Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/8

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Ernest Flammarion (p. 105-115).


VIII

LE SALON

DE

LA COMTESSE DE CASTELLANE

I

En ce temps-là, il y a près d’un demi-siècle, l’esprit de Paris était gouverné dans les salons par des femmes incomparables : la comtesse de Castellane, la princesse Mathilde, la comtesse Le Hon, madame de Girardin, mademoiselle Rachel, quelques autres, dignes de survivre dans le souvenir impérissable de la beauté dans l’art et de l’esprit avant la lettre. C’était un vrai plaisir de franchir le seuil de ces salons, toujours fermés aux non-valeurs, toujours ouverts aux grands artistes, aux grands poètes, aux grands mondains.

Les salons de la comtesse de Castellane étaient souvent transformés en théâtre. On jugeait qu’une vraie fée présidait là aux plaisirs des autres. La comtesse de Castellane avait conservé les traditions de ces grands seigneurs du dix-huitième siècle, qui ne faisaient jamais bâtir un château, ni un hôtel, sans s’inquiéter de la salle de spectacle. Le théâtre Castellane était un vrai théâtre, presque pareil au théâtre du Palais-Royal.

Chez la charmante comtesse, les comédies étaient représentées devant un parterre de grands seigneurs et de duchesses. Le 25 mars 1851, à la représentation de la Comédie à la fenêtre, il n’y eut pas moins de trois cents spectateurs, et quels spectateurs ! Louis XIV, quand il donnait la comédie à Versailles ou à Fontainebleau, n’avait pas assurément un meilleur public. En effet, on y remarquait les infants d’Espagne, la princesse Mathilde, le duc et la duchesse de Blacas, le prince de Broglie, le duc de Castries, la princesse de Chimay, le duc de Crillon, la duchesse de Grammont, le comte de Clermont-Tonnerre, le vicomte de la Tour-du-Pin, le duc et la duchesse de Doudeauville, le comte et la comtesse Sosthène de La Rochefoucauld, le duc de Fitz-James, la duchesse de Dino, le duc de Richelieu, le duc et la duchesse de Valentinois, le duc et la duchesse de Mortemart, le duc et la duchesse de Noailles, le comte et la comtesse Pozzo di Borgo, la comtesse de Sainte-Aldegonde, le marquis et la marquise de Jumilhac, le comte et la comtesse de Talleyrand, la baronne de Rothschild, le prince Poniatowski, le marquis de Barbentane, la duchesse de Vicence, le marquis de Fénelon, la marquise de Las-Marismas, le comte Apponi, la duchesse d’Istrie ; et les hommes politiques et littéraires qui faisaient la pluie et le beau temps dans la France contemporaine : les deux Dumas, Victor Hugo, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Jules Janin, le duc de Morny, le prince Murat, Édouard Houssaye, Albéric Second, Eugène Delacroix, Robert Fleury, Hébert, le prince Napoléon, Morny. N’oublions pas M. Auber, qui avait donné un joli motif pour l’orchestration invisible de la Comédie à la fenêtre.

Théophile Gautier a dit dans son feuilleton de la Presse du 28 mars 1851 :

« C’était, ce soir-là, une vraie première représentation, et non pas la représentation d’un proverbe fait pour être joué entre deux paravents : c’était une vraie comédie avec un vrai décor ; vous allez en juger : la Comédie à la fenêtre, c’est le titre de la pièce. En effet, tout se passe à la fenêtre. Le théâtre représente une maison vue du dehors à l’étage du balcon et à l’étage des mansardes ; le balcon est divisé par un mur mitoyen bâti avec des rosiers et des orangers ; d’un côté du mur, il y a une dame ; de l’autre côté, il y a un monsieur. Comment peut-il en être autrement ? Au-dessus de la dame, à une des fenêtres du toit, il y a un étudiant qui étudie sa voisine. À l’autre fenêtre, au-dessus du monsieur, il y a une jeune fille qui brode des manchettes et que je peindrai d’un seul mot, en disant qu’elle s’appelle Rosine.

» Quand la toile se lève, l’étudiant se penche au-dessus du balcon et cueille au mur mitoyen des roses avec une pincette. — Voilà, dit-il, mon bouquet pour Rosine.

» Et Rosine, en fille bien apprise, se montre à la fenêtre.

— » Ah ! le beau soleil, comme cela réjouit le cœur : il me semble que le mien joue du violon !

» Exclamation de l’étudiant :

— » Qu’elle est jolie, avec ses cheveux en révolte ! Ma voisine, voulez-vous des roses ?

» Les femmes prennent ce qu’on leur donne, et les femmes ne donnent que ce qu’on leur prend.

— » Qu’est-ce que vous répondez à mon billet doux ?

» Je ne l’ai pas lu.

— » Cela ne vous dispense pas d’y répondre.

» Rassurez-vous, votre billet est bien placé, je l’ai mis là.

» Et Rosine indique délicatement son sein.

— » Alors, dit l’étudiant, c’est un billet sous seing-privé.

— » Vous n’êtes pas sérieux. Vous ne m’aimez pas.

— » Je vous aime comme les Normands aiment les procès et comme les sculpteurs aiment le marbre.

— » Et moi, je vous aime comme le vent aime les girouettes.

— » Je vous aime, Rosine ; mais, à votre fenêtre, je ne vous vois qu’en buste, et je voudrais bien qu’il me fût permis d’aller fumer mon cigare à vos pieds. »

Voilà comment s’ouvre la première scène.

« Tout cela est très spirituel et très inattendu », dit Théophile Gautier.

Nous passons par-dessus toute la seconde partie, où la passion prend la place de l’esprit.

« Nous espérons, d’ailleurs, revoir bientôt, ajoute le critique, la Comédie à la fenêtre, car cette pièce appartient désormais au répertoire de l’esprit français ; mais où sera-t-elle jouée comme elle l’a été, au théâtre Castellane, par Brindeau et Got, mesdames Judith et Fix ? Quel meilleur éloge pour ces quatre charmants comédiens, que de citer leurs noms ! »

Ce rêve de Théophile Gautier ne fut pas réalisé. La représentation avait fait beaucoup de bruit. L’empereur me dit qu’il voulait voir jouer la pièce au Théâtre-Français, avec les mêmes acteurs. Je fis remarquer à l’empereur qu’étant directeur du Théâtre-Français, je ne pouvais pas y faire jouer une pièce de moi ; mais l’empereur insista à ce point que j’assemblai le comité de lecture qui décida tout d’une voix qu’il fallait jouer la pièce.

On peignit les décors. C’est alors que mes ennemis prirent la parole et me promirent une bordée de sifflets à chaque scène.

On sifflait beaucoup en ce temps-là. Les sifflets ne me faisaient pas peur, mais j’aurais été désolé que les acteurs en eussent leur part.

Pendant une période, ce fut un rude métier que celui d’apaiser le parterre en révolte, parce qu’on avait voulu supprimer la claque. Augier, Ponsard, Mérimée, Sandeau et plusieurs autres furent sifflés, témoin Diane, une belle comédie d’Augier et de Sandeau, qui tomba le premier soir sous les sifflets ; témoin aussi les Entr’actes de la Comédie de Molière, par Alexandre Dumas, et le Carrosse du Saint-Sacrement, de Mérimée. En un mot, il y avait des siffleurs à tout propos.

Brindeau et Maillart ne voulaient pas qu’on sifflât de belles choses ; ils promirent de souffleter toute la série d’imbéciles qui voulaient faire la loi sur la première scène française, sifflant, de-ci, de-là, les comédiens comme les auteurs. C’est alors qu’un soir Brindeau administra une gifle, qui eut un grand retentissement, à un jeune chenapan chassé de la claque avec un de ses pareils. Ce soufflet calma les esprits rebelles.

Brindeau était quelquefois difficile à vivre. Un soir, il rencontre un chroniqueur au café de la Régence.

— Dis donc, gamin, on me dit que tu as mal parlé de moi dans une de tes feuilles de chou.

— Avec plaisir, dit le chroniqueur en riant.

Sur ce mot, Brindeau le soufflette.

— Avec plaisir, dit, à son tour, le comédien, éclatant de rire.

Le jeune journaliste raconta lui-même la scène dans le Figaro, comme si Brindeau lui eût ainsi donné un titre de noblesse.


II

Parmi les femmes qui se disputaient la couronne de la mode, il y eut alors une femme bruyamment spirituelle qui disait : « J’ai de l’esprit pour deux. » Cette femme, c’était la comtesse Le Hon ; elle avait de l’esprit pour elle et pour son mari, un petit ambassadeur qui laissait dire et qui laissait faire, mais qui n’était pas si bête que cela. L’ambassadrice, elle aussi, donnait la comédie dans ses salons, sans parler de la comédie intime. Son hôtel aux Champs-Élysées est encore debout, et il abrite toujours celui du duc de Morny, surnommé par antiphrase : « La niche à Fidèle. »

Ma première invitation chez la comtesse Le Hon me fit autant de plaisir que ma stalle d’orchestre à la première représentation de Lucrèce Borgia. La comtesse était une grande metteuse en scène, avec l’amour du faste et du théâtre. Tout salon parisien est un théâtre. Seulement, il faut avoir ses acteurs et connaître son public ; ne pas allumer les chandelles ni trop tôt, ni trop tard ; frapper les trois coups quand c’est l’heure ; ne pas donner trop souvent la même comédie ; finir la représentation quand on s’amuse encore.