Souvenirs de l’Adriatique (1871-72)/03

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SOUVENIRS
DE L'ADRIATIQUE

III.
LE PACHALIKAT D’ÉPIRE ET L’HELLÉNISME EN TURQUIE[1].


I

Le vaste pachalikat d’Épire est borné d’un côté par la Mer-Ionienne, de l’autre par la mer Egée ; on voit qu’il traverse la Turquie méridionale tout entière et qu’il comprend la Thessalie, province qui dépendait du gouvernement de Salonique il y a quelques années. La chaîne du Pinde divise ce vilayet en deux parties. Au sud, il touche partout au royaume de Grèce, au nord à la Haute-Albanie et à la Macédoine. La vallée de la Woyoutza, l’ancien Aoüs, par laquelle nous étions entrés dans cette province et que nous avons suivie durant cinq journées, d’Avlona à Janina, est une des plus belles de cette région. Le fleuve roule entre deux chaînes de montagnes ; tantôt il glisse tranquille et limpide sur des nappes de sable, tantôt, bouillonnant et couvert d’écume, il se précipite comme un torrent. Le sentier à peine tracé contourne les rochers, passe au pied de grandes masses grises qui s’élèvent à pic sur le bord des eaux, grimpe dans les gorges, se perd dans les bois, et cependant laisse presque toujours la vue s’étendre au loin sur la vallée. Au mois de janvier, les couleurs presque pâles, bien que toujours très pures, les lignes précises des tableaux qui se succédaient sous nos yeux, donnaient à cet ensemble une distinction et un charme d’autant plus vifs que déjà tout annonçait le voisinage de la Grèce.

L’Epire entière n’est qu’une vallée, au milieu de laquelle plusieurs fleuves forment des bassins souvent parallèles ; à l’est s’élève la grande chaîne du Pinde, sur le bord de la mer les monts Acrocérauniens et vingt sommets sans nom ; de chacune de ces murailles descendent des contre-forts. Quand ces hauteurs sont trop rapprochées les unes des autres, on ne voit que des roches de couleur grise, des cimes neigeuses et des précipices, de faibles cours d’eau qui coulent péniblement sur un lit de pierre. La grandeur de ces masses, l’uniformité d’une végétation pauvre, l’absence presque continuelle de la vie, le silence de la solitude, le manque d’horizon, l’étroitesse du ciel qu’on n’aperçoit que par de rares échappées, tout cet ensemble est d’une profonde tristesse. Quelques-uns de ces cantons, celui de Souli par exemple, sont d’un aspect lugubre. C’est dans de pareils sites que l’imagination des anciens avait placé l’Achéron infernal, fleuve qu’ils ont décrit si exactement et qui rappelle le Styx arcadien. On comprend en parcourant ces contrées quel genre de désolation la religion hellénique prêtait au Tartare. L’Epire, il est vrai, a de belles prairies, comme celles de Paramythia ; quelquefois les villes s’élèvent au milieu des bois d’oliviers : Avlona au nord, Prévésa au sud, cachent dans des jardins leurs minarets et leurs vieilles murailles en ruines. Le village de Parga est perdu dans les citronniers ; mais ce qu’il faut surtout dans ce pays pour qu’il ait une complète beauté, c’est que la vue s’étende au loin. La capitale du vilayet, Janina, a ce rare bonheur ; si cette ville voit devant elle, à quelques pas, la lourde chaîne du Pinde, au sud les sommets d’Arta, ceux des monts Odrys, sont assez éloignés pour être revêtus par la lumière de ce gris lumineux, brillant comme un tissu de soie, qui recouvre les montagnes sous le ciel d’Orient dès que nous les voyons à distance. Janina déroule en long ruban sur les bords d’un lac ses maisons, ses mosquées, ses églises ; ainsi s’ajoutent à l’aspect grandiose du tableau la variété et la vie que l’eau donne toujours, même à la nature la plus aride.

Le gouvernement d’Épire a imprimé en 1871 une statistique du vilayet dans le Salinameh ou annuaire officiel ; bien que ce document soit très incomplet et qu’il ne faille pas toujours accepter sans contrôle les renseignemens qu’il donne, nous devons cependant en tenir grand compte. Il est certain que l’autorité a fait faire un recensement, qu’elle a même commencé l’inventaire des champs cultivés et des maisons ; elle connaît bien les sommes qu’elle dépense pour la province ; si nous devons avoir une crainte, c’est x qu’elle exagère ses évaluations. D’autres travaux récens, un rapport de M. Stuart, publié dans l’enquête ordonnée par la Grande-Bretagne, sur l’état des classes laborieuses[2], plusieurs études de M. de Gubernatis dans le Bulletino consolare du royaume d’Italie, les archives du consulat de France à Janina, enfin les monographies locales, surtout celles qu’avait commencées M. Aravantinos et que sa mort vient d’interrompre, permettent de corriger les chiffres donnés par la Porte.

La superficie du vilayet est de 45,000 kilomètres carrés, la population de 718,000 âmes, ce qui donne en moyenne 17 habitans par kilomètre. La province est divisée en cinq sandjaks, ceux de Janina, de Prévésa, d’Argyro-Castro, de Bérat et de Trikala ou de Thessalie. Il est difficile de savoir quel est le nombre des Turcs ; on l’évalue à 10 ou 11,000 seulement ; par contre, le Salinameh indique 251,000 musulmans, chiffre qui peut être considéré comme certain. Ces mahométans étaient autrefois chrétiens et appartiennent à la race des Chkipétars. Les Albanais d’Épire n’avaient été convertis à la religion grecque qu’imparfaitement, ils ont accepté la croyance nouvelle sans difficulté. La faute de ce changement est au patriarcat de Constantinople, dont la propagande n’avait été ni assez suivie ni assez sérieuse. Ces chrétiens devenus musulmans suivent dans les villes les préceptes du Coran, et même doivent à leur médiocre culture une rigueur intolérante ; dans les campagnes, la foi à l’islamisme est souvent aussi incertaine que dans le pachalikat de Scutari. Les Albanais représentent les 67 centièmes de la population totale du vilayet. Ils sont surtout groupés au nord dans les provinces de Bérat et d’Argyro-Castro ; on n’en trouve plus que 25,000 dans la circonscription de Prévésa. L’élément grec domine donc au sud. La Thessalie est grecque presque tout entière. Si dans le sandjak de Janina le recensement ne donne que 29,000 Grecs, les Albanais hellénisés y forment une masse considérable. Il faut ajouter à ces différentes races 43,000 Valaques, qui habitent surtout les districts de Malakas et d’Aspro-Potamos. Quant aux Slaves, M. Stuart et M. de Gubernatis en portent le chiffre l’un à 18,000, l’autre à 20,000, en admettant qu’ils ont peuplé autrefois le canton de Zagori ; mais cette partie de l’Épire, si elle a été habitée par ce peuple au moyen âge, conserve aujourd’hui de si vieilles traditions grecques qu’on ne peut guère admettre l’influence durable de cette invasion. Le pays de Zagori a une culture tout hellénique ; on y retrouve en particulier ces corporations de médecins, célèbres dans la Turquie d’Europe, qui conservent encore les vieilles formules de l’école hippocratique. Il serait utile, avant que ces pratiques ne disparaissent tout à fait, de les décrire scientifiquement, on y trouverait des usages qui remontent à la plus haute antiquité.

Le budget de la province porte les recettes à 12 millions de francs. La statistique officielle nous rend le grand service de ramener les impôts perçus en Turquie à une classification simple. Il est rare qu’un étranger, même avec de grands efforts, puisse comprendre le système financier, en apparence compliqué, de l’empire ottoman. Je trouve vingt-deux taxes différentes dans un rapport consulaire ; le Salinameh ne donne que cinq espèces d’impôts, le verghi, taxe foncière, le bédélié payé par les chrétiens comme compensation du service militaire, auquel ils ne sont pas astreints, les dîmes, les droits sur les bestiaux, et enfin les contributions indirectes. Le verghi est fixé à Constantinople pour chaque province ; le conseil administratif de Janina divise ensuite la somme que l’Épire doit payer en cinq parties qui correspondent chacune à l’un des sandjaks, puis en autant de groupes que l’on compte de casas ou districts. Ce système diffère peu de celui qui est suivi dans la plus grande partie de l’Europe. Le contingent de l’Épire pour l’impôt foncier est de 2 millions de francs. Le témétou, qu’on joint d’ordinaire au verghi, est payé par toute industrie à raison de 4 piastres pour 1,000 piastres de revenu. L’impôt militaire est de 4 fr. 60 c. par tête pour chaque famille chrétienne ; il donne dans cette province un peu plus de 1 million de francs. Les hommes de douze à soixante ans seuls y sont soumis. Leur nombre doit être d’environ 220,000, chiffre qui s’accorde avec ceux que nous avons adoptés, et qui contredisent les évaluations, à notre sens trop peu élevées, de M. Stuart. Les dîmes sont vendues annuellement au prix de 5 millions. Toutes les autres taxes réunies ne produisent guère plus de 3 millions de francs. On voit que l’impôt en Épire donne une proportion de 17 francs par tête. Ce n’est pas l’exagération des taxes qui provoque les plaintes des raïas, c’est la manière dont elles sont perçues dans un pays qui n’a pas de cadastre, qui pratique le déplorable système des fermes, où le contribuable n’a nulle garantie contre l’arbitraire ou le caprice.

L’argent recueilli dans la province sert en partie à payer les fonctionnaires turcs ; le reste est envoyé à Constantinople. La Porte dépense moins de 4 millions de francs dans un vilayet où elle touche 12 millions, encore sur le total de la dépense faut-il compter 2 millions 1/2 pour les traitemens des hauts dignitaires. Le vali reçoit 108,000 francs par année, les cadis et les administrateurs de sandjak touchent chacun 36,000 fr., le chef des finances 24,000, le directeur de la douane et celui de la correspondance 18,000 francs. Ce sont ces sommes élevées qui absorbent les revenus de la Porte. Le sultan du reste donne l’exemple. Si la liste civile du chef du gouvernement français était calculée par rapport au revenu général d’après les mêmes proportions que celle du grand-seigneur, elle dépasserait 200 millions. Par contre, les employés inférieurs n’obtiennent pas du trésor la somme strictement nécessaire pour vivre. Telles sont les dépenses de l’aristocratie administrative, entourée d’une nombreuse clientèle, qu’elle doit presque toujours s’endetter pour suffire aux frais qui l’accablent ; ses subordonnés, pour augmenter leur traitement, sont dans l’obligation de recourir au bakchich.

La Porte dépense en Epire pour l’instruction publique 30,000 fr. exclusivement attribués aux écoles musulmanes. Ces institutions sont nombreuses. Les enfans y passent des années ; on aurait tort de croire qu’ils vivent dans l’ignorance, mais il faut du temps pour apprendre à lire le turc, et surtout pour écrire une langue qu’on ne peut bien parler qu’en connaissant l’arabe et le persan. L’âge de quinze à seize ans arrive sans que l’élève sache autre chose que lire et écrire. Deux cent mille francs sont consacrés aux travaux publics. Le gouvernement a commencé trois routes, l’une va de Janina à Arta, l’autre au nord vers Argyro-Castro, enfin la troisième doit rejoindre la capitale du vilayet à l’escale qui est en face de Corfou. Si imparfaits que soient ces chemins, et bien que les pluies emportent les ponts chaque année, le voyageur habitué à l’Orient ne les voit pas sans surprise. Les sommes que produisent les impôts disent la pauvreté du pays, bien que la Thessalie ait des plaines magnifiques, le Pinde de belles forêts, qu’une grande partie de l’Épire, laissée en friche, puisse être cultivée. Comme dans tous les pays où l’agriculture est négligée, l’Epirote préfère l’élève des moutons et des chèvres au labourage. On compte dans la province, d’après la dîme, 3 millions de ces animaux, c’est-à-dire 37 têtes par maison ; la France n’en possède pas plus de 5 par famille. Ces vastes troupeaux sont un obstacle à tout progrès de la culture ; ils détournent le paysan du travail pénible en lui assurant d’assez forts bénéfices sans qu’il s’impose de fatigue, ils encouragent la paresse, ils empêchent le reboisement des montagnes, où les pousses des jeunes arbres sont détruites chaque année ; ils sont un des fléaux du pays.

L’administration présente dans cette province tous les caractères que nous avons remarqués précédemment dans le vilayet d’Andrinople. Ce qui est en Épire un sujet d’études plus neuf, c’est le caractère même de la population chrétienne. Presque exclusivement albanaise au nord, elle subit tous les jours l’influence des Grecs, s’instruit dans leurs écoles, se sert de leur alphabet pour écrire sa langue, partage leurs idées. Nombre de patriotes d’origine chkipétare qui avaient acquis une grande fortune l’ont consacrée à des œuvres helléniques. Dans les districts méridionaux où l’élément grec est prédominant, on trouve une population plus intelligente, moins cultivée que l’Hellène de la Grèce propre, plus énergique et plus rude. La Basse-Épire, qui commence à Janina, n’a jamais entrevu que de loin la civilisation hellénique. Pour Thucydide, la Grèce civilisée s’arrêtait à Naupacte ; les Etoliens, à ses yeux, étaient déjà des barbares qui vivaient toujours en armes ; les Acarnaniens ne se sont jamais mêlés que par exception aux événemens qui passionnaient le Péloponèse et l’Attique. Le pays des Molosses-Epirotes resta plus isolé encore. Hérodote plaçait dans ces régions, aux frontières extrêmes du monde grec, l’oracle pélasgique de Dodone, sanctuaire mystérieux où les arbres prédisaient l’avenir, où les forêts étaient le temple de la Divinité. On ne trouve plus en Épire les restes d’un seul édifice qui témoigne d’une civilisation avancée, si on excepte les grandes et belles ruines de Nicopolis, cette capitale de fondation récente qu’Auguste éleva près du promontoire d’Actium en souvenir de sa victoire, et, comme les historiens le marquent clairement, pour créer un centre d’industrie et de progrès dans un pays resté jusque-là sauvage. Toutes ces constructions sont en briques ; elles frappent par le vaste développement de l’enceinte encore intacte, par les masses qui servaient de soubassement aux édifices ; les temples et les palais étaient autrefois revêtus de plaques de marbre ou de stucs élégans. Deux grands théâtres, des bains, d’autres monumens dont la destination n’est plus certaine, s’élèvent à côté des aqueducs et des murs, au milieu des grandes herbes que parcourent des troupeaux de bœufs et de chèvres, entre deux mers qui baignent un isthme étroit, en face des chaînes entassées de l’Acarnanie. La ville qui fut bâtie en ce lieu reçut des administrateurs, des soldats, quelques familles riches ; elle vécut au milieu d’un luxe dont les écrivains de l’antiquité nous ont dépeint l’éclat ; elle n’eut que peu d’influence sur le reste de la province, qui garda ses vieilles mœurs. On ne voit partout en Épire qu’un seul genre de constructions, ce sont les murs dits pélasgiques ou cyclopéens. Ils sont plus nombreux dans cette province qu’en aucun autre pays du monde ancien ; ils font le grand intérêt pour l’archéologue d’un voyage dans ces régions. Dans la seule vallée de Paramythia, on trouve dix ou douze enceintes de ce genre. Elles sont aussi fréquentes sur les deux rives de l’Aoûs ; c’est par centaines qu’il les faut compter dans toute l’Épire. Cette architecture a même laissé dans le pays des villes entières, comme celle de Kastritza, où les murs, les rues, les soubassemens des maisons, nous montrent ce que devait être une cité cyclopéenne. Zalongo possède de belles voûtes pélasgiques qui témoignent déjà d’une véritable habileté, un palais bâti dans ce style, et, ce qui frappe davantage encore, un théâtre. Il est facile de voir que ce mode de construction ne doit pas être toujours attribué à la haute antiquité, qu’il se conserva dans un temps où le monde antique avait déjà une culture très avancée. Il témoigne toutefois du peu d’influence qu’eut l’art grec sur ces contrées.

L’histoire ne contredit pas les monumens. La vie de Pyrrhus, surtout pour l’époque qu’il passa dans son pays natal, nous dépeint l’Épire comme un état barbare ; le pays était resté soumis à des rois quand le principat avait disparu de toute la Grèce. On retrouve dans Plutarque une suite de détails de mœurs que les coutumes des Albanais modernes expliquent seules ; son héros même, bien qu’élevé en Égypte et en Macédoine et doué de qualités supérieures, ne fut jamais qu’un condottiere de génie. Nous le voyons se jeter en Macédoine sans autre motif que le désir de faire une razzia, passer d’une cause à une autre, rechercher les combats singuliers, se mettre au service de quiconque l’appelle. Bien qu’il commande à des soldats de différentes nations, une petite troupe d’hommes dévoués ne l’abandonne jamais ; c’est avec elle qu’il parcourt le monde. Dédaigneux des lettres, insensible aux arts, étranger aux qualités comme aux défauts des Grecs, il ne recherche que la mêlée et l’action, moins encore pour les triomphes de tactique, bien qu’il y ait excellé, que pour le rôle personnel qu’il joue, l’épée à la main, en face de l’ennemi. Pyrrhus est le héros de l’Épire, le seul grand homme qu’elle ait produit dans les temps anciens, au moment même où la Grèce n’allait plus avoir de grands hommes.

Au moyen âge, cette race eut des chefs qui rappellent le roi des Molosses, mais dont le rôle fut moins illustre ; tel fut, à la fin du XVe siècle, le plus remarquable d’entre eux, Mercure Boua, dont le monument funèbre se voit aujourd’hui à Trévise. Coronaïos de Zanthe a raconté sa vie dans un poème en vers grecs qui est conservé à la bibliothèque de Turin[3]. Mercure quitte de bonne heure sa patrie ; il prend part aux guerres d’Italie, tantôt dans un camp, tantôt dans un autre ; il recherche moins la solde et le butin que l’activité. Ses compagnons d’armes et lui ne savent que se jeter dans le combat. Venise les soumet parfois à une discipline ; elle en fait alors une cavalerie légère qu’elle lance pour engager l’action ou pour la terminer. Ce qui domine en eux, c’est l’ardeur, l’impétuosité, un courage qui ne regarde rien. Ils ont décidé plus d’une fois de victoires importantes. On peut répéter à leur sujet ce que Plutarque disait de Pyrrhus : « le repos leur est inconnu ; ne faire de mal à personne, ou n’en point subir, leur est insupportable. » Mercure lui-même, retiré à Venise, a dicté le long récit de ses exploits au pauvre scribe qui les mettait en vers. Nous avons là une histoire de l’Europe depuis 1495 jusqu’à 1520, racontée comme pouvait le faire un Épirote. Ce chef de bandes avait vu de près Charles VIII et Louis XII, il avait assisté aux conseils de Jules II, à ceux du sénat de Venise ; il peint à sa manière ces personnages et ces assemblées. Peu d’œuvres littéraires ont au même point cette étrange naïveté ; c’est là un poème unique où il faut chercher non-seulement le tableau des mœurs épirotes au début des temps modernes, mais surtout un exemple des sentimens très simples qu’éprouvent les rudes intelligences en face de la civilisation, des pensées indécises, des réflexions incomplètes qui les agitent, et qu’elles essaient en vain d’exprimer.

Cette énergie du caractère s’est montrée à nouveau il y a cinquante ans, lors de la guerre de l’indépendance. Les Albanais hellénisés se trouvent mêlés à tout ce qui se fit alors d’héroïque ; ils peuvent être fiers de leur part de gloire. Ils ont donné à cette lutte Karaïskakis, Zaïmis, Miaoulis, Botzaris, Canaris et vingt autres, nés en Épire, ou de familles exilées qui étaient venues se fixer en Grèce. On sait le désespoir de ces femmes qui se jetèrent du haut des rochers de Zalongo pour échapper aux musulmans, et tous ces faits d’éclat qui, chantés alors par nos poètes, sont encore racontés dans le pays. La désolation des montagnes de Souli, où on ne voit au milieu des hauts sommets à pic, des ravins et des gorges, qu’une forteresse turque, rappelle l’héroïsme des habitans de cette contrée. Quelques rares bergers qui conduisent des chèvres au milieu de ces pierres montrent la citadelle avec colère. L’un d’eux insulta le gendarme qui nous précédait, aucune violence ne put forcer ce Souliote à rétracter ce qu’il avait dit ; le Turc, vaincu par cette obstination, le laissa aller la figure tout en sang ; ce garçon de quinze ans en s’éloignant répétait ses injures, et criait que le jour de la vengeance viendrait. Il y a là une force de caractère qui n’est point dans les habitudes générales des Grecs. Ce peuple a presque toujours depuis des siècles un courage plus souple, plus réfléchi, plus habile ; les Grecs souhaitent que cette âpreté soit mise tôt ou tard au service de leur cause. Les Épirotes, moins intelligens que les autres Hellènes, ont du reste plus de suite dans les idées, une imagination moins vive, une conduite plus simple, et par là encore ils pourraient être d’utiles alliés.

Les communautés purement grecques de l’Epire ont les mœurs et les institutions que conserve partout en Turquie la famille hellénique. Si on se borne à les étudier dans cette province, on n’en comprendra ni la force ni la faiblesse ; pour en voir toute l’importance, il faut les considérer dans l’empire ottoman tout entier. Les idées et les aspirations de cette race, dispersée dans des pays si divers, ont toujours exercé en Orient une grande influence ; elles forment ce qu’on appelle l’hellénisme.


II

On compte en Turquie environ 2 millions de Grecs, partagés à peu près également entre les provinces d’Asie et celles d’Europe. Si nous ajoutons à ce chiffre celui de la population du royaume de Grèce, nous n’arrivons pas à plus de 3 millions 1/2 d’Hellènes. Il semblera peut-être que ce total est peu élevé, mais il faut remarquer combien les races sont divisées en Orient. On porte à 4 millions le nombre des Arméniens ; 2 millions seulement dépendent de la Sublime-Porte. Les Albanais sont beaucoup moins nombreux que les Grecs. Quant aux Slaves chrétiens, — les seuls dont nous devions nous occuper ici, — les Serbes des provinces immédiates, les Bosniaques, les Bulgares et les Croates, peuvent être évalués au chiffre de 3,800,000.

Si on excepte la Thessalie, le sud de l’Epire, les îles de l’Archipel et quelques parties de la Macédoine, les Grecs se trouvent établis le long des côtes, ils forment une bordure que l’on retrouve tout autour de l’empire ottoman. Ainsi les ports de l’Asie-Mineure sont, pour la plus grande partie, en leur pouvoir ; ainsi ils occupent les deux rives de la mer de Marmara, et dans le Pont-Euxin on les rencontre depuis Constantinople jusqu’au Danube, depuis le Bosphore jusqu’à Trébizonde. Le reste de la race est répandu à l’état de colonies dans les pays slaves et en Asie. Les Grecs sont donc partout, bien qu’ils ne possèdent en propre que des provinces peu étendues. La situation des armemens est loin d’être aussi favorable. Le territoire qu’ils occupent n’est qu’une sorte de bande qui touche à la mer au nord par le Caucase, au sud par la Cilicie, et qui traverse l’Anatolie tout entière. La plupart, enfermés dans leurs provinces, jouissent d’une indépendance sauvage qui inquiète peu le gouvernement turc. Les Slaves vivent isolés dans leurs montagnes ou dans leurs plaines. On sait que les plus nombreux d’entre eux, les Bulgares, sortent à peine de la barbarie. Les qualités les moins contestées des Grecs leur ont donné jusqu’ici une évidente supériorité sur les autres races de l’empire ; leur esprit d’entreprise, leur activité commerciale, leur habitude de la mer, les distinguent, même pour l’observateur le moins attentif, des Slaves et des Albanais. Si l’Arménien est habile au négoce, il se tourne très peu vers l’Europe ; ce peuple asiatique semble se rappeler toujours ses origines. Ses plus riches communautés, dans les grandes villes de Turquie, vivent chez elles sans rapport avec les autres familles chrétiennes qui les entourent.

Les Grecs doivent aux legs que leur a faits l’empire byzantin, aux sympathies de l’Europe qui leur ont souvent donné un utile appui, d’autres avantages plus précieux. L’empire de Constantinople leur a laissé l’administration des chrétiens d’Orient qui prennent le titre d’orthodoxes. Depuis trois cents ans, ce sont les Hellènes qui gouvernent presque tous les non-musulmans de la Turquie. Certes les cadres de l’ancienne église ont été modifiés. Des circonscriptions qui comprenaient douze évêchés n’en comptent plus qu’un ou deux ; telles sont celles de Philippopolis, d’Andrinople, de Janina. Il n’en est pas moins vrai qu’aujourd’hui encore la race grecque garde seule le privilège de donner des évêques aux orthodoxes de la Turquie. La haute église est tout entière en son pouvoir ; or, pour les chrétiens, dans l’empire ottoman, l’évêque représente l’administration ; non-seulement il règle les mariages et les divorces, mais il veille à l’exécution des testamens ; il a la haute main dans la question des écoles, dans celle des hospices et de tous les établissemens d’utilité publique. La plupart des contestations civiles sont portées à son tribunal. Dans les conseils du gouvernement, où se décident les affaires des finances et de justice, il est, aux termes de la nouvelle loi sur les vilayets, le représentant légal de la communauté. C’est par son intermédiaire que passent les plaintes des raïas à l’autorité. Il a entrée partout et en tout temps, et, quand il veut parler un langage ferme, il est rare qu’il ne soit pas écouté. Par ses relations avec Constantinople, par son influence auprès de la société du Phanar, par les journaux, qui commencent à prendre en Orient une réelle importance, il peut faire échec au pacha le plus influent.

Les chrétiens de la religion grecque forment pour la Porte la nation des Romains. On reconnaît ici l’ancien titre des empereurs de Constantinople, qui s’appelèrent jusqu’au dernier jour rois des Romains. Les Ottomans donnent encore à la Turquie d’Europe le nom de pays des Roms. Cette nation compte 6 millions d’âmes, dont 1 million seulement en Asie. Elle était plus nombreuse de près de moitié alors que les Principautés et la Serbie formaient des provinces immédiates. Si réduite qu’elle soit, elle reste la plus importante des communautés chrétiennes de l’Orient. Les Latins, qui n’ont jamais eu d’influence politique, et qui du reste sont divisés en très petits groupes, ne vont pas au nombre de 900,000 ; on ne compte guère plus de 2 millions d’Arméniens de la secte d’Eutychès. Si les musulmans forment en Asie les trois quarts de la population totale, ils atteignent à peine en Europe le chiffre de 4 millions . La Porte reconnaît dans la nation des Romains quatre églises autocéphales, celles d’Antioche, de Jérusalem, d’Alexandrie et de Constantinople ; mais les prélats qui gouvernent les trois premières admettent la suprématie de l’évêque de Constantinople, ils n’administrent que des circonscriptions peu importantes, ils se sont toujours groupés autour de leur supérieur naturel, qui leur prête l’appui de son autorité. Le patriarche œcuménique, en laissant de côté trente-six ou trente-sept circonscriptions qui relèvent des autres patriarcats, administre l’église avec le concours de cent dix-sept évêques ou archevêques. L’union des diocèses et du trône de Constantinople fait la force de l’église grecque. Le lien qui rattache les évêchés à la métropole n’a jamais été une simple fiction. Les relations sont de tous les jours entre le Phanar et les provinces les plus éloignées. Le patriarche a pour assesseurs sept métropolitains pris dans les diocèses les plus différens. Les évêques sont choisis par lui ; il les connaît personnellement. Il les a vus arriver encore jeunes à l’école ecclésiastique de Constantinople ; ils ont en général habité sa maison, comme secrétaires ou comme serviteurs. On sait très bien dans l’église grecque que, pour obtenir les hautes charges ecclésiastiques, il faut avoir fait partie de cette clientèle. Une fois pourvu de la dignité épiscopale, un prélat est sans cesse appelé à Constantinople. Pour la moindre difficulté ou avec ses fidèles, ou avec le gouvernement, il vient se justifier lui-même. Les pièces écrites n’ont que peu de valeur en Orient, et la présence des parties est toujours indispensable. Il est rare qu’on ne trouve pas au Phanar des évêques de toutes les provinces de l’empire. Les difficultés des moyens de transport en Orient ne sont pas un obstacle aux voyages. Un évêque ne peut arriver aux sièges vraiment fructueux qu’au prix de longs et difficiles déplacemens. Il faut qu’il suive la hiérarchie, qu’il commence sa carrière par les évêchés les plus pauvres pour parvenir ensuite à ceux qui sont richement dotés. Comme le fonctionnaire turc, le métropolitain grec passe donc une partie de sa vie sur les mauvaises routes de l’empire. Un évêque d’Épire, chez lequel nous recevions l’hospitalité cette année, avait habité successivement l’Arménie, la province du Pont, celle du Danube ; il s’apprêtait à partir pour Éphèse. Les canons du reste établissent ce lien du patriarcat et des provinces. Le saint-synode compte onze ou douze représentans laïques des communautés d’Asie et d’Europe. Quand le siège est vacant, les diocèses envoient leur bulletin de vote ; dix-huit villes nomment chacune un député qui vient prendre part personnellement à l’élection. Il n’arrive pas qu’un Grec influent de la province la plus éloignée se rende à Constantinople sans visiter le patriarche, et quelle influence en Turquie peut être durable, si elle n’est pas consacrée par de fréquens voyages dans la capitale ? De cet usage et de ces mœurs, il résulte que tous les Grecs riches des diocèses sont connus personnellement du saint-synode et se connaissent entre eux, que l’union de toutes les parties de la communauté est plus étroite qu’on ne se le figure d’ordinaire en Occident, qu’aucune église ne s’isole, que les traditions et les idées sont les mêmes partout.

Cette forte constitution ecclésiastique rend l’hellénisme présent partout et à chaque heure dans l’empire ottoman ; elle n’eût pas suffi à maintenir l’activité de la race ; deux autres institutions lui ont conservé dans les communautés composées seulement de Grecs une vitalité toujours jeune : ce sont les administrations locales et les écoles. Le moindre village grec a des commissions élues, des épitropies, chargées de régler les questions d’un intérêt général. Elles doivent tout au moins, dans le hameau le plus pauvre, surveiller les églises, gérer les biens légués à la communauté, imposer les taxes que paie chaque famille. L’élection est annuelle ; les membres choisis se réunissent plusieurs fois par mois. Dans les villes, ils sont très nombreux et se partagent les affaires ; ainsi à Janina, à côté du conseil des écoles, on trouve ceux de la métropole, de l’hospice, des orphelins. Si les Grecs ne s’occupaient pas de leurs intérêts les plus immédiats, aucun pouvoir n’y songerait pour eux ; la Porte ne s’adresse aux raïas que pour leur demander des taxes ; ces impôts une fois perçus, pourvu que la paix soit assurée, son rôle est fini. Cette participation aux affaires publiques a toujours passionné les Grecs ; ils ne comprendraient pas qu’il leur fallût y renoncer. Personne ne s’en désintéresse ; l’égalité est complète entre tous les membres de la communauté parce que les différences de culture intellectuelle sont nulles, que les habitudes sociales restent les mêmes, quelles que soient les conditions de fortune, que tous s’expriment avec une grande facilité et portent dans les affaires la même intelligence. Bien que le haut clergé soit le patron naturel de ces conseils, qu’il décide souvent du choix des membres et qu’il les réunisse d’ordinaire à l’évêché, l’indépendance des laïques est complète. Le bas clergé grec, qui est marié, se mêle à la vie de tous ; il ne forme pas une caste, il ne se distingue des fidèles que par le privilège qui lui est réservé de procéder aux cérémonies du culte. Il n’a pas une instruction qui puisse lui assurer une autorité supérieure. Il ne trouve aucune opposition chez un peuple qui partage toutes ses croyances. Les évêques n’ont point d’apostolat à entreprendre, nul ne mettant en doute les doctrines religieuses. Depuis trois siècles, aucune querelle intéressant la morale ou la foi ne s’est élevée parmi les orthodoxes. Cette église a renoncé à la prédication ; il lui est même inutile d’appeler les fidèles à la pratique de devoirs religieux dont nul ne s’affranchirait sans faire acte de mauvais patriote. Pour l’administration civile, les métropolitains doivent trouver leur principale force dans le concours des commissions. Le clergé et les laïques s’entendent donc sans difficulté ; ils sont associés dans une œuvre commune, comme du reste ils se trouvent réunis pour l’élection au trône œcuménique. Ce n’est même pas au nom de la foi que par le et agit surtout l’évêque ; il est plutôt le représentant de l’ancien empire byzantin que d’une secte religieuse. C’est ce qui fait qu’un clergé à bien des égards médiocre ne provoque aucune critique chez un peuple intelligent. Le pope a toujours été en communauté d’idées avec la nation. Dans un pays où l’église a légalement une si haute autorité, toute velléité de tyrannie religieuse est inconnue.

Comme il n’y a pas de hameau sans épitropies, on n’en trouve pas non plus un seul qui ne possède au moins une école primaire ; le nombre des Grecs qui ne savent pas lire est très peu élevé. Ces écoles se divisent en deux classes, les unes donnent l’enseignement mutuel, les autres ce qu’on appelle dans le pays l’instruction hellénique, c’est-à-dire que leur programme renferme tout ce qu’un Hellène doit savoir : le grec ancien, l’histoire générale, l’arithmétique, les élémens des sciences naturelles. Les élèves perdent même beaucoup de temps à traduire quelques pages de latin et font des exercices français. Si imparfaite que soit cette éducation, elle entretient le goût des choses de l’esprit. Les Grecs y attachent la plus grande importance ; partout on trouve des legs faits aux écoles. Le saint-synode s’occupe souvent des programmes ; on peut voir dans la correspondance récemment publiée du patriarche Grégoire, mis à mort par la Porte au début de la révolution grecque, une longue suite de lettres qui leur sont consacrées. En 1857, le patriarche a revu le règlement général de ces institutions ; son encyclique fait autorité aujourd’hui. Quelques établissemens se distinguent par une plus grande importance. Tel est à Constantinople celui que l’on appelle la grande école de la nation, véritable gymnase où on suit les programmes de nos lycées ; tels sont le gymnase de Philippopolis, qui possède une belle bibliothèque et un musée, celui d’Alexandrie, fondé par les frères Abéti, celui de Janina qui compte déjà deux siècles d’existence et qui porte aujourd’hui le nom de ses derniers bienfaiteurs, les frères Zosimas. Le collège de Janina existait au xync siècle, sous le nom d’école de Gkiouma, grand marchandée Venise, qui avait donné l’argent nécessaire pour l’établir. En 1820 un incendie détruisit tous les établissemens de la communauté grecque. Huit ans plus tard, cinq frères épirotes, Jean, Anastase, Michel, Zois et Nicolas Zosimas, fixés en Russie, où ils avaient fait fortune, attribuèrent tous leurs biens à la ville pour rétablir le gymnase et un hospice. Le premier fonds, dont une partie a été perdue à la suite des événemens politiques et aussi par le fait de gestions compliquées, mais qui a reçu depuis de nouveaux legs, donne en ce moment un revenu annuel de 110,000 francs. La fondation créée par les frères Zosimas comporte un lycée de quatre classes et une école hellénique ; elle compte près de 300 élèves, elle possède une bibliothèque où on trouve tous les classiques français, nos encyclopédies, les grandes collections latines et grecques, plus de livres qu’il n’en faut pour entreprendre des travaux sérieux. Un cabinet de physique a été acquis sur la même dotation ; selon les intentions des donateurs, les professeurs ont rédigé et fait imprimer des livres qui sont donnés gratuitement aux élèves ; des bourses sont attribuées aux enfans pauvres, qui logent chez des particuliers aux frais de l’institution ; enfin deux jeunes Grecs qui ont fait preuve de zèle et d’intelligence vont chaque année compléter leurs connaissances dans une des grandes universités de l’Europe.

L’histoire de ce gymnase est celle de tous les établissemens d’instruction dans les villes de Turquie, tous sont l’œuvre de particuliers généreux qui d’ordinaire ont fait fortune au dehors. Ainsi, dans un petit village situé en face d’Argyro-Castro et qui compte à peine cent maisons, la libéralité d’un Grec de Constantinople, M. Christaki Zographos, institue aujourd’hui un orphelinat et une grande école, où on réunira, pour les élever gratuitement, les enfans de la contrée. De si honorables bienfaits ne sont pas destinés à être connus ; en Épire même, bien des Grecs les ignorent. Un médecin de Janina, M. Lambridis, vient de publier la description du canton de Zagori ; il a donné pour chaque village les sommes attribuées aux écoles ; c’est par centaines qu’il cite les noms de ces bienfaiteurs. De pareilles monographies qui n’arrivent pas en Europe nous permettraient cependant de mieux comprendre ce qu’est l’hellénisme. La reconnaissance des Grecs est assurée à ces dévoûmens. L’école de Zosimas célèbre par des services annuels la mémoire de ceux qui l’ont fondée ou qui l’ont enrichie ; leurs noms sont récités dans les prières publiques. Cette piété est générale dans toutes les communautés grecques pour les bons patriotes ; ils sont les évergètes des temps modernes. On se tromperait bien de penser qu’ils sacrifient surtout à la gloire ; ils obéissent à une passion plus haute, l’amour de leur race.

J’assistais dernièrement en Épire à une de ces audiences quotidiennes que les évêques donnent à leurs fidèles et qui commencent le matin pour finir avec la nuit. Dans la foule de gens de toute condition qui se présentaient devant le prélat avec cette familiarité respectueuse propre à l’Orient, se trouvait une pauvre vieille femme. Elle eut quelque peine à expliquer l’affaire qui l’amenait. Nous comprîmes enfin qu’elle avait perdu son fils Nicolas, que tous ses parens avaient de quoi vivre, et qu’elle voulait léguer sa cabane et ses deux vaches, le peu qu’elle possédait, en tout 2,000 drachmes, à la nation. Par ce mot, elle entendait la ville d’Athènes ; mais elle demandait au métropolitain de la conseiller et d’attribuer cette fortune à une œuvre qui intéressât la race tout entière. Il fut convenu que l’école pour les jeunes filles, fondée dans le royaume hellénique par M. Arsaki, recevrait 1,000 drachmes, et l’université le reste de cette fortune. Ce dévoûment à l’hellénisme se retrouve sous toutes les formes, souvent chez des Grecs qui ne savent rien de la politique ni de l’histoire. Un sentiment plus fort que toute science leur persuade que la Grèce peut beaucoup pour la cause commune. les Hellènes, qui sous la domination turque avaient su conserver les caractères propres à leur race, ont vu enfin en 1830, après une lutte de dix années, un tiers d’entre eux affranchi. Ce royaume de si médiocre étendue, qui commence aux monts Odrys pour finir au cap Matapan, qui compte la population de trois de nos départemens, devait exercer une puissante action sur le développement de l’hellénisme. Il était d’abord pour toute la race le gage d’un avenir meilleur ; par cela seul qu’il se constituait, il prouvait que tout dans les espérances des Grecs n’était pas une chimère. Il devait rester une première preuve de ce que peut une nationalité qui ne désespère pas d’elle-même. Les conditions dans lesquelles il fut créé ne lui permirent pas de mettre la force au service des raïas, encore soumis à la Porte, il n’a pu par sa diplomatie que très peu modifier leur condition ; mais il est devenu une sorte de territoire sacré où tout le patriotisme des Hellènes répandus en Europe, exilés jusque dans l’Inde ou en Amérique, a travaillé à l’œuvre de leur commune grandeur. Ce qu’ils ont voulu surtout, souvent sans s’associer aux querelles qui divisaient le pays et en déplorant les erreurs politiques de leurs frères devenus libres, c’est fonder, sur la seule terre qui leur appartient en propre, des institutions capables de servir au progrès et à la gloire de toute la race. C’est ainsi qu’ils ont établi l’université d’Athènes ; elle est l’œuvre de la nation et non du gouvernement, des Grecs de tous les pays plus encore que de ceux du royaume. Quand il a fallu construire le palais où se font les cours, la Grèce propre a donné 308,000 drachmes, les souscriptions des Grecs de Turquie et de tout l’Orient se sont élevées au chiffre de 422,000 drachmes. Ces listes ont été publiées ; on y trouve l’offrande des plus petites bourgades. Ce sont les piastres du peuple entier qui ont rendu possible ce monument ; ce sont elles aussi qui après que l’édifice a été bâti lui ont constitué une dotation. Le recteur à la fin de chaque année lit la liste des dons faits à l’université, des propriétés qui lui ont été léguées ; à côté d’un bois situé en Valachie, on trouve un bakal ou cabaret perdu sur la côte de l’Asie-Mineure, des maisons dans des hameaux inconnus ; à côté d’une grande manufacture comme celle d’Emmanuel Constantin, à Mansoura, vingt échoppes et de pauvres cabanes. Le total de ces revenus annuels monte à 140,000 drachmes. Une plaque de marbre placée dans le palais de l’université, au haut de l’escalier principal, porte les noms de ces bienfaiteurs qui appartiennent à des pays si divers. L’institution fondée ainsi est vraiment l’œuvre des Hellènes, l’œuvre de la nation tout entière.

C’est également par des dons qu’ont pu être entrepris à Athènes ces beaux édifices qui vont être terminés : l’académie, l’école polytechnique, le musée, monumens dignes des plus grandes villes. Le Rizarion, séminaire pour les prêtres, doit son nom au Grec libéral qui l’a doté ; de même l’Arsakeion, qui est consacré à l’instruction des jeunes filles. Athènes est l’école des Hellènes ; non-seulement les professeurs qu’on y trouve sont nés pour la plupart en Turquie, mais les élèves de toutes les provinces ottomanes viennent les entendre. L’université compte quatre facultés, 40 professeurs et annuellement de 1,000 à 1,100 élèves. En 1867, sur 373 candidats qui, depuis 1840, avaient passé avec succès les examens de la faculté de droit, on comptait 5 Thraces, 6 Macédoniens, 15 Épirotes, 3 Thessaliens, 6 Ioniens ; pour la médecine, 13 habitans de Constantinople, de Philippopolis et d’Andrinople, un même nombre de Macédoniens, 34 Épirotes, 20 Thessaliens. La Grèce envoie des médecins dans toutes les provinces de l’empire ottoman. Ce qui est peut-être plus important encore, c’est le nombre d’institutrices qui sortent chaque année de l’Arsakeion. Sur l’Adriatique, à Durazzo, dans le Balkan, à Philippopolis, au centre de l’Anatolie, à Angora, on trouve des jeunes filles qui ont fait leur éducation dans cette école. Elles habituent les enfans au travail domestique, à la couture en même temps qu’elles leur enseignent les élémens des lettres et des sciences. Il n’existe peut-être pas dans toute la Grèce de création plus utile que l’Arsakeion. Certes les sœurs françaises, qui se sont établies partout, rendent de sérieux services, mais elles appartiennent à une religion qui n’est pas celle du pays ; si grande que soit la confiance que les habitans leur témoignent, elles viennent d’Occident, et souvent tous leurs efforts ne peuvent triompher des obstacles qu’elles trouvent dans la différence des mœurs, des habitudes et des croyances. Aucune éducation ne vaut celle qu’un pays se donne lui-même, quand ses maîtres connaissent à la fois les meilleures méthodes des nations étrangères, et le caractère propre aux enfans qu’ils doivent instruire.

La Grèce a compris combien, par les privilèges de liberté qui lui sont assurés, elle pouvait contribuer au progrès des Hellènes de Turquie. Elle a fondé une société dont l’objet est d’établir des écoles, de publier des livres d’éducation, soit en traduisant des manuels consacrés par l’usage en Allemagne et en France, soit en en composant de nouveaux. Cette société, qui prend le nom de Syllogos pour le progrès des lettres grecques, a ouvert un concours sur des questions de philologie et sur les méthodes d’éducation qu’il serait le plus convenable d’appliquer dans le pays. Les Grecs de tout l’Orient ont contribué, à former les fonds nécessaires pour cette œuvre. En trois années, de 1868 à 1871, elle avait reçu 190,000 drachmes, créé seize écoles en Turquie, dépensé 17,000 dr. pour imprimer et distribuer des livres élémentaires. La tâche qu’elle entreprend avait du reste été comprise et commencée, bien que dans des conditions un peu différentes, par le Syllogos philologique de Constantinople, qui a publié d’importans comptes-rendus et provoqué par ses concours de bons travaux sur les questions nationales. Depuis trois ans, nombre de villes dans l’empire ottoman fondent des associations semblables. Il est à prévoir que la science ne doit pas toujours attendre grand profit de ces académies naissantes, que beaucoup d’entre elles n’auront pas le succès assuré à celle d’Athènes ; mais il y a là un signe d’activité, une marque de bon vouloir qui ne sauraient nous laisser indifférens. La confraternité de toutes les parties de la race est mise en lumière par ces institutions qui se ressemblent toutes ; on voit là une preuve nouvelle de l’intérêt que les Grecs portent à l’instruction. Nous avons du reste à Paris la société des études grecques, qui prouve par la liste de ses membres, où figurent des Hellènes de tous les pays, la libéralité avec laquelle cette race s’associe à toute œuvre qui peut servir à la culture nationale. M. Zographos, le patriote même qui a fondé au fond de l’Épire, dans le village perdu où est née sa famille, une école richement dotée, a créé un prix qui est donné chaque année en France au travail le plus utile à l’avancement des études grecques.

Le Syllogos d’Athènes a été reconnu récemment, par ordonnance royale, institution d’utilité publique. Une circulaire du 22 mai 1871, adressée par M. Koumondouros aux consuls grecs en Turquie, leur ordonne de seconder les efforts de la société. Cette lettre officielle établit que toute propagande politique est contraire au but de l’institution ; mais elle marque clairement que le représentant de la Grèce dans une ville turque doit intervenir dans l’administration de la communauté chrétienne soumise à la Porte, lui faire connaître les programmes scolaires, offrir les fonds indispensables à la création d’écoles nouvelles, aider au recrutement des maîtres. Les agens du gouvernement d’Athènes adresseront des rapports suivis à leur supérieur hiérarchique ; ils auront soin de recueillir les antiquités, de surveiller les fouilles, de protéger les monumens. Le ministre ne parlerait pas autrement aux sous-préfets du royaume. Telle est la situation de la Turquie, qu’elle voit sans se plaindre l’étranger mêlé à ses affaires intérieures. Si de pareilles prescriptions étaient exécutées scrupuleusement, les écoles si nombreuses de l’empire ottoman seraient dirigées, en moins de deux ans, par un ministre du roi George. Cette circulaire n’aura pas des résultats aussi importans ; elle trace du moins un programme que l’initiative privée réalisera en partie.


III

Comme on le voit, les principales forces de la cause hellénique en Turquie sont aujourd’hui la constitution de l’église orthodoxe, le caractère de la race, le goût qu’elle montre pour l’instruction, enfin l’existence même du royaume de Grèce. Il s’en faut toutefois que les maux dont souffre l’hellénisme soient sans gravité. La dignité de l’évêque est souvent compromise par des préoccupations d’argent auxquelles il ne peut se soustraire. L’usage est qu’il paie au patriarcat le jour de son investiture une somme qui varie de 3,000 à 20,000 francs ; il lui doit chaque année des redevances considérables. Le budget publié par le Phanar en 1867 porte à 6 millions de piastres les sommes payées annuellement par les 117 évêchés de l’empire turc. Le métropolitain a de plus une clientèle et des parens qui vivent des biens ecclésiastiques ; il devient d’ordinaire un percepteur d’impôts qui donne beaucoup de temps à la rentrée de ses revenus ; il va les recueillir lui-même, souvent aussi il recourt à l’autorité musulmane, qui lui prête volontiers des soldats et enchaîne ainsi son indépendance. Il est très peu d’affaires qui ne se terminent par un déboursé d’argent de la part des fidèles qui ont eu recours à lui ; il se fait payer pour les divorces, pour les héritages, pour tous les arrêts en matière civile ; l’excommunication du prêtre ou du laïque se rachète à prix d’argent ; l’amende est la seule peine que l’évêque inflige. Il est bien évident que, ne recevant rien de l’état, l’église doit vivre par les fidèles. Beaucoup d’abus qui nous choquent ont eu pour origine la nécessité. Ainsi le pope achète sa cure, c’est-à-dire que le titulaire d’une église doit participer pour une somme fixe à l’entretien d’un siège métropolitain, s’engager à une redevance. Ainsi il est naturel que chaque diocèse donne au trône patriarcal une partie des impôts qu’il perçoit. L’abus s’est produit le jour où ces préoccupations l’ont emporté sur le souci du progrès moral. Toutefois ces défauts n’ont vraiment de conséquences funestes que dans les pays où la race n’est pas grecque, et ici nous touchons à un des plus grands dangers qui menacent l’hellénisme. Le caractère exclusivement hellénique de la haute église orthodoxe devait avoir tôt ou tard des conséquences qui se produisent depuis quelques années, et qui mettent en péril la puissance du patriarcat. En trois siècles, les évêques grecs des provinces slaves n’ont rien fait pour leurs fidèles ; ils n’ont fondé ni écoles, ni séminaires, le bas clergé même est resté dans une ignorance qui lui permet à peine de comprendre les offices qu’il lit. Le Grec a un si complet mépris pour le Bulgare, pour le Bosniaque ou l’ancien Serbe, qu’il n’a jamais songé que ces populations sortiraient un jour de leur torpeur. Ces peuples ont porté patiemment une double tyrannie, tyrannie militaire et administrative des musulmans, tyrannie religieuse de l’église. Ils ne veulent pas aujourd’hui secouer la première ; la seconde leur parait d’autant plus odieuse qu’elle est exercée par des raïas chrétiens sur d’autres raïas également chrétiens. Ils remarquent avec toute justice que, payant des sommes considérables au patriarcat et aux églises, ils ont droit aux avantages que le trône œcuménique assure aux fidèles de race grecque. Le conflit de l’église bulgare et du saint-synode n’a pas d’autre sens ; toutes les subtilités du Phanar, toutes les erreurs de discussions des deux partis ne sauraient nous faire illusion.

Depuis vingt années environ que la lutte a commencé, elle ne paraît pas être arrivée à une solution définitive. Les Bulgares sont encore trop neufs à ces sortes de polémiques pour les conduire résolument, pour ne pas se compromettre par de fausses démarches. Le patriarcat est assez habile pour embarrasser toujours ses adversaires. Il a fait cependant l’an dernier un pas décisif en admettant en principe la formation d’une église bulgare indépendante qui reconnaîtrait seulement la suprématie religieuse de Constantinople. Les choses en étaient à ce point que, pour ne pas tout perdre, il fallait transiger. Il serait du reste facile ensuite, pensait-il, de traîner en longueur la discussion ; il a donc demandé aux Bulgares de fixer les limites géographiques de leur propre église. Ceux-ci ont fait une carte, la Porte en a fait une autre, enfin le gouvernement d’Athènes a lui-même corrigé celle du patriarcat. Les deux partis, qui sont d’accord pour donner à l’église nouvelle la presque totalité des vilayets d’Andrinople et du Danube, ont surtout voulu s’attribuer le plus grand nombre possible d’enclaves dans les pays qui restent à leurs adversaires. On comprend que dans un pareil débat les contestations de limites et de nationalités puissent être éternelles. Telles ont été les espérances du patriarcat. Quelle que doive être la solution, la paix ne saurait être que temporaire et mal faite ; la lutte renaîtra sous d’autres formes. Les Bulgares ont aujourd’hui des écoles, ils écrivent des livres d’éducation, des histoires nationales et des grammaires, ils se sont imposé une taxe pour l’instruction publique ; ils auront demain un haut clergé qui parlera leur langue, des popes qui officieront en slave. Ainsi l’hellénisme perd près de 3 millions de chrétiens.

L’église grecque répète que les prétentions bulgares n’ont d’autre raison que l’influence russe, elle compte qu’aucun argument ne doit plus alarmer la Turquie et l’Europe. Il est très vrai que les représentans du panslavisme ont fait une propagande suivie chez les Bulgares, il est vrai que sous l’action du consul de Russie à Philippopolis les Slaves du Balkan auraient peut-être manqué quelque temps encore de décision ; mais cet argument n’a pas toute la valeur que le patriarche paraît y attacher. Ce que fait la Russie, l’église grecque est coupable de ne pas l’avoir entrepris. Est-il permis d’imaginer que ces populations slaves devaient rester à jamais dans une torpeur misérable, qu’il leur fût défendu d’en sortir ? C’est une étrange prétention que de condamner une race aussi nombreuse à l’ignorance absolue, que de lui reprocher ensuite d’accepter la main qui se tend vers elle. L’Europe ne s’y est point trompée ; bien qu’elle ait reconnu dans le mouvement slave de Turquie une influence étrangère qui du reste ne se cache pas ; elle a vu sans en prendre d’alarmes les efforts des Bulgares. Les raisons de haute politique que fait valoir le patriarcat ne sont pas aussi décisives qu’il le croit. Si la Russie acquiert des alliés nouveaux, elle en perd d’anciens qui ont toujours eu une grande influence en Orient ; puis la politique accepte les faits nécessaires quand le progrès des populations y est intéressé. Ce qui se voit en Bulgarie se produira du reste dans les autres provinces de l’empire ottoman. Tous les chrétiens non grecs de l’empire voudront se soustraire à une suprématie religieuse qui a professé pour eux une si complète indifférence. Déjà la Croatie envoie des missionnaires dans les pays qui l’avoisinent ; la Serbie commence à penser que les Bosniaques devraient avoir des écoles et un clergé instruit. Ces événemens ont une conséquence très grave, la lutte est ouverte entre le patriarcat et le gouvernement russe, l’hellénisme et le panslavisme sont aux prises ; les chrétiens orthodoxes dans l’empire se divisent en deux classes : ceux que protège la Russie, ceux qui se rallient autour du trône œcuménique et que soutient le royaume de Grèce. Le tsar est accusé de trahison : il est visible maintenant, disent les Hellènes, qu’en protégeant les orthodoxes il n’a jamais songé qu’à ses propres intérêts.

Ce qui est plus important pour nous que les démarches politiques des Bulgares racontées chaque jour par la presse d’Orient, c’est la haine qui divise ces deux parties de la nation des Romains. De chaque côté, l’exaltation est au plus haut point. Cette antipathie des Slaves contre les Grecs leurs maîtres a été l’origine, même des prétentions bulgares. Un mémoire publié en 1869 par le journal d’Agram, la Narodne novine, dit naïvement combien elle est profonde ; l’auteur soutient cette thèse étrange, que la civilisation ancienne n’est pas l’œuvre des Grecs, qui ont seulement prêté leur langue à d’autres races, et son grand argument, c’est que la notoire et odieuse méchanceté des Grecs prouve mille fois combien ils ont toujours été incapables de pensées élevées et de grandes conceptions. La perversité du Grec, les plaidoyers bulgares y reviennent sans cesse ; on sent qu’il y a dans ce peuple une haine accumulée et irrémédiable. Ce sont les mêmes sentimens que nous retrouvons dans un autre ouvrage de propagande imprimé récemment à Odessa. L’auteur, M. Rakovski, professe en histoire des idées toutes particulières. Il veut prouver que les Bulgares ont occupé de toute antiquité la péninsule du Baïkan, qu’ils sont plus anciens que les Grecs, que dans toute la Grèce il n’existe pas une dénomination géographique qui ne soit bulgare. Ce livre est une suite de chimères où l’on trouve en constant oubli toutes les lois historiques et les principes les plus élémentaires de philologie, mais à chaque page on y sent aussi une profonde colère contre l’hellénisme ; il nous montre combien est grande l’antipathie des Slaves du Balkan contre les Grecs.

Un récent épisode vient de donner à la polémique une nouvelle ardeur. On sait qu’en 1868 les journaux de Serbie et de Russie annoncèrent la découverte en Macédoine de poèmes très anciens qui sont connus aujourd’hui sous le nom de chants du Rhodope, bien que cette dénomination ne soit pas très exacte. Dès que le débat eut pris quelque importance, la Revue signala ces nouveautés ; elle le fit avec la réserve qu’il convenait de garder, sans se prononcer sur l’authenticité de la découverte. Le seul fait d’accorder quelque attention à ces chants provoqua de vives critiques à Constantinople et en Grèce ; l’Allemagne jugea tout d’abord qu’il y avait là quelque mystification, et on répéta la longue suite de toutes les fraudés qui remplissent depuis cinquante années l’histoire de la poésie populaire. Les Anglais presque seuls demandèrent avec nous qu’un slavisant impartial décidât la question. L’enquête a été faite ; les premiers résultats en sont dès maintenant connus. Le rapport de M. Auguste Dozon permet de comprendre ce que sont les chants du Rhodope.

Les chants bulgares avaient été recueillis par M. Vercovitch, aidé d’un maître d’école, Yovan Gologanor. M. Dozon voulut voir dès son arrivée en Macédoine ces deux collectionneurs. De ses entretiens avec eux, il résulta pour lui qu’aucune fraude n’était possible ; mais la seule preuve tout à fait décisive devait être de trouver les Bulgares Pomaks qui conservent les vieilles légendes, de les prendre au hasard dans leurs montagnes, d’écrire sous leur dictée, de constater ensuite la présence de ces pesmas dans les manuscrits de M. Vercovitch. C’est ce qui a été fait ; on peut donc dire aujourd’hui avec certitude qu’il existe en Macédoine un centre de poésies populaires jusqu’ici inconnues et cependant si abondantes qu’en quelques années il a permis de former un recueil de plus de quatre-vingt-dix mille vers. Ce qui a justifié tout d’abord les défiances qui ont accueilli en Europe les chants du Rhodope, c’est l’enthousiasme passionné avec lequel les Slaves de Serbie parlaient de ces poèmes ; ce sont aussi les prétentions qu’ils avaient de trouver dans ces compositions ce qui n’y a jamais été, ce qui ne pouvait pas y être. M. Vercovitch en particulier rencontrait à chaque pas dans ces chants des traditions qu’il croyait venir de l’Inde sans altération ; il n’inventait pas les textes, mais il en transformait le sens. Ces poésies n’ont pas le genre d’intérêt que l’auteur de la découverte y attachait ; elles en ont un autre qu’il paraît avoir complètement dédaigné : elles peignent une civilisation primitive, elles s’inspirent d’une mythologie slave à bien des égards particulière, elles sont enfin tout ce que nous possédons pour étudier le passé d’une des races les plus nombreuses de la Turquie d’Europe.

Le jour où le royaume de Grèce fut fondé, il sembla que l’Europe dût tout attendre de cette création. Seul en Orient, ce pays avait enfin la liberté que réclamaient en vain tant d’autres populations moins heureuses. Son indépendance était assurée pour toujours, au point que supposer une atteinte, si minime qu’elle fût, portée à l’intégrité de la Grèce, eût paru, alors comme aujourd’hui, une hypothèse impossible. Dans de telles conditions, le nouvel état ne devait avoir qu’une politique, montrer ce que devenaient en Orient les provinces chrétiennes dès qu’elles étaient soustraites à la domination ottomane. Il fallait que l’antithèse fût complète, qu’on vît d’un côté au nord, en Thessalie, en Épire, dans toute la Turquie, la misère, le brigandage, l’injustice, les laideurs qu’entraîne l’esclavage, — de l’autre côté, dans la Grèce du nord, en Attique, dans le Péloponèse, dans les Cyclades, la prospérité, la sûreté de vie, la bonne police, des caractères sérieux et honorables. L’Europe attendait beaucoup. — A des espérances trop enthousiastes ont succédé des reproches qui n’ont pas toujours été très justes, et qui cependant ont nui au progrès de l’hellénisme. La prospérité matérielle de la Grèce ne s’est pas développée comme on le pensait. En 1830, quand la lutte eut enfin cessé, la population du royaume avait sensiblement diminué ; on croyait qu’elle s’augmenterait avec rapidité, que les sujets du sultan voudraient chercher dans un pays plus heureux la liberté que la Porte leur refusait ; il n’en a pas été ainsi. L’émigration a été nulle de Turquie en Grèce ; au contraire des colons de la Grèce propre sont passés du royaume hellénique en Thessalie et en Épire. La population de la Grèce en 1821, année où commença la guerre de l’indépendance, ne peut être déterminée avec précision ; les chiffres proposés par le ministère de l’intérieur d’Athènes, d’après les pièces que laissa au gouvernement du roi Othon la régence du président Capo-d’Istria, sont loin d’être d’accord. Ils varient entre 675,000 habitans et 938,000. Si on admet le chiffre moyen de 800,000, il fallut dix ans à la Grèce affranchie pour que sa population, tombée en 1832, d’après les statistiques officielles, à 752,000 habitans, atteignît de nouveau 800,000 âmes. Dans la période décennale suivante, l’augmentation fut seulement de 149,000 habitans ; en 1852, le recensement donnait 1 million d’âmes ; en 1862, le bureau de la statistique constatait un accroissement de 94,000 habitans. La Grèce est à peine peuplée ; on y compte tout au plus 25 habitans par kilomètre carré, c’est la proportion que présentent en Europe la Russie et la Norvège seules. On objecte en vain que le pays est montagneux. Dans cette contrée déjà tout orientale, les exigences de la vie sont très différentes de celles qu’imposent nos climats. Le paysan, naturellement sobre, vit comme les personnages d’Aristophane, d’herbes et d’olives ; il fait par an, sans en souffrir, quatre longs carêmes, durant lesquels il ne mange ni viande, ni œufs, ni laitage. Le confortable nécessaire en Occident lui est inutile. Il ignore ce qu’est une maison bien close ; il couche sur le sol battu, dans son manteau ; le lit est inconnu dans les campagnes et souvent dans les villes ; ce sont ces facilités de la vie qui permettent de comprendre la grande population des états de la Grèce ancienne. Pour qui a vu ce pays, il n’est pas difficile d’admettre que l’Attique de Périclès ait eu 400,000 habitans, que l’île d’Égine, qui compte aujourd’hui 3,000 âmes, ait pu posséder au IVe siècle avant notre ère une population cinquante fois plus nombreuse. La Grèce propre, à la belle époque, comptait au moins de 6 à 7 millions d’habitans.

L’état d’abandon où est aujourd’hui l’agriculture dans le pays explique en grande partie cette population si peu élevée. Les documens publiés par le ministère ne peuvent être soupçonnés d’exagérer la grandeur du mal ; ils évaluent à 18 millions de stremmes[4] la totalité de terres cultivables, à 7 millions seulement les terres cultivées, encore ne le sont-elles pour la plupart que tous les trois ans. Ainsi chaque année le sixième du sol productif est labouré et ensemencé. Ici encore c’est à la Russie que la Grèce doit être comparée. Un pays aussi pauvre doit demander en moyenne à l’importation pour 5 ou 6 millions de drachmes de céréales[5]. Ce n’est pas la mauvaise qualité de la terre qui force l’habitant à faire ces achats. Si médiocre que soit le système de labourage, le sol en Grèce est aussi productif qu’en France et en Allemagne, mais le paysan n’a nul goût pour le travail pénible. Les propriétés du domaine, qui sont si nombreuses et que l’état abandonne gratuitement aux particuliers et aux villages, restent presque toujours incultes par cette raison qu’elles ne paient l’impôt que sur le produit de la récolte. Cette paresse se reconnaît aussi aux taux élevés des salaires. On aura peine à croire que la journée de l’ouvrier employé aux travaux de la campagne monte en Grèce jusqu’à 3 et 4 francs ; ce n’est pas que les bras manquent, mais il faut une forte somme pour engager le Grec à travailler. Dès qu’il n’est pas menacé de rester sans ressource, les bénéfices le touchent peu ; il se résigne à ne faire aucune économie, pourvu qu’il ait chaque jour le peu qui lui est indispensable. A ces défauts se joignent l’aversion qu’il ressent pour tout changement des anciennes méthodes et l’envie que porte le fermier au propriétaire. Tout le monde sait en Grèce que le journalier ne veut pas se donner de peine pour augmenter la fortune d’un patron ; qu’il l’aidera aussi peu qu’il lui sera possible. On ne cite pas dans le royaume une seule grande entreprise agricole qui ait réussi, bien qu’on ait tenté d’importans essais en Eubée, en Élide et en Achaïe. L’état du reste ne fait rien pour l’agriculture ; 6 millions de stremmes de forêts sont livrés aux caprices des habitans, les montagnes se déboisant tous les jours sans que la loi y porte remède. Aucun travail d’utilité publique n’est entrepris. Le coton, le tabac, ont été cultivés par instans avec plus de zèle que les céréales. Ces heureuses périodes ont été temporaires, et bientôt on a vu ces cultures traitées comme toutes les autres. Contre ce penchant à ne rien faire, l’antiquité avait une ressource ; elle employait les esclaves. C’est ainsi surtout que nous pouvons expliquer les grands produits que la Grèce tirait autrefois de son sol. Si l’Attique, les îles et l’isthme de Corinthe devaient leurs richesses au commerce, le Péloponèse et la Béotie vivaient de l’agriculture. Les anciens avaient porté cette science à une rare perfection : nous trouvons dans les écrivains les témoignages du soin et de l’habileté qu’ils y mettaient ; le sol conserve partout les traces des grands travaux qu’ils avaient exécutés.

L’industrie n’est pas plus florissante que l’agriculture. Ce peuple résout un problème singulier : il tire tout de l’étranger ; ses importations montent à 61 millions de drachmes, tandis que les exportations n’atteignent d’ordinaire que 27 ou 28 millions, sur lesquels le raisin de Corinthe, la seule richesse du pays, figure pour près de moitié. La Grèce, qui est couverte d’oliviers, ne vend que pour 250,000 drachmes d’huile ; elle en demande pour 500,000 à l’étranger. La dernière statistique publiée par le ministère grec évalue, pour une période de dix années, la supériorité de l’importation sur l’exportation à 250 millions de drachmes. En Russie, en Portugal, en Espagne, en Danemark, en Autriche, la valeur des produits qui entrent dans le pays l’emporte sensiblement sur celle des marchandises vendues à l’étranger. Nulle part la différence ne présente une proportion aussi importante. Ce qui permet au royaume grec de vivre malgré ces conditions défavorables, c’est surtout sa marine marchande. Cette marine compte plus de 5,000 navires évalués à 300,000 tonneaux. Ce chiffre dont les Grecs tirent grand orgueil est insignifiant, si oh le compare à celui des nations les plus commerçantes de l’Europe ; il permet cependant au pays de rivaliser avec la Russie, avec l’Italie et l’empire ottoman, dont les marines marchandes réunies comptent environ 600,000 tonneaux, de faire dans toute la Méditerranée un commerce important. Ces transports donnent à la Grèce l’argent qu’elle ne tire pas de son sol, ils l’associent à de nombreuses spéculations, surtout sur les blés ; ils sont le plus clair de ses revenus. Il faut ajouter à ces bénéfices les sommes peu considérables, il est vrai, mais précieuses pour un état pauvre, que dépensent les étrangers dans le pays. Ainsi se rétablit l’équilibre de la dépense et de la recette dans un royaume qui achète et ne vend pas.

Cet état, qui n’a pas la résolution de s’enrichir, croit que, s’il possédait les montagnes de l’Épire, la plaine de Larisse et les rochers du Pinde, il trouverait dans ces nouvelles acquisitions de merveilleuses ressources. C’est là une étrange illusion. Les Grecs feraient des nouvelles provinces ce qu’ils ont fait du royaume ; s’ils ne tirent pas de leur pays ce qu’il peut donner, s’ils en laissent les cinq sixièmes en friche, c’est qu’ils ont d’autres soucis. Ce peuple, facilement affranchi des préoccupations matérielles, qui sont si rudes sous d’autres climats, s’abandonne au plaisir de ne rien faire. Le farniente de la Grèce n’est pas l’indolence, l’Hellène est toujours actif ; tantôt sur la place où il se promène, tantôt au bakal ou cabaret où il ne cherche jamais cette somnolence chère aux tavernes du nord, il parle, il discute, il s’écoute et il écoute les autres. Rien ne lui est doux comme l’oisiveté, pourvu qu’il cause. Il est arrivé à tous les voyageurs en Orient de subir de longues quarantaines où on ne trouve ni distraction ni confortable ; le Grec, même habitué à la vie luxueuse, se fait aisément à ces ennuis ; il s’étonne de vos plaintes, car, dit-il, vous avez à qui parler, et vous pouvez vous promener de long en large. Cette activité intellectuelle se tourne naturellement vers la politique ; mais ici se produit un phénomène tout particulier : comme en Grèce on ne trouve pas de partis qui aient des programmes différens et que nulle discussion de principe n’est possible, tout le monde sur les questions importantes, sur la liberté des personnes et de la presse, sur le droit de réunion, sur la nécessité de la monarchie, sur l’égalité, étant du même avis, les rivalités individuelles peuvent seules passionner les esprits. Le royaume a trois chefs politiques qui se succèdent sans cesse à la présidence du conseil. Chacun d’eux s’est fait dans la chambre une nombreuse clientèle. Les forces sont divisées de telle sorte qu’une coalition des deux premiers ministres tombés peut toujours renverser celui qui vient de parvenir au pouvoir. Il arrive même parfois que la formation d’un gouvernement est impossible ; ce jeu des partis peut amener, comme on l’a vu récemment, six ministères en sept jours. Il est difficile que ces rivalités personnelles ne compromettent pas les caractères ; dans ces intrigues quotidiennes, la dignité de chacun est sans cesse en péril. Tout nouveau ministre doit des places à ses cliens : de là une instabilité de l’administration qui entrave tout progrès. Il est rare qu’un fonctionnaire reste longtemps en charge ; l’employé grec sait très bien que la fortune est inconstante ; il passe sa vie à quitter les fonctions publiques et à les reprendre. En 1867, j’arrivais avec un de mes amis dans une petite ville du nord de l’Eubée. Nous avions pour compagnon de voyage un brave homme, grave, poli, résigné à tous les ennuis de la route. C’était un sous-préfet nouvellement nommé : il avait laissé sa famille à Athènes ; son, bagage se composait d’un petit sac où il portait un habit noir, une cravate blanche et un code. Il déballa ces objets dans la cabane qui lui servait d’hôtel. Six semaines plus tard, nous le rencontrions à l’autre extrémité du royaume, à Santorin. Dans ce court intervalle, il était rentré dans la vie privée : il venait d’obtenir un nouveau poste. Il nous raconta qu’il avait promené la même valise dans quarante-deux sous-préfectures. Quant à sa femme et à ses enfans, il les voyait quand il était destitué.

Il est impossible qu’au milieu de ces rivalités personnelles il s’établisse une tradition administrative quelque peu sérieuse. On paie les impôts ou on ne les paie pas, et il est toujours permis d’espérer quelque heureuse combinaison qui débarrasse de tout souci le débiteur du trésor. Ce qui ajoute au mal, c’est que le système des fermes a survécu à la domination ottomane, système d’autant plus dangereux que la nation se fait une idée moins rigoureuse des droits de l’état. Les budgets se soldent chaque année en déficit ; les sommes dues et non payées atteignent des chiffres considérables. En 1858, pour prendre un exemple donné par M. Spiliotakis dans un rapport officiel, sur 3,370,000 drachmes que devait produire la taxe foncière, le trésor ne toucha que 2,350,000 drachmes. Le budget était cette année de 17 millions, les sommes non payées montèrent à 4 millions 1/2, c’est-à-dire au quart de l’impôt, bien qu’en Grèce les taxes soient très modérées. Le même fait s’est reproduit tous les ans ; ces créances ne seront jamais recouvrées par l’état. C’est la mauvaise administration qui fait que le brigandage n’a jamais disparu de la Grèce ; un pays sans route, où aucune autorité n’a un pouvoir durable, où les partis politiques veulent déconsidérer le ministère établi en montrant qu’il n’assure pas la sécurité publique, doit avoir des klephtes.

Les Grecs riches de Turquie, ceux de Trieste et de Marseille s’expriment avec sévérité sur le royaume. Leurs journaux témoignent souvent d’un singulier dédain pour les ministres helléniques. Très peu de ces commerçans qui ont fait une grande fortune viennent se fixer en Grèce. Ce pays leur paraît livré à une administration déplorable ; mais les sentimens qu’ils éprouvent pour les hommes politiques d’Athènes ne diminuent en rien leur foi en l’hellénisme. La race est supérieure à ces fautes partielles ; l’habitude s’est même établie de séparer les destinées de la nation de celles de la Grèce propre, ou plutôt des aventures gouvernementales qui passionnent les sujets du roi des Hellènes. La première et la plus grave conséquence de cette manière de faire est de maintenir la fortune des Grecs en dehors de l’Hellade. Les beaux présens que font les colonies à la capitale ne peuvent enrichir le pays. Il ne se forme pas une classe qui ait intérêt à un ordre stable, qui par son influence puisse arrêter ces changemens quotidiens de toute l’administration, qui porte dans les affaires publiques les qualités mêmes qui lui ont permis d’acquérir la fortune. Ce serait le meilleur des élémens de prospérité pour ce pays que la présence au pouvoir de gens qui aient fait leurs preuves dans la gestion de leurs propres affaires. Un banquier, un commerçant, un industriel, seraient des hommes politiques excellens, d’un sens sûr et d’un esprit pratique. On répond qu’il est impossible de s’enrichir en Grèce, que la fortune est à Constantinople et dans les grandes villes. Il est tout d’abord assez difficile de supposer qu’on ne puisse créer dans le royaume aucune industrie, qu’il soit impossible d’y cultiver la terre ; puis, si le lien n’était pas brisé entre la Grèce administrative et les colonies, pourquoi ne verrait-on pas les commerçans de Marseille et de Trieste accepter une part dans le gouvernement ? Pourquoi la Grèce resterait-elle le seul pays de l’Europe où ils ne mettent jamais les pieds ? Ils pourraient faire fortune à l’étranger et cependant garder avec la mère-patrie des rapports étroits et journaliers, mais ils se détachent de tout intérêt aux crises politiques du pays et l’abandonnent à lui-même. Nous voyons ici par un exemple évident que le goût de la liberté, l’activité publique, une instruction primaire très générale, ne suffisent point pour assurer à une nation un progrès rapide. Les états les plus libres, les plus heureux, sont non pas ceux où on parle sans cesse de politique, mais ceux où le travail est continuel. Seul il développe le vrai sentiment de l’indépendance, ce sentiment qui ne devient profond et sérieux que s’il est justifié par l’estime raisonnable que chaque citoyen a de lui-même. Les luttes politiques sont l’accident et non le principal ; l’important, c’est le progrès public, le progrès de la richesse, de l’influence extérieure, de l’éducation, c’est la naturelle subordination des mérites qui porte au pouvoir un petit nombre d’hommes pour le plus grand bien de ceux qui semblent être les victimes de cette inégalité.

Les étrangers jugent souvent le royaume de Grèce comme le font les colonies helléniques de la Méditerranée. Ceux qui sont venus se fixer dans le pays, sauf quand ils se bornaient à un commerce d’entrepôt, toujours peu considérable, n’y ont jamais fait fortune. Ce sont donc non pas seulement les capitaux d’Alexandrie et de Trieste qui s’éloignent de la Grèce, mais ceux de toute l’Europe. Mieux vaut rester pauvre que de s’enrichir en faisant la fortune de l’étranger, dit un proverbe grec. On ne citerait pas un seul établissement européen qui ait prospéré dans le royaume. On voit ce qui arrive aujourd’hui à la compagnie du Laurium et avec quelle rigueur les Grecs veulent qu’elle disparaisse. Il est bien inutile de discuter longuement sur cette affaire ; elle est d’une simplicité parfaite. Une société s’est formée pour exploiter les scories laissées par les anciens dans les pays classiques ; elle a commencé en Occident, et dans toutes ses entreprises elle a d’abord fait des contrats réguliers, puis elle n’a plus songé qu’à perfectionner ses machines. En arrivant en Attique, elle a voulu faire de même ; elle a demandé qu’on lui proposât des conditions qu’elle discuterait. Les deux parties devaient préciser leurs propositions pour qu’on arrêtât un contrat définitif et qu’on n’y revînt plus. Le gouvernement hellénique se montra très conciliant. Aujourd’hui les Grecs voient qu’ils avaient chez eux un trésor : que cette richesse profite à des Italiens ou à des Français, ils répètent que ce vol est odieux. Les mines du Laurium sont devenues le rêve de tous les Hellènes. Ils imaginent en songe le royaume régénéré par cette heureuse fortune. Il n’est pas d’homme politique qui ose prendre sur lui l’odieuse responsabilité de transiger avec la compagnie, de dépouiller ses compatriotes. La discussion dure depuis des années ; en Grèce, la cause la plus douteuse peut être défendue, les ressources de subtilités sont infinies ; ce peuple n’a même aucun tribunal qui soit sûr de garder toute sa raison dans une affaire, si simple qu’elle soit. La France et l’Italie font la proposition la plus naturelle ; elles demandent que le débat soit remis à une cour arbitrale. La Grèce répond non, et le prend de très haut parce que, dit-elle, on soupçonne sa bonne foi. Telle est cette déplorable aventure. Il n’est pas une heureuse entreprise faite en Grèce par d’imprudens étrangers qui ne puisse avoir les destinées de l’affaire du Laurium. Le pays ne se doute pas que par cette légèreté de conduite il se fait plus de tort à lui-même qu’à toutes les compagnies européennes qu’il pourrait expulser.

Ce qui nuit le plus à la race grecque en Europe, et par suite à l’hellénisme, c’est la difficulté qu’ont les étrangers à bien comprendre le caractère de ce peuple, l’importance trop grande qu’ils attachent à des défauts qui sont compensés par de rares qualités. On parle beaucoup de la difficulté des relations d’affaires en Grèce, de l’incertitude de la justice, de ses lenteurs ; on prononce même le mot de mauvaise foi, on ajoute que la vanité de cette race est insupportable, qu’il est impossible de rester avec elle en bonnes relations. Les défauts dont se plaint l’étranger, les Grecs les ont dans leurs rapports avec leurs compatriotes ; il faut s’habituer à leur caractère sans espérer qu’il se modifie jamais beaucoup, sans croire qu’il soit difficile pour l’Européen de l’accepter tel qu’il est, et dès lors de vivre en Grèce aussi commodément qu’en tout autre pays du monde.

Le peuple grec diffère beaucoup des Occidentaux ; les fortes émotions lui sont inconnues, rien ne le pénètre. Il prend le malheur avec une indifférence qui nous étonne ; d’horribles catastrophes semblent devoir l’accabler, il les ressent à peine ; ému un instant, il reprend aussitôt ses habitudes de tous les jours. Les races qui ont une vie intérieure profonde n’admettent pas les consolations faciles ; elles se raidissent, elles se révoltent, elles protestent au nom de la personnalité frappée. Dans ce pays, l’âme est trop heureuse pour connaître ces afflictions. L’antiquité avait créé le destin, les Orientaux se soumettent à la fatalité. Le Grec ruiné prend son parti le jour même et recommence sa fortune sur de nouveaux frais. S’il est atteint dans ses affections, dl dit que telle est la loi de la nature. Rien n’est plus contraire à cette forme d’esprit que la longue réflexion sur le malheur. On se trompe bien d’ordinaire quand on suppose l’Hellène agité par des passions violentes. Tous les voyageurs savent combien une fête est tranquille en ce pays. Les jeunes filles et les jeunes gens dansent en silence, lentement, au son d’une musique très douce qui marque les pas d’une sorte de marche cadencée. L’homme le moins cultivé lui-même sort rarement du calme le plus complet. Il n’a pas de goût pour les boissons fortes ; un Grec est rarement ivre : s’il entre au cabaret, il demande des sucreries, de l’anisette ou un verre de belle eau fraîche.

Les haines chez lui ne sont jamais durables, à moins que l’amour-propre ne s’y trouve engagé. Des chefs de partis qui se sont condamnés à mort mutuellement, condamnations qui sont presque toujours sans effet, quelques semaines plus tard se serrent la main avec de chaudes protestations d’amitié, moins par politique que par oubli. Il n’y a point d’antipathies persistantes dans la Grèce moderne, il en était de même quand Platon dînait chez Aristophane. La facilité de la critique inspire les accusations les plus graves à la presse d’Athènes. Ceux qui se permettent des propos parfois odieux n’en voient pas la portée ; ces injures sont prises, comme elles sont dites, avec une grande indifférence. Par contre les affections fortes ne peuvent être dans les habitudes de ce peuple ; la femme ne saurait être associée à des préoccupations qui n’existent pas, consoler des peines qui seraient imaginaires. Tout au plus peut-elle prendre intérêt aux combinaisons et aux intrigues politiques. Elle est le plus souvent une ménagère, une bonne mère de famille ; quand elle se trouve mêlée à des aventures romanesques, elle y joue le rôle d’un enfant auquel l’homme demande une distraction, ou elle cède à la manie d’imiter les mœurs européennes, qu’elle comprend mal. En Grèce, les hommes ont toujours vécu d’un côté, les femmes de l’autre. Ce n’est ni aux caractères des lois antiques, ni aux Turcs, ni à l’éducation qu’on donne aujourd’hui aux jeunes filles, qu’il faut attribuer cet usage constant. Le christianisme et l’imitation des modes européennes n’y ont rien changé. L’homme de ce pays n’a pas besoin de cette communauté, de cette vie à deux que l’Occident a exaltée, et qui a créé chez nous depuis le moyen âge toute une poésie inconnue à l’antiquité. L’Orient hellénique n’a jamais compris ce mot des barbares germains rapporté par Tacite : il y a quelque chose de divin dans la femme. On voit cette absence de sentiment profond dans la religion. Les hommes en Grèce sont plus religieux que les femmes, du moins plus exacts aux offices. La religion n’a rien d’intérieur ; ce pays ne connaît pas les livres de piété, toutes ces littératures de l’Occident dont vivent les âmes pieuses ; la confession n’est qu’une formule, la direction des consciences ne saurait exister. Ce peu d’aptitude des femmes grecques aux émotions religieuses a frappé toutes les personnes européennes chargées d’élever des jeunes filles hellènes. Les soins de l’éducation la plus scrupuleuse ne changent pas ces dispositions : comme s’il y avait entre des caractères dissemblables une impossibilité de se comprendre, une différence de langue que nul effort ne peut faire disparaître. On voit facilement que les remords doivent être inconnus à un pareil état d’esprit ; ils supposeraient une grande force d’impression et une longue continuité de souvenirs. Par la même raison, une maladie comme le suicide ne doit se produire chez ce peuple que par exception ; on en cite à peine quelques exemples depuis que le royaume a des statistiques. Il est naturel que le Grec oublie les torts qu’il a eus à votre égard ; le propre des hommes d’Occident est au contraire de se souvenir. Nous estimons aussi une certaine suite dans la manière de se conduire, le respect de ce que nous avons dit, le sérieux enfin. Le Grec manque vingt fois par jour à ces devoirs que nous mettons si haut et qui font pour nous l’honnête homme. Rien ne choque davantage l’Occidental, rien ne choque moins l’Hellène. On est peu au fait de l’esprit des Grecs quand on croit que les mots ont pour eux le sens qu’ils ont pour nous, leurs compatriotes ne s’y trompent pas ; c’est une langue qu’il faut apprendre, et alors nulle méprise ne reste possible. Ce qui domine chez ce peuple, c’est l’intelligence ? on voit bien par cet exemple ce qu’est la vie intellectuelle quand elle ne comporte pas de fortes passions. La passion arrête l’esprit sur un sujet de réflexions, lui impose des travaux difficiles, le rend solide et sérieux ; l’intelligence livrée à elle-même, quand elle ne s’élève pas à une haute conception scientifique, est sans cesse exposée à tout prendre comme un jeu.

Ce qui charme surtout le Grec, c’est la dialectique, ce sont les combinaisons d’idées, les raisonnemens qui s’enchaînent, sans qu’il ait souvent nul souci du fond. Le Grec trouve un charme infini à la parole, il ne recherche d’ordinaire ni la déclamation, ni les effets passionnés ; il préfère le discours tempéré où les nuances les plus subtiles et qui s’adressent à l’intelligence plutôt qu’au sentiment sont variées avec art. Comme il a l’instinct de l’harmonie et de la cadence, il donne à ces exercices une forme très soignée, il en fait une musique d’un genre très doux où il trouve des émotions méconnues dans nos pays. Parler pour ne rien dire est une de ses habitudes, sans qu’on puisse lui reprocher de manquer de finesse, de distinction même, dans ce plaisir qui le ravit. Nous comprenons très mal tout d’abord ces longs entretiens où les interlocuteurs se donnent gravement la réplique. Avec le temps, nous voyons qu’il y a là une faculté particulière qui suppose un esprit très délié, et qui explique bien des passages des auteurs anciens où nous cherchons aujourd’hui plus de sens que l’auteur ne voulait en mettre. On s’étonne des développemens subtils qui se trouvent dans les tragiques ou chez les philosophes, même chez les plus illustres ; ce sont des concessions au goût national. Sophocle et Platon eux-mêmes ne devaient pas toujours en être choqués.

Il est curieux que la grammaire ait été de tout temps une étude favorite pour les Grecs ; ils l’étudient de nos jours avec soin. Ils n’ont pas trouvé les lois savantes que la philologie moderne a établies ; ils ont cependant été très loin dans l’analyse du langage, de la syntaxe et aussi du raisonnement par déduction. Les connaissances de cet ordre leur sont utiles pour les discours auxquels ils se plaisent, elles leur fournissent le sujet de nombreux développemens, ce peuple a toujours été un maître de dialectique ; par contre les études d’observation, les sciences inductives, si on excepte Hippocrate et Aristote, ne l’ont pas séduit. Une race qui a deux mille ans de culture intellectuelle et qui n’a jamais, connu la torpeur de l’esprit n’a pu trouver ces procédés si simples qui, connus chez nous dès que la pensée sortit de l’incertitude du moyen âge, restent une des marques les plus importantes du génie propre à l’Occident, peut-être même le signe principal qui marque la distinction des temps modernes et des temps anciens.

L’un des esprits les plus élevés que possède la Grèce moderne, M. Paparigopoulos, s’arrêtant au milieu de la grande œuvre nationale qu’il consacre à l’histoire de l’hellénisme pour considérer le caractère de la race, dit qu’un des malheurs du génie grec est d’avoir toujours mis dans son estime le mérite intellectuel au-dessus du mérite moral. Photius et Thémistocle sont des exemples qu’il cite naturellement. Il cherche ainsi à pallier un des défauts que l’on reproche le plus à cette nation. Il est certain que le principe moral paraît ne pas s’imposer avec une rigueur stoïque à la conscience du Grec ; ce peuple cependant est bon, la générosité lui est familière, il est capable de magnifiques dévoûmens. Les actes de brigandage ne doivent pas nous tromper, il est doux et humain, il ignore la méchanceté longuement suivie, la cruauté froide : peu d’idées élevées le trouvent insensible ; mais il en est naturellement pour lui du principe moral comme de l’affection et de la haine, l’idée du devoir ne saurait être établie chez l’Hellène sur des bases inébranlables. Toutes ces erreurs, toutes ces légèretés de conduite, ne supposent jamais une déloyauté voulue. Le Grec joue avec les idées morales comme avec les syllogismes ; il se plaît dans ces subtilités de conscience où il perd la vue nette du bien. Cette sophistique ne l’aveugle jamais sans retour, à moins qu’elle ne soit au service de rares sentimens qui exercent sur lui un empire absolu.

Le Grec éprouve fortement deux fassions ; il a un singulier amour-propre, il aime avec une force incomparable sa nation et sa gloire. Ce sont là deux sentimens qui s’expliquent sans peine chez une race dont la vie est surtout intellectuelle. Le Grec ne comprend guère que sa forme d’esprit ; il n’arrive pas à une idée nette de celle des autres peuples, il ne peut se comparer à ses voisins. Cette race, qui se plie sans peine en apparence aux habitudes des étrangers, reste toujours elle-même : on ne citerait pas un pays qui ait subi tant de dominations successives sans en être modifié ; il a parlé français au XIIIe siècle, italien au XVe, turc au XVIe il a vécu avec ses maîtres et s’est fait à leurs usages, il n’a perdu aucun de ses caractères propres. L’homme de cette race a le don des travestissemens, il accepte le costume que demandent les circonstances, mais il le quitte comme il le prend. Rien donc ne peut atteindre l’estime qu’il a de lui-même ; le sentiment seul des mérites propres aux étrangers lui permettrait de se comparer à eux, de voir ce qui lui manque. Cette incapacité de se transformer a gardé la nation grecque contre tous les périls auxquels elle a été exposée. Elle est à bien des égards ce qu’elle était autrefois ; si loin qu’elle remonte dans le passé, elle voit la gloire de ses ancêtres. Si elle regarde autour d’elle, elle se trouve des qualités d’esprit que n’ont eues ni ses maîtres, ni ses ennemis, ni ses alliés, et, comme elle ne met rien au-dessus de ces qualités, elle arrive à une estime d’elle-même et à un patriotisme passionnés. Toute tyrannie qui pèse sur elle lui paraît l’oppression de l’intelligence par la force. Elle joint à ce sentiment une activité d’esprit qui ne connaît pas de repos et qui a pour conséquence naturelle un impérieux besoin d’indépendance. Ainsi aucune conquête ne la transforme ; victorieuse ou vaincue, elle est toujours la race grecque.

On comprend dès lors ce qu’est l’hellénisme ; c’est une force que rien ne saurait détruire, qui ne disparaîtra qu’avec le dernier des Grecs. Il aspire au complet affranchissement, il l’espérera toujours ; mais il le demandera sans beaucoup d’intelligence des conditions de la politique moderne. Il n’aura de diplomatie qu’à courte vue, de plan mûri que par instans ; il ne préparera rien pour un avenir éloigné, le résultat immédiat sera toujours sa plus vive préoccupation. En Turquie, tout en restant patriote, il fera à ses maîtres des concessions qui nous paraissent étranges. On le verra les servir, les flatter, s’allier à eux contre d’autres communautés chrétiennes. Cependant tous les employés grecs qui servent la Porte sont dévoués aux idées de leur nation, ils distinguent le gouvernement d’Athènes de la cause hellénique ; mais ils distinguent bien davantage l’hellénisme de ce qui n’est pas lui, et ils ne mettent rien au-dessus. Ils se font tous cette illusion sincère de croire qu’ils servent la cause nationale. Dans le royaume de Grèce, le peuple se refuse à voir que le moyen le plus sûr de justifier de grandes ambitions et d’en assurer le succès serait d’imposer à l’Europe une estime profonde pour un gouvernement régulier et prospère. Toute la politique extérieure des cabinets sans nombre qui se succèdent à Athènes consiste tantôt à témoigner d’une rigueur vaniteuse à l’égard des puissances étrangères, bien qu’à la longue le mauvais droit qui n’est pas soutenu par la force ait peu de chances de succès, tantôt à témoigner pour ces mêmes puissances d’une condescendance qui ne garde pas de mesure. De temps en temps, un manifeste annonce à l’Europe que les raïas se soulèvent, et lui rappelle tous ses torts envers la Grèce ; aussitôt l’enthousiasme, la crédulité trop facile de la presse athénienne, nous apprennent chaque jour des événemens dont le lendemain démontre la fausseté. Tous les défauts des Grecs paraissent alors avec éclat, et nous prenons gravement en flagrant délit de mensonges une nation qui croit elle-même tout ce qu’elle invente. Nous relevons le peu de convenance de ses notes diplomatiques, la forme naïve de ses raisonnemens, l’injustice de ses appréciations ; nous acceptons le rôle facile d’accusateurs, et les adversaires les plus injustes de la Grèce ne sont pas sans se faire écouter.

Quand l’histoire rencontre une race qui a traversé sans mourir les catastrophes les plus graves, qui a résisté à toutes les atteintes, qui conserve, après tant de siècles d’esclavages divers, sa langue, aussi vieille qu’Homère, des mœurs et une forme d’esprit que nous retrouvons dans le plus lointain passé, et d’éternelles espérances, le sentiment de respect que nous éprouvons ne doit rien à un enthousiasme facile ; il est justifié par le spectacle si différent que nous offre la vie des autres nations. Le premier mérite des Grecs est de n’avoir pas péri. Comme Israël a vécu parce qu’il possédait au plus haut point l’absolue confiance dans la dignité de ses sentimens religieux, les Grecs ont dû de ne pas mourir à l’estime qu’ils avaient pour leurs qualités intellectuelles, à leur passion de l’indépendance. Semblables au peuple de Dieu en ce sens, qu’ils ont été comme lui les maîtres de notre éducation, ils en diffèrent en cela, qu’ils sont plus nombreux et qu’ils ont toujours poursuivi des projets de politique terrestre. Ils attendent non pas le Messie, mais la liberté de toute leur race. Ils l’attendent depuis près de dix-huit siècles, et on voit déjà que tout n’est pas chimère dans ces espérances. Ils savent bien, même quand ils se plaignent de l’Occident, que, vivant des œuvres de leur passé, nous avons fait avec eux un traité d’amitié qui a pour garant de notre part une reconnaissance déjà vieille, ils savent aussi qu’enthousiastes comme ils le sont des choses de l’esprit et du progrès, quelles que soient leurs fautes, ils auront toujours des défenseurs passionnés parmi nous, qu’à l’heure même où nous nous montrons les plus sévères pour eux, nous sommes prêts encore à répondre à leurs vœux les plus ardens, à les réaliser au moins en partie. Comme la disparition des Grecs ne saurait être une hypothèse admissible, que le progrès est en Orient comme partout une nécessité, notre affection ne nous trompe pas.

L’hellénisme est compromis au nord par le réveil des Slaves, par les défauts de l’église orthodoxe, il a cependant fait depuis cinquante ans de grands progrès ; il a été reconnu par l’Europe, qui l’a reçu dans ses conseils en lui donnant un représentant légal, le royaume de Grèce. Il a transporté chez lui l’éducation et les méthodes de l’Occident avec plus d’enthousiasme, il est vrai, que de succès, mais non sans une vue nette que là était pour lui un principe de salut. Il abusé de l’activité politique, mais il s’est donné une des constitutions les plus libérales qui soient en Europe. Il n’est ni à croire ni à souhaiter qu’il prenne jamais tout à fait l’esprit de l’Occident, La force de gouverner de nombreuses nations d’autre race, pour le bien de ces nations mêmes, lui manquera peut-être toujours ; en poursuivant la grande idée, il atteindra des résultats plus modestes et encore heureux. Il a dû beaucoup, lors de la guerre de l’indépendance, à un peuple qui lui est à tous égards inférieur, à ces Albanais qui ont fourni de si braves soldats à la révolution ; les Épirotes, mélange de Grecs et d’Albanais, ont un esprit moins prompt que les Hellènes purs, leurs défauts mêmes seraient utiles à la Grèce. Les Hellènes des riches colonies, s’ils prenaient part au gouvernement du royaume, lui prêteraient le secours de leur expérience, de leur talent, de leur esprit de suite, de leur connaissance pratique des affaires ; ce sont là les souhaits les plus ardens que doive former l’hellénisme. Des mille moyens que les politiques d’Athènes imaginent pour les réaliser, le plus simple, celui qui ne demande l’aide de personne, serait de donner enfin à la monarchie une administration sérieuse, de développer la richesse publique, d’assurer ainsi aux Grecs un principe d’influence qui leur a toujours manqué, de créer en même temps dans ce pays un parti qui s’opposât de toutes ses forces à ces changemens perpétuels où ce peuple s’épuise, où l’esprit de la nation compromet ses plus sérieuses qualités.


ALBERT DUMONT.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Further reports respecting the condition or the industrial classes and the purchase power of money in foreign countries, London 1871.
  3. Le gouvernement grec vient de publier ce poème, qui a paru par les soins de M. Sathas, avec une importante introduction sur le caractère et l’histoire des Épirotes.
  4. Le stremme contient 1,000 piques royales carrées ; la pique vaut 75 centimètres.
  5. La Grèce a pris récemment le franc pour unité en lui conservant le nom de drachme. Dans tous les chiffres que nous citons, la drachme équivaut seulement à 95 centimes.