Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Lettre du Général Gallieni

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Mon cher Silbermann,


Vous avez été très heureusement inspiré en rassemblant et en publiant vos souvenirs.

Vos lecteurs, et ils seront nombreux j’en suis certain, trouveront dans votre ouvrage non pas seulement une documentation intéressante sur la vie de nos soldats aux colonies, mais aussi un enseignement qui, chez les jeunes surtout, sera d’un excellent effet pour développer l’initiative, le sentiment du devoir et contribuer à l’éducation militaire.

Nos officiers — je n’éprouve aucun embarras à le dire — pourront aussi tirer profit de nombre d’observations que votre expérience vous a suggérées.

Je vous remercie de vos appréciations, mais je les trouve trop flatteuses. Je n’oublie pas en effet que si ma carrière coloniale a quelquefois retenu l’attention, je le dois à l’active et intelligente collaboration — j’insiste, vous le voyez, sur ce mot — que des hommes de cœur comme vous m’ont toujours largement fournie.

Au Soudan, au Tonkin, à Madagascar, les soldats que j’ai commandés ont donné d’admirables exemples de solidarité militaire, aussi bien entre eux que vis-à-vis de leurs chefs.

Je n’ai pas oublié les opérations du Haut Tonkin dont vous évoquez le souvenir ; et je me rappelle les citadelles pirates, vers lesquelles nos colonnes, partant de points très éloignés les uns des autres, convergeaient à travers un pays hérissé de difficultés et d’obstacles, arrivant à l’heure dite, au moment précis, pour surprendre l’ennemi, le cerner de toutes parts et lui donner l’assaut décisif.

Puis, ce fut l’organisation défensive de la frontière de Chine et la création d’un réseau serré de blockhaus, qui permit d’en finir rapidement avec la piraterie et de rendre la sécurité aux nombreuses populations que les bandes dévalisaient et pillaient sans merci depuis nombre d’années. Or, il ne suffisait pas au commandement de concevoir cette organisation ; il fallait des hommes résolus pour défendre les ouvrages et y tenir avec quelques fusils contre des centaines d’agresseurs ; il fallait aussi pourvoir au ravitaillement dans les conditions les plus difficiles ; il fallait enfin faire fonctionner avec régularité et précision tout un système de communications télégraphiques et optiques qui, en cas d’attaque ou d’incursion sérieuses, permettait de rassembler toutes les forces disponibles sur le point menacé et, par une action immédiate et énergique, d’enlever aux pirates toute envie de recommencer.

Enfin, la tranquillité rétablie, les combattants de la veille reportaient leur intelligence, leur activité et leur esprit d’entreprise sur la mise en valeur et le développement économique du pays. Grâce à eux, Lang-Son, Bac-Lé, Song-Hoa, Than-Moï, etc., qui n’étaient auparavant que de pauvres agglomérations indigènes, sont devenues des villes où les Européens ont pu bientôt commencer leurs entreprises et leurs transactions.

C’est ainsi qu’au Tonkin, comme précédemment au Soudan et en dernier lieu à Madagascar, nos soldats ont fait œuvre patriotique et éminemment féconde, en ce sens qu’ils ne se sont pas contentés de conquérir, mais qu’ils ont ouvert à notre pays des débouchés commerciaux dont le besoin se faisait impérieusement sentir.

Par des récits pris sur le vif. votre ouvrage va révéler au public le rôle de nos soldats dans la période de conquête ; il montrera ainsi comment l’action militaire, conforme aux traditions de justice et d’humanité de notre pays, prépare l’installation nécessaire et le fonctionnement normal de l’administration civile.

Enfin il sera d’un grand attrait pour vos anciens camarades, qui se rappelleront, avec une juste fierté, la part qu’ils ont prise aux actions d’éclat que vous racontez.

C’est donc une œuvre intéressante, utile, et vraiment nouvelle que vous avez bien voulu me dédier. Je vous en félicite et je vous en remercie.

Gallieni.


Février 1910