au vote des Préliminaires, vous serez responsables des événemens les plus terribles. L’examen et le vote immédiats du traité s’imposent. Nous sommes tous les victimes de fautes qui nous sont étrangères, mais le pays nous a élus pour les atténuer et les réparer. Il faut songer à la France avant de songer à nous-mêmes. Que cette pensée soit à la fois notre guide et notre consolation !... A demain donc, Messieurs. »

Le président, M. Daguenet, remercia M. Thiers de ses franches et saisissantes explications. Il était environ onze heures et demie quand je sortis du Théâtre Louis. Je ne pus dormir de toute la nuit.

Le lendemain, devait avoir lieu la séance de discussion des Préliminaires, séance qui fut la plus émouvante de ma carrière qui a vu cependant, au Parlement, bien des débats orageux et impressionnans, pendant une période qui dépasse déjà quarante années ;


HENRI WELSCHINGER.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 1er novembre 1914.