Souvenirs de Grèce (1830)

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SOUVENIRS DE GRÈCE.


(5 MAI 1830.)


. . . . . . . . . . As my bark did skim
The bright blue waters with a fanning wind,
Came Megara before me and behind
Egina lay, Piræus on the right,
And Corinth on the left, I lay reclined
Along the prow and saw all these mute
In ruin.
. . . . . . . .
Byron, Child., Cant. iv, S. 44.


Je voguais sur ces mers au souffle du zéphire.
Et penché tristement sur les flancs du navire,
Je voyais fuir au loin Égine à mes regards,
À gauche étaient Corinthe et ses altiers remparts,
Mégare devant nous, à droite le Pirée ;
Tout respirait le deuil sur la terre sacrée…

Égine. — Athènes.

Malgré la diversion puissante commandée par d’héroïques et récens triomphes, une vive sympathie n’a pas cessé d’unir la France à la Grèce ; tout ce qui se rattache surtout à cette cité dont le nom rappelle l’ère la plus brillante des temps antiques excite notre intérêt : c’est ce qui m’enhardit à rassembler quelques notes écrites à la hâte pendant une rapide excursion dans Athènes. Mon unique but, on doit le sentir, est de faire connaître en peu de mots l’état actuel de cette ville ; il y aurait trop de ridicule à vouloir ajouter quelques faits nouveaux aux relations si instructives et si complètes de Spon, de Chandler et de Choiseul, toute la durée de mon séjour en Grèce ayant été d’ailleurs consacrée à la recherche des traces de ces aventuriers illustres dont j’ai dit ailleurs les premiers exploits.

Avant d’aborder l’Attique, j’habitais depuis quelque temps Égine, et la capitale nouvelle de la Grèce régénérée peut bien évoquer aussi de nombreux souvenirs. Sans remonter aux temps mythologiques, à l’époque où cette île recélait les mystérieuses amours de la fille d’Asope et de Jupiter, la vieille terre d’OEnopie est fière d’avoir accueilli et consolé Aristide et Démosthènes dans leur exil. Égine offrait aussi ses bosquets de lauriers, de myrtes et de roses à la voluptueuse Laïs, quand, fatiguée du tumulte d’Athènes, elle voulait s’environner d’ombre, de silence et de paix. C’était là qu’Aristippe venait chercher quelque trêve à ses douleurs, alors que l’infâme arrêt de l’Aréopage lui enlevait son vieux maître et son ami[1]. Trois cents temples, ornés des chefs-d’œuvre de l’école nationale[2], couvraient les riantes collines de cette île fortunée : leurs échos retentissaient de ces hymnes consacrés au triomphe de Salamine[3], et du nom de Polycrite, de cet Éginète, couronné comme le plus brave parmi les vainqueurs de cette immortelle journée[4].

Tant de splendeur et de puissance ont laissé des traces profondes, et la faible main des hommes a bouleversé le sol de l’île presque aussi fortement que les volcans, dont les éruptions la ravagèrent avant les temps historiques. Interrogez les versans inférieurs de ces cratères dont les trois bouches dominent de tous côtés ; sur quelque point que vous frappiez leur surface, un sourd retentissement vous décèle une tombe. Pénétrez plus avant : soulevez la large dalle qui recouvre ces mortelles dépouilles[5] (ce sont peut-être celles du farouche Dracon, car il fut inhumé dans ces caveaux taillés au sein de la lave refroidie) : sous les rameaux livides de cette plante qui croît dans le séjour des morts, vous allez retrouver tous les prodiges du luxe et de l’industrie antiques…, des coupes revêtues des plus brillantes couleurs, des vases d’un cristal d’azur, ceints d’ornemens bleu pâle et orangé ; des patères décorées de dessins dans lesquels la roideur des formes trahit une origine égyptienne ; des strigilles bronze et or, des bijoux d’un riche travail, des jouets d’enfans que la pieuse sollicitude d’une mère a placés près du cadavre d’un fils chéri, et du fard… du fard ! comme si les stériles ressources de la vanité humaine osaient tenter de déguiser sous la couleur des roses les horribles empreintes de la mort. Combien de générations sont venues à la fin d’une vie agitée se presser sous ces laves séculaires ! Elles espéraient y trouver un inviolable asile, que leurs compatriotes plus malheureux encore leur disputent et leur ravissent aujourd’hui.

Ce n’est plus que dans les tombeaux que se retrouvent les restes de la splendeur d’Égine ; partout ailleurs le temps a passé son impitoyable niveau. Deux monumens ont pu seuls échapper partiellement à ses ravages. Sur le cap septentrional, le temple de Jupiter Panhellénien soutient sur ses nombreuses colonnes d’ordre dorique quelques entablemens mutilés qui ne sont pas sans grâce ; ils couronnent de la manière la plus pittoresque une colline isolée qui fait face à l’Attique. Dans ses proportions règnent tant de justesse et d’harmonie, le hasard a d’ailleurs disposé ses ruines avec tant de goût, ces fûts, ces frises, ces corniches, ces chapiteaux renversés et brisés par les tremblemens de terre, conservent dans leur ensemble un agencement si original, que le vieux temple, tout ruiné qu’il est, arrache au voyageur un cri de surprise et d’admiration.

Le cap opposé porte les vastes soubassemens de l’édifice que les Éginètes avaient consacré au culte d’Aphrodite.

Attestant sur ses bords les âges révolus,
Noble et dernier débris d’un siècle qui n’est plus, Une seule colonne y brave la tempête,
Et du sein des écueils dressant encor sa tête,
Semble rester debout sur ces bords éclatans,
Comme entre un siècle et l’autre une borne du temps[6].

On a malheureusement porté, il y a peu de mois, une main barbare sur ces précieux débris. Les Russes, peu respectueux pour le culte de la déesse de la beauté, ont enlevé à son temple un grand nombre de blocs, destinés à la construction de leurs magasins à Poros, et les habitans d’Égine eux-mêmes ont élevé leurs nouveaux quais aux dépens de ces restes qu’ils auraient dû respecter.

Une jetée, des fossés, des bains et une mosaïque, voilà tout ce qui a survécu de cette Égine que ses arts et son commerce avaient placée quelque temps à la tête des peuples civilisés de la Hellade[7].

La nature elle-même semble avoir vieilli ; partout la sécheresse, l’épuisement et la stérilité attestent que des populations nombreuses ont à la longue appauvri le sol qu’elles occupaient, plus de ruisseaux murmurans, plus d’ombrages frais, et partant, plus de ces rossignols qui charmaient jadis les bosquets de l’île. Sur le sommet des montagnes, des buissons de pins rabougris ; dans les plaines, quelques rares bouquets d’oliviers, un seul jardin planté de cyprès et d’orangers, partout ailleurs des rochers grisâtres, des pierres spongieuses et cette terre de cendre que forment les éruptions des volcans ; au-dessus de ce terrain d’une si triste nudité, un ciel de feu qui flétrit et dévore, telle est Égine pendant les deux tiers de l’année. Cependant aux premiers jours de mai, où nous nous trouvions alors, sous l’influence d’une pluie bienfaisante, qui donne au terrain une odeur de vanille, elle retrouve un instant son ancienne parure ; la sauge, le thym et les plantes aromatiques, mêlant leurs parfums à l’odeur résineuse des arbres verts, embaument les montagnes et les collines ; le laurier-rose décore le lit des torrens, les hyacinthes, les anémones et diverses espèces d’orchis croissent spontanément dans les plaines, qu’elles émaillent de leurs couleurs variées, et, plus fidèles que les rossignols, des tourterelles viennent en grand nombre animer le paysage. C’est à cette époque qu’il faut gravir le sommet septentrional du mont Saint-Elie, pour visiter ses caloyers et leur vieil hégoumène[8]. Leur monastère si pittoresque avec sa tour de briques, a été construit par les Vénitiens au milieu du cratère d’un volcan, masqué par une riante prairie. C’est une pénible tâche que de monter la montagne à travers les laves roulantes et les prismes basaltiques qui encombrent la route, mais le panorama qui bientôt s’offre à vos regards ferait oublier bien d’autres fatigues. À vos pieds, Égine étend ses tapis de fleurs et de verdure ; à l’est, vous apercevez Macronisi, où Paris reçut pour la première fois les faveurs d’Hélène, Sunium, l’île de Patrocle et Athènes ; au nord, Éleusis, Salamine et Mégare : devant vous, Corynthe, son isthme, son golfe semé d’îles, Anticyre et le Parnasse, que la nature, toujours prévoyante, semble avoir rapprochés à dessein ; à l’ouest, Épidaure, les hautes montagnes de l’Argolide, Poros et le tombeau de Démosthènes, Méthone, la plaine de Trézène et les rochers sourcilleux d’Hydra ; enfin, vers le midi, dans le lointain, au-dessus d’une mer d’un bleu foncé, les nombreuses îles de l’Archipel, semblables à un essaim d’alcyons dormant sur les vagues paisibles, confondent leurs sommités blanchâtres avec les nuages de l’horizon.

La ville d’Égine du moyen âge occupe, vers le nord, la dernière colline, qu’elle couvre des clochers de ses monastères et de ses maisons aujourd’hui entièrement désertes. Elle est située à quatre milles de la mer, à gauche de la route du temple Panhellénien. La pente du rocher qui la soutient est tellement abrupte, que l’on aperçoit difficilement le point qui permettait de l’aborder. Mais ce n’est point là que les Grecs ont établi leur nouvelle capitale. Celle-ci occupe l’emplacement de l’ancienne OEa. En débarquant dans le port formé par les restes des jetées helléniques[9], on peut embrasser la ville d’un seul coup-d’œil. Le premier édifice qui frappe les regards est une tour carrée (pyrgos), au front crénelé, qui, par sa hauteur, dépasse tout ce qui l’entoure ; c’est le donjon où, sous le régime ottoman, l’aga turc avait établi sa résidence. Il est remplacé aujourd’hui par l’un des riches primats de la Morée, Zaïmi, dont les habitudes orientales rappellent un peu celui qui le précédait dans cette demeure. Quand il sort, monté sur un cheval qu’escortent deux pallicares, et que suit un tchibouktchi[10], ses vêtemens somptueux, sa démarche fière décèlent assez son éducation, son caractère et son rang. Une multitude de huttes basses et enfumées, construites autour de ce pyrgos avec des branchages et de la terre détrempée, présentent de loin l’aspect d’un camp. Sous ces tristes abris vivent ou plutôt languissent dans le deuil les restes des populations de l’Archipel échappées au fer des Ottomans. Ici la jeune Ipsariote, au large turban, à la blonde chevelure, au teint de lis et de roses, essaie encore d’ajuster avec coquetterie les restes de son élégant costume, dont la misère enlève chaque jour un lambeau : elle pleure ses montagnes arides, cette île aux flots tumultueux qu’elle ne doit plus revoir, ses frères et ses sœurs qui végètent dans les bagnes de Constantinople ou dans les harems des bourreaux de sa famille. Plus loin est la population d’Aiwali, cent fois plus misérable encore : elle aussi ne retrouvera plus de patrie ; mais considérée comme étrangère par ceux qu’elle a voulu défendre, elle ne reçoit pas même la consolation d’un soupir de sympathie. Have, pâle, décharnée, on la voit errant dans les campagnes stériles d’Égine, pour arracher à la terre quelques racines sauvages, ou cherchant un abri parmi les tombeaux qu’elle peuple de spectres animés. Lugubre colonie, digne de la patrie d’Éaque, juge des enfers !

La ville entière ne présente pas partout un aussi déplorable spectacle : au bazar, plusieurs Grecs de Chio ont rassemblé des marchandises d’une médiocre valeur ; on y trouve du chali de Smyrne, des étoffes de Brousse, des draps français, de la quincaillerie de Trieste, du riz, des dattes d’Égypte, et une grande quantité de babouches, d’habits et de fourrures.

À l’extrémité de la longue rue dans laquelle le bazar est situé, et sur la gauche de la route qui conduit au débarcadère de la rade, on rencontre un vaste édifice, récemment construit aux frais de l’impératrice de Russie, et destiné à servir d’asile aux jeunes Grecs orphelins : il a reçu le nom d’Orphanotrophion[11]. M. Mustoxidi, Grec de Corfou, auteur de plusieurs ouvrages qui lui ont valu le titre de correspondant de l’Institut de France, est l’éphore de cet établissement. Par les soins de ce savant, un musée a recueilli de nombreux débris des richesses archéologiques éparses jusque là sur divers points de la Grèce. Nous y avons remarqué, indépendamment d’une grande quantité d’inscriptions inédites, quelques beaux vases de Santorin, une statue du Sphinx, plusieurs bas-reliefs, des bijoux d’or et quelques figurines en bronze et en terre cuite[12].

Une maison, d’une apparence plus que modeste, placée vis-à-vis de l’Orphanotrophe, est occupée par la famille du prince Marovcordato. Homme d’état habile, diplomate instruit, il a dirigé long-temps les affaires de son pays, et son honorable médiocrité prouve assez que, loin d’imiter l’exemple de quelques-uns de ses compatriotes, il est sorti pur de cette dangereuse épreuve[13].

Mais près du port, au-dessus de ces canons brisés, de cet amas de matières résineuses, de ces voiles, de ces vergues et de ces agrès épars, quelle est donc cette habitation si simple que chacun semble contempler avec respect ? — C’est la demeure du brave des braves, c’est là qu’habite Canaris. Tout ce qui porte un cœur d’homme lui doit hommage ; montons.

Étendu sur un tapis, le seul ameublement qui orne sa demeure, un petit homme au teint basané, à l’œil noir et vif, au nez pointu et retroussé, joue avec un jeune enfant ; il porte un fezzi rouge, un large pantalon bleu attaché au-dessous du genou, une petite veste verte brodée en soie violette, et l’indispensable combologhi[14] aux grains noirs, accompagnement obligé de tout Grec au-dessus du commun. Une jeune femme est assise auprès de lui : son turban blanc et les bandelettes ornées d’or qui retombent sur ses épaules donnent plus de charmes encore à ses traits athéniens, à ses beaux yeux bleus et à sa physionomie gracieuse. Elle nous salue, suivant l’habitude ordinaire, en mettant la main sur son cœur, et s’empresse d’aller préparer le café et les confitures de cédrat et de roses, que l’hospitalité grecque offre à l’étranger, et que la maîtresse de la maison doit toujours servir de ses propres mains.

Canaris nous accueille avec une assurance modeste. Je lui parle de David et du désir que ce sculpteur habile m’a témoigné de pouvoir un jour buriner ses traits : le front du héros s’incline en rougissant. Il nous entretient et nous remercie des bienfaits dont le comité grec et quelques philellhènes l’ont comblé. Je lui parle de ses exploits, de l’admiration dont l’Europe l’environne ; il a fait bien peu, nous répond-il, pour mériter un tel honneur.

Ou je me trompe, ou cet homme est aussi bon et aussi modeste qu’il est brave et généreux. Pourvu du gouvernement de Napoli de Malvoisie, il avait dernièrement résigné sans regret ce commandement important, disant qu’il était propre à conduire un navire, mais qu’il n’entendait rien au gouvernement d’une cité. Au nom de son fils, qui habite Paris, et que nous devons bientôt rejoindre, son œil brille humide d’une larme ; il nous conjure de le voir et de lui recommander de n’oublier jamais ni sa langue, ni son père, ni son pays. Νὰ μη ξέϰάσι τον πάτερὰ του τὴν γλόσσαν του οὐδε τον τοπον του.

À présent nous pouvons partir pour Athènes  ; quand nous saluerons les cendres de Thémistocle, ensevelies sur ces glorieux rivages[15] témoins du désastre de Xerxès, nous pourrons réjouir les mânes du héros avec le nom d’un Grec digne de lui et de Salamine.

« Au Pyrée ! au Pyrée ! » s’écrient mes compagnons de voyage[16] dans leur classique enthousiasme, « vous le voyez, l’embat[17] entre dans le golfe, il dépasse les hauteurs d’Épidaure ; ne perdons pas un temps précieux. » — Ils disent, et déjà nos tapis, quelques provisions de voyage, des cartes géographiques, Pausanias, Anacharsis, des armes, sont jetés à la hâte sur le caïque qui va nous porter dans l’Attique ; on exhibe à la garde du port l’indispensable diavatir[18], elle nous répond par le calo catavodio[19] d’usage ; la brise enfle rapidement nos voiles rouges tissues d’un coton léger ; l’ancre se lève et nous voguons.

Le cap de Vénus est bientôt doublé ; nous découvrons alors Mégare, assise au pied d’une haute montagne : on croirait voir une ville, hélas ! et ce n’est plus qu’une triste solitude où sur les débris des temples jadis consacrés à la nuit viennent hurler les loups et les chacals. N’approchons pas trop du rivage, peut-être nous laisserait-il apercevoir quelques-uns de ces hideux Afrits, de ces génies malfaisans qui, suivant les traditions de l’islamisme, président aux ruines : nous les verrions foulant aux pieds les chefs-d’œuvre de Phidias, d’Eupalinus, de Scopas, de Praxitèle, et les élémens d’Euclide, insulter aux mânes d’Alcmène, de Térée et d’Iphigénie.

Il y a près de deux mille ans que la position où nous nous trouvions alors, et l’état de décadence de ces contrées inspiraient déjà de tristes pensées à l’un des amis de Cicéron.

« À mon retour d’Asie, écrivait Sulpicius au prince des orateurs, je faisais voile d’Égine vers la Mégaride ; mes yeux erraient sur les rivages voisins : derrière nous l’île célèbre que nous quittions, devant nous Mégare, Corinthe à notre gauche, à notre droite le Pirée. À l’aspect de ces villes jadis si florissantes, eh quoi ! me disais-je, en présence des cadavres des cités qui gisent sur ces côtes, oserions-nous, mortels, dont la vie est d’un jour, murmurer contre le sort, si le glaive des hommes ou la faux du temps vient nous atteindre[20] ! »

Cependant nous avons laissé bien loin les rochers scyroniens  ; les montagnes de Salamine sont déjà près de nous, et nous distinguons plus nettement une petite colline, dont les sommités indiquant la présence de quelques monumens, se détachent sur une montagne aux flancs noirs : nos cœurs palpitent d’espérance ; cette montagne est l’Hymette  ; cette colline, l’Acropole ; ces monumens sont les Propylées et le Parthénon.

C’est alors que nous voudrions pouvoir doubler la vitesse du sillage de notre esquif ; mais, comme il arrive d’ordinaire, l’embat tombe à la chute du jour, la voile pend inanimée le long des antennes, et la barque, jouet des flots, n’obéit plus à la barre du pilote.

Nous tournons nos regards vers le soleil couchant, comme pour lui reprocher un si prompt abandon ; il nous répond en déployant cet imposant tableau qui inspira au chantre du Corsaire la plus poétique de ses descriptions : au milieu de flots d’or, de pourpre et d’azur, l’astre de feu semble planer avec amour sur les antiques sommets de sa ville bien-aimée, de Corinthe, fille d’Apollon ; à chaque seconde, ses reflets magiques, variant de direction et d’intensité, se brisent sur les montagnes de l’isthme qu’ils teignent des couleurs de l’iode et du rubis, et traversant les nuages d’une vapeur colorée des teintes mobiles du prisme, inondent la Corinthie et le golfe Saronique d’un torrent de lumière que réfléchit de toutes parts l’éclat de ces brillans rivages[21].

Le disque d’or découronné a disparu majestueusement derrière son rocher de Delphes ; au rapide crépuscule succède une ombre épaisse qui ne nous permet plus d’apercevoir la terre ; il faut convertir notre voile en tente, car déjà la rosée de mai, si pénétrante dans les contrées méridionales, a trempé nos vêtemens. Les lourds efforts de nos rameurs, en faisant jaillir une lueur phosphorique de la mer qu’ils sillonnent, nous rapprochent lentement des côtes. Vers dix heures, nous reconnaissons, à la clarté des étoiles, les restes d’une digue antique ; c’est celle qui, partant des promontoires d’Aetion et d’Alcime, fermait le Pyrée, et portait les deux énormes lions qui ornent aujourd’hui l’entrée de l’arsenal de Venise. Nous atteignons enfin l’extrémité du port ; mais dans cet ancien entrepôt du commerce de la Méditerranée, sur ce point où tant de nations diverses venaient alimenter en foule par leurs tributs le luxe d’Athènes, pas un bâtiment, pas un matelot, pas même le cri d’une sentinelle, partout régnaient la solitude et le silence le plus profond.

À peine les premières lueurs de l’aube commençaient-elles à blanchir les plus hauts sommets du Pentélique et de l’Hymette, que nous étions descendus à terre  ; plus diligens que nous, des Albanais du voisinage, instruits de l’arrivée d’un bâtiment, avaient amené des chevaux sur une petite grève qui s’avance au fond du port. Nous nous empressâmes de nous mettre en route, afin de dissiper l’engourdissement causé par la fraîcheur de la nuit, qui nous avait paru bien longue. Le conducteur de notre petite caravane était un Albanais musulman des sauvages montagnes du Valthos ; il portait un long sarreau de toile grise, ramassé par une ceinture de cuir : des sandales de peau non préparées, le fezzi rouge et une longue escopette complétaient l’équipement de ce grossier pallicare ; quel guide pour visiter le séjour d’Alcibiade et d’Aspasie ! Le mot guidelum (marchons !), répété de temps en temps avec une gravité imperturbable, fut le seul qui sortit de sa bouche pendant toute la durée de notre trajet ; seulement il nous adressait parfois un de ces regards de curiosité dédaigneuse que l’arrogance musulmane veut bien accorder aux ghiaours[22]. À mesure que nous avancions, on reconnaissait les restes des longues murailles que construisit Callicrates[23], et que renversa Lysandre ; tantôt elles disparaissaient sous les ondulations d’un terrain légèrement inégal, tantôt mises à nu jusqu’à leurs bases, elles nous laissaient apercevoir ces larges blocs qui donnaient aux constructions antiques une si grande solidité. La plaine ne nous offrit pendant long-temps qu’une terre stérile couverte de bruyères, de thym, de salsola soda, d’Amaryllis et d’arbustes sauvages ; nous vîmes ensuite une prairie, dans laquelle le dehli bâchi avait mis ses chevaux au vert, et quelques pas plus loin, nous entrâmes dans un bois touffu d’oliviers. Sous l’ombrage de ces vieux arbres, coulait un petit ruisseau qui répandait dans ces lieux une délicieuse fraîcheur : ce ruisseau, c’était le Céphise.

Il était environ sept heures du matin quand nous aperçûmes les faibles murailles d’Athènes au-dessus d’un monticule peu élevé : nous suivions alors la Voie Sacrée, laissant derrière nous le tombeau d’Euripide et les autels des Muses et de Zéphire.

Nous atteignîmes une misérable porte que le plus léger effort eût suffi pour renverser ; elle s’ouvrit, et laissa voir une troupe de cinquante bandits dont les physionomies farouches ne se trouveraient guère en France que dans les bagnes ; ils étaient, à la vérité, couverts d’un costume peu propre à rehausser leur mine : de grossiers vêtemens de toile grise, en lambeaux, cachaient à peine leur sale nudité ; c’était la garnison d’Athènes, c’étaient les successeurs de Tyrtée, de Miltiade et de Xénophon. Notre guide échangea avec eux quelques mots dans une langue barbare qui nous était tout-à-fait inconnue, et nous pûmes nous diriger sans obstacles vers la partie basse du vallon, où nous apercevions l’emplacement de la ville.

Mais en vain cherchions-nous « ces toits aplatis entremêlés de minarets, de cyprès, de ruines, de colonnes isolées ; les dômes de ces mosquées couronnées par de gros nids de cigognes[24], les tours élégantes de ces kiosques brillans[25], » décrits par Byron et Châteaubriand : le palmier, roi gigantesque du désert, était seul resté debout au milieu des décombres, et semblait avoir pris possession de son empire silencieux.

Nous suivîmes les traces de longues rues désertes : partout des murs renversés, des poutres charbonnées, des sculptures en éclats, des troncs d’oliviers, d’orangers et de citronniers coupés jusqu’à la racine. À côté de la petite légende (ma-challah ) qui distinguait les maisons turques, on reconnaissait les caractères à demi-effacés d’une inscription hellénique ; les frêles murailles du harem moderne confondaient leurs ruines avec les restes du gynécée antique ; la croix fracassée, le croissant mutilé mêlaient leurs débris aux vieux marbres des autels de Jupiter, et l’on rencontrait à chaque pas, réunis dans un même désastre, les monumens de tous les âges et de tous les cultes. Au-dessus de cet amas de matériaux confusément entassés, une prodigieuse quantité de lézards verts, jaunes, bruns, mouchetés, circulant avec une agilité que redoublait l’active influence d’un soleil ardent, peuplait toutes les cavités des décombres. Çà et là croissaient d’épaisses touffes d’orties, et des buissons de galaxidi[26], de cette herbe épaisse et vénéneuse dont les exhalaisons donnent la fièvre ; les feuilles acérées des aloès ferox palissadaient les sommets des murailles en ruine, et quelques plantes grimpantes attachant leurs vrilles aux interstices des cloisons renversées, semblaient s’efforcer de masquer sous leurs fleurs et sous leur feuillage cette scène de désolation.

En approchant du Pœcile, nous rencontrâmes quelques Grecs que la misère avait forcés de revenir à leurs demeures, et de s’abriter sous leurs débris. Un peu plus loin, au bazar, se trouvait une douzaine d’échoppes enfumées occupées par des Turcs ; elles étaient garnies de selles, de mors, de brides, de vieilles armes et de quelques comestibles.

À peu de distance du bazar, une petite maison triste et assez obscure est seule restée debout ; c’est là que le bey a établi sa demeure. Nous nous y rendîmes de suite pour demander la permission de visiter la ville ; il était parti la veille pour Négrepont, résidence habituelle d’Omer pacha, son beau-père. Son caïmacan nous reçut fort bien, nous fit asseoir sur son divan, et (suprême honneur dont je me serais volontiers passé) daigna m’offrir le tchibouk qu’il fumait lui-même. Je lui adressai la parole en turc ; il nous répondit, à notre grand étonnement, qu’il n’entendait pas cette langue, et que, né en Grèce, il ne comprenait que le grec. Ses stupides satellites, rangés au fond de l’appartement, fixaient sur nous des yeux de stupéfaction, concevant difficilement que des infidèles fussent assis sans plus de cérémonie aux côtés de leur maître. Après avoir causé quelque temps sur les rapports de la Grèce et de la Turquie, nous prîmes congé du caïmacan, qui voulut bien nous donner une escorte pour parcourir Athènes.

On se ferait difficilement une idée des difficultés qui retardaient notre marche au milieu des décombres ; mais leur aspect nous engageait plus vivement encore à hâter le pas pour nous assurer de l’état dans lequel se trouvaient les chefs-d’œuvre de l’architecture antique. Le premier monument que nous rencontrâmes nous inspira les craintes les plus vives sur le sort des autres. L’une des colonnes de cette élégante et gracieuse construction de Lysicrates, dont la frêle architecture avait jusqu’ici bravé les efforts de tant de siècles, était brisée en éclats[27]. C’était, dit-on, le plus antique modèle de l’ordre corinthien connu, puisque Lysicrates était contemporain d’Alexandre. La couleur d’un blanc si pur, que les fragmens du marbre avaient conservée, ne permettait pas de douter que cet acte de vandalisme ne fût très-récent ; il nous semblait voir les chairs vives d’une blessure, et nous comprîmes alors toute la vérité du sentiment exprimé dans Child-Harold : « Ô Grèce, bien froid est le cœur de l’homme qui peut te voir et ne pas sentir, à l’aspect de tes temples en ruine et de tes saints autels renversés, ce qu’éprouve un amant auprès des cendres de celle qu’il aima ! » Nous étions d’autant plus douloureusement affectés que ce petit édifice appartient à la France ; il est, comme on le sait, enclavé dans l’ancien couvent de notre mission des capucins, acheté par notre compatriote le père Simon, en 1669.

Il était loin de notre pensée de supposer qu’une excursion aussi rapide pût permettre quelque découverte ; le hasard nous servit pourtant. Nous quittions la tour des Vents, charmés de voir qu’elle n’avait aucunement souffert, et nous avancions derrière le Pœcile par un chemin que nous frayions nous-mêmes : un petit édifice, soutenu par cinq colonnes d’ordre corinthien, d’une disposition assez élégante, parut tout à coup devant nous. Nous l’examinâmes avec un vif intérêt, car tout porte à penser qu’il est encore inconnu ; telle est au moins l’opinion du jeune et savant architecte qui nous accompagnait, et qui en prit avec soin les plans et l’élévation.

Lorsque ce travail fut terminé, nous nous rapprochâmes des murs de l’Acropole, sous le feu de la garnison albanaise, afin de considérer de plus près ces monumens que nous ne pouvions aborder ; nous redescendîmes ensuite dans la plaine du Stade : là ne se retrouvaient plus, il est vrai, ces vieux platanes qui formaient autrefois la promenade publique ; mais nous voulions voir les limites de la ville d’Adrien, et ces longues colonnes que l’entier nivellement de la plaine de l’Illissus faisait paraître plus hautes encore. La chaleur était déjà très-forte. Quelques Turcs, assis à l’ombre, écoutaient un de leurs compagnons qui chantait sur un mode plaintif, en s’accompagnant de la guitare. Son refrain toujours répété de Ketcher aiam i behar[28], nous fit reconnaître un ghazel de Meshihi.

L’amandier s’est paré de ses fleurs argentées,
Les chants du rossignol annoncent le printemps,
Partout dans nos jardins les tentes sont plantées ;
Hâtons-nous de jouir, les beaux jours n’ont qu’un temps.

Tu vois le teint vermeil et de lis et de roses
De ces jeunes beautés aux regards caressans,
Leur éclat le dispute aux fleurs fraîches écloses ;
Hâtons-nous de jouir, les beaux jours n’ont qu’un temps.

Cette fraîcheur bientôt, hélas ! va disparaître,
Elles devront fléchir sous le fardeau des ans ;
Plein de regrets alors, tu gémiras peut-être ;
Hâtons-nous de jouir, les beaux jours n’ont qu’un temps.

Un Tartare chantant l’amour et le printemps sur les ruines d’Athènes anéantie ! Étrange destinée des empires !

Nos courses fatigantes, par une température de vingt-six degrés, commençaient à nous faire sentir le besoin du repos ; nous rentrâmes dans la maison d’un de nos gardes, où nous improvisâmes à la hâte un dîner tout-à-fait oriental. On nous servit du pilaw, du caïmac, du kebab, du miel exquis de l’Hymette : nous y joignîmes quelques bouteilles de vin de Naxos que nous bûmes pur malgré les défenses du vieux roi Amphyction[29], et sans craindre la surveillance des œnoptes[30].

La journée était déjà fort avancée ; c’était la seule que les occupations de mes compagnons et l’obligation où j’étais moi-même de me rendre promptement dans l’Archipel, nous permissent de consacrer à Athènes. Nous recommençâmes rapidement notre exploration par le temple de Thésée. L’intérieur est vide à présent, et ne sert plus d’écurie ; toutes les autres parties du monument sont entières, seulement une des plus fortes pierres du fronton a été détachée et jetée par terre : elle couvrait une ruche d’abeilles dont les Turcs ont voulu dernièrement prendre le miel.

La Lycabettus était devant nous. Il fallait gravir cette colline pour arriver au Pnyx. « Vous voyez, effendi, me dit sur la route un Athénien qui nous accompagnait, cette pierre si usée par le frottement est celle où de temps immémorial les femmes stériles qui voulaient devenir fécondes venaient glisser chaque soir. » Je remarquai effectivement à droite de la route un rocher élevé d’environ douze pieds, et qui présentait une pente assez douce : la pierre, dans toute sa longueur, avait acquis un poli parfait ; et ceux qui m’entouraient m’assurèrent qu’autrefois cette sorte de montagne russe était très-fréquentée par les Turques et les Grecques, qui lui attribuaient une vertu particulière. Mon Athénien continuant son office de cicérone, « le chemin que nous suivons, ajouta-t-il, fut naguère arrosé de sang. Les Turcs n’ont pas toujours été, comme vous les voyez aujourd’hui, paisibles possesseurs de ces remparts ; nos troupes occupaient le Pnyx ; les Albanais firent une sortie de l’Acropole, ils furent repoussés, mais un massacre horrible ensanglanta ces rochers. » Je lui témoignai le désir d’apprendre quelques détails sur le sort d’Athènes pendant la guerre de l’indépendance, et il reprit en ces termes.

« À peine nos compatriotes furent-ils informés que l’étendard aux deux couleurs brillait triomphant sur les murs de Salone, qu’ils résolurent de suivre le généreux exemple qui leur était donné. Vous apercevez au nord-est cette longue chaîne de montagnes, dont l’une des collines conserve encore les ruines de Philé ; là Trasybule avec ses conjurés arrêta la mort des trente tyrans, là aussi nos conjurés de Khissa résolurent la perte de leurs oppresseurs. Ils s’assemblèrent à Menidi[31] (3 mai 1821), marchèrent sur Athènes, qu’ils emportèrent d’assaut, par la porte de Thèbes, aux cris de Χρίστος ανεστης, ελευθερια (Christos anestês, eleutheria)[32]. Les Turcs se réfugièrent dans l’Acropole, et, peu de temps après, firent la sortie dont je vous parlais à l’instant. Bientôt des renforts nous arrivèrent ; nous reçûmes dix canons d’Hydra, on les plaça en batterie ici à droite, sur la colline du Musée près du monument de Philopapus, pour déloger les Musulmans, qui occupaient encore le théâtre de Bacchus. Étroitement bloqués, ceux-ci ne pouvaient tarder de se rendre, lorsque, malheureusement pour nous, ils reçurent des secours de l’Eubée ; le bey d’Avlone et Omer-Vrione les commandaient. Ces forces imposantes ne permettaient pas de résistance ; il fallut fuir. Les femmes et les vieillards, qui ne pouvaient nous accompagner, furent indignement sacrifiés. Les déhlis nous tuèrent aussi un grand nombre d’hommes dans la plaine du Céphise. Vingt-quatre piastres leur étaient comptées par chaque tête qu’ils apportaient au pacha. Ce chef habitait alors la maison où vous avez été reçu par le caïmacan, et le petit cloître obscur que vous avez traversé était encombré de ces horribles trophées. La foudre, tombée au mois de mai de l’année précédente sur la colonne du temple de Thésée, que vous voyez entourée de cercles de fer, semblait nous prédire de grands malheurs : ces présages ne nous trompèrent pas.

» Nous attendîmes à Égine et dans l’Attique un moment plus favorable. Il se présenta au commencement de l’année suivante. Nous revînmes en force investir l’Acropole : un officier français dirigea le bombardement. Le 22 mars, les Turcs capitulèrent : de 2,000 hommes composant la garnison, il en restait à peine la moitié ; les autres étaient morts de soif et de misère. Les Musulmans avaient provoqué de terribles représailles : ils avaient égorgé six de nos otages, mis nos têtes à prix, porté une main sacrilége sur nos temples, renversé nos autels ; mais leur capitulation aurait dû les mettre à l’abri de notre ressentiment : malheureusement il n’en fut pas ainsi ; l’intervention de vos forces navales et le courage des consuls de France et d’Autriche, MM. Fauvel et Gropius, sauvèrent pourtant quelques victimes. Par quelles terribles représailles notre trahison a été punie ! Rechyd-Pacha vint nous investir. En 1826, Gouras, forcé de se retrancher dans l’Acropole, y fut rejoint vers le mois de décembre par votre brave Fabvier, qui partagea nos dangers, et que l’on vit toujours le premier où se trouvait le péril. Au printemps suivant, l’armée grecque fit un effort pour nous débloquer. Cochrane, Church, le général Gueheneuc, ancien aide-de-camp de Napoléon, M. Édouard Grasset, le colonel Gordon, et une foule d’autres philhellènes, accompagnés de troupes nombreuses, se présentèrent devant le Pirée (19 mars 1827). Karaiskaki, de son côté, à la tête de ses pallicares, occupait le camp de Keratsina. Après quelques escarmouches, et le massacre horrible des Albanais qui occupaient le monastère alors au Pirée, l’armée de débarquement s’établit dans la plaine, et parvint même jusqu’à la colline du Musée. Mais le 7 avril, jour à jamais funeste, un engagement général eut lieu. Nos compatriotes, tournés par la cavalerie turque, éprouvèrent une défaite complète, un grand nombre de philhellènes et 1500 Grecs perdirent la vie. L’Acropole, désormais sans espoir d’être secourue, dut capituler ; le vainqueur de Navarin, l’amiral de Rigny, interposa sa médiation puissante, et sauva la garnison ; mais, depuis cette époque, la bannière de la croix n’a plus brillé sur Athènes.

» Là, fut naguère une population heureuse et florissante ; à cette heure, vous auriez entendu chaque soir les accords joyeux des mandolines grecques sur les terrasses, se mêlant confondus aux cantiques pieux du muezzin, partant du sommet des minarets. Maintenant le minaret altier rampe dans la poussière, et le Grec n’ose même plus laisser entendre un soupir ! » En terminant ce récit notre guide essuya une larme qu’il s’efforça vainement de nous cacher.

Cependant, arrivés au Pnyx, nous avions monté d’un pas religieux les gradins de la tribune aux harangues. Rien ne troublait le calme de la soirée et les sentimens qui venaient nous oppresser en foule dans cette enceinte, où, tour à tour, vêtus de blanc et couronnés de fleurs[33], avaient tonné Eschyle, Lycurgue, Dinarque et Démosthènes. Tout ce qui nous entourait prêtait une nouvelle force à nos souvenirs ; le Pnyx, taillé dans le roc vif, aussi bien conservé que s’il eût été terminé la veille ; à quelques pas plus loin, l’Aréopage ; au premier plan, sur la gauche, le temple de Thésée qui, malgré la teinte légère d’or et de fleurs de pécher dont les rayons du soir ont nuancé la blancheur de ses marbres pentéliques, paraît sorti récemment des mains de son habile architecte ; à droite, l’Acropole et ses monumens, dont l’élévation et la distance cachent les ruines ; au fond de la vallée, les restes de la ville entourée des vapeurs du soir ; enfin à l’extrémité du tableau, l’Anchesme à la teinte argentée, et l’Hymette déjà plus sombre. Nous reconnaissions la Voie Sacrée se dirigeant vers Éleusis, par le Céramique ; c’était là, qu’aux fêtes de la déesse, la statue de Iacchus, couronnée de guirlandes de myrte, s’avançait, à la clarté de dix mille flambeaux, vers le temple consacré à sa mère ; une multitude de jeunes filles, ornées de voiles de pourpre, de bleuets, d’épis et de coquelicots, l’environnaient en chantant des hymnes en l’honneur de Jupiter et de Proserpine… Je croyais presque entendre le bruit des clairons, des trompettes et des cymbales : un instant, aux lueurs douteuses d’un crépuscule mourant, Athènes antique revivait à mes yeux. Guidelum, effendi ! s’écria d’une voix forte notre guide albanais, qui voyait avec regret la nuit s’avancer, Guidelum, kidjeh guelir[34]. Ces mots, cette langue, cet homme, me rappelèrent tout à coup à la réalité. Arraché péniblement à mon rêve, et redescendant avec lenteur les marches de la tribune, je jetais sur la ville ensevelie dans l’ombre un long et dernier regard. Athènes, adieu ! les funestes prédictions de l’oracle de Delphes[35] n’ont été que trop accomplies, et l’oiseau de Minerve est resté seul pour gémir sur des ruines que le Musulman lui-même dédaigne d’habiter ; mais, grâce aux vœux puissans et toujours écoutés de mon pays, je puis aussi, du haut de cette tribune sacrée, te prédire un nouvel avenir. Les destinées de la ville de Cécrops sont impérissables ; pour toi bientôt doit renaître une ère nouvelle de gloire, de puissance et de prospérité ; dans le temps où tu donnais asile aux dieux, une ville voisine vit au son de la lyre s’élever ses nobles murailles, les tiennes aussi se relèveront glorieuses aux accens créateurs des hymnes de la liberté !

Il nous resterait maintenant à raconter notre rixe violente avec l’Albanais et ses camarades dans la plaine du Céphise, des scènes tout aussi vives, mais un peu moins périlleuses avec nos mariniers qui, profitant de la nuit et de notre sommeil, voulaient nous engager malgré nous dans le golfe de Salamine : que le lecteur se rassure ; je sais que si des accidens de voyage deviennent parfois très-dramatiques pour ceux qui y prennent part, ils pourraient être pour lui d’un fort médiocre intérêt ; j’aurai d’ailleurs mis sa patience à une assez rude épreuve, s’il a bien voulu nous suivre jusqu’à notre retour au Pirée, où nous nous embarquâmes à dix heures du soir pour retourner à Égine.

Gauttier d’Arc.


  1. Plat. Phed. Ce philosophe fut lui-même vendu comme esclave à Égine. Plutarq. in Plat.
  2. Cette école avait produit le peintre Lysippe, et les sculpteurs Callon, Onatas, Callitèle, Glaucias, Anaxagore et Simon.
  3. Les hydrophores, qu’il ne faut pas confondre avec les hydrophores institués par les Athéniens en commémoration du déluge de Deucalion, qui étaient célébrées le 1er du mois anthesterion.
  4. Les Athéniens redoutaient tellement l’habileté des marins d’Égine, qu’ils firent couper les pouces à tous les habitans de cette île, lorsqu’ils s’en furent rendus maîtres, afin de les rendre inhabiles au service de mer. Plut. Lys. § 16. Valér. Max. ix, cap. xi.
  5. Il est facile de distinguer les tombeaux athéniens de ceux des Éginètes. D’après la loi rapportée par Élien (Hist. div. vii, chap. ix), ils devaient faire face au soleil couchant. Un de ces caveaux les plus vastes a été converti en chapelle, et sert au culte du rite grec. Il peut à peu près contenir cent personnes.
  6. Lamartine, Childe-Harold.
  7. Les fouilles d’Égine, et particulièrement celles qui ont été entreprises au temple de Jupiter Panhellénien, ont produit les plus beaux résultats ; il n’est personne qui n’ait entendu parler des statues éginètes actuellement conservées au musée de Munich. Les tombeaux qui couvrent le sol dans la partie occidentale de l’île ont été presque tous entièrement explorés durant ces dernières années, mais il y a beaucoup à faire dans la partie qui fait face à Athènes.

    Les bains découverts par les soins de M. Mustosxidi sont d’une construction fort peu remarquable ; ils étaient presque au niveau du sol. Mais il n’en est pas de même des fondations étonnantes du temple de Vénus, que ce savant a fait fouiller pendant notre séjour à Égine. Elles sont formées de superbes blocs de pierre, et n’ont pas moins de trente pieds de profondeur. Il est à regretter seulement que les Russes aient démoli quelques-unes de ces magnifiques constructions pour fabriquer leurs magasins de Poros. C’est ainsi que M. Paléologue a construit sa ferme modèle, dans la pleine d’Argos, avec les débris cyclopéens de Tyrinthes. De pareils actes de vandalisme, dignes de lord Elgin, doivent être signalés à l’Europe civilisée.

  8. Religieux et leur abbé.
  9. La rade d’Égine offre un mouillage d’une bonne tenue, abrité par les îles de Moni, d’Ankistri, et par les côtes de la Corinthie et de la Mégaride. En général, tous les bâtimens de guerre jettent l’ancre à tribord de la petite passe, à quelques encablures d’un jardin assez remarquable par ses cyprès et ses orangers, situé à un mille de la ville ; le port antique ne peut recevoir que des bâtimens d’un très-faible tirant d’eau. Les canots, en se rendant du mouillage à la ville, ne doivent pas mettre le cap sur Égine. Il faut, pour éviter les bas-fonds, leur faire faire un circuit qui les éloigne du rivage, en gouvernant un peu à bâbord.

    Les bâtimens doivent aussi, en passant devant la ville, prendre garde de ranger de trop près une petite île basse, d’une teinte rougeâtre, dont le prolongement s’étend fort avant dans la rade, et qu’ils laissent à tribord.

    Du reste, les travaux hydrographiques des Anglais sur le golfe Salonique pendant les années 1829 et 1830, compléteront la reconnaissance déjà faite en partie par mon oncle, le contre-amiral Gauttier.

  10. Domestique chargé du soin de la pipe.
  11. L’Orphanotrophe, l’un des premiers monumens construits à Égine par ordre du gouvernement grec, est un vaste édifice formant un carré long, dont l’entrée principale fait face au couchant ; c’est là que sont élevés les jeunes enfans rachetés par la France en Égypte, et les fils de familles pauvres qui ont pu obtenir leur entrée dans cet établissement. Le nombre des élèves est d’environ trois cents. Ils reçoivent l’éducation première et sont ensuite formés ailleurs aux arts mécaniques. On leur fait suivre aussi un cours de grec ancien. Le gouvernement a établi dans les autres parties de la Grèce quarante-huit autres professeurs de la même langue, qui donnent des leçons à deux mille trois cent quatre-vingt-seize élèves.

    Soixante-quatre écoles d’enseignement mutuel reçoivent cinq mille quatre cent dix-huit élèves. La France et la Grèce doivent beaucoup à madame la duchesse de P., qui a fondé à ses frais, une école de jeunes filles, et à M. Dutrone, inspecteur-général des études dans ce pays, qui a exercé sur l’organisation de l’enseignement la plus heureuse influence. Membre de la Société Philhellénique française, j’ai rempli un devoir en visitant plusieurs de ces écoles, et je dois particulièrement citer celles des îles de Tine, Syra, Poros et Naxos comme très-remarquables par leur excellente tenue.

  12. Le Musée d’Égine contient :

    1 090 vases peints de différentes formes et grandeurs ;
    108 lampes ;
    24 petites statues de terre cuite ;
    16 autres pièces de poterie ;
    19 vases de verre ;
    34 vases d’albâtre ;
    137 patères, ustensiles et autres pièces de cuivre ;
    71 inscriptions ;
    24 statues plus ou moins bien conservées ;
    14 bas-reliefs ;
    53 fragmens de sculpture ;
    359 médailles ;
    1 paire de boucles d’oreilles.

  13. On doit noter encore, parmi les édifices de la naissante colonie, une petite église de style grec, la maison du président et celle du résident de France, M. le baron A. Rouen.
  14. Chapelet.
  15. Pausan. i, § i. — Plut. Arist. § 7.
  16. MM. le baron A. de C., ministre plénipotentiaire de France près la diète germanique ; le baron de G., attaché à l’ambassade de Vienne, et de R., architecte, membre de la commission scientifique en Grèce.
  17. Vent qui souffle périodiquement dans les golfes pendant toute la saison d’été.
  18. Passeport grec.
  19. Bon voyage
  20. Lib. iv, Epist. 5.
  21. Voir sur ce singulier effet le voyage de Grèce par M. Lebrun, page 181, note.
  22. Infidèles.
  23. Plutarq. Pericl. §. 23.
  24. Itinéraire de Paris à Jérusalem, tom. 1, pag. 143. (Œuv. Compl.).
  25. The. Corsair. Cant. iii.
  26. Espèce d’euphorbe.
  27. On avait publié que l’incendie du couvent auquel il était attenant l’avait détruit ; le fait est faux.
  28. La saison du printemps s’échappe.
  29. Troisième roi d’Athènes, cent cinquante ans avant J.-C.
  30. Inspecteurs des vins. Ils étaient spécialement chargés de la police des courtisannes, et percevaient le tribut qu’elles devaient payer.
  31. L’ancien Acharnes, à trois lieues N.-E. d’Athènes.
  32. Dieu est ressucité ! Liberté !
  33. C’était le costume exigé de ceux qui voulaient parler au peuple. Il fallait en outre qu’ils fussent pères de famille, et que la valeur de leurs biens excédât un talent (5,400 fr.). Les fortunes les plus considérables d’Athènes n’excédaient pas quatre ou cinq talens. — Mœurs. Them. Att. — Valér. Max, lib. v, cap. x. — Dinar. p. 99. — Past. Hist. de la légis. t. vii, p. 286.
  34. Allons, monsieur, allons, la nuit arrive.
  35. Thuc. ii, § 17. — L’oracle de Delphes menaçait la ville d’une entière destruction, dans le cas où quelques-uns de ses habitans s’établiraient sur l’emplacement occupé par les Pélages, sous l’Acropole. On fut cependant forcé de l’occuper lors du siége d’Athènes, durant la guerre du Péloponèse.