Souvenirs de Sainte-Hélène/22

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Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 185-204).

APPENDICE II

LETTRES DU GÉNÉRAL MONTHOLON
À SA FEMME.


Longwood, ce 3 juillet 1819.

Hier, à dix heures, j’ai reçu ton billet de sept heures du matin ; j’y ai de suite répondu, mais déjà ton bâtiment était à la voile. À midi, je t’avais écrit un autre billet, je te l’envoyais lorsque j’ai appris par le retour de mon premier qu’il était trop tard ! Je t’écrirai tous les jours le récit de ma journée, il me semblera que je me rapproche de toi. Ton image adorée est sans cesse présente à ma pensée ; jeté vois partout et ne te trouve nulle part ; tout est sans vie autour de moi et je suis seul au milieu de gens empressés à me servir, à diminuer ma solitude ; tous nos Français se présentent à mes yeux ; ils croient, les pauvres gens, m’offrir quelques distractions, ils m’assomment.

J’ai déjeuné et dîné hier avec l’Empereur, nous n’avons parlé que de toi ; c’est le moment le moins pénible de ma journée. Il regrette vivement ton départ. Il m’a protesté de toute son amitié pour toi, pour les enfants : les noms de Tristan, Lili, Joséphine sont sortis cent fois de sa bouche dans la journée. Ce matin, à déjeuner, même conversation.

Il se reproche de nous avoir séparés ; il proteste qu’il ne croyait pas que notre séparation fût aussi cruelle, qu’il sera le premier à m’envoyer à toi si je ne puis surmonter mon chagrin. Il a vu plusieurs fois mes yeux humides et en a été vivement ému. Ses protestations ont le cachet de la vérité. Oh ! oui, mon Albine tant aimée, je te rejoindrai ! Peu de mois nous sépareront. Je sens trop que ma vie est en toi ; que loin de toi, de mes pauvres enfants, je ne puis exister ; rien ne pourra m’arrêter, comptes-y, aussitôt l’arrivée des individus annoncés par les journaux. Biais toi, ménage ta santé ; que la soigner, la rétablir, soit ton unique objet.

Reste aux eaux de Cheltenham aussi longtemps que tu le pourras. Surtout, prends bien garde de ne t’exposer à aucune tracasserie politique, et reste en Angleterre, sur la terre libre, aussi longtemps que tu le pourras. Que le surcroît de dépense ne t’effraie pas, il vaut mieux dépenser 1,000 louis de plus cette année que de retourner dans tes foyers si tu dois y éprouver le moindre désagrément. Je te ferai passer les 24,000 francs que je reçois ici, à partir du 1er juillet ; c’est convenu avec Bertrand ; il écrira en conséquence à M. Baring[1].

L’Empereur y consent, et pourvoira à ma dépense ici ; ainsi, voilà déjà un surcroît de revenu. Je te recommande, ma bonne Albine, de te méfier de toi en économie. Si je passe les bornes en dépense, lu les passe quelquefois en trop de sagesse. Tu dois ne pas oublier que, seule, sans mari, il te faut une certaine représentation pour conserver ton rang : le monde ne vaut pas mieux que cela. Il partira cette semaine plusieurs bâtiments pour l’Angleterre ; je t’écrirai par tous. Ne manque aucune occasion de me donner de tes nouvelles. Adieu, Albine chérie, que j’aime plus que la vie. Embrasse mes enfants. A toi, tout à toi, pour toujours.

CHARLES.

Bertrand pense à toi ; te répondra bientôt.




Longwood, le 7 juillet 1819.

Cinq jours se sont écoulés depuis ton départ, mon Albine chérie, et chaque fois je sens plus vivement le besoin de toi, de mes enfants ; leur tapage, leurs cris me manquent ; je voudrais entendre, dans ces éternelles nuits, ma Lili[2] m’appeler. Ma vie est régulière comme celle d’un cénobite ; je déjeune chez moi et dîne avec l’Empereur. Tous les matins, Bertrand se croit obligé de venir me voir, non à mon lever, mais à mon déjeuner ; il reste une demi-heure et s’en va sans que, depuis deux jours, nous nous soyons dit quatre paroles. Hier, l’Empereur était dans ses humeurs noires ; il s’est levé à quatre heures et recouché à cinq heures et demie. Il ne m’a parlé que de toi et de tes enfants. À peine a-t-il fait des réflexions sur les journaux qui, du reste, prouvent que la France commence à être constitutionnelle. Ton départ et la maladie de Mme Bertrand, qui ne finit pas et est toujours au même point, ont jeté un voile noir sur Longwood, déjà si monotone.

Joséphine[3] se marie dans deux jours ; tous calculs faits, ils ont à eux deux 20,000 francs qui appartiendront au survivant, ainsi que tous les acquêts, s’ils n’ont pas d’enfants ; en cas d’enfants, le survivant n’aura que la jouissance. Le contrat se rédige ce matin. L’Empereur la prendra pour lingère et lui conserve les gages que tu lui donnais. Cet arrangement me paraît conforme à tes désirs et j’ai tout arrangé dans ce sens.

Jackson part demain sur un chinois[4] ; je le charge de te porter un petit paquet de divers objets oubliés dans tes armoires dont je t’ai parlé dans ma dernière lettre. Qu’il est heureux Il va te revoir. Quand le ciel exaucera-t-il mes vœux ? Quand serai-je réuni à vous pour ne vous jamais quitter ?

J’espère que les journaux nous apprendront quelque chose de positif sur l’arrivée des médecins, prêtres, etc., mais rien de nouveau, toujours même incertitude.

Je t’ai écrit que je pensais qu’il était préférable que tu retournes en Angleterre, que je craignais notre diabolique arbitraire français pour toi ; l’esprit des derniers journaux me rassure un peu sous ce rapport. Je pense cependant qu’il est plus sage de vivre sur la terre libre que d’aller, de gaieté de cœur, s’exposer aux réactions d’un parti qui, réduit au silence aujourd’hui, peut être demain victorieux, surtout quand il ne s’agit que de dépenser un peu plus, ce qui est en réalité fort peu important. Quelques more de séjour de plus en Angleterre ne peuvent jamais faire une grande différence ; tu ne dois, d’ailleurs, avoir aucune inquiétude sous ce rapport. Ne crains pas la cherté de l’Angleterre. Ce que je désire pour toi, ce sont les eaux de Cheltenham, après quoi une maison de campagne. C’est le genre de vie le plus convenable et dans lequel, sans aucun doute, tu auras le plus d’agrément. Envoie-nous tous les ouvrages du jour et tous ceux qui, sous la forme de mémoires, etc., contenant des pièces officielles, ont paru depuis quatre ans : libelles ou autres.

Adieu, Albine chérie, je t’embrasse. Je t’aime, ainsi que mes pauvres enfants, de toute la force de mon âme. A toi, tout à toi, pour la vie.

CHARLES.





Longwood, ce 14 juillet 1810.


Rien de nouveau à Longwood depuis ton départ, ma bonne Albine, que le mariage de Joséphine, qui a été célébré avant-hier dimanche, dans ton parloir. Le soir, grand festin, où l’union la plus parfaite a régné — parmi tous les partis ; — les trois belles, la mariée, Esther, Mlle Oile (?), paraissent les trois inséparables. On a bu aux unions réciproques. Aujourd’hui, tous ces ennemis mortels de quelques jours avant sont, à les entendre, des amis éternels. Tant mieux, tant mieux, si cela dure ; mais l’ennui, le malheur sont de terribles moteurs de discorde.

Pour continuer les caquets, j’ai été deux fois voir Mme Bertrand depuis ton départ. Bertrand continue à se croire obligé de venir chez moi tous les jours une et même deux fois, la première pour savoir de mes nouvelles avant d’entrer chez l’Empereur, la seconde pour me raconter ce qu’ils ont dit ou fait pendant sa visite de dix heures du matin ; aussi, quand je le vois entrer chez moi, je sais qu’il est dix heures moins dix minutes ; quelle vie ! Toute ma matinée, je la passe à travailler ou à lire. À deux heures, je vais me promener sous ma tente ou à la nouvelle maison, rentrant par le corps de garde. À trois heures, je vais chez l’Empereur. Nous dînons à quatre heures et je reste chez lui jusqu’à ce que je l’aie endormi, en général, à huit heures ou huit heures et demie ; cependant, hier, la soirée s’est prolongée jusqu’à dix heures et demie, toujours à causer de choses que je voudrais bien pouvoir te raconter, mais que je ne puis écrire. Que d’anecdotes curieuses pour l’histoire, que de secrets seront ainsi perclus par le seul résultat de notre position ! Nous causions des douze lettres que Fouché vient de publier[5] : deux sont fausses, les autres plus ou moins refaites. Envoie-nous le plus possible tous les ouvrages de ce genre qui paraissent ; ils sont toujours pour moi une occasion de recueillir des détails du plus grand intérêt. Il m’est facile, en lisant avec lui ces brochures, de bien connaître la vérité, soit par sa critique, soit par ses observations, soit enfin par les expressions qui lui échappent à la lecture.

L’histoire de notre Révolution est encore couverte d’un voile si ténébreux, tant d’acteurs fameux jouent encore de si importants rôles, que je ne puis assez te dire l’intérêt que je prends à dévoiler pour moi-même tout ce mystère.

L’abbé de Pradt, dans son Congrès d’Aix-la-Chapelle, dit……

J’ai été interrompu. Ma lettre est restée là, manque d’occasion de te l’envoyer jusqu’à ce moment, 17, que je la continue. Pendant ces trois jours, rien de nouveau. Mme Bertrand recommence à marcher. Est-elle enceinte ? Ne l’est-elle pas ? C’est pire que le mystère ; personne n’y entend rien. Ce qui est certain, c’est qu’elle ne peut pas remuer, et que, debout, sans avoir jamais éprouvé de douleurs, elle a des menaces d’accident ; tu m’entends.

Point encore de nouveaux arrivés, ni d’assurance qu’ils viennent ; en tout et pour tout, toujours le même état de choses.

J’ai eu une petite tracasserie que j’ai arrêtée court ; tu l’avais prévue, elle ne doit pas t’étonner ; mais ce qui ne t’étonnera pas non plus, c’est que j’ai pensé que je devais laisser passer quelque temps avant de parler de ce dont je t’ai écrit dans ma dernière lettre.

Mes journées du 14, 15, 16 se sont passées comme celle du 13, à la différence près d’une partie d’échecs qui a été imaginée en prenant le café.

Nous jouons trois louis la partie ; celui qui, sur trois, en a gagné deux, gagne les trois louis. Jusqu’à présent, je n’ai jamais perdu que la première des trois. Si cela devait durer, et que nous ne jouassions pas à crédit, j’aurais bientôt payé tes dettes à James-Town, mais je prévois que la mode passera sous peu de jours.

En jouant, commence la conversation qui se prolonge jusqu’à dix ou même onze heures. De cette manière, mon temps s’est trouvé parfaitement employé depuis quatre heures jusqu’à la fin de la journée, et cela sans travailler. Nous n’avons pas encore recommencé notre travail depuis ton départ et il n’en est pas question. Quant à Bertrand, il commence à bouder de ce genre de vie qui fait qu’il ne voit réellement plus l’Empereur qu’une heure ou deux le matin.

Hier, j’ai cédé aux instances de tout le monde et j’ai été une heure à cheval ; mais je ne crois pas que je puisse en reprendre l’habitude ; cela a été pour moi l’heure la plus longue de la journée. Je suis avec exactitude le traitement du docteur. Je ne souffre pas plus du côté, mais je ne ferme pas l’œil de la nuit ; j’ai tout à fait perdu le sommeil et j’éprouve une douleur continue dans les reins, du côté droit, à la dernière côte.

Je voudrais te savoir établie quelque part ; je suis inquiet de ta santé. Ma pauvre tête travaille ; j’ai tant besoin de toi ! On m’assure que le seul effet de climat et d’habitudes sera grand, même la traversée. Dieu le veuille et exauce les vœux bien ardents que je ne cesse de lui adresser pour toi et mes enfants. Je t’embrasse et t’aime de toute la force de mon âme.

M.



Longwood, ce 25 juillet 1819.

Le Phaéton part demain ; j’en profite, mon Albine chérie, pour te donner de mes nouvelles. Que ne puis-je en recevoir aussi souvent des tiennes ? Je ne puis m’accoutumer à ton absence ; j’ai besoin de toi, de mes pauvres enfants. Longwood est. pour mon âme déchirée, un immense désert où tout ajoute à ma peine ; rien n’y est et ne peut y être pour moi. À tout instant, je te demande à Dieu ; je ne vis que par l’espoir qu’il exaucera mes vœux !

Personne n’est encore arrivé. Chaque bâtiment signalé, on le croit l’Abondance ; mille conjectures se succèdent et toujours en vain.

Mme Bertrand a fait une fausse couche avant-hier. C’était un garçon de quatre mois et demi. Elle vabien, très bien. Lady Lowe n’a pas encore été délivrée ; elle est clans l’état où tu as laissé Mme Bertrand. Sera-t-elle plus heureuse ? Je le désire plus que je ne l’espère. Il parait qu’elle est moins avancée. Je te donne toutes les nouvelles de Sainte-Hélène. Quant à notre Longwood maudit, toujours même genre de vie, même monotonie, même plainte de souffrance et même état. Cependant, je ne trouve pas que l’Empereur soit plus mal et, de prendre un peu d’air tous les jours, me parait lui convenir. Pour moi, je suis toujours dans les mains du docteur et ne m’en trouve pas mieux. J’ai été faire une course à Rosmery-House (?) avec M. Warden ; elle m’a fait mal ; je me suis même bien promis de ne pas recommencer. N’aie pas d’inquiétude cependant, ma bonne Albine, tu ne dois pas en avoir. J’espère que, quand cette lettre t’arrivera, tu seras aux eaux de Cheltenham… J’en attends un grand bien pour toi. Je voudrais que, la saison finie, tu t’établisses de suite, de manière à n’être pas obligée à de nouveaux frais d’établissement quand je te rejoindrai. Je t’ai écrit clans mes premières lettres que je désirais que tu m’attendisses en Angleterre. Je le désire encore, si tu le peux sans trop de dépenses, surtout si tu as l’assurance qu’on me permette d’y vivre avec vous. Sinon, je Crois qu’il serait plus raisonnable de n’y faire aucune dépense d’établissement, d’y vivre tout à fait en voyageur et de profiter de ton séjour aux eaux pour chercher un asile sur le continent où, avec nos revenus, nous puissions vivre heureux…

Cette lettre te prouve, mon Albine, toute la tristesse de mon âme, tout le besoin que j’ai de toi, je l’avoue, toute ma faiblesse ; mais peut-on rougir d’adorer sa femme, ses enfants…

Adieu, mon Albine toute aimée ; embrasse mes enfants pour leur père. Je recommande à Tristan de te rendre heureuse, de bien soigner ses sœurs. Tu dois lui apprendre qu’il est destiné à me remplacer et que ton bonheur est ma première pensée. Tâche que ma Lili ne m’oublie pas. Nous parlons tous les jours de vous ; à toi, tout à toi, pour la vie !

M.

Mme Bertrand te prie : 1o De donner de ses nouvelles à lady Jermingham[6] ;

2o De ne point oublier de lui envoyer les souliers, les petits bonnets, etc., conformément à la note dans le soulier noir qu’elle t’a donné pour modèle ;

3o Hortense te demande de ne pas oublier sa poupée de cire.

Napoléon et Henry te demandent des joujoux. Si tu en envoies, n’oublie pas Arthur, sans quoi tous les autres seront mal reçus. Joséphine a vendu pour 13 à 1,500 francs toutes les robes que tu lui as données ; elle les refait et ajuste pour Mme Bertrand ; aussi, est-elle fort à la mode à Longwood.



Longwood, 31 juillet 1819.

Rien de nouveau à Longwood, ma bonne Albine, toujours même vie, point de nouveaux venus. Tu fais le sujet habituel de nos conversations avec le docteur. Les Bertrand me parlent de toi par politesse ; l’Empereur, parce qu’il y pense. Ton départ a jeté sur nous une teinte bien triste ; pour moi, je ne m’y accoutume pas, je ne suis plus qu’un corps sans âme ; rien ne m’est plus ; il me semble que je ne vis que lorsque je m’occupe de toi.

Tu dois être déjà sous l’influence du climat d’Europe. J’ai besoin de me répéter que ta santé l’exigeait, cet affreux sacrifice, pour en supporter tout le poids. Quand Dieu se laissera-t-il enfin toucher par mes vœux, quand me réunira-t-il à toi pour ne plus te quitter !

La vue d’enfants qui jouent sous mes fenêtres m’est pénible ; j’y voudrais voir les miens, et deux mille lieues les séparent de moi !

Je suis toujours dans les mains du docteur ; que cela ne t’inquiète pas cependant ; il m’assure que dans quinze jours je serai délivré de ses petites boîtes.

Mme Bertrand va bien ; elle parle déjà de sortir, mais on espère la garder dans sa chambre jusqu’au 15 août. J’ai continué vis-à-vis d’elle le même genre, je m’en trouve bien et ne veux pas d’intimité, malgré les instances qu’on m’en fait ; l’expérience m’a prouvé qu’il n’en faut pas avoir à Longwood. Je suis et suivrai de point en point le genre de vie dont nous sommes convenu.

J’ai quelquefois dans l’idée que tu ne seras pas reçue en Angleterre et que c’est en Belgique que je te retrouverai. S’il en était ainsi, tu ferais peut-être bien d’aller prendre les eaux de Spa ou d’Aix-la-Chapelle, dont tu ne serais qu’à peu de lieues. Il me semble que la saison se prolonge jusqu’à la fin de septembre. Mais, dans ce cas, je te recommande avant tout d’y vivre dans la retraite et d’éviter qu’on parle de toi, ce qui ne conviendrait pas à ta position. Ces eaux sont le point où tous les journalistes de l’Europe vont chercher des nouvelles vraies ou fausses, et ce pourrait être pour toi une cause de désagréments ; tant de gens seront prêts à te prêter des propos, des actions qui sont loin de ta pensée !

J’ai tort d’être effrayé, je devrais être bien tranquille. Tu m’as appris, depuis six ans, à avoir en toutes choses confiance en ton jugement, en ta conduite, etc. ; certes, je me serais bien souvent applaudi d’avoir suivi tes conseils.

Ce que je te dis de la Belgique et des eaux de Spa n’est pas parce que je désire t’y savoir ; mon désir est, au contraire, que tu ailles à Cheltenham et que tu m’attendes en Angleterre, si tu le peux raisonnablement.

Je suis dans la pensée entière de ne prolonger mon séjour ici qu’aussi longtemps que je le croirai nécessaire pour ne pas aggraver la position de celui pour lequel j’ai déjà tant fait.

J’attends avec impatience l’arrivée des trois prêtres ou médecins que les journaux nous annoncent et, s’ils sont à la hauteur de leur rôle, je quitterai le sol maudit de Longwood. Quel beau jour pour moi que celui où je te presserai sur mon cœur, et ma Lili ! Je les embrasse, mes pauvres enfants ; je les aime tous bien tendrement, et si Lili vient plus souvent à ma pensée, c’est qu’elle me caressait plus. Recommande à Tristan de bien travailler. Dis lui que, s’il m’aime, il te rendra heureuse, ne te donnera jamais de chagrin, et soignera bien ses soeurs et son petit frère Charles. Rappelle-moi au bon souvenir de Yolande, bonne et excellente sœur. Tu sais ce que je pense quand je pense à toi, n’est-ce pas dire toujours : sois heureuse ! À toi, tout à toi, pour la vie !

M.


Longwood, ce 3 août 1819.

Je ne t’écrirai qu’un mot aujourd’hui, ma bonne Albine ; c’est presque impardonnable lorsque l’on est si loin, si longtemps sans lettres, mais je suis mal disposé et je craindrais de te communiquer toute la tristesse de mon âme.

Toujours rien de nouveau ici ; presque tous les jours, des bâtiments signalés, mais aucun qui nous amène les médecins tant annoncés et si impatiemment attendus par moi ! Quelle vie, grand Dieu Je n’aurai jamais le courage de prolonger notre séparation ; j’avoue toute ma faiblesse. J’ai un besoin de toi que je ne puis exprimer. Il me semble que, de la vie, il ne me reste plus que les peines et un souffle insupportable. Je cache autant que je le peux le chagrin qui m’accable ; personne ici ne m’entendrait, personne n’y sait aimer, et je n’y trouve, au lieu de cœur, que des morceaux de lave refroidis par le temps !

La manie du mariage gagne Marchand ; Aly, Archambaud[7] sont comme des fous. Ils frappent à toutes les portes et mettent tout en œuvre pour arriver à leur but. Cependant, il n’y a toujours qu’Aly qui ait le consentement, à condition que sa belle restera chez Mme Bertrand ; je crois même qu’ils y demeureront. Marchand a quelque espérance. Quant à Archambaud, il n’éprouve que des refus, des bourrades, même des menaces d’être chassé honteusement ; mais, à mon avis, il sera le premier marié.

Voilà tout ce que Longwood offre de nouvelles à te raconter, si ce n’est le fameux mur de gazon que l’on désirait depuis si longtemps, que j’ai enfin eu ordre de demander et qui a été fait en prolongation de la bibliothèque, de manière à couper le vent. Aussitôt, projet d’augmenter le petit jardin, ce qu’on exécute dans ce moment. Point de travail ; ni lui ni moi ne sommes disposés ; des journées bien tristes, des pensées plus tristes encore !

Adieu, mon Albine, soigne bien ta santé. Te soigner, c’est me prouver que tu m’aimes. Embrasse nos enfants pour moi. À toi, tout à toi, pour la vie.

M.
Longwood, ce 11 août 1819.

Un bâtiment charbonnier est arrivé d’Angleterre ; il en était parti le 24 mai. Il n’a apporté aucune nouvelle des médecins envoyés de Rome, si ce n’est toujours qu’ils étaient arrivés à Londres le 19 avril. Je désespère de les voir ici.

Il me semble, mon Albine chérie, qu’en cela même, le sort conjure pour allonger notre cruelle séparation ; car enfin, s’ils arrivaient, rien ne pourrait raisonnablement m’obliger à rester à Sainte-Hélène quand tu n’y es plus. On parle toujours de l’Abondance' et de M. Malcolm[8] à bord ; mais pas plus d’Abondance que de médecins italiens, et le triste Longwood est encore aujourd’hui tel que tu l’as quitté : monotone, insoutenable ! Il fait un temps affreux et je crois, par moments, que ma baraque sera emportée par le vent ; nous n’en avons pas encore vu un aussi violent depuis que nous sommes dans ce pays.

Je te disais, dans ma dernière lettre, que la manie de se marier était à la mode ; je ne croyais pas alors que, dans la semaine, nous aurions un mariage. Dimanche, le fougueux Archambaud, en dépit de la foudre qui gronde sur sa tête et du courroux le plus prononcé, mène à l’autel la pudique Mary. Tous ses camarades sont furieux et prétendent qu’ils ne lui parleront plus.

Bertrand vient me conter ses tourments : hier soir, il était à sa troisième bourrade de la journée sur ce mariage qu’on veut qu’il empêche et dont on le rend responsable en l’accusant d’en être la cause. Sa femme joue, en ceci, son rôle accoutumé, et moi qui ne m’en mêle pas, je ris sous cape de ces scènes ridicules qui, heureusement, se passent dans l’ombre.

Il en sera en ceci comme en toutes choses ; il n’y a que le premier pas qui coûte et, avant la fin de l’année, ils seront tous mariés. Noverras et Joséphine se disent toujours les gens les plus heureux du monde ; elle vient, régulièrement veiller à mon linge et donne tous les jours son coup d’œil chez toi.

Si tu revenais, tu trouverais chaque chose à la place où tu l’as laissée, même un pied de bonnet sur la fenêtre et un soulier bleu sur ma table.

J’ai passé mes journées sur ton canapé, mes livres sur la petite table chinoise du pied de ton lit, sur ta fenêtre et sur celle du cabinet. Je fais le désespoir d’Aly : il prétend que j’ai plus de cent volumes, que je ne lui rends rien ; cela est vrai, mais je ne l’écoute pas.

Toujours point de travail. La lecture à la mode est l’Évangile, Bossuet, Massillon, Fléchier, Bourdaloue, etc.

Pour moi, je ne lis ni l’Evangile, ni Bossuet, ni Massillon ; mais je prie Dieu de toute la force de mon âme qu’il me rende mon Albine et mes enfants. Votre souvenir est sans cesse présent à ma pensée et je suis comme absorbé par le besoin que j’ai de vous ; en toutes choses, tu manques à ma vie, je ne puis me passer de toi. Est-ce la solitude de Longwood ? Non, car je ne m’ennuie pas : c’est l’amour fortifié par l’habitude, et je puis dire qu’en me séparant de toi, on m’a privé de la moitié de moi-même. Je n’éprouve pas, comme dans nos précédentes séparations, ce mal aigu qui me portait à l’agitation et à l’exaltation ; je suis calme ; mon mal est profond ; tout mouvement m’est désagréable et je ne me trouve soulagé que dans l’inaction et la solitude.

Bertrand continue à venir me voir régulièrement ; quant à sa femme, je ne l’ai pas vue depuis huit ou dix jours.

Adieu, mon Albine chérie ; soigne bien ta santé. Je calcule que tu es déjà arrivée ou du moins bien près de l’être ; tu auras donc six semaines à prendre les eaux de Cheltenham, si l’on te permet d’y aller.

J’espère un peu qu’avant l’hiver je serai près de toi. Je le désire si ardemment que je ne puis croire que mes vœux ne soient pas exaucés.

Embrasse bien mes pauvres enfants pour moi : Édouard[9], Tristan, Charles, Lili, Joséphine. Dis à ma Lili que son papa l’aime bien. À toi, tout à toi, pour la vie. Mille baisers.

M.

Bon et bien tendre souvenir à Yolande et à Edmond. Je n’ai pas besoin de te recommander de ne jamais répondre à tous mes commérages sur Longwood. Tu ne dois jamais oublier qu’on voudra lire tout ce que tu m’écriras.





  1. Banquier anglais dont le fils, Francis Baring, devenu troisième lord Ashburton, qui a longtemps résidé a Paris (place Vendôme, 19), épousa Mlle Claire de Bassano. Leur fille, Marie Baring, a épousé le sixième duc de Grafton. — Du C.
  2. Sa fille Napoléone, née en 1816.
  3. Femme de chambre de Mme de Montholon.
  4. Sur un bâtiment retournant de la Chine en Angleterre.
  5. Au commencement de l’année 1819, Fouché écrivit des lettres, rendues publiques, au comte Mole, au duc de Richelieu, à M. Dessoles, chef du nouveau Cabinet, au comte de Sceaux, a. Gaillard. Voir Fouché, par M. Madelin, t. II, p. 524. Plon, 1901.
  6. On sait que le général Bertrand eut cinq enfants : quatre fils, Napoléon, Henri, Arthur, Alexandre, et Hortense, qui devint Mme Thayer.
  7. Serviteurs de l’Empereur.
  8. L’amiral ou son frère, dont on avait parlé comme devant remplacer sir Hudson Lowe ; ce bruit avait couru à Sainte-Hélène. — Du C.
  9. Édouard Roger, son beau-fils, qui était déjà âgé de quinze ans et demi (comte Roger, du Nord). — Du C.