Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/18

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Ernest Flammarion (p. 301-308).


XVIII

ALFRED DE VIGNY

I

Quand je voulus reprendre Chatterton au Théâtre-Français, Alfred de Vigny ne trouva bien ni les acteurs, ni les actrices, parce que son idéal n’était plus de la comédie : madame Dorval venait de mourir.

Alfred de Vigny fut un romanesque charmant. Il fut toujours l’amoureux plutôt que l’amant. Marie Dorval me disait : « Quand je suis avec Alfred de Vigny, j’ai toujours peur de m’envoler. Je l’ai recommandé à l’aéronaute Nadar pour son prochain voyage dans le ciel. »

Madame Dorval, qui se métamorphosait pour chacun de ses rôles et qui s’enchevêtrait dans les passions les plus terrestres, aimait à faire ses ascensions dans l’idéal, tantôt avec Alfred de Vigny, tantôt avec Jules Sandeau qui lui-même était un rêveur à perte de vue. On ne la couvrait pas d’or, ni chez l’un, ni chez l’autre : Alfred de Vigny, qui devait devenir riche un jour, avait juste de quoi payer les hommes de loi, qui, à Paris et à Londres, le représentaient pour un grand héritage ; mais, ô justice railleuse ! Alfred de Vigny ne gagna son procès qu’un quart de siècle après sa mort. Sandeau, qui venait de se marier avec une charmante créature sans dot, ne donnait à Marie Dorval que les miettes de la table. Et ce n’était pas son mari, le critique Merle, qui pouvait la secourir, lui qui vivait de l’air du temps, selon son expression.

Cette grande actrice qui mourait à la peine n’a jamais eu d’argent ; aussi, pour oraison funèbre elle avait à peine fermé les yeux que les huissiers venaient saisir son mobilier.

Madame Dorval non plus qu’Alfred de Vigny ne criaient pas misère, tant ils vivaient tous les deux dans le septième ciel. Aussi le poète voulait-il toujours paraître un comte millionnaire, il se croyait déjà dans l’Empyrée. Il prenait souvent la solennelle désinvolture d’un dieu. On ne le surprit jamais terre à terre ni dans ses inspirations, ni dans ses amours ; il métamorphosait sa femme et ses maîtresses en archi-déesses de l’Olympe. Jamais l’aristocratie de race ni l’aristocratie littéraire ne s’élevèrent à un tel diapason. Il est vrai que le comte Alfred de Vigny demeurait alors au cinquième étage, presque au septième ciel.

J’allais le voir en voisin au temps où je dirigeais le Théâtre-Français. Avec moi comme avec tout le monde, il jouait du grand seigneur par un orgueil hors de saison. Il n’avait dans son service qu’une cuisinière de second ordre qui semblait dressée pour la scène. Par exemple, quand je sonnais à la porte de son petit appartement rue des Écuries-d’Artois, au coup de sonnette je l’entendais dire très haut : « Jean, allez donc ouvrir la porte. »

Comme il n’y avait pas de Jean et que la cuisinière torchonnait, il ouvrait lui-même en disant : « Ce valet de chambre est à mettre à la porte, il n’est jamais là. »

Et très gravement il me faisait les honneurs de son petit salon sans perdre un pouce de sa taille héraldique. Après une causerie où il était toujours charmant, d’ailleurs, il appelait encore Jean pour me reconduire : même jeu, vrai jeu de théâtre.


II

Qui donc oserait reprocher à Alfred de Vigny le péché d’orgueil qu’il pratiquait vaillamment ? Si tous les orgueilleux le pratiquaient ainsi, le monde monterait d’un degré vers toutes les dignités humaines. Et tout d’abord il faudrait supprimer l’orgueil dans les péchés capitaux. Il paraît qu’il y en a sept, pour moi je n’en connais que deux ou trois. Quoi qu’il en soit Alfred de Vigny était un orgueilleux de haute volée de par son esprit et de par sa plume. Il en est au dix-neuvième siècle de plus bruyants que lui, mais combien peu sont de sa taille ! À peine trois ou quatre poètes : Lamartine, Hugo, Alfred de Musset, seuls le dépasseraient de quelques millimètres s’il voulait se mesurer avec eux. Oui, c’est une noble figure que nous devons saluer chapeau bas. Cet orgueilleux de noble maison a vécu dans les grandes idées sans jamais tomber dans les infiniment petits.

Et pourquoi n’admettrait-on pas, dans le même rayon, parmi les dieux de l’Olympe romantique, la sympathique figure du soldat-poète, du gentilhomme de lettres Alfred de Vigny ? N’a-t-il pas eu ses jours de triomphe et ses quarts d’heure de sublimité ? Faut-il donc le renfermer dans sa Tour d’ivoire, celui dont le génie avait pris pour épigraphe : Seul le silence est grand ! N’a-t-il pas marqué l’histoire dans ses romans, comme Walter Scott ? n’a-t-il pas, dans son théâtre, réveillé la voix de Shakespeare ? n’a-t-il pas, poète mystique, continué dans ses poèmes la parole des prophètes ? Figure à jamais poétique, beau front habité par le rêve, bouche souriant sous l’amertume de la pensée, yeux bleus noyés dans l’idéal, chevelure blonde couronnant d’une auréole romanesque ce trouvère égaré dans le dix-neuvième siècle !


III

Louis Ratisbonne, l’ami tout fraternel d’Alfred de Vigny, devrait faire une conférence sur ce grand poète trop oublié : ni marbre, ni bronze pour ce génie superbe et ce cœur vaillant.

Et à propos de bronze et de marbre, Louis Ratisbonne m’écrit : « Un Anglais de passage à Paris m’a demandé sur quelle place se trouvait la statue d’Alfred de Vigny et quelle pièce de lui il pourrait voir jouer au Théâtre-Français. J’ai été confus.

» Alfred de Vigny a vécu pauvre et retiré entre sa mère et sa femme malades dont il fut le frère infirmier. Il mourut peu de temps après sa femme, en proie au terrible vautour : le cancer.

» Vous savez que sous son apparence rigide et doucement altière, il disait : « La politesse est une défense. » C’était un passionné. Eh bien ! ce qui a remué les profondeurs de son cœur ardent, il l’a dit comme il a voulu le dire sous le voile divin de la poésie dans la Maison du Berger, dans les Colères de Samson et autres poèmes en vers immortels.

» Ne cherchez pas à enfoncer les portes de la Tour d’ivoire. Ouvrez-en, cher ami, la porte avec douceur et montrez le poète travaillant comme on prie la nuit, surtout cherchant avec ferveur dans les étoiles, comme dit Chatterton, le chemin que montre le doigt du Seigneur. »

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Voilà l’éloquence de l’amitié ; mais sous prétexte qu’il ne faut pas enfoncer la porte d’ivoire, il ne faut pas non plus couvrir d’un voile plus ou moins transparent les actions d’un homme doué de grands sentiments ; ne cachons que ceux qui ont mal mené leur existence. Ce sont précisément des hommes comme Alfred de Vigny qu’il faut donner en exemple.