Souvenirs de Calabre, les Albanais en Italie

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SOUVENIRS DE CALABRE.

LES


ALBANAIS EN ITALIE.


(1830.)


Je partis de Corigliano par une belle matinée d’automne ; quittant à regret ses tours féodales, son triple aquéduc, ses forêts d’orangers, je m’acheminai vers les colonies albanaises de San-Demetrio, à l’occident de la ville.

Aux orangers succèdent bientôt les oliviers, et aux oliviers les chênes. Je vis de loin torreggiare[1], comme disent les Italiens, le vaste casino de San-Mauro. Comme tous ceux que l’on rencontre en Calabre, il est fortifié, et ressemble bien plutôt à un château de guerre qu’à une demeure champêtre.

On lit les mœurs et l’histoire d’un peuple dans son architecture, et ces forteresses rustiques de la Calabre rappellent à chaque pas au voyageur l’antique fléau du pays, le brigandage. Le vieux roi de Naples, démoralisant son peuple au profit de la royauté, avait organisé le brigandage contre les Français, maîtres alors de sa capitale et de toutes ses provinces du continent. Remonté sur son trône, il a voulu briser son instrument, son propre ouvrage ; mais inhabile et ignorant des hommes, le gouvernement napolitain n’a pris que des mesures plus propres à perpétuer le mal qu’à l’extirper dans sa racine. Il faut le dire cependant, depuis quelques années, les bandes sont plus rares et moins audacieuses ; mais la propriété est loin d’être assurée, et sans sécurité le commerce, l’agriculture, tout languit.

Passé San-Mauro, la campagne se découvre, les arbres disparaissent, et la végétation expire au pied d’une colline sèche et nue.

Je vis de loin se dessiner sur la blanche argile de la colline un paysan sur la croupe de son âne : c’était la première figure humaine que j’eusse rencontrée depuis Corigliano ; car c’était dimanche, et la campagne était déserte. Il m’aperçut, et m’attendit. Son chapeau en pain de sucre surmontait une de ces figures fines et passionnées, vrai type national qui donne au peuple de Calabre une physionomie si spirituelle.

Naguère, le paysan calabrais n’allait jamais aux champs sans son fusil ; désarmé par la loi, il l’élude, et une hache pend toujours à son côté. C’est un instrument aratoire, et la loi ne prohibe que les armes. Mon nouveau compagnon portait donc sa hache fidèle à sa large ceinture de cuir. Selon ma coutume, j’étais seul et à pied. Il se récria fort, et, descendant de son âne, il me força d’y monter, disant fièrement qu’il regarderait un refus de ma part comme un affront et une marque de mépris.

C’était un Albanais de San-Demetrio. Quand il sut que je n’avais d’autre but que de faire connaissance avec ses compatriotes, il commença à me raconter les exploits de ses ancêtres et de Scander-Beg, ne parlant qu’avec un profond dédain des Italiens leurs voisins, qui n’ont pas, comme nous, disait-il, fait la guerre au Grand-Turc.

Tout en causant, nous avions atteint San-Demetrio, bourg sale et chétif, dans une position charmante. Morte quelque temps, la nature se ranime, et semble vouloir couvrir la misère de l’homme par le luxe de la verdure et de la végétation.

Je descendis à la porte du personnage marquant de la commune ; j’avais des lettres pour lui, et, suivant l’usage du pays, je fus reçu et logé dans sa maison avec toute l’hospitalité calabraise. C’est un homme lettré qui a occupé les premières magistratures du royaume, et qui, frappé par la réaction parjure de 1821, est revenu dans ses pénates donner l’exemple de ces vertus de famille qui sont si souvent le résultat des malheurs publics.

La police le surveille, et mon premier soin fut de me présenter au juge, ministre de cette inquisition soupçonneuse. Je le trouvai sous l’influence d’une circulaire récente en faveur des étrangers ; et pour la première fois depuis bien long-temps, mon passe-port fut visé sans que j’eusse à subir un interrogatoire en règle. Tant de voyageurs (et moi le premier) avaient réclamé auprès du marquis Intonto, ministre de la police générale, qu’il avait pris enfin nos plaintes en considération.

Mais, il faut le dire, forgées dans les antres de la police, ces circulaires sont toujours vagues et insidieuses ; elles laissent beaucoup de latitude aux autorités inférieures, afin de rejeter toute la faute sur elles dans l’occasion ; et c’est ce qu’on fait presque toujours.

Ce juge-là est du reste à l’abri d’un pareil danger, car la rareté des voyageurs est telle dans ces contrées, que depuis quinze ans aucun n’y avait été vu. On s’en aperçoit au désintéressement du peuple. Un maestro-scarparo[2] que je fis travailler refusa son salaire, se trouvant assez payé, me dit-il, par l’honneur d’avoir travaillé pour le signor forestiere. Le dernier voyageur était un Anglais : on date de son passage comme d’un événement, comme à l’avenir on datera du mien.

San-Demetrio est le chef-lieu d’un arrondissement albanais. Les cinq ou six villages qui le composent sont groupés à l’entour. San-Giorgio est le plus grand, et Vacarizzo celui où le luxe rustique des femmes est le plus recherché. Il y a diverses mines dans les montagnes ; mais personne n’a même la pensée de les exploiter, et le gouvernement moins que personne.

L’existence de ces colonies albanaises est un phénomène historique digne d’attention, et presque ignoré. Il paraît que la première apparition des Albanais en Italie est postérieure de dix ans environ à la prise de Constantinople.

Ce grand événement, qui devait changer la face de l’Europe en même temps qu’il renversait un empire séculaire et décrépi, portait le coup de mort à un État jeune et robuste que l’énergie d’un seul homme avait fondé.

Georges Castriot, connu sous le nom de Scander-Beg (Alexandre Seigneur), avait été livré en otage par son père au sultan Amurath. Nourri, mais non énervé, dans le sérail, il sortit des mains des femmes comme l’aiglon couvé par les colombes, et déploya, en 1443, l’étendart de l’indépendance et de la vengeance contre l’usurpateur de son patrimoine et le meurtrier de sa famille.

Né seigneur de l’Albanie, il rappela au combat ses belliqueuses tribus, et, à la tête de ses braves et fidèles Mirdites, engagea une lutte qu’il soutint vingt-trois ans contre toutes les forces de l’empire ottoman : nouvel exemple de ce que peut la volonté ferme et constante d’une énergique minorité, comme ses ancêtres les Macédoniens l’avaient jadis été sous un autre Alexandre, il fit trembler Amurath dans ses villes, et défit ses armées dans plus de vingt combats.

Amurath en mourut de rage ; Mahomet ii monta sur le trône, et prit Constantinople. Sentinelle avancée de la Chrétienté, le Soldat de Jésus-Christ (c’est le titre que prenait Scander-Beg) jeta aux princes d’Europe un cri d’alarme ; mais ils étaient frappés de peur, et il soutint seul, en héros, la lutte de l’Europe contre l’Asie.

Il s’est rangé, par sa constance, parmi les grandes figures historiques du xve siècle. Il se détache avec éclat sur le vaste tableau du moyen âge expirant, comme un des chefs de cette résistance de fer qui appela le siècle suivant à de si hauts destins.

Alphonse d’Aragon régnait alors à Naples. Habile politique et grand capitaine, il fut alarmé de la prise de Bysance ; il voyait dans le colosse naissant un ennemi naturel, et répondit seul à l’appel de Scander-Beg. Il lui envoya (1454) quelques secours sous les ordres de Raymond d’Ortaffa.

Après la mort d’Alphonse, la fortune changea. Ferdinand, son fils, eut besoin de toutes ses forces pour combattre dans le duc Jean d’Anjou un compétiteur puissant, et dans le prince de Tarente, un rebelle ingrat et fort.

Assiégé dans Barletta par le condottiere Jacques Piccinino, à la solde des Angevins, c’était fait de sa couronne, lorsqu’on vit blanchir des voiles à l’horizon. Scander-Beg, aussi reconnaissant qu’infatigable, avait profité d’une trève demandée par l’altier Bajazet, pour porter du secours au fils de son ancien allié. Il le délivra, prit Trani, et, parcourant les vastes plaines de Pouille à la tête de sa cavalerie, ravagea les terres du prince de Tarente[3], battit Piccinino, et contribua à la victoire décisive de Troïa, qui assura la couronne aux Aragonais.

Scander-Beg reçut en présent de Ferdinand (1461) San-Pietro-in-Calatina, petite ville de Pouille, et c’est la première colonie albanaise dans le royaume de Naples. Il reçut plus tard Trani et quelques bourgs du mont Gargano.

Ce prince nomade mourut en 1467. Son fils Jean Castriot n’était pas de force à lutter contre Bajazet, et après quelques vicissitudes, le sultan finit par envahir toute l’Albanie, et les armes détruisirent ainsi l’œuvre des armes.

Il se livra à des vengeances cruelles, plaçant les Albanais entre l’apostasie et l’exil ; c’est de cette époque que date leur grande émigration en Italie. Jean Castriot lui-même se réfugia à Naples, et le roi prit à son service un grand nombre d’Albanais. Sous le nom de régiment-royal-macédonien, il en forma un corps d’infanterie qui a subsisté jusqu’à la révolution.

Quant aux autres (et grand fut le nombre de ceux qui préférèrent l’exil à l’apostasie), sans aptitude à l’agriculture comme toutes les peuplades guerrières, ils s’établirent sur le mont Gargano, qu’ils pouvaient presque regarder comme une propriété nationale. La présence de ces étrangers indépendans inquiéta les autorités ; leurs habitudes turbulentes alarmèrent le voisinage, et le mont Gargano serait devenu pour eux, peut-être, ce que furent plus tard pour les Maures d’Espagne les Alpuxares.

On les divisa, on leur distribua des terres en friches, et ils furent ainsi dispersés par tout le royaume.

Chaque jour, il en arrivait de nouveaux. « C’est pitié, écrivait le pape Paul ii, à Philippe, duc de Bourgogne, c’est pitié que de voir ces malheureux sans pain, sans patrie, traverser l’Adriatique sur de frêles barques, et chercher sur les côtes d’Italie un refuge contre la barbarie de l’infidèle. »

Trois siècles plus tard, les Parginotes, vendus par la cupidité anglaise à un barbare plus cruel que Bajazet, errèrent en pleurs sur ces mêmes parages, mendiant de rive en rive un asile à l’étranger. L’histoire n’a rien de plus pathétique que ces catastrophes nationales.

Les nouveau-venus durent enfin plier leur humeur oisive et belliqueuse aux habitudes de la vie champêtre. Mais le soldat perçait sous le laboureur, et l’on reconnaissait toujours dans la main qui guidait le soc, la main qui avait brandi l’épée.

Ceux à qui étaient échues les côtes de l’Adriatique, voyaient bleuir à l’horizon ces monts d’Albanie, où naguère se déployaient leurs tentes victorieuses, où ils se reposaient des combats aux rayons du soleil natal. Désormais sans patrie, ils songeaient avec larmes aux jours du triomphe ; ils saluaient du regard les cimes paternelles, et tristement penchés sur cette charrue qu’ils avaient tant méprisée, ils chantaient les ballades nationales, seul monument des gloires passées, seul héritage des ancêtres.

Les Grecs de Calabre, c’est ainsi qu’on appelle les Italo-Albanais, ont une mauvaise réputation chez leurs voisins, et ne la méritent pas ; résignés depuis longues années au travail comme à une nécessité, relégués sur des monts ingrats, ils ont défriché de vastes bruyères, et porté la vie où régnait la mort. Isolés par leur situation, par leur culte, par leurs mœurs, ils ont conservé au milieu des Italiens une existence distincte. Quatre siècles n’ont pu effacer le cachet national.

Leur langue, ils l’ont gardée intacte ; il a dû nécessairement s’y glisser des italianismes. Une nouvelle existence, de nouveaux rapports exigent des mots nouveaux ; mais ils s’entendent à merveille avec leurs compatriotes d’Albanie. Ils ne parlent le calabrais que par nécessité, et seulement avec leurs voisins, entre eux jamais. On peut leur appliquer le bilingues d’Horace.

Leurs mœurs, la force plus que le temps les a modifiées. Le gouvernement s’est attaché lui-même à les dénationaliser, et son niveau de fer a passé sur ces peuplades de montagnes. Ces hommes ont dû abandonner leur costume. Naguère ils marchaient armés ; or, un décret de 1821[4] frappait de mort quiconque portait des armes, ou seulement en gardait dans sa maison. Ils aimaient à se réunir sur les places publiques, et à chanter au clair de lune les vieilles chansons de la patrie ; une nouvelle loi a prohibé toute réunion de plus de cinq personnes, et fermé la place publique comme un théâtre de sédition.

Peuple gai et spirituel, il aimait la danse et les festins ; la misère a banni les fêtes, et la police, hydre à mille têtes, en créant les partis, en semant les discordes, a proscrit la confiance, les épanchemens.

Au milieu de tous ces malheurs, à travers tant d’années et de vicissitudes, les Italo-Albanais ont conservé un fond de générosité, quelque chose d’âpre et d’indépendant qui me plaît. Ils pratiquent l’hospitalité sans faste, avec une simplicité tout-à-fait homérique.

« Tu ne vois que notre ombre, me disait un vieil Albanais à cheveux blancs, avec le franc tutoiement calabrais ; au temps de ma jeunesse, tu aurais encore trouvé l’Albanie sur les montagnes de Calabre. La population t’aurait reçu en fête, et au son des guitares ; on t’aurait donné des festins ; mais aujourd’hui sommes-nous nous-mêmes ? Ils ont peur de toi, ils te prennent pour espion. » Et il secouait la tête avec cette résignation d’une âme énergique, dont la Calabre m’a offert tant d’exemples.

Quant au culte, ils suivent le rit grec, en reconnaissant toutefois l’autorité de la cour de Rome, qu’ils détestent et n’appellent que la rapace, la perfida. Mais il a bien fallu transiger sur ce point, car la question était d’être ou n’être pas, to be or not to be.

Leurs prêtres se marient, et j’ai pu jouir du spectacle d’un homme en soutane, entouré de sa femme et de ses cinq enfans. Un autre m’a montré de son prie-dieu les romans de Voltaire et la Nouvelle-Héloïse, qu’il s’était procurés au poids de l’or, car des Alpes à Syracuse, la loi divine et humaine les frappe d’un égal anathème. En un mot, le clergé albanais est aussi protestant que celui de Genève ou d’Édimbourg.

Il relève, quant au spirituel, de l’évêque de Bisignano ; or, monseigneur ayant une sainte horreur pour le mariage des prêtres, de quelque communion qu’ils soient, les ambitieux s’en abstiennent, car la faveur épiscopale ne s’obtient qu’à ce prix.

Ils ont cependant un évêque (de Synope, in partibus) ; mais il n’a d’autre attribution que l’ordination des prêtres grecs, qui, avant sa nomination, étaient obligés de l’aller recevoir à Rome. Il habite le collége grec de Sant-Adriano, à un quart de lieue de San-Demetrio. C’est un respectable ecclésiastique, instruit et point fanatique.

Après le café, cérémonie aussi universelle, aussi sacramentelle au royaume de Naples que dans l’Orient, il m’a fait part d’un travail qu’il prépare sur l’histoire des Albanais, et je lui dois des renseignemens curieux.

Parmi les livres où il puise, et qu’il a bien voulu me prêter, j’ai trouvé un petit écrit fort rare d’Angelo Masci, Italo-Albanais lui-même, littérateur de talent, mort à Naples il y a quelques années. Il fait des rapprochemens ingénieux entre ses compatriotes et les Germains, dont Tacite a décrit les mœurs âpres et primitives. Ils ont, en effet, en commun l’amour des armes et de la liberté, passion innée de tous les peuples non encore atteints par le fleuve lent, pacifique, mais énervant de notre civilisation européenne.

Sur d’autres points, ils diffèrent totalement. Les femmes, par exemple, objet d’un respect si touchant, d’un culte si pur chez les Germains, jouent chez les Albanais un rôle bien inférieur ; la femme n’est ici que l’ancella de la maison. L’esclavage domestique n’est plus dans la loi, mais il est dans les mœurs, et il est complet. La jalousie, autant que l’habitude, perpétue cet esclavage, car sur l’article de la fidélité conjugale on dit l’humeur des maris soupçonneuse et vindicative. Les femmes sont fort ignorantes ; celles des dernières classes travaillent aux champs, les autres n’ont d’occupation que leur quenouille, et se consolent de leur nullité en nourrissant leurs enfans ; mais leurs lumières maternelles ne sont pas encore arrivées jusqu’à l’abolition du maillot.

Monseigneur m’a mis au fait de divers usages du pays. Les formalités des funérailles sont celles d’un peuple demi-sauvage, et les mêmes encore en vigueur dans les montagnes d’Albanie. Les parens et amis se réunissent dans la maison du mort ; on le revêt de ses plus beaux habits, et on le porte à l’église assis, et le visage découvert. Tous les assistans l’accompagnent en poussant des gémissemens et des sanglots ; femmes et hommes s’arrachent les cheveux, se frappent la poitrine à coups redoublés ; on prononce une espèce d’oraison funèbre en l’honneur du défunt ; puis tout finit par un joyeux repas.

Voilà pour les funérailles, voici pour le mariage. Le jour pris pour la célébration, l’épouse clôt soigneusement sa porte. L’époux (il padrone) se présente armé. Il entonne sous la fenêtre des chansons consacrées, suppliant sa fiancée de lui ouvrir, mais sa fiancée n’ouvre point ; ses parens répondent pour elle, car il lui est défendu à elle de rompre le silence jusqu’au soir. En vain le fiancé lui promet de beaux habits, des bijoux précieux ; la porte reste close. Enfin, il se lasse ; aux prières succèdent les menaces, il force la porte, saisit l’épouse par les mains, et l’entraîne à l’église.

J’ai eu la bonne fortune d’être témoin d’une cérémonie nuptiale. Les plus proches parens tenaient la fiancée par la main : comme vierge, elle était couverte d’un voile blanc ; les veuves seules se marient la tête découverte. Les parrains du mariage (compari) firent passer plusieurs fois, et avec une dextérité étonnante, la couronne de l’époux sur la tête de l’épouse, et vice versâ, car tous les deux portaient une guirlande de roses blanches et d’immortelles. Le prêtre prit ensuite un verre de vin où trempaient des mouillettes, il en offrit aux époux, qui y goûtèrent, voulant indiquer sans doute qu’ils entraient dans une communauté de vie. Les parrains se partagèrent le reste. Tout en continuant la lecture de la lithurgie grecque, l’officiant, couvert de sa chasuble d’or, se mit à décrire d’abord à droite, puis à gauche, un grand cercle mystique, suivi dans cette étrange promenade par tous les assistans marchant un à un. Le couple enfin s’agenouilla, et reçut la bénédiction.

L’épouse trouva les amis de la famille au seuil de sa nouvelle demeure. Ils lui souhaitèrent la bienvenue en chantant en chœur un refrain albanais, dont voici le sens. « Sois la bienvenue, ô jeune épouse ! tu es sous le toit de l’époux, comme le vin et le sel sur la table du festin, comme le soleil levant au milieu de ses rayons. »

L’évêque me combla d’honnêtetés ; le voyageur anglais, dont j’ai parlé plus haut, ayant été son hôte, monseigneur était désolé que je ne fusse pas aussi le sien. En le quittant, j’entrai dans la cathédrale nue et sombre ; elle était remplie de fidèles des deux sexes, et j’eus là l’occasion d’étudier le costume des femmes. Il s’est beaucoup italianisé pour la forme, mais les couleurs tranchantes étant du goût des Calabraises autant que des Albanaises, il n’a, sous ce rapport, subi aucune modification. Ce que celles-ci ont gardé de leurs mères, c’est le flammeum, ou voile écarlate bordé de bleu ou de jaune, et le corset vert, brodé en or. Elles l’appellent vulgarida, du nom d’un oiseau dont il a la forme. Il est fort grâcieux, et comme les femmes sont toutes bien faites, il leur sied à ravir.

Femmes et hommes, à genoux et séparés, chantaient en grec, d’abord alternativement, puis en chœur, la bénédiction du soir. Cette cérémonie rustique avait je ne sais quoi de simple et d’antique qui m’allait au cœur ; debout contre un pilastre, je la contemplai long-temps en silence.

Le costume éclatant et pittoresque des femmes contrastait avec l’obscurité du temple. Un dernier rayon de soleil couchant y pénétrait, et tombait sur le visage d’une jeune Albanaise à genoux à l’autel. Cette belle tête grecque, seule éclairée, se détachait comme une vision céleste sur les ténèbres du sanctuaire.

Des voix de tous les âges se répondaient, se confondaient dans une seule pensée. Ainsi cette même langue qui retentissait sous les tentes d’Agamemnon, aux fêtes de la Grèce dans les temples de Jupiter, elle est maintenant chantée par les filles de Calabre, dans une pauvre église, pour glorifier le fils d’un charpentier.

J’étais surtout curieux des chansons albanaises. Mon hôte de San-Demetrio m’adressa à Santa-Sofia, à un de ses amis, qui en a fait un recueil. Santa-Sofia est un des villages albanais de l’arrondissement de San-Demetrio, et quoiqu’il ne soit qu’à quatre ou cinq milles du chef-lieu, de profonds ravins, des sentiers abominables, des torrens sans pont, suivant l’usage de ce pauvre royaume de Naples, rendent souvent les communications difficiles, et les ferment même quelquefois tout-à-fait en hiver.

Le chemin passe sur les hauteurs, et a quelques échappées sur le Chratis et sur la plaine de Sybaris, convertie aujourd’hui en marécages insalubres peuplés de buffles, et en bois pleins de loups. Un Albanais marchait devant moi, et chantait, d’une voix lente et mâle, un air national dont les paroles m’ont rappelé la mythologie poétique de la Grèce moderne, où les oiseaux jouent un si grand rôle[5]. — « Une mère, disait-il, pleurait son fils, son fils unique ; et elle était dans l’affliction, car il était prisonnier, et si loin, qu’il ne pouvait lui donner de ses nouvelles.

» Or, il écrivit enfin une lettre, qu’il attacha aux plumes d’un oiseau, et l’oiseau vint se poser sur un arbre, sous lequel pleurait la pauvre mère ; il secoua ses plumes, et la lettre tomba à ses pieds.

» Elle la prit et y lut ces mots : « Mère, je reviendrai à vous lorsque vous coudrez une chemise avec vos cheveux, et la laverez avec vos larmes ; quand la mer deviendra un jardin de fleurs, quand le sureau portera des figues et le noyer du raisin. »

Le baron ***, à qui j’étais recommandé à Santa-Sofia, était absent, et ne devait rentrer que le soir. Comme la lettre était ouverte, sa femme la lut, car elle sait lire ; il fallait que sa curiosité fût bien vivement piquée pour oser lire une lettre à l’adresse de son mari, même ouverte. Or, la bonne dame, qui de sa vie n’avait vu de voyageur, prit le mot raccommandazione dans un sens tout-à-fait charitable, et se trouva dans un fort grand embarras, car, quoique ma toilette de voyage ne fût pas brillante, je n’avais pas cependant l’air d’un mendiant.

Elle hésita long-temps, et telle est la naïveté des mœurs, que, dans la simplicité de son âme, elle crut ne pouvoir mieux répondre à la recommandation de l’ami de son mari qu’en me mettant dans la main une large aumône. Toutes ses idées furent bouleversées quand je lui dis en riant que je venais quêter, non de l’argent, mais des chansons. Elle se persuada alors que je faisais un voyage de pénitence, car vient-on en Calabre pour des chansons ?

Plusieurs maisons s’étaient ouvertes pour moi, et on se disputait l’honneur de traiter l’étranger. Le syndic (maire) se montra des plus hospitaliers ; il est neveu du savant philologue Baffa, qui mourut en 1799, pendant les saturnales de la royauté, qui conduisirent à l’échafaud Pagano, Cirillo, Éléonore Fonseca, le vénérable amiral Caraccioli, et tout ce que Naples avait alors de génie et de vertu.

Une chose digne de remarque, c’est que ce petit village de Santa-Sofia a donné aux lettres plusieurs hommes distingués. Tous les Italo-Albanais sont, du reste, doués d’une intelligence ouverte, et d’une conception vive et rapide.

Mon expédition ne fut pas heureuse. Le recueil espéré se trouvait chez un professeur de Cosenza, peut-être est-il perdu. Tant de revers publics et privés ont rendu indifférens aux chants populaires, monumens des anciens jours ; dans dix ans, ils seront tout-à-fait oubliés.

L’habitude de répéter ensemble les chansons nationales peut seule en perpétuer la mémoire. C’est un héritage public, un bien commun à tous, qui passe de génération en génération. L’homme s’intéresse et s’attache aux chants des ancêtres comme à une propriété inviolable. Enfant, il les balbutie au berceau ; vieillard, il les répète à ses petits-fils ; c’est le palladium des mœurs antiques. Là, ce n’est plus le cas : la place publique est silencieuse, la crainte, la misère attristent le foyer domestique ; de plus graves intérêts occupent toutes les pensées.

Et puis, disons-le, cette demi-civilisation, aussi funeste qu’incomplète, qui va ébranlant toutes les convictions, détruisant tout ce qui est consacré, ridiculisant tout ce qui est antique, se fait peu à peu jour jusque sur ces âpres sommets. Elle ôte du bonheur sans rien mettre à la place.

J’ai eu recours à la sibylle du village : sa vieille mémoire n’a retenu que des lambeaux épars, des ballades où sont célébrés les exploits de Scander-Beg, et que chantent encore les bardes d’Albanie, au rapport de Pouqueville. Quelques refrains amoureux se sont mieux conservés, quoique tous soient mutilés[6]. Comme toutes les chansons populaires, celles-ci ont de la concision et de la rapidité ; il règne dans plusieurs une imagination fantastique, qui se joue avec la nature, et la plie à ses caprices. Elles ont une harmonie lente et monotone, celles surtout où se trouvent des répétitions. Les sons albanais ont quelque chose d’âpre ; on sent bien que c’est là un idiome de montagnes.

Les gens du pays ont de la difficulté à l’écrire. Certains sons n’ayant pas de signes, il faut recourir à la convention. Ils ont cependant des poètes satiriques, car la langue se prête à l’épigramme ; mais ces chansons n’ont d’intérêt que pour eux : ce sont des personnalités locales, et quelques satires contre le gouvernement, que l’on chante bien bas, dans le mystère de la plus étroite intimité.

La tradition populaire parle d’un frère cadet de Scander-Beg, qu’elle nomme Constantin-le-Petit, et qui est le sujet de plusieurs ballades. J’ai sauvé la suivante du naufrage, c’est la seule complète :

« Constantin-le-Petit, trois jours avant de se marier, eut un songe, un songe épouvantable ; il se réveilla en sursaut, et poussa un soupir si fort, que son seigneur l’entendit.

» Or, le seigneur a fait battre les tambours, a réuni ses esclaves.

— » Qui de vous, dit-il, a poussé ce grand soupir ?

— » C’est moi qui ai soupiré, répondit Constantin ; car c’est aujourd’hui samedi, et demain, dimanche, se marie ma fiancée, la fiancée de mon cœur. — Prends ces neuf clefs, va dans l’écurie ; il y a neuf chevaux, choisis celui qui te plaira : le blanc comme l’albâtre, le rouge comme le pavot, le noir comme l’olive, l’agile comme l’épervier. — Constantin choisit le dernier et partit, partit au grand galop.

» Chemin faisant, il rencontra sa sœur Florentine.

— » Où vas-tu, jeune fille ? — Je vais me précipiter dans un abîme, car demain, dimanche, se marie ma belle-sœur, la fiancée de mon frère Constantin. — C’est moi qui suis Constantin. — Galoppe ! galoppe ! si tu veux arriver à temps.

» Chemin faisant, il rencontra son père. — Où vas-tu, bon vieux ? — Je vais me précipiter dans un abîme, car demain, dimanche, se marie ma bru, la fiancée de mon fils Constantin. — C’est moi qui suis Constantin. — Galoppe ! galoppe ! si tu veux arriver à temps.

» Chemin faisant, il rencontra sa mère. — Où vas-tu, bonne femme ? — Je vais me précipiter dans un abîme, car demain, dimanche, se marie ma bru, la fiancée de mon fils Constantin. — C’est moi qui suis Constantin. — Galoppe ! galoppe ! si tu veux arriver à temps.

» Constantin galoppa donc, et ne s’arrêta que devant la maison de sa fiancée. Il planta le fiamero[7] au milieu de la place où étaient rassemblés les habitans de la ville, et leur dit : — Seigneurs, ma fiancée n’appartient à nul autre qu’à moi, et je dis vrai, car j’apporte pour preuve les couronnes nuptiales. Les voici ; je suis son fiancé. — Le prétendant, chassé et confus, devint la risée de la ville, et Constantin conduisit à l’église sa fiancée, la fiancée de son cœur. »

La vieille sibylle calabraise, assise au coin de l’âtre, s’était échauffée peu à peu, et sa voix cassée s’était ranimée ; son rithme heurté, ses inflexions lentes et prolongées, sa figure profondément ridée, encadrée par de longs cheveux blancs ; les débris du costume national, le mouvement de tout son corps, qui suivait le balancement de sa voix, tout cela formait un tableau sauvage, digne de la sorcière de Salvator Rosa et des antres d’Endor.

Le lendemain, mes hôtes, petits et grands, m’accompagnèrent jusqu’au Chratis, qui coule à quelques milles au-dessous de Santa-Sofia. Je passai le fleuve sur les robustes épaules d’un montagnard ; et faisant un dernier signe d’adieu à mes hôtes, je m’enfonçai dans les bois pour ne les plus revoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit jours après, j’arrivai à San-Costantino, premier village de la Basilata, sur la frontière de Calabre. C’est encore une colonie d’Albanais, relégués et oubliés sur les larges bases du Pollino, un site désolé, un lieu perdu où de mémoire d’homme n’a paru un voyageur.

Il neigeait à gros flocons (20 novembre) ; le ciel était terne, la nature lugubre. Tout était dépouillé, tout était mort, et l’air était si froid, que j’avais besoin d’un effort d’imagination pour me persuader que j’étais dans la chaude Italie.

Je secouai, non la poussière, mais la neige du voyage, au seuil d’un prêtre grec, qui me reçut à son foyer et à sa table, plus que frugale ; car, tombé au milieu de l’un des quatre carêmes du rit grec, j’en dus subir l’austère discipline.

Nulle part le costume albanais des femmes n’a mieux conservé sa pureté primitive ; grâce à un isolement complet, rien d’italien ne s’y est introduit ; ce n’est pas chose facile que de le décrire, car les termes manquent.

Leur coiffure est ce que j’ai vu au monde de plus bizarre. Leurs longs cheveux noirs sont tressés ou plutôt roulés dans des rubans de coton blanc, qu’elles appellent bombacella. Elles les font passer autour du cou et les ramènent derrière la tête, pour leur donner une forme étrange que je ne saurais mieux comparer qu’à un masque d’escrime. C’est ce qu’elles nomment la chescetta.

Les femmes mariées seules ont le droit de porter la chesa, espèce de torche brodée, surmontée d’énormes épingles, dont les têtes plus énormes encore sont sculptées à jour. Mais toutes, femmes ou filles, se chargent de colliers massifs et de boucles d’or d’une dimension monstrueuse.

Leur habit est tout chamarré. La jupe rouge-feu est bordée de six ou sept larges galons jaunes ou bleus. Leurs manches amples et flottantes tombent à mi-bras, et le corset vert-clair (vulgarida) est le même qu’à San-Demetrio, quoique dessinant des tailles bien moins belles. Des souliers à boucles complètent le costume. Il y a dans cet accoutrement quelque chose d’asiatique.

On dirait un costume indien ; mais les filles de San-Constantino ne sont pas des bayadères.

À la vue de ces étranges figures qui circulaient d’un pas lent et grave sur la neige de la montagne, aux sons de cette langue âpre et agreste comme la nature que j’avais sous les yeux, aux cris d’effroi des enfans, qui, frappés à ma vue d’une terreur panique, s’enfuyaient sur mon passage en criant, et se réfugiaient dans l’ombre des chaumières enfumées, j’aurais pu me croire partout ailleurs qu’en Italie, qu’en Europe, si le costume banal et européen des hommes n’eût détruit l’illusion.

Les pauvres Albanais jetés sur ces hauteurs n’ont pas eu le premier lot au jour du partage. Depuis plus de trois siècles, ils font violence à une nature avare, à laquelle il faut tout arracher. Des châtaignes, un peu de blé et de mauvais vin dans les parties basses paient à peine leurs fatigues de toute l’année. Plus haut qu’eux encore, à Casalnuovo, sont relégués d’autres Albanais, leurs frères en exil et en misère. Plus pauvres que leurs compatriotes de Calabre, ils ont en commun avec eux le culte et le langage. Habitans de lieux plus élevés, d’un climat plus froid, enfermés la moitié de l’année dans la neige, ils sont adonnés au vin et aux épices fortes : ils font, entre autres, un grand usage de poivrons (peperoni) à emporter le palais.

J’espérais recueillir quelques chants nationaux : vain espoir ! Si on reproche aux habitans leur incurie, ils en accusent aussi les disgrâces politiques, qui ne les ont point épargnés dans leur misère. Il n’y a qu’un cri dans ce malheureux royaume, et c’est un cri de deuil. La tristesse est dans tous les cœurs, le découragement enchaîne tous les bras, et au milieu de tant de souffrances, le gouvernement poursuit sa marche aveugle et fatale.

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J’ai traversé, tant en Calabre qu’en Basilicata, d’autres colonies albanaises : quoique moins tranchées, elles ont cependant conservé quelques-unes le culte grec, et toutes l’idiome et quelque chose du costume paternel. Les usages y sont presque effacés, et les chansons nationales oubliées.

Bien des mois après avoir quitté les Calabres, j’ai retrouvé encore des populations d’origine albanaise dans les plaines de Pouille, depuis la terre d’Otrante jusqu’au bord du Biferno, sur les confins de l’Abruzze[8] ; mais elles sont pour la plupart tellement fondues avec leurs voisins, qu’il est impossible de les en distinguer. Grâce à leur situation, les Grecs montagnards conserveront quelque temps encore une physionomie originale ; mais répandus dans les plaines, et par conséquent sans rempart contre l’irruption des mœurs italiennes, leurs confrères de Pouille en ont subi l’empire, et ont perdu jusqu’au rit grec. Quelques noms propres surnagent seuls dans ce grand naufrage des mœurs antiques, comme pour leur rappeler leur origine. Il y a encore en Capitanata des Castriot, quoique des historiens prétendent que le dernier rejeton de la famille de Scander-Beg, le marquis de Saint-Ange, ait été tué à la bataille de Pavie de la main même de François Ier.

Les Albanais de la province de Molise (l’antique Samnium) sont moins effacés. En abandonnant le culte et le costume de leurs pères, ils en ont gardé la langue et surtout le caractère altier et vindicatif. Leur devise, comme chez leurs frères de Calabre, c’est que le sang lave le sang : sangue lava sangue ; et je pourrais citer plus d’une catastrophe où cette sanglante maxime a été mise en pratique. Ils ont même conservé quelques lambeaux de chants anciens. J’ai retrouvé à Porta-Cannone, village à quelques centaines de pas du Biferno, la ballade de Constantin-le-Petit, telle que je l’avais entendu chanter à Santa-Sofia six mois auparavant. Cette coïncidence entre deux villages sans communications, séparés par plus de cent lieues et par des montagnes formidables, prouverait sans réplique leur communauté d’origine, si elle avait besoin de l’être.

Les Albanais occupent dans le royaume des Deux-Siciles cinquante-neuf bourgs et villages, et forment une population de plus de soixante mille âmes. Ils ont rendu service au pays en fécondant des rochers et peuplant des déserts. Tant que le gouvernement eut l’esprit de le sentir, il favorisa ces émigrations ; elles continuèrent jusqu’au règne de Charles-Quint, mais l’ineptie des vice-rois y mit fin par des craintes puériles et de ridicules chicanes.

Ainsi ce royaume de Naples, dont la nature est si variée dans sa magnificence, n’offre pas moins de merveilles à la pensée. Tous les peuples, anciens et modernes, s’y sont donné rendez-vous, depuis le biblique Phénicien jusqu’au républicain tricolore. Tous y ont laissé des traces de leur passage, comme chaque siècle y a son monument. Toutes les sociétés y ont été en présence, s’y sont heurtées. Il y a eu choc de toutes les opinions, de toutes les croyances, de toutes les passions.

Composée de tant d’élémens hétérogènes, ébranlée si souvent dans ses bases, l’Italie est prise de lassitude et se repose. Pour moi, pris de découragement, je me demande souvent avec inquiétude si ce ne serait pas là le repos de la vieillesse, de la mort ? si cette Italie, qui s’est créé trois fois sa propre civilisation, qui a servi trois fois d’éclaireur à l’Europe, n’en aurait pas fini avec la terre, et si ses destinées ne sont pas remplies ? Puis mon sang bout d’indignation en voyant les nations ingrates se liguer contre leur mère pour creuser sa tombe. Je proteste de toutes les forces de mon âme contre cet œuvre d’iniquité et d’ingratitude ; j’appelle de tous mes vœux la résurrection de l’Italie, et cherchant, pour un présent dont j’ai vu les souffrances, des consolations dans un passé dont les gloires vont au cœur et réchauffent la pensée, j’y trouve pour l’avenir que j’invoque, que nous invoquons tous, des espérances et des garanties.


Ch. Didier.



  1. Tourroyer, si l’on pouvait le dire.
  2. Maître cordonnier.
  3. L’historien napolitain Summonte nous a conservé une correspondance curieuse du seigneur de l’Albanie avec le prince de Tarente. « Que t’ai-je fait, lui écrivait ce dernier, pour venir m’attaquer chez moi ? Tu crois peut-être avoir à faire à tes Turcs amollis, mais détrompe-toi. Nous estimons tes Albanais comme des moutons (come pecore), et nous rougissons d’ennemis si vils. N’ayant pu défendre ton toit, tu viens envahir le nôtre. Tu ne trouveras que ton tombeau. » La réponse de Scander-Beg est belle et énergique. Il reproche au prince de Tarente son ingratitude envers la maison d’Aragon, et lui dit que la reconnaissance lui fait un devoir sacré, à lui, de secourir le fils d’un roi qui l’avait secouru. « Tu n’es pas moins Turc que les Turcs, ajoute-t-il ; aussi bien dit-on que tu n’es d’aucune religion. Quant à mes Albanais, tu ne les connais pas ; nous descendons des Épirotes, qui ont donné pour ennemi aux Romains, Pyrrhus, et des Macédoniens, qui ont donné pour vainqueur à l’Inde, Alexandre. Et que me parles-tu, toi, de tes Tarentins, race énervée qui n’est bonne qu’à prendre du poisson. Si je trouve ici mon tombeau, dit-il en finissant, Dieu, qui connaît mes pensées, me jugera. »
  4. Depuis, il a été adouci, et les galères ont été substituées à la mort.
  5. Voyez les chants populaires traduits par M. Fauriel.
  6. En voici un dont je regrette la fin : « La jeune épouse traversa la neige jusqu’à la ceinture, rompit la glace jusqu’au genou, et entra dans la prison (turannida) où gémissait son seigneur (son mari), le seigneur qu’elle adorait. Elle le délivra et s’emprisonna à sa place, puis elle se mit à entonner des chants funèbres : Ô mon seigneur ! je t’en conjure par ta jeunesse, par ta vie, ne donne pas à l’herbe le temps de croître sur mon corps, sinon je vais m’abandonner au désespoir ; je vais laisser flotter mes longs cheveux, mes cheveux entrelacés de fils d’or… » Le reste est perdu.
  7. Le fiamero est une pique au bout de laquelle flottent un mouchoir et des rubans.
  8. J’ai même rencontré dans l’Abruzze ultérieure un petit village albanais où le rit grec est conservé : c’est Villa-Badessa, près de Civita-di-Penne.